Interprétations de la politique étrangère d’Hitler
|Postface
Texte intégral
1Depuis 1985, un important tournant s’est produit dans l’historiographie ouest-allemande. En effet, certains historiens renommés - occupant souvent les principales chaires du pays - se sont prononcés explicitement pour une révision de l’écriture de l’histoire du national-socialisme. Ces historiens figurent tous dans le corpus de notre analyse et nous avions déjà discerné les velléités de relativisation de la spécificité du nazisme qui se profilaient à travers leurs ouvrages respectifs.
- 1 Golo Mann. « Gedenktage, die Wunden aufreissen » in die Zeit, Nr. 8-15. Februar 1985.
2Golo Mann, dans un article écrit à l’occasion du quarantième anniversaire de la chute du nazisme,1 cherche à ôter toute légitimité à la division de l’Allemagne et à la perte des territoires de l’Est. Pour ce faire, il agit sur deux tableaux. D’une part, il rejette sur le seul Hitler la responsabilité de l’ensemble de la politique étrangère du nazisme et de ses crimes. D’autre part, il accable les vainqueurs de la guerre en comparant leur politique avec celle des nazis. Le procédé est dérangeant, mais il n’a rien d’original et correspond aux écrits antérieurs de Golo Mann.
- 2 Andreas Hillgruber. Zweierlei Untergang. Die Zerschlagung des Deutschen Reiches und das Ende des eu (...)
3Les dernières analyses d’Andreas Hillgruber sont également troublantes et son ouvrage Zweierlei Untergang2 a fait l’objet de nombreux commentaires. Le titre de ce livre est déroutant : Une double disparition : la destruction du Reich allemand et la fin des juifs d’Europe. Premièrement, l’emploi d’un mot neutre pour désigner l’extermination des juifs semble être opposé à la destruction intentionnelle du Troisième Reich par les Alliés. Deuxièmement, on a l’impression d’une analogie entre les deux « disparitions ».
4Cependant, il serait faux de reprocher à Andreas Hillgruber d’avoir voulu nier que c’est bien l’Allemagne nazie qui a exterminé la population juive d’Europe. Toute la deuxième partie de son livre vise à démontrer que Hitler a « programmé » et mis en œuvre la « Solution finale ».
- 3 Andreas Hillgruber. « Jürgen Habermas, Karl Heinz Janssen und die Aufklärung Anno 1986 » in Geschic (...)
5Andreas Hillgruber cherche plutôt à prouver que les « terribles » buts de guerre des Alliés vis-à-vis de l’Allemagne auraient été définis indépendamment des crimes nazis, qu’ils avaient été fomentés avant que Hitler ait commencé sa guerre d’extermination. En d’autres termes, si la politique nationale-socialiste avait été moins fanatique, le destin de l’Allemagne n’aurait pas été différent. Par conséquent, le soldat allemand avait raison de se battre jusqu’à la fin avec acharnement pour sauver l’unité et la grandeur de son pays. Ce qui amène finalement Andreas Hillgruber à analyser la Deuxième Guerre mondiale à travers le seul regard des militaires allemands. Encore plus inquiétante est sa prétention à mettre en relation les crimes perpétrés par le national-socialisme avec ceux commis par le bolchévisme.3L’argument principal d’Andreas Hillgruber est que l’URSS avait commencé en Pologne et dans les Pays baltes une guerre d’extermination (« Vernichtungskrieg ») raciste dès 1939. Ainsi, la guerre menée par l’Allemagne contre l’URSS perd de sa spécificité et n’apparaît plus que comme une imitation et une réplique de la barbarie soviétique.
6Finalement, à travers l’ensemble de son œuvre, Andreas Hillgruber aboutit à une totale banalisation de la politique étrangère nationale-socialiste. En effet, au cours des années 60, il avait prétendu que la guerre contre l’URSS était la seule que Hitler avait vraiment voulu mener de son vivant. Andreas Hillgruber avait alors minimisé l’attaque contre la Pologne en la présentant comme une guerre imposée. Il avait également contesté que la Deuxième Guerre mondiale ait commencé en 1939. Seule l’agression contre l’URSS aurait correspondu aux ambitions « programmatiques » de Hitler.
7Mais dans les années 80, Andreas Hillgruber cherche également à relativiser la spécificité de cette guerre contre l’URSS en la présentant comme une sorte de réponse aux crimes bolchéviques. En déplaçant sans cesse l’objet d’analyse, cet historien donne l’impression de vouloir détourner l’attention de l’étude des questions fondamentales. Il dilue la problématique de la responsabilité allemande dans le déclenchement et la poursuite de l’effroyable Deuxième Guerre mondiale.
- 4 Klaus Hildebrand. « Wer dem Abgrund entrinnen will, muss ihn aufs genaueste ausloten » in die Welt, (...)
- 5 Klaus Hildebrand. « Krieg im Frieden und Frieden im Krieg. Über das Problem der Legitimität in der (...)
8Klaus Hildebrand avance les mêmes arguments qu’Andreas Hillgruber et tend aussi à mettre systématiquement en parallèle les actions nazies avec les « crimes bolchéviques ».4 De plus, dans un récent article,5 il tente de déplacer la problématique de la guerre en la situant dans une nouvelle perspective. Il affirme, en effet, qu’il n’y a pas eu de début de la Deuxième Guerre mondiale car la première n’avait jamais vraiment cessé. Quant au tournant de cette guerre ininterrompue, il faut le situer en 1931 avec l’invasion japonaise de la Mandchourie.
- 6 Ibid., p. 19.
9Ainsi, l’attaque contre la Pologne n’apparaît plus que comme un épisode marginal du nouveau système international des années 30. De plus, Klaus Hildebrand attribue à Staline l’initiative du partage de la Pologne et le rend responsable d’avoir manipulé Hitler.6 Enfin, cet historien donne l’impression de légitimer la disparition de la Pologne en citant des paroles de Molotov qualifiant l’existence de cet Etat d’émanation de 1’« horrible » Traité de Versailles et d’absurdité.
10Le cas d’Ernst Nolte est, lui, d’une autre nature. Cet historien est devenu totalement apologétique. En effet, il ose affirmer que la véritable guerre de Hitler - celle contre les juifs et les bolchéviques - était légitime :
- 7 Ernst Nolte. « Between Myth and Revisionism? » Op. cit., p. 27. Souligne par nous. On retrouve mot (...)
« Hitler avait de bonnes raisons d’être convaincu que ses ennemis avaient été déterminés à l’annihiler bien avant que la première information sur Auschwitz soit venue à la connaissance du monde ».7
- 8 Ernst Nolte. Vergangenheit, die nicht vergehen will ». Op. cit., pp. 22-23.
11De plus, il salue les thèses de l’historien révisionniste David Hoggan pour qui la guerre mondiale avait résulté de la volonté des Alliés d’anéantir l’Allemagne. Par ailleurs, il explique Auschwitz comme une réaction d’anxiété provoquée par la Révolution russe. Enfin, il qualifie les crimes nazis d’actes « asiatiques » qui ne se différencient pas de ceux qui ont été perpétrés par l’Union soviétique.8 Ernst Nolte n’est plus très éloigné des thèses des « falsificateurs de l’histoire ». Le dernier garde-fou est constitué par ses écrits antérieurs. Aller plus loin dans le révisionnisme l’amènerait à remettre en question l’ensemble de son œuvre.
- 9 Martin Broszat. « Plädoyer für eine Historisierung des Nationalsozialismus ». Op. cit.
12Il nous faut également mentionner un article de Martin Broszat « Plaidoyer pour une mise en histoire du national-socialisme ».9 Dans ce texte, qui n’est pas apologétique, Martin Broszat cherche à analyser les possibilités de prise en compte des caractères normaux dans le national-socialisme.
13Il refuse de se borner à une étude du « hard core » (guerre, extermination) du national-socialisme. Il propose plutôt une analyse de la continuité de l’Etat allemand, de la modernisation, de la bureaucratie et de la routine de la vie quotidienne. Ainsi, il évacue les problèmes clefs posés par le nazisme : bellicisme, génocide, terreur etc. Quant à la politique étrangère, elle ne fait même pas l’objet de la moindre mention. Cet article confirme une vieille tendance chez cet historien à aborder les problèmes fondamentaux par la périphérie.
- 10 Ernst Nolte. Between Myth and Revisionism ? Op. cit., p. 22. Andreas Hillgruber. « Jürgen Habermas, (...)
14Les récentes thèses des historiens sus-mentionnés peuvent être qualifiées de révisionnistes. Dans une première version, nous avions hésité à utiliser ce terme du fait de sa connotation péjorative. Nous avions limité son emploi pour désigner des historiens comme Alan John Percival Taylor, David Hoggan et Fritz Fischer. Mais, notre prudence n’est plus de mise puisqu’Ernst Nolte, Andreas Hillgruber, Klaus Hildebrand et Martin Broszat10se qualifient de révisionnistes et revendiquent cette expression pour eux-mêmes.
Notes
1 Golo Mann. « Gedenktage, die Wunden aufreissen » in die Zeit, Nr. 8-15. Februar 1985.
2 Andreas Hillgruber. Zweierlei Untergang. Die Zerschlagung des Deutschen Reiches und das Ende des europäischen Judentums. Berlin. 1986 ; 110 p. Jürgen Habermas s’est livré à une virulente critique de cet ouvrage et des thèses d’Ernst Nolte analysées ci-dessous, ce qui a engendré un énorme débat parmi les historiens allemands. Jürgen Habermas. « Eine Art Schadensabwicklung. Die apologetischen Tendenzen in der deutschen Zeitgeschichtsschreibung » (« Une forme de liquidation des dommages. Les tendances apologétiques dans l’historiographie allemande de la période contemporaine ») in die Zeit, Nr. 29, 11 Juli 1986. p. 40. La meilleure analyse en français de cette controverse est celle de Saul Friedländer : « Sur le nazisme » in Le Débat, n° 43, janvier-mars 1987 ; pp. 184-187. Un recueil des textes les plus importants de cette polémique a été publié sous une forme ronéotypée par l’Université d’Essen. Ist der Nationalsozialismus Geschichte ? Essen, 14. Januar - 10. Februar 1987 ; 63 p.
3 Andreas Hillgruber. « Jürgen Habermas, Karl Heinz Janssen und die Aufklärung Anno 1986 » in Geschichte in Wissenschaft und Unterricht, Heft 12, Dezember 1986, pp. 735-736.
4 Klaus Hildebrand. « Wer dem Abgrund entrinnen will, muss ihn aufs genaueste ausloten » in die Welt, 22 November 1986. Klaus Hildebrand. « Das Zeitalter der Tyrannen » in Frankfurter Allgemeine Zeitung, 31 Juli 1986.
5 Klaus Hildebrand. « Krieg im Frieden und Frieden im Krieg. Über das Problem der Legitimität in der Geschichte der Staatengesellschaft 1931-1941 » in Historische Zeitschrift, Band 244, Heft 1, Februar 1987 ; pp. 1-28.
6 Ibid., p. 19.
7 Ernst Nolte. « Between Myth and Revisionism? » Op. cit., p. 27. Souligne par nous. On retrouve mot pour mot ces mêmes arguments scandaleux chez les falsificateurs de l’histoire. Par exemple Robert Faurisson, « Interview à Storia iIlustrata » in Serge Thion. Vérité historique ou vérité politique ? Paris, 1980, p. 187. Klaus Hildebrand, dans un compte-rendu, approuve cet article d’Ernst Nolte. Historische Zeitschrift. April 1986, op. cit., p. 466. De même que Joachim Fest, le biographe de Hitler. « Die geschuldete Erinnerung » in Frankfurter Allgemeine Zeitung. 29 August 1986. Par contre, Eberhard Jäckel se distancie radicalement des thèses d’Ernst Nolte et rappelle le caractère unique des actes commis par l’Allemagne nationale-socialiste. « Die elende Praxis der Untersteller » (« La misérable pratique des insinuateurs ») in die Zeit. 12 September 1986. Il confirme ainsi que tous les historiens allemands ne sont pas révisionnistes.
8 Ernst Nolte. Vergangenheit, die nicht vergehen will ». Op. cit., pp. 22-23.
9 Martin Broszat. « Plädoyer für eine Historisierung des Nationalsozialismus ». Op. cit.
10 Ernst Nolte. Between Myth and Revisionism ? Op. cit., p. 22. Andreas Hillgruber. « Jürgen Habermas, Karl Heinz Janssen und die Aufklärung Anno 1986 ». Op. cit., p. 736. Klaus Hildebrand. « Werdern Abgrund entrinnen will, muss ihn aufs genaueste ausloten ». Op. cit. Martin Broszat. « Was kann das heissen : Konservative Wende - Zeitgeschichte, Wissenschaft, Tagespolitik in die Presse, 30/31 August 1986.
© Graduate Institute Publications, 1987