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Interprétations de la politique étrangère d’Hitler

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René Schwok

Conclusion

Texte intégral

1L’historiographie occidentale du national-socialisme a connu un formidable développement. Chaque aspect de cette époque a été soumis à l’étude. Tous les instruments d’analyse des sciences humaines ont été utilisés. La question du nazisme demeure-t-elle ouverte ? L’accumulation de controverses amène-t-elle à une meilleure compréhension du phénomène ? Ne complique-t-on pas inutilement certains problèmes ?

2Ces interrogations doivent être posées car elles sont légitimes. Le degré de sophistication atteint dans quelques débats donne parfois une impression de malaise. Certaines polémiques sont en effet à la fois déplaisantes et artificielles. Les études les plus récentes ne sont pas toujours les plus pertinentes.

3Pourtant, nous avons voulu montrer que la focalisation sur les éléments qui posent problèmes, sur les divergences et sur les questions non résolues permet de cerner les questions clés d’interprétation et de compréhension. Prendre conscience des points qui sont sujets à controverses ou victimes d’occultation permet précisément d’entrer au fond de la problématique du nazisme.

4Il est également important de souligner que la recherche historique sur le nazisme avance autant par la découverte de nouveaux documents que par le processus énoncé par Karl Mannheim de « traduction et de synthèse » des perspectives. En insistant sur les modalités de l’intervention de l’historien dans l’écriture, on peut mieux rendre compte de la déformation cognitive et par conséquent de la réalité de l’objet étudié. A condition toutefois d’éviter le piège de l’hyper-relativisme, de l’explication déterministe et mécaniste ; l’écriture de l’histoire n’est pas que le discours d’une époque, d’une classe, d’une nation, d’un parti ou d’une institution.

5La typologie que nous avons dégagée offre le maximum d’intelligibilité pour faire ressortir les « principales marques de fabrication » historiographiques. Ainsi, en testant nos différentes catégories sur les origines de la guerre de 1939, nous avons été surpris de retrouver aussi facilement les caractéristiques de chaque cadre d’analyse.

6Nous avons pris soin de ne pas « réifier » nos conclusions. En d’autres termes, nous n’avons pas « découvert » des éléments qui auraient dû théoriquement apparaître pour être conformes à telle ou telle de nos catégories.

7Même si nous avons tenu à donner une analyse critique qui mette le doigt sur les problèmes épistémologiques, logiques et documentaires posés par chaque interprétation, nous nous sommes toujours efforcés de comprendre chacune de ces perspectives historiographiques afin d’en discerner les aspects positifs.

8La « théorie » de la « démonie » a connu un grand succès dans les années 50, particulièrement en Allemagne fédérale. Cette forme d’écriture a été diffusée le plus souvent par des historiens conservateurs et nationalistes (ils avaient quelquefois partagé certains objectifs expansionnistes de Hitler). En outre, ces chercheurs occupaient en règle générale les postes clés de la structure universitaire ouest-allemande de l’après-guerre.

9La « théorie » de la « démonie » est issue de la démarche de « l’historisme ». Cette historiographie, fondée sur une « sympathie » pour l’Etat et les dirigeants en place, s’est trouvée désorientée par la défaite du « Troisième Reich », par la division de l’Allemagne et par la révélation des crimes commis par ses chefs. L’apologie de l’Etat allemand ayant perdu de son pouvoir d’attraction, le pro-occidentalisme est devenu la valeur principale, en fonctionnant comme une sorte d’« Ersatz ».

10Les signes ont été inversés, la description valorisante des dirigeants s’est transformée en une condamnation radicale des chefs nazis, particulièrement de Hitler. Le style littéraire est resté empreint de jugements de valeur, de phrases percutantes et métaphoriques, mais la vénération s’est transformée en répulsion. Au lieu de glorifier les gouvernants, c’est leur esprit maléfique qui a été dénoncé.

11Ainsi, non seulement Hitler n’apparaît plus sous les traits d’un homme, mais encore, les origines de ses actions néfastes sont à rechercher en France, en Grande-Bretagne, en Russie soviétique ou en Autriche. Son racisme, son expansionnisme (« Grossdeutschland », Lebensraum ») et son apologie d’un Etat militariste sont des notions étrangères à l’histoire allemande.

