1La bipolarisation du système international qui se manifeste à travers le développement de la Guerre froide est sans conteste le facteur dominant des relations internationales de l’après-Seconde Guerre mondiale. L’affrontement stratégique et idéologique des deux superpuissances conduit en effet à la constitution de deux blocs antagonistes, chacun des deux adversaires cherchant à rassembler autour de lui, dans un système d’alliance, le plus grand nombre possible d’Etats. L’alignement idéologique et stratégique est ainsi l’un des éléments constitutifs du système international après 1945.

2Cette bipolarisation prend, dès la fin des années quarante, une importance particulière en raison du développement d’un phénomène nouveau qui va profondément bouleverser la scène internationale au cours des deux décennies suivantes. La décolonisation, fruit sans doute de l’évolution des idées mais aussi et surtout de l’affaiblissement des puissances coloniales européennes et des politiques suivies par les deux superpuissances, va en effet étendre progressivement à l’ensemble du globe l’aire d’affrontement idéologico-stratégique entre l’Est et l’Ouest et renforcer par là-même les pressions en faveur de l’alignement.

3C’est au point de rencontre de ces deux caractéristiques majeures des relations internationales contemporaines – bipolarisation du système international et émergence du Tiers Monde sur la scène mondiale – que le phénomène du non-alignement prend sa source. Le processus de décolonisation, annoncé dès 1947 avec l’indépendance de l’Inde et du Pakistan et qui touche tout d’abord l’Asie avant de secouer l’Afrique, va donner naissance à de nombreux nouveaux Etats1. Ces derniers, faibles et démunis, mais désireux d’exercer enfin leur souveraineté souvent durement acquise, se trouvent pris dans un conflit planétaire dont ils vont progressivement devenir l’un des enjeux. L’environnement international dans lequel ils émergent exerce sur eux, dans la plupart des cas, de fortes pressions en faveur d’un alignement sur l’un ou l’autre des blocs.

4Cette situation suscite certaines réactions de refus qui vont conduire plusieurs dirigeants de pays nouvellement indépendants à opter pour une politique de non-alignement. L’adhésion à un bloc, en fonction d’un conflit dont la logique est étrangère à leurs intérêts et préoccupations, est en effet ressentie par les dirigeants de ces pays, où les sentiments nationalistes sont très puissants, comme un obstacle à l’exercice de leur souveraineté et un danger de retomber dans une dépendance à laquelle ils viennent d’échapper par la décolonisation.

L’afro-asiatisme, berceau du neutralisme

5C’est en Asie que l’idée du non-alignement apparaît tout d’abord, à la faveur de cet environnement international marqué du sceau de la Guerre froide et de celui de la décolonisation. En 1946, un an avant l’indépendance de l’Inde, Nehru définit les grands axes de sa future politique étrangère en déclarant que son pays cherchera, dans la mesure du possible, « à rester en dehors de la politique de puissance des groupes, alignés l’un contre l’autre, politique qui a conduit dans le passé à des guerres mondiales et qui peut à nouveau mener au désastre, et cela même sur une échelle encore plus large ».2 L’Inde, comme d’autres colonies, avait très durement ressenti le fait que la puissance coloniale lui ait imposé, en utilisant ses ressources, un engagement à ses côtés dans des conflits qui lui étaient étrangers, comme ce fut le cas pour la Seconde Guerre mondiale.3 Au moment de l’indépendance, il s’agit d’opter pour une politique permettant à l’Inde d’exercer pleinement sa souveraineté en restant en dehors d’un conflit directement lié aux intérêts des grandes puissances.

6La réunion à New Delhi, en 1947 et 1949, de deux conférences des nations asiatiques témoigne bien de cette volonté de l’Inde, partagée par la plupart des participants, de rester à l’écart du conflit Est-Ouest et de voir les nations d’Asie, solidaires dans leur lutte contre le colonialisme, prendre en main leur propre destin.

7Ce n’est toutefois qu’après la Guerre de Corée que le mouvement de coopération asiatique, auquel se joindront quelques pays africains, prendra vraiment forme et verra en son sein se propager l’idée de non-alignement. Le mois d’avril 1954 marque à cet égard un tournant. D’une part, le 5 avril se réunissent à Colombo les chefs de gouvernement de Birmanie, de Ceylan, de l’Inde, de l’Indonésie et du Pakistan, afin de trouver les moyens d’accélérer le processus de paix en Indochine. Les participants à cette réunion vont toutefois déborder de l’objet qu’ils s’étaient fixés pour se pencher sur la coopération afro-asiatique qui avait déjà connu quelques développements à l’ONU par la constitution d’un groupe de pays d’Afrique et d’Asie. A l’initiative du premier ministre indonésien, on retient l’idée de réunir une conférence afro-asiatique, permettant aux pays de cette région de discuter de leurs problèmes communs, de renforcer leur coopération et de rechercher quelle contribution ils pourraient apporter à la paix dans le monde, ce qui semble d’une urgente nécessité vu l’intensité de la Guerre froide et la menace d’un holocauste nucléaire.

8D’autre part, trois semaines plus tard, le 29 avril 1954, l’Inde et la Chine signent à Pékin un accord sur le commerce et le transit au Tibet. Cet accord va revêtir une grande importance pour le développement du mouvement afro-asiatique, en raison d’une part de la nature des signataires – les deux grandes puissances régionales – et, d’autre part, des cinq principes de coexistence (Panch Shila) figurant dans son préambule : respect mutuel de l’intégrité territoriale et de la souveraineté ; non-agression mutuelle ; non-intervention dans les affaires intérieures ; égalité des droits et avantages mutuels ; coexistence pacifique. La proclamation de ces cinq principes, qui s’inscrivent directement dans la tradition bouddhiste, va aider à l’instauration d’un état d’esprit favorable au développement de la coopération régionale.

9Ces deux événements vont ouvrir la voie et donner toute son importance à la Conférence afro-asiatique qui se tiendra à Bandoung du 18 au 24 avril 1955 et réunira vingt-neuf délégations représentant six pays africains et vingt-trois pays asiatiques4. Si la Conférence de Bandoung est incontestablement un succès, ce dernier est avant tout de nature symbolique. Par cette réunion, les pays participant proclament leur volonté de se voir reconnus comme des acteurs à part entière sur la scène internationale. Cependant, si toutes les délégations s’accordent sur la nécessité d’une poursuite de la lutte contre le colonialisme dans toutes ses manifestations, aucun accord ne peut se faire, en dehors de la proclamation de principes très généraux, sur les politiques à suivre afin d’assurer la paix et l’indépendance des pays d’Afrique et d’Asie. En effet, trois tendances s’opposent au sein du mouvement afro-asiatique : les pays qui, tels l’Inde, l’Indonésie, l’Egypte, la Birmanie, sont en faveur d’une politique neutraliste, refusent l’alignement sur l’un ou l’autre des blocs et considèrent qu’une politique de coexistence pacifique est le meilleur garant de la paix et de la sécurité ; les pays alliés à l’Occident, tels le Pakistan, la Turquie, l’Iran, les Philippines, pour lesquels l’alignement sur le bloc occidental constitue une indispensable protection contre l’expansionnisme communiste5 ; les pays communistes, enfin, Chine et Vietnam du Nord, alignés totalement sur Moscou.

10Bien que le thème du non-alignement soit largement présent dans les débats de Bandoung, l’hétérogénéité idéologique profonde du mouvement afro-asiatique interdit toute identification de l’idée neutraliste avec l’afro-asiatisme et marque également les limites de l’afro-asiatisme lui-même. Miné par les dissensions de ses membres, puis par les conflits sino-soviétique et sino-indien, le mouvement afro-asiatique perdra après Bandoung toute dynamique et passera progressivement dans l’ombre pour finalement disparaître.

11C’est dans un cadre différent, libre des contraintes du régionalisme, que l’idée de non-alignement va continuer à faire son chemin et conduire à la création d’un mouvement. En effet, l’afro-asiatisme, qui reposait, en dehors de l’affirmation nationale et du refus du colonialisme, avant tout sur un critère géographique, constituait un cadre beaucoup trop étroit pour le développement de l’idée de non-alignement qui était, elle, d’ordre politique.

L’émergence du non-alignement

12Un an après Bandoung, Tito, Nasser et Nehru se rencontrent à Brioni et manifestent, par une prise de position commune en faveur du non-alignement, une convergence politique existant entre trois pays qui appartiennent à des continents différents et qui sont très divers par leur histoire, leurs systèmes sociaux et politiques, leurs structures économiques et leurs cultures. Après sa rupture avec le bloc socialiste en 1948, Tito, pour lequel un alignement sur le bloc occidental est hors de question, est tout naturellement conduit à s’engager dans une diplomatie active permettant l’établissement de contacts étroits avec des pays partageant ses préoccupations d’indépendance et refusant l’alignement sur l’un ou l’autre des blocs. La politique indienne de non-alignement visant à préserver l’Inde du conflit Est-Ouest, tout en lui permettant de faire entendre sa voix et de défendre ses intérêts sur la scène internationale, répond parfaitement aux besoins de Tito. Quant à l’Egypte de Nasser, soucieuse de voir consolider l’indépendance nationale, elle opte en faveur d’un neutralisme positif, proche en bien des points des choix politiques indiens et yougoslaves.

13A partir de cette convergence, renforcée par une amitié durable qui va s’établir entre les trois hommes, tout particulièrement entre Tito et Nasser, va se développer une coopération active qui permettra de jeter les bases du mouvement des pays non alignés. La situation internationale tendue qui marque la fin des années cinquante favorise considérablement ce processus. C’est ainsi que, face à la menace d’une conflagration mondiale, les dirigeants de la Yougoslavie, de l’Inde et de l’Egypte, auxquels s’associent ceux du Ghana et de l’Indonésie, adressent aux responsables américains et soviétiques, en 1960, à l’occasion de la quinzième session ordinaire de l’Assemblée générale des Nations Unies, un appel à la paix et au dialogue.

14C’est l’année suivante à Belgrade que va naître formellement le mouvement des pays non alignés. Après l’appel de New York, les conditions semblent favorables au développement de la concertation et de la coopération entre les pays soucieux de préserver leur indépendance. Il convient toutefois de définir des critères politiques permettant de dégager une plate-forme commune à laquelle un groupe de pays puisse s’identifier.

15A cette fin, une réunion préparatoire rassemblant vingt pays a lieu au Caire en juin 1961. Elle voit s’affronter deux thèses quant au choix des critères permettant l’identification des pays susceptibles de se rassembler autour du thème du non-alignement et donc quant à la définition des conditions qui seront imposées à chacun des participants à la future conférence des pays non alignés. D’une part, la conception de l’Inde, favorable à une ouverture à tous les pays n’appartenant à aucune alliance et soucieuse d’éviter la formation d’un troisième bloc à travers le non-alignement. D’autre part, une conception plus restrictive, qui est celle notamment de la Guinée et de Cuba, et qui prône l’adoption de critères plus précis du non-alignement, critères allant bien au-delà de la simple non-appartenance à une alliance. C’est cette deuxième conception qui l’emporte, ce qui conduit à la définition de cinq critères visant à déterminer quels pays peuvent participer à la Conférence de Belgrade :

1. Adoption d’une politique indépendante fondée sur la coexistence d’Etats ayant des systèmes sociaux et politiques différents et sur le non-alignement ou adoption d’une tendance favorable à une telle politique.

2. Soutien sans réserves aux mouvements de libération nationale.

3. Non-appartenance à une alliance militaire multilatérale conclue dans le contexte de conflits entre les grandes puissances.

4. En cas d’accord militaire bilatéral avec une grande puissance ou d’appartenance à un pacte de défense régional, cet accord ne doit pas avoir été conclu dans le contexte des conflits entre les grandes puissances.

5. En cas de concession de bases militaires à une puissance étrangère, cette concession ne doit pas avoir été faite dans le contexte des conflits entre les grandes puissances.

16L’accord obtenu sur la définition de ces cinq critères jette ainsi les bases de ce qui va devenir le mouvement des pays non alignés en permettant la réunion à Belgrade, du 1^er au 4 septembre 1961, d’une conférence des chefs d’Etat ou de gouvernement représentant vingt-cinq pays6.

Le non-alignement à la recherche de son identité

17La Conférence de Belgrade s’ouvre dans un climat de tension internationale extrême. Les relations soviéto-américaines sont au plus bas, ainsi qu’en témoignent l’avortement du Sommet de Paris l’année précédente, les maigres résultats de la rencontre Kennedy/Krouchtchev à Berlin en juin 1961, et enfin la construction du mur de Berlin quelques semaines avant la réunion de Belgrade. Par ailleurs, la veille de la conférence, l’Union soviétique procède à l’essai de la bombe nucléaire la plus puissante jamais explosée jusque-là.

18Ce contexte international menaçant conduit Nehru, qui se trouve lui-même dans une situation difficile en raison de la montée des tensions entre l’Inde et la Chine, à mettre l’accent sur la priorité que devraient accorder les pays non alignés à l’instauration d’une coexistence pacifique et sur leur rôle possible d’intermédiaires, voire de médiateurs entre les deux blocs. Face à la menace de l’éclatement d’un conflit majeur entre les deux superpuissances, la lutte contre le colonialisme et l’impérialisme est pour Nehru tout à fait secondaire, d’autant plus que le processus de décolonisation est déjà en grande partie réalisé. C’est pourquoi le dirigeant indien n’hésite pas à déclarer : « La décolonisation ? Elle est faite ! Rien ne compte plus que d’empêcher la guerre entre l’Est et l’Ouest ! Qu’est-ce que l’émancipation de quelques peuples, quant l’humanité entière est menacée d’anéantissement ? »7.

19Cette façon de voir, partagée par plusieurs Etats à tendance modérée, tels la Birmanie, l’Ethiopie et Ceylan, est toutefois violemment contestée par plusieurs pays plus radicaux, tels Cuba, l’Indonésie et les membres du groupe de Casablanca, pour lesquels la priorité des non-alignés et le ciment de leur unité doit être la lutte acharnée contre le colonialisme. Pour le président ghanéen Nkrumah, « ... le problème de la paix et de la guerre n’est que le corollaire d’autres problèmes et on ne peut lui trouver de solution définitive à moins d’un effort délibéré, concerté et général pour liquider le colonialisme complètement et de façon définitive »8.

20Ces deux conceptions opposées du rôle du non-alignement dans les relations internationales se retrouvent dans le communiqué final adopté par la Conférence. On recommande ainsi « l’abolition immédiate, inconditionnelle, totale et définitive du colonialisme » et l’on s’engage à « un effort concerté pour mettre fin à toutes les formes et manifestations du néo-colonialisme et de la domination impérialiste »9. Cependant c’est incontestablement le point de vue des modérés, réunis autour de Nehru, qui l’emporte ainsi qu’en témoignent l’accent mis sur la nécessité d’adopter une politique de coexistence pacifique entre l’Est et l’Ouest et l’envoi d’un message de la conférence aux dirigeants soviétiques et américains, leur demandant instamment de reprendre des négociations.

21Au-delà de cette divergence quant aux priorités, un très large accord se dégage entre les participants sur la nature active du non-alignement : être non aligné ne signifie en rien adopter un neutralisme passif, se maintenir à l’écart des affaires internationales, mais bien au contraire faire preuve d’un engagement actif. Cet engagement ne doit toutefois pas conduire, de l’avis de la majorité des pays représentés à Belgrade, à la constitution d’un bloc, ce qui ne ferait que reproduire et amplifier un des maux contre lesquels lutte le non-alignement. On comprend donc que la conférence de Belgrade n’ait pas été conçue comme le point de départ d’un processus institutionnel devant donner naissance à un groupement stable d’Etats. Il ne s’agit, aux yeux des participants, que d’une rencontre circonstancielle d’un ensemble de pays refusant tout alignement sur l’un ou l’autre des blocs et partageant les mêmes préoccupations quant à la situation internationale. D’autres réunions du même type ne sont sans doute pas exclues, mais aucun projet de conférence future n’est formulé. Tout au plus une initiative est-elle prise à la suggestion de la Yougoslavie qui prône l’instauration d’une coopération et d’une concertation entre les pays en voie de développement dans les domaines économique et commercial afin de pouvoir mieux résister aux pressions des pays industrialisés. En effet les pays non-alignés s’accordent pour « inviter tous les pays intéressés à envisager de réunir le plus tôt possible une conférence internationale en vue d’étudier leurs problèmes économiques communs et de réaliser un accord sur les voies et moyens propres à supprimer tous les obstacles à leur développement, et en vue d’examiner et d’arrêter les mesures qui permettent le mieux de réaliser leur développement économique et social »10.

22Cet appel va conduire, l’année suivante, à la réunion au Caire d’une conférence économique qui contribuera à ouvrir la voie à la convocation en 1964 de la Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement. Toutefois, la réunion du Caire, bien que rassemblant de nombreux pays non alignés ne se réclame pas directement du non-alignement.

23Il faut attendre 1964 pour voir réunir une deuxième conférence au sommet des pays non alignés. Cette conférence, qui a lieu au Caire du 5 au 10 octobre, est en bonne partie le résultat des efforts de Tito et de Nasser pour promouvoir l’idée de non-alignement et maintenir un contact étroit entre les pays qui s’y rattachent. Une réunion préparatoire, organisée à Colombo en mars 1964, décide d’ouvrir les portes de la conférence à tous les pays africains membres de l’OUA, en raison de l’inclusion, dans la charte de cette organisation, du non-alignement comme principe de politique étrangère.

24C’est ainsi 47 pays, auxquels s’associent douze observateurs qui participent à la Conférence du Caire11 Tout en réaffirmant la nécessité de l’instauration d’une coexistence pacifique et d’une action en faveur du désarmement, objectifs qui avaient été reconnus comme prioritaires par la Conférence de Belgrade, les dirigeants des pays présents au Caire mettent avant tout l’accent sur la décolonisation et la lutte contre le néo-colonialisme et l’impérialisme. On assiste donc à un changement d’accent et de priorités et à une certaine radicalisation du mouvement qui tend à s’identifier beaucoup plus à la lutte contre le colonialisme qu’à un rôle d’intermédiaire voire de médiateur entre les deux blocs antagonistes.

25Ce changement résulte de la conjonction de plusieurs facteurs. Tout d’abord, la présence au Caire d’une majorité d’Etats africains dont un grand nombre vienne d’acquérir leur indépendance et qui sont très engagés dans la lutte pour la poursuite du processus de décolonisation, en particulier en Afrique. Ensuite, la disparition du Pandhit Nehru, quelques mois avant la conférence, ce qui va affaiblir le camp des pays modérés et renforcer la position des leaders plus militants du Tiers Monde, tels Soekarno, Nkrumah, Sékou-Touré et Ben Bella. Enfin et peut-être surtout, le changement du contexte international depuis la Conférence de Belgrade. Après la crise de Cuba de 1962, la détente s’instaure entre les deux superpuissances qui s’orientent vers une politique de coexistence pacifique. Une telle évolution conduit naturellement à un changement de priorités.

26Sans pour autant mettre au premier plan les questions économiques, les participants à la Conférence du Caire s’inquiètent du peu de progrès que connaît le développement économique des pays pauvres et rattachent cette situation à l’existence de graves inégalités structurelles qui caractérisent l’économie mondiale. Tout en se félicitant de la tenue à Genève, quelques mois auparavant, de la Conférence des Nations Unies sur le Commerce et le Développement (CNUCED), ils regrettent le peu de résultats concrets obtenus par cette conférence et appellent à un renforcement de la coopération entre pays en voie de développement.

27La Conférence du Caire marque très nettement l’affirmation du non-alignement comme fondement d’un groupement d’Etats car, en réunissant une deuxième conférence de chefs d’Etat ou de gouvernement trois ans après Belgrade et en assurant un élargissement du groupe de pays qui se rattachent au non-alignement, on tend à opérer un début d’institutionnalisation d’un mouvement resté jusque-là non structuré. La volonté exprimée par les pays participant de procéder à l’avenir à des consultations mutuelles, lors de chaque session de l’Assemblée générale des Nations Unies, va bien dans le sens d’une telle institutionnalisation.

28Il faudra toutefois attendre la décennie suivante pour que ce processus d’organisation des pays non alignés dans le cadre d’un mouvement se confirme et se renforce. En effet, la réunion du Caire sera suivie d’une période difficile pour le non-alignement durant laquelle il ne sera pas possible de réunir de nouvelle conférence.

29Cette période de stagnation, voire de crise est due à la convergence de plusieurs facteurs conjoncturels qui affectent directement le développement du mouvement des pays non alignés : approfondissement de la détente Est-Ouest et passage à une bipolarité moins rigide, phénomènes qui vont à rencontre du dynamisme et de la cohésion du mouvement, multiplication des conflits au sein du Tiers Monde (Guerre du Vietnam, conflit du Biafra, Guerre indo-pakistanaise, conflit israélo-arabe), instabilité politique dans de nombreux pays non alignés et disparition de plusieurs leaders (Soekarno, Nkrumah, Ben Bella). En outre, la tentative avortée de réunir, à Alger en 1965, un nouveau Bandoung et de ramener ainsi le non-alignement dans un cadre afro-asiatique, va renforcer cette conjoncture défavorable. Cette tentative, œuvre avant tout de l’Indonésie, derrière laquelle se profile la Chine, représente une certaine contestation du non-alignement qui s’était constitué sur des bases plus larges que celles de l’afro-asiatisme. En outre, paradoxalement, elle fait apparaître par son échec même le fossé qui sépare de nombreux pays du Tiers Monde.

La remise en cause de l’ordre économique international

30La relance du non-alignement après cette période difficile est en grande partie l’œuvre du maréchal Tito qui parvient à organiser à Belgrade, en juillet 1969, une réunion consultative des représentants spéciaux des gouvernements des pays non alignés. Un an plus tard, du 8 au 10 septembre 1970, 53 pays seront représentés en tant que membres du mouvement au troisième sommet des chefs d’Etat ou de gouvernement qui se tiendra à Lusaka12.

31Cette réunion confirme la relance du mouvement, même si seuls 53 des 70 pays invités y participent, dont 16 seulement représentés par leur chef d’Etat ou de gouvernement, et bien que, par ailleurs, cette conférence passe relativement inaperçue dans l’opinion publique mondiale. En outre, Lusaka marque incontestablement un tournant dans l’orientation du mouvement des non-alignés. En effet, les participants à la conférence accordent une importance majeure aux problèmes économiques mondiaux et remettent globalement en question la structure du système économique international. Certes, lors de leurs précédentes rencontres, les non-alignés s’étaient déjà penchés sur le problème du sous-développement en mettant en particulier l’accent sur la nécessité de changer la division internationale du travail en favorisant l’industrialisation des pays du Tiers Monde et en leur permettant d’occuper une place moins marginale dans les échanges internationaux. Ils avaient également insisté sur l’importance d’une coopération dans le domaine économique entre les pays non alignés eux-mêmes. Cependant, ces considérations n’occupaient, dans les revendications et les déclarations des non alignés, qu’une place secondaire par rapport aux questions politiques liées au conflit Est-Ouest ou à la décolonisation. Elles ne s’inscrivaient pas dans un projet global et cohérent de restructuration du système économique international. A Lusaka, par contre, on assiste à une remise en question systématique de l’ordre économique international, remise en question qui prend une place centrale dans la démarche des non-alignés et va profondément marquer l’action du mouvement tout au long des années soixante-dix13. Les participants à la conférence considèrent que l’exercice de la souveraineté politique obtenue par la décolonisation est un leurre s’il ne s’accompagne pas de l’exercice d’une souveraineté économique, ce qui, affirment-ils, est le cas dans un système économique mondial hérité du passé colonial, dominé par les pays industrialisés et qui fonctionne à leur seul profit en élargissant sans cesse le fossé existant entre les économies des nations riches et celles des nations pauvres. Toute une série de mesures – concernant notamment les produits de base, le commerce international, les transferts de capitaux destinés au développement, l’allégement de la charge de la dette, la diffusion de la technologie – sont proposées afin de jeter les bases d’un nouveau système économique mondial.

32Outre ces questions de nature économique, mais qui prennent bien évidemment une dimension politique de par la place qui leur est accordée, les représentants des pays non alignés reprennent à Lusaka les thèmes déjà abordés lors de leurs précédentes conférences : coexistence pacifique, désarmement, décolonisation, lutte contre le racisme et l’apartheid, etc. On assiste toutefois, à travers notamment les prises de position à l’égard d’Israël, du Portugal, de l’Afrique du Sud et de la Rhodésie, à un certain durcissement du discours des non-alignés. Par ailleurs, ces prises de position prennent place dans un document intitulé « Déclaration sur la paix, le développement, la coopération et la démocratisation des relations internationales », qui cherche à systématiser les objectifs fondamentaux du non-alignement : paix mondiale, désarmement, refus de l’alignement sur les grandes puissances, lutte contre le colonialisme et l’impérialisme, soutien à l’ONU, lutte contre le racisme, changement des structures de l’économie mondiale.

33En outre, le sommet de Lusaka représente une nouvelle étape vers une certaine institutionnalisation du mouvement dans la mesure où décision est prise de renforcer la coordination entre les Etats membres dans le cadre des Nations Unies et de leurs agences spécialisées et d’assurer une continuité à l’action des pays non alignés en organisant, à divers niveaux, des concertations plus fréquentes entre les membres du mouvement. Le président zambien Kenneth Kaunda est chargé, jusqu’au prochain sommet, de la responsabilité de ce maintien des contacts et de cet approfondissement de la coopération.

34Cette volonté de concertation se concrétise notamment par la réunion, à Georgetown (Guyana), en août 1972, des ministres des affaires étrangères des pays non alignés. Cette conférence confirme le tournant pris à Lusaka par la remise en question du système économique international. Elle revêt par ailleurs un caractère symbolique car, pour la première fois, une conférence des pays non alignés a lieu en Amérique latine, ce qui consacre l’ouverture de ce continent au non-alignement.

35Le quatrième sommet des chefs d’Etat ou de gouvernement, qui se réunit à Alger du 5 au 9 septembre 1973, constitue incontestablement un temps fort dans l’histoire du mouvement, cela pour plusieurs raisons. Tout d’abord, on assiste à une forte progression du nombre des membres du mouvement qui passe de 53 à 7514. Plus de la moitié des Etats membres de la communauté internationale adhèrent ainsi au non-alignement. Ensuite, les Etats sont pour la plupart représentés à Alger au plus haut niveau puisqu’une soixantaine de chefs d’Etat ou de gouvernement font le déplacement, ce qui accroît la crédibilité et le retentissement de la conférence.

36Par ailleurs, les participants au sommet d’Alger, reprenant et radicalisant les revendications en matière économique formulées à Lusaka et à Georgetown, opèrent une systématisation de ces dernières en cherchant à les intégrer dans un projet cohérent de restructuration de l’économie mondiale, projet auquel est associé un programme d’action. Partant d’un constat d’échec de toutes les stratégies de développement adoptées jusque-là, et considérant que cet échec a pour cause la persistance d’un système économique international de nature colonialiste et impérialiste, en raison de « la volonté de la grande majorité des pays développés de perpétuer à leur seul profit l’ordre économique en ne tenant compte des préoccupations des pays en voie de développement que de façon résiduelle » 15, les représentants des pays non alignés en appellent à la création d’un « nouveau système de relations économiques internationales fondé sur l’égalité et l’intérêt commun de tous les pays »16. Ils insistent notamment sur le droit des pays du Tiers Monde d’exercer leur souveraineté nationale sur leurs ressources naturelles et à opérer par là-même d’indispensables nationalisations en fixant eux-mêmes le montant d’éventuelles indemnités.

37Dans les domaines plus strictement politiques, le sommet d’Alger marque également une radicalisation des thèses non alignées. Le colonialisme et l’impérialisme occupent une place centrale dans les analyses des grands problèmes de l’heure. Quant à la détente, dont on se félicite, on en souligne les limites, voire même certains effets pervers, tel par exemple le déplacement du conflit Est-Ouest vers le Tiers Monde. Pour les non-alignés, « dans un monde où, à côté d’une minorité de pays nantis, existe une majorité de pays démunis, il serait dangereux d’accentuer cette division en limitant la paix à la zone prospère de la planète, tandis que le reste de l’humanité serait toujours voué à l’insécurité et à la loi du plus fort. (...) La détente serait précaire si elle ne tenait pas compte des intérêts des autres pays »17. On craint par ailleurs de voir la détente instaurer un condominium des deux superpuissances, ce qui maintiendrait les pays non alignés dans une position marginale en leur interdisant de s’associer au règlement des grands problèmes mondiaux.

38Le sommet d’Alger est d’une grande importance en raison également d’un débat fondamental qui s’y déroule sur la nature du non-alignement. En effet, deux conceptions du non-alignement s’y affrontent. Certains considèrent qu’il existe une alliance naturelle entre les Etats socialistes et les pays non alignés, le fondement de cette alliance étant la lutte contre l’impérialisme. Fidel Castro plaide avec passion cette thèse de l’alliance naturelle, rejoignant en cela les idées exprimées par Léonid Brejnev dans un message adressé à Houari Boumédienne à la veille de la conférence. Pour le président soviétique, en effet, « la ligne de partage principale dans le monde actuel passe non pas entre les « grands » et les « petits », les « riches » et les « pauvres », mais entre les forces du socialisme, du progrès et de la paix, et celles de l’impérialisme, du colonialisme et de la réaction qui leur font face. »18 Pour le colonel Kadhafi, au contraire, les non-alignés doivent garder une équidistance entre les deux superpuissances, car il n’y a pas de différence fondamentale entre ces dernières, chacune donnant la priorité à ses intérêts nationaux et faisant passer l’idéologie au second plan. Il ne peut donc y avoir d’alliance naturelle avec le camp socialiste dominé par une superpuissance. Aucune de ces deux conceptions ne parvient à s’imposer à Alger, la majorité des Etats présents, maintenant d’une part leur opposition à tout alignement sur l’un ou l’autre des blocs et refusant d’autre part, d’assimiler le non-alignement à une attitude négative et passive fondée sur la recherche du maintien d’une équidistance entre les superpuissances. La thèse de l’alliance naturelle va toutefois rester très présente au sein du mouvement des non-alignés, ainsi que cela apparaîtra lors de la Conférence de La Havane en 1979.

39L’importance prise par le sommet d’Alger tient sans doute aussi au développement marqué du processus d’institutionnalisation du mouvement qui y est décidé. D’une part, on renforce le rôle du président du pays hôte de la conférence qui est chargé, durant les trois années séparant cette dernière du prochain sommet, de coordonner l’activité des pays membres. D’autre part, on décide de transformer le comité exécutif, qui avait été créé pour mener à bien la préparation des sommets, cela dès la Conférence de Lusaka, en un Bureau de coordination composé de 17 membres avec pour mission une meilleure coordination de l’activité des non-alignés, un contrôle de l’application des décisions prises par les conférences au sommet et l’organisation de diverses rencontres et conférences entre les sommets. Le président algérien Boumédienne, qui avait consacré beaucoup d’efforts et d’attention à la préparation du sommet d’Alger, va remplir avec dynamisme son rôle de président en exercice du mouvement en cherchant notamment à faire passer dans les faits les décisions relatives aux fonctions de ce bureau de coordination.

40Au lendemain de leur quatrième sommet, les pays non alignés vont bénéficier d’une conjoncture internationale particulièrement favorable qui va donner un grand retentissement aux décisions prises à Alger et permettre au président algérien de jouer un rôle de premier plan comme porte-parole du mouvement. En effet, l’augmentation considérable du prix du pétrole consécutive à la guerre arabo-israélienne d’octobre 1973, ainsi que l’approfondissement de la crise économique mondiale vont, en suscitant un désarroi dans les pays industrialisés, favoriser et encourager les revendications des non-alignés visant à la restructuration de l’économie mondiale. Le réajustement spectaculaire des termes de l’échange obtenu par les pays producteurs de pétrole laisse espérer des opérations semblables pour d’autres matières premières et semble manifester un changement du rapport des forces en faveur des pays du Tiers Monde.

41C’est dans cette conjoncture très favorable que va se réunir, du 9 avril au 1^er mai 1974, une session extraordinaire de l’Assemblée générale des Nations Unies, convoquée à la demande du président Boumédienne s’exprimant au nom des non-alignés et appliquant une décision prise lors du Sommet d’Alger, session consacrée au problème des matières premières et du développement. La remise en question du système économique international opérée dès Lusaka par les non-alignés, ainsi que les revendications formulées par ces derniers, sont au centre des débats qui conduisent à l’élaboration d’un projet de nouvel ordre économique international. Deux documents, adoptés par consensus, reprenant les thèses présentées à Alger par les non-alignés, tracent les contours de ce nouvel ordre et déterminent les moyens nécessaires à son instauration. A ces deux textes – d’une part, une « Déclaration concernant l’instauration d’un nouvel ordre économique international » et, d’autre part, un « Programme d’action » – s’ajoutera une « Charte des droits et devoirs économiques des Etats », adoptée par la 29^e session ordinaire de l’Assemblée générale en décembre 1974. De grands espoirs semblent ainsi permis et le mouvement des non-alignés s’en trouve incontestablement renforcé. Il reste toutefois à concrétiser, par des négociations ultérieures, les réformes envisagées et à donner ainsi un contenu au nouvel ordre économique international.

42Cette tâche s’avère toutefois difficile, voire impossible, en raison de l’opposition très ferme au projet de nouvel ordre économique international manifestée par les pays industrialisés, qui se sont ressaisis, lorsqu’il s’est agit de satisfaire concrètement les revendications des non-alignés. Par ailleurs, en prônant une approche globale liant entre eux des domaines et questions très différents – termes de l’échange, division internationale du travail, système monétaire international, transferts de technologie, production alimentaire mondiale, etc. – les pays non alignés rendent très lourdes et complexes les négociations relatives au nouvel ordre économique international.

43On comprend donc que le cinquième sommet des pays non alignés, qui se tient à Colombo du 16 au 19 août 1976, donne l’image d’une réunion de routine, avant tout consacrée au rappel des grands principes et revendications énoncés à Alger trois ans plus tôt. Si 86 pays participent à la Conférence19, témoignant ainsi d’un nouvel élargissement du mouvement, seuls 41 chefs d’Etat ou de gouvernement sont présents.

44La déclaration économique adoptée par la Conférence réaffirme avec force la nécessité d’une restructuration profonde du système économique mondial, en reprenant tous les grands principes soutenus dans les documents adoptés aux Nations Unies et visant à l’instauration d’un nouvel ordre économique international. On insiste en particulier sur l’importance, pour la réussite de cette stratégie du nouvel ordre économique international, d’un approfondissement de la coopération entre les pays en voie de développement. Cette volonté de coopération s’exprime également dans la décision de créer un pool des agences de presse des pays non alignés, afin de lutter contre un déséquilibre des flux d’information dû au rôle dominant joué par les agences de presse des pays industrialisés. Cette initiative s’inscrit dans le projet de l’instauration d’un nouvel ordre mondial de l’information, projet qui, pour les non alignés, doit être associé à celui de nouvel ordre économique international.

45Par ailleurs, le pas franchi à Alger vers l’institutionnalisation du mouvement est confirmé à Colombo. En effet, le Bureau de coordination se voit accordé un statut permanent et il est confirmé dans ses fonctions. Le nombre de ses membres passe de 17 à 25 et l’on décide de prendre en considération dans sa composition une répartition équitable entre les différentes régions représentées au sein du mouvement des pays non alignés.

Un mouvement face à ses contradictions

46Après le sommet de Colombo, le mouvement des pays non alignés entre dans une période plus difficile. Certes, il va connaître une nouvelle expansion par l’adhésion d’une quinzaine de nouveaux membres au cours des années suivantes. Cependant, la dégradation de la situation internationale, ainsi que le développement de plusieurs conflits entre les pays non alignés, vont mettre en évidence un certain nombre de contradictions inhérentes à la nature même du mouvement et à son évolution. Cette situation va être sans doute renforcée par la décision prise à Colombo de réunir le prochain sommet des pays non alignés à La Havane et par là même de confier, à partir de 1979, pendant trois ans la présidence du mouvement au cubain Fidel Castro, promoteur de la théorie de l’alliance naturelle entre les pays du bloc socialiste et les non-alignés.

47L’approfondissement de la crise économique mondiale, l’échec des négociations sur le nouvel ordre économique international, l’impasse dans laquelle se trouve le processus de détente ne sont pas des éléments favorables à de nouvelles initiatives des pays non alignés, qui voient leurs revendications et leurs projets de plus en plus contestés et mis en péril. En outre, cette conjoncture internationale difficile tend à renforcer et à souligner les divergences d’intérêts et de conceptions existant entre les pays membres du mouvement quant aux questions économiques ou au conflit Est-Ouest. Toute une série de conflits entre les pays non alignés – conflit du Sahara occidental, conflit de la Corne de l’Afrique, affrontement entre la Tanzanie et l’Ouganda, intervention cubaine en Angola, crises au Shaba, conflit khméro-vietnamien -et l’incapacité du mouvement à les régler vont par ailleurs accentuer les éléments de contradiction et de tension au sein de ce dernier. Par ailleurs, certains pays non alignés – Somalie, Egypte, Maroc, Arabie Saoudite, Zaïre, Kampuchéa démocratique, etc. – voient venir avec appréhension le sommet de La Havane, en raison de leur opposition à la politique d’intervention de Cuba en Afrique et à l’alignement ouvert de ce pays sur l’Union soviétique. Ils craignent que Cuba, appuyé par les autres pays socialistes membres du mouvement (Vietnam, Ethiopie, Afghanistan, Angola, Laos, etc.) ne parvienne à faire glisser le mouvement dans l’orbite de Moscou. Seule toutefois l’Arabie Saoudite se résoudra à boycotter le sommet de La Havane qui se tiendra du 3 au 9 septembre 1979 et rassemblera 92 pays participant comme membres du mouvement20.

48De vifs débats marquent cette sixième conférence des chefs d’Etat ou de gouvernement des pays non alignés, en relation, d’une part, avec l’évolution de la conjoncture internationale et, d’autre part, avec la définition même des principes et objectifs du mouvement.

49Pour ce qui est tout d’abord des questions liées à la conjoncture internationale, les participants à la conférence s’affrontent vivement sur le problème de la représentation du Cambodge. Deux pouvoirs se disputent la légitimité et donc la représentativité du Cambodge au sein du mouvement. D’une part, le gouvernement du Kampuchéa démocratique présidé par Pol Pot et, d’autre part, le gouvernement de Heng Samrin mis en place grâce à l’offensive victorieuse du Vietnam contre les Khmers rouges à la fin de 1978. Les pays modérés, à la tête desquels la Yougoslavie, continuent de reconnaître le régime de Pol Pot et demandent par conséquent que ses représentants occupent le siège du Cambodge à la conférence. Les pays non alignés proches de l’Union soviétique prennent au contraire parti pour le régime de Heng Samrin. Bien que ces derniers ne réussissent pas à imposer leur point de vue en légitimant le régime pro-vietnamien, ils parviennent toutefois à priver de leur légitimité les représentants du régime khmer, puisque décision est prise de laisser vide le siège du Cambodge et de charger le Bureau de coordination d’étudier cette question d’ici à la prochaine conférence des ministres des affaires étrangères prévue à New Delhi en 1981.

50Un autre débat lié à la conjoncture internationale du moment est suscité par la politique de paix de l’Egypte à l’égard d’Israël et par la signature des accords de Camp David. Les pays arabes condamnent cette politique de paix séparée et la majorité d’entre eux réclament l’exclusion de l’Egypte du mouvement des non-alignés, acte que refusent d’envisager un grand nombre de pays non alignés, même s’ils n’approuvent pas la politique de l’Egypte. Finalement, tout en condamnant tous les accords partiels et traités séparés, la conférence choisit, là aussi, de reporter toute décision quant à l’exclusion de l’Egypte à plus tard, en chargeant le Bureau de coordination de l’étude de cette question et de l’évaluation des « dommages causés aux peuples arabes et en particulier au peuple palestinien »21, en vue de faire rapport à la prochaine conférence des ministres des affaires étrangères du mouvement.

51Quant au débat sur la nature du non-alignement, il a pour thème central la question de l’alliance naturelle des pays non alignés avec les pays socialistes. Ce débat n’est sans doute pas nouveau puisque certaines des thèses qui s’y affrontent étaient déjà au cœur d’une discussion très vive lors de la Conférence d’Alger en 1973. Il prend cependant une dimension et une importance nouvelles, dans la mesure où Cuba, promoteur de la thèse de l’alliance naturelle, est le pays hôte de la conférence et va présider durant trois ans le mouvement. Par ailleurs, de nouveaux membres du mouvement proches de Moscou sont récemment venus grossir les rangs des défenseurs de l’alliance naturelle. L’enjeu est donc d’importance, certains craignant même un alignement pur et simple du mouvement sur Moscou. Face aux thèses défendues par Fidel Castro, le président yougoslave Tito réfute la théorie de l’alliance naturelle en rappelant les principes originels du mouvement. Pour la Yougoslavie, en effet, il convient, ainsi que cela a déjà été fait dès la Conférence de Belgrade, de rejeter toute alliance avec une superpuissance quelle qu’elle soit. Tito affirme que « nous n’avons jamais cessé de nous prononcer avec constance contre la politique des blocs et la domination étrangère, contre toutes les formes d’hégémonie politique et économique, pour le droit de chaque pays à la liberté, à l’indépendance et au développement autonome. Nous n’avons jamais accepté d’être la courroie de transmission ou la réserve de qui que ce soit parce que cela est incompatible avec l’essence de la politique de non-alignement. »22 La majorité des participants à la conférence appuient Tito dans son rejet de la théorie de l’alliance naturelle et sa réaffirmation des principes originels du non-alignement, ainsi qu’en témoigne le document final de la conférence qui rappelle ces principes et réaffirme les cinq critères du non-alignement adoptés par la Conférence préparatoire du Caire en 1961.

52Ces divers débats, tout en mettant en lumière certaines contradictions et divergences à l’intérieur du mouvement, ne mènent pas à la rupture, une évidente volonté de modération apparaissant chez la majorité des participants qui comprennent la nécessité de maintenir une certaine unité du mouvement. Fidel Castro lui-même se montre conciliant et soucieux de trouver un compromis acceptable par tous. Seule la Birmanie décide de quitter le mouvement qui, pour elle, n’a plus rien de non aligné. Le maintien de la cohésion du groupe s’opère toutefois en repoussant la solution des problèmes épineux à plus tard, comme le montrent bien les décisions prises quant au statut de l’Egypte et à la représentation du Cambodge.

53Son souci de modération en présence de conflits dangereux pour le mouvement n’empêche toutefois pas Fidel Castro de mettre à profit l’influence qu’il peut avoir, en tant qu’organisateur de la conférence, pour renforcer la radicalisation du discours non aligné. Cela apparaît très nettement dans le document final qui insiste beaucoup sur le caractère anticolonialiste et anti-impérialiste du non-alignement et formule des critiques plus nombreuses et plus directes que par le passé à l’égard des Etats-Unis, en relation avec le conflit du Proche-Orient, avec la situation en Afrique du Sud ou encore avec la politique américaine en Amérique latine.

54En raison sans doute des difficultés à s’entendre sur les questions directement politiques, l’accent est mis, dans les travaux de la conférence ainsi que dans le document final, sur les questions économiques plus susceptibles de susciter un consensus parmi les membres du mouvement. Cet accent s’explique également par l’aggravation de la crise économique mondiale et l’échec des diverses négociations relatives à l’instauration d’un nouvel ordre économique international. Les pays industrialisés restent toujours aussi hostiles à la plupart des changements structurels exigés par les pays du Tiers Monde. Par ailleurs, le pouvoir de négociation de ces derniers s’est révélé bien plus faible que les tenants d’une instauration rapide du nouvel ordre économique international ne l’espéraient. Certes, l’OPEP a réussi à imposer sa politique de réajustement des prix du pétrole, mais les producteurs des autres matières premières ont échoué dans leur tentative d’imposer une politique semblable, en raison notamment des conditions caractérisant le marché de ces produits de base, qui sont très différentes de celles qui déterminent le marché du pétrole. Face à ce constat d’échec, une certaine amertume et un sentiment d’impuissance se dégagent des prises de position des représentants de nombreux pays non alignés, ce qui conduit parfois à adopter une attitude plus rigide dans la revendication d’un nouvel ordre économique international et l’appel à des négociations globales. On insiste en particulier sur la nécessité d’établir une autonomie collective des membres du mouvement.

55La période qui suit le sommet de La Havane ne va pas permettre à Cuba, contrairement à ce que beaucoup craignaient, d’utiliser la présidence du mouvement pour, avec l’appui des pays proches de Moscou, orienter le non-alignement dans le sens de la théorie de l’alliance naturelle. En effet, la conjoncture internationale de plus en plus tendue et, en particulier, l’invasion de l’Afghanistan par l’Union soviétique, quelques mois après le sommet de La Havane, vont porter un coup sévère à la tendance prosoviétique du mouvement. Désormais, il devient en effet difficile de prétendre que l’Union soviétique, qui intervient directement et même militairement dans le Tiers Monde pour défendre ses intérêts, est l’alliée naturelle des pays non alignés dans leur lutte contre l’impérialisme et le colonialisme. Cet événement va profondément marquer la conférence des ministres des affaires étrangères des pays non alignés réunis à New Delhi du 9 au 13 février 1981. Les participants à cette conférence demandent instamment, dans leur déclaration finale, le retrait des troupes étrangères d’Afghanistan et le respect du statut non aligné de ce pays, ce qui implique le plein exercice de sa souveraineté et de son indépendance. Par cette prise de position, la majorité des non-alignés sanctionnent directement, pour la première fois dans l’histoire du mouvement, la politique de l’Union soviétique.

56La guerre qui s’installe entre l’Iran et l’Irak, à la suite de l’invasion irakienne de septembre 1980, va constituer un élément négatif pour l’image du mouvement non aligné et perturber même provisoirement le bon fonctionnement de ce mouvement. L’échec des diverses tentatives de médiation entreprises par les non-alignés manifeste bien les limites de l’application des principes qui sont au fondement même de ce groupement d’Etats. Par ailleurs, la Conférence de La Havane avait décidé de réunir le prochain sommet à Bagdad en 1982. Devant l’installation du conflit dans la durée et même le durcissement des positions des adversaires, il devient de plus en plus impensable d’appliquer cette décision. Peut-on en effet voir l’organisation présidée durant trois ans par un pays en guerre avec un autre membre du mouvement ? En outre, en raison de la contre-offensive iranienne, la sécurité même des participants à la conférence ne pourrait être garantie. Ce n’est toutefois qu’au tout dernier moment, après de laborieuses négociations, que l’Irak accepte de renoncer à l’organisation du sommet. On décide alors d’accepter la proposition indienne d’accueillir les chefs d’Etats ou de gouvernement des pays non alignés à New Delhi.

57Le septième sommet se réunit donc dans la capitale de l’Inde du 7 au 11 mars 1983 et rassemble 101 pays membres, 18 observateurs et 28 invités23. Sans effacer les dissensions et contradictions apparues au sein du mouvement, il témoigne de la poursuite des activités de ce dernier et manifeste sa capacité de surmonter une situation de crise potentiellement dangereuse.

58La question de la représentation du Cambodge, dont la solution avait été remise à des jours meilleurs par le sommet de La Havane, divise à nouveau les pays membres du mouvement et ne peut être réglée. Une nouvelle fois, on renvoie sa solution à plus tard. Par ailleurs, les représentants des pays présents à New Delhi doivent reconnaître leur impuissance totale face à la guerre très meurtrière qui continue de faire rage entre l’Iran et l’Irak.

59De même que lors des précédents sommets, de nombreuses prises de position sont adoptées par le mouvement en relation notamment avec la situation en Afrique du Sud, le conflit du Proche-Orient, le rôle des Etats-Unis en Amérique latine, etc. Par ailleurs, dans leur déclaration économique, les pays non alignés reconnaissent une fois de plus que l’instauration du nouvel ordre économique international, revendiquée dix ans auparavant par le sommet d’Alger, est encore du domaine du rêve, les pays industrialisés refusant toujours d’engager les négociations globales devant y conduire. En dehors d’un appel à l’ouverture de telles négociations toute une série de propositions sont formulées afin de régler certains problèmes urgents, notamment dans le domaine monétaire.

60C’est en Afrique que se tient le huitième sommet du mouvement. Le Zimbabwe accueille en effet du 1^er au 6 septembre 1986 les chefs d’Etat ou de gouvernement de 102 pays non alignés24.

61Les pays réunis à Harare cherchent à marquer le vingt-cinquième anniversaire du mouvement par une déclaration de circonstance. Ce document réaffirme les principes et objectifs du non-alignement, embrassant « la lutte contre l’impérialisme, le colonialisme, le néocolonialisme, l’apartheid, le racisme, le sionisme et toutes les formes d’agression étrangère, d’occupation, de domination, d’hégémonie, d’ingérence et d’intervention, ainsi que contre la politique de grande puissance et de bloc, visant à perpétuer la division du monde en blocs »25. Les participants au sommet ajoutent que, dans une période caractérisée par l’aggravation des tensions aussi bien politiques qu’économiques, le non-alignement prend « plus que jamais une importance vitale pour la promotion de la paix globale, de la liberté, de l’indépendance, de l’égalité, du développement et de la prospérité pour tous »26. Ils réaffirment par ailleurs le rôle majeur joué par le non-alignement dans la lutte contre le colonialisme, l’apartheid et le racisme, ainsi que dans la consolidation et la sauvegarde de l’indépendance nationale et de l’intégrité territoriale des pays issus de la décolonisation.

62Dans leur déclaration politique publiée à l’issue du sommet, les chefs d’Etat ou de gouvernement des pays membres du mouvement, tout en reprenant les grands thèmes traditionnels du non-alignement, notamment le refus de la politique des blocs, l’action en faveur du désarmement et de la sécurité internationale, la lutte contre l’impérialisme et le colonialisme, insistent sur la nécessité de poursuivre le combat contre le racisme et en particulier contre l’apartheid. Un important chapitre de cette déclaration est ainsi consacré à la situation régnant en Afrique Australe, ce qui témoigne du rôle actif joué par le Zimbabwe et par les pays d’Afrique noire dans la préparation et la conduite de ce sommet.

63Quant à la déclaration économique adoptée à Harare, elle réaffirme la nécessité de l’instauration d’un nouvel ordre économique international, tout en déplorant l’absence de progrès dans les discussions visant à l’ouverture de négociations globales, cela en raison de l’opposition de nombreux pays développés. Ce document insiste également sur l’importance de l’approfondissement de la coopération économique entre les pays non alignés et sur le développement par ces derniers d’une autonomie collective susceptible de renforcer leur pouvoir de négociation face aux pays développés.

***

64Ce bref rappel de l’histoire du mouvement des pays non alignés ne peut que conduire à une constatation évidente : après une dizaine d’années de gestation dans le cadre du monde afro-asiatique, l’idée du non-alignement a suscité la création d’un mouvement qui a connu, en un peu plus de vingt ans, un remarquable développement et s’est étendu à tous les continents. De vingt-cinq à Belgrade, le nombre de ses membres est passé à plus de cent lors du dernier sommet, sans compter les invités et les observateurs. Près des deux tiers des pays membres des Nations Unies s’identifient au non-alignement et ils jouissent d’une position de force à l’Assemblée générale puisqu’ils y disposent de la majorité. En dehors des Nations Unies, le mouvement des pays non alignés constitue – si l’on fait exception du groupe des 77 qui est avant tout un instrument de concertation – le plus important groupement d’Etats de nature politique.

65L’importance du mouvement des non-alignés, phénomène qui manifeste sans doute le mieux l’émergence du Tiers Monde sur la scène internationale, ne réside toutefois pas dans le seul nombre de ses membres. Elle est également liée à la nature des objectifs adoptés et donc des domaines couverts par les activités du mouvement : coexistence pacifique, refus de la politique des blocs, décolonisation, rejet de toute forme d’impérialisme, instauration d’un nouvel ordre économique international, etc. Par ses débats et ses prises de position le mouvement des pays non alignés se situe au cœur de la plupart des grands problèmes qui marquent le système international contemporain et il appelle à un changement de la structure de ce système.

66Un phénomène aussi remarquable ne peut que susciter la curiosité et l’intérêt de l’observateur politique et le conduire à s’interroger sur la nature du non-alignement et sur le rôle qu’il a pu jouer dans le monde contemporain. On doit plus particulièrement se demander comment un mouvement caractérisé par une hétérogénéité politique, idéologique, économique et culturelle croissante, liée à son élargissement même, peut survivre, attirer sans cesse de nouveaux membres, développer son institutionnalisation et élargir son champ d’action. Comment ce groupement d’Etats, traversé par tant de divergences et de conflits, et porteur de tant d’éléments de diversité, aurait-il pu connaître un tel développement s’il ne remplissait pas d’importantes fonctions, s’il ne répondait pas efficacement à certains besoins ?