12« La théorie » de la « démonie » pose quelques problèmes épistémologiques et ne manque pas de dissimuler certaines réalités du national-socialisme et de l’histoire allemande.

13N’y a-t-il pas une sous-estimation des forces profondes ? Quels sont les critères qui permettent d’affirmer que Hitler est parfois une force surnaturelle et en d’autres occasions un être humain ? N’y aurait-il pas une tendance à vouloir exclure Hitler de l’histoire allemande dans certains cas et pas dans d’autres ? En faisant de Hitler un « être » tout puissant, n’aurait-on pas intériorisé une partie du mythe du « Führer » créé par la machine de propagande de Goebels ?

14L’analyse de Golo Mann des origines de la guerre de 1939 illustre l’influence de « la théorie » de la « démonie ». On y trouve les principaux éléments de cette « théorie » : une caractérisation méta-historique de Hitler, un refus d’expliciter certaines interactions qui n’ont rien d’irrationnel, une justification de l’objectif révisionniste et belliciste de la « Grande Allemagne » et une manière caricaturale d’absoudre toute responsabilité allemande.

15Néanmoins, la « théorie » de la « démonie » possède aussi certaines qualités. Elle a aidé la population allemande à se soustraire à son admiration pour le « Führer » et elle ne banalise pas Hitler. Les ouvrages deviennent de plus en plus sophistiqués, les querelles universitaires atteignent des sommets de raffinement rarement égalés, mais l’essentiel tend parfois à être oublié : Hitler fut un être atroce, responsable de la mort de millions d’hommes et du destin tragique de millions d’autres.

16Après les excès de rationalisation du phénomène Hitler amenés par l’historiographie de ces deux dernières décennies, on ne peut pas complètement dédaigner certaines vérités mises en avant par la « théorie » de la « démonie » : l’historien rationnel ne pourra jamais totalement expliquer ni même comprendre Hitler.

17L’approche intentionnaliste n’est pas éloignée de la perspective dégagée au Procès de Nuremberg par les vainqueurs occidentaux de la guerre. Jusqu’au début des années 60, ce fut le type d’écriture de l’histoire le plus diffusé en Grande-Bretagne, aux Etats-Unis et en France.

18Le type d’écriture de l’approche intentionnaliste correspond davantage à l’histoire diplomatique traditionnelle qu’à une conception pluridisciplinaire des relations internationales. Les forces profondes et la politique intérieure ne constituent pas généralement son domaine d’études privilégié. L’accent est mis sur l’analyse des hommes d’Etat. Ceux-ci sont des êtres rationnels qui cherchent à défendre avec honneur et sincérité leurs intérêts nationaux.

19La focalisation sur Hitler résulte en partie de ce mode d’écriture diplomatique. A cela, il faut ajouter que le Procès de Nuremberg avait aussi attribué la responsabilité principale de la guerre à Hitler (et aux dirigeants nazis). Afin de ne pas renouveler les accusations de culpabilité collective contenues dans le Traité de Versailles, les procureurs avaient pris garde de ne pas engager de procès contre l’ensemble de la société allemande. Ils n’ont cependant pas manqué de souligner que l’histoire allemande avait constitué un terrain fertile à la propagation du nazisme.

20Pour l’approche intentionnaliste, la Deuxième Guerre mondiale a commencé en 1939, au moment où les Puissances occidentales ont dû déclarer la guerre à l’Allemagne pour tenir leurs engagements. L’objectif de conquête d’un « Lebensraum » est certes mentionné, mais il n’est pas toujours clairement établi, s’il s’agit d’un territoire précis (en URSS) ou d’une métaphore visant à dissimuler un objectif de conquête tous azimuts. Les déclarations antioccidentales de Hitler sont prises au pied de la lettre et elles permettent d’expliquer les attaques allemandes contre la France et la Grande-Bretagne. « Mein Kampf » est bien une indication précieuse sur les intentions de Hitler, mais il ne s’agit pas d’un manuel où aurait été indiqué un programme par étapes de conquête de l’Europe et du monde.

21L’approche intentionnaliste attribue la responsabilité principale de la politique étrangère et de la guerre au seul Hitler. Cette conclusion n’est certes pas très exaltante. On a pu lui reprocher de ne rien expliquer, de négliger les facteurs idéologiques, politiques, sociaux et économiques. Il n’empêche que les autres perspectives, même si elles sont plus sophistiquées et paraissent plus attrayantes d’un point de vue purement théorique, offrent peu de possibilités de vérification empirique et ne manquent pas de contradictions.

22Les historiens intentionnalistes ont établi à juste titre que Hitler était non seulement un opportuniste tactique, sachant profiter de chaque situation, mais qu’il était aussi un fanatique belliciste et impérialiste. Suivant les cas, on retrouve un dosage différent. L’histoire n’est pas linéaire. Il faut tenir compte de la personnalité de cet homme.

23Car l’approche intentionnaliste fait de la méchanceté, de la haine et de la folie de Hitler un facteur explicatif. Peut-on exclure que ces éléments n’aient pas été un des déterminants des attaques allemandes contre la Pologne, la France et la Grande-Bretagne ? Le problème est certainement moins de savoir s’il a été un psychopathe ou un névropathe, que de se rappeler qu’on n’a pas affaire à un être rationnel, froid et calculateur. Sa folie s’est exercée non seulement dans ses objectifs mais également dans sa pratique politique. La déraison ne s’explique pas toujours !

24Il est difficile de placer dans la même catégorie révisionniste des historiens aussi différents que David Hoggan, Alan John Percival Taylor, Fritz Fischer, Hansjoachim Koch, David Irving ou Norman Stone. Certains sont franchement apologétiques de Hitler ou du nazisme, d’autres tendent plus à une banalisation.

25Limitons-nous au cas le plus intéressant et le plus influent, celui de Alan John Percival Taylor. Son problème n’est certainement pas d’avoir été fasciné par un quelconque aspect du national-socialisme. Il appartient à une génération qui a atteint sa majorité avant la montée des tensions. Il n’a jamais été un « appeaser » et il ne voue pas d’admiration particulière à l’Allemagne et au Allemands. Quant à sa méthode historiographique, ce n’est pas elle qui a dû l’amener à produire ses thèses ; car elle est des plus traditionnelles : les forces profondes ne sont pas prises en considération et les facteurs économiques sont traités à partir de sources de seconde main.

26Sa motivation principale semble être liée à une grande tradition britannique, celle de « l’enfant terrible », dont l’objectif principal est de critiquer le consensus idéologique des « gens en place ». Plus qu’une politique précise, Alan John Percival a semble-t-il cherché à remettre en cause avant tout la légitimité morale et l’auto-satisfaction de l’« establishment » anglais qui leur avaient été conférés par la résistance au national-socialisme.

27Le style d’écriture constitue une des grandes originalités de Alan John Percival Taylor. Il est fait de paradoxes, de fausses analogies et d’omissions. L’apparence est brillante, mais le résultat est déconcertant : Alan John Percival Taylor ne vise pas à établir les causes de l’origine de la seconde guerre mondiale, mais à réfuter les analyses des autres historiens.

28Indépendamment de ses conclusions générales (qui sont la démonstration de ses postulats), nous avons surtout souligné le fourmillement de contradictions à l’intérieur même de son ouvrage. Ainsi, malgré l’engagement de Alan John Percival Taylor d’écrire une histoire sans jugements de valeur, les autres chefs d’Etat sont souvent dépeints comme plus pervers que Hitler. Le dirigeant allemand est sensé ne pas avoir de buts, mais il lui est cependant prêté un grand nombre d’objectifs positifs.

29Néanmoins, l’intérêt de Alan John Percival Taylor est d’avoir soulevé des questions encores taboues dans l’historiographie de son époque. Grâce à ses remises en question, il a forcé de nombreux historiens à se réinterroger sur certains postulats implicites à leurs analyses respectives. Grâce à la brèche ainsi ouverte, de jeunes chercheurs ont pu faire connaître leurs travaux. Sans être convaincu par les thèses de Alan John Percival Taylor, on peut reconnaître qu’elles ont permis « d’allonger le questionnaire ».

30Les « programmologues » sont surtout des historiens allemands qui ont élaboré leurs analyses à partir du début des années 60. Leur influence a été grande dans les autres pays, mais elle n’a jamais totalement convaincu.

31L’analyse des « programmologues » correspond à une époque et à une nation. Une nouvelle génération avait besoin de proposer une autre approche du national-socialisme. En arrière-plan de leurs études se profile la problématique de l’enracinement de Hitler dans l’histoire allemande, une interrogation sur la continuité/discontinuité de l’expansionnisme, du bellicisme et du racisme de leur pays.

32Les historiens « programmologues » ont le plus souvent été formés à l’école de l’histoire diplomatique ou militaire. Comme les chercheurs intentionnalistes, ils appuient essentiellement leurs analyses sur les sources diplomatiques. La politique étrangère et les affaires militaires constituent leurs principaux objets d’étude. Le rapatriement des archives allemandes au début des années 60 devait leur permettre un accès plus facile au matériel de base. En outre, les publications du Deuxième livre de Hitler et du Testament politique du Führer recueilli par Martin Bormann faisaient apparaître la constance des desseins idéologiques du dictateur allemand.

33Les « programmologues » se distinguent des autres perspectives historiographiques, en affirmant que Hitler aurait développé dès le début des années 20 une « Weltanschauung raciste » qui prévoyait un plan par étapes de conquête de l’Europe et l’extermination des Juifs. L’Union soviétique constituait le point de mire, car ce pays abritait « l’espace vital indispensable au peuple allemand » et qu’il était gouverné par la « juiverie internationale ». A cet objectif idéologique auraient été subordonnés l’Etat, l’économie et la nation.

34L’étude des origines de l’attaque allemande contre la Pologne est relativement négligée par les « programmologues ». Selon « ces historiens », Hitler avait conçu pour la Pologne un rôle de « Juniorpartner » dans sa lutte contre l’Union Soviétique ; il n’aurait pas envisagé une guerre contre elle. L’attaque allemande de septembre n’aurait pas correspondu à ses intentions véritables. Quant aux paroles menaçantes proférées par Hitler vis-à-vis des Puissances occidentales, elles ne doivent pas être interprétées comme des signes prémonitoires de sa volonté de conquérir la France et l’Angleterre, mais comme des propositions d’alliance à la Grande-Bretagne. La responsabilité historique de Hitler dans le conflit européen de l’été 1939 apparaît comme limitée. Cette interprétation n’est pas très éloignée de celle des révisionnistes.

35L’approche des « programmologues » est très systématique. L’image de Hitler est fortement rationalisée. Le concept de « programme », établi comme un instrument heuristique et didactique, est parfois réifié. Les notions de haine, de vengeance, de lâcheté et d’opportunisme ne sont pas toujours assez relevées. Les rapports entre l’idéologie de Hitler et sa mise en œuvre sont parfois plus postulés que prouvés. Certains événements sont négligés car ils ne s’intègrent pas dans le « programme » de Hitler.

36Malgré nos critiques, il est important de souligner à quel point l’approche des « programmologues » a permis de renouveler et de développer notre connaissance de la personnalité de Hitler et du rôle qu’il a joué dans la politique étrangère du national-socialisme. Les « programmologues » sont parvenus à démonter une partie de la logique qui régissait la pensée du dictateur allemand. Ils ont réussi à intégrer des facteurs idéologiques comme le racisme, (particulièrement dans sa composante anti-juive) dans l’étude des relations internationales. Ils ont détruit le mythe établissant que l’attaque contre l’URSS aurait été le résultat d’une impasse stratégico-militaire.

37Hitler apparaît sous les traits d’un dictateur tout puissant qui régit un pays soumis à sa « Weltanschauung » fanatique. Il a déclenché une guerre mondiale (en 1941) et a provoqué le génocide du peuple juif en raison de ses fixations idéologiques. Les « programmologues » ont démontré que, ni la structure de décision, ni la politique intérieure, ni un « Sonderweg allemand » n’explique le fond de la politique étrangère et raciste de l’Allemagne nationale-socialiste. L’approche des « programmologues » a constitué une étape fondamentale dans l’évolution de notre connaissance de la politique étrangère nationale-socialiste.

38Notre analyse de la théorie du fascisme a permis de souligner un certain nombre de contradictions, de carences et d’exagérations par rapport à la politique étrangère.

39La version marxiste orthodoxe a principalement été développée en France par des « germanistes ». Par conséquent, il n’ont procédé ni à une comparaison avec l’Italie ni à une analyse économique de la crise du capitalisme. La spécificité criminelle et la démagogie de Hitler ne sont certes pas négligées, mais celui-ci apparaît surtout comme le prototype du « boche », dont la mission est de sauvegarder l’ordre social par une politique comparable à celle pratiquée par le Deuxième Reich. L’analyse de la guerre de 1939 est surtout caractérisée par une description de Hitler comme étant un collaborateur du capitalisme. On peut aussi discerner une propension à accabler les Puissances occidentales et à occulter la problématique des relations de cause à effet entre le Pacte germano-soviétique et le déclenchement de l’attaque allemande contre la Pologne.

40La version marxiste non orthodoxe postule un « primat du politique ». Le dictateur n’est pas nécessairement l’instrument de la classe dominante, il a pu s’autonomiser grâce à la neutralisation de forces portantes. La politique étrangère et l’idéologie raciste ne sont pas des éléments de la superstructure directement et dialectiquement déterminés par l’infrastructure. Dès lors, l’analyse n’est pas très éloignée d’une interprétation idiographique. D’autant plus que les comparaisons avec l’Italie n’ont pas été très développées (la théorie wehlerienne du « Sonderweg » est par définition particulariste). Il a bien été essayé de dégager une crise économique dans les années 1938-1939, mais son ampleur et surtout son influence n’ont jamais été attestées. Même Timothy Mason reconnaît que le « timing » de la guerre a été avant tout déterminé par l’évolution des relations internationales. Finalement, la portée explicative de la version marxiste non orthodoxe reste à démontrer.

41La version non marxiste a davantage abordé les comparaisons avec l’Italie. La recherche d’analogie a souvent amené à forcer la serrure de l’outil heuristique. Les dictateurs italien et allemand semblent avoir été guidés par une idée transcendantale. La guerre mondiale apparaît comme la conséquence d’une essence fasciste internationale. La personnalité et le rôle de Hitler, sa volonté de destruction, son idéologie expansionniste et raciste sont assimilés à la nature du fascisme (avec une différence de degré).

42Malgré les arguments exposés ci-dessus, on doit quand même reconnaître l’existence d’« un syndrome fasciste », à condition de s’en servir comme d’un « type-idéal » et en évitant le piège de la réification. Certaines analogies entre les régimes et les politiques de Hitler et Mussolini sont évidentes, mais de cette manière, le national-socialisme n’est pas suffisamment décrit. Plus que cela, il se caractérise par ses traits singuliers. Sa véritable essence est inséparable de Hitler, il l’a montrée dans sa conception de l’Etat, dans l’extermination et dans sa politique étrangère.

43L’étude du national-socialisme comme étant une forme de totalitarisme repose sur le postulat de l’existence d’analogies entre la Russie soviétique et l’Allemagne nationale-socialiste. Ce cadre d’analyse a connu son apogée au cours des années 50 dans les milieux anticommunistes d’Allemagne fédérale et des Etats-Unis. Il y a un rapport évident entre la tension est-ouest et la diffusion de cette école historique.

44L’antitotalitarisme est apparu comme le ciment politique fondateur et légitimant de la nouvelle république bâtie sur les cendres du nazisme, frustrée et menacée par l’URSS et souvent rejetée pas ses nouveaux alliés occidentaux. L’écriture « historique », désemparée par la ruine de l’idée nationale allemande sur laquelle elle s’appuyait, retrouvait grâce à l’antitotalitarisme une « nouvelle patrie » et un moyen d’explication du passé refoulé et de l’avenir voilé. Cependant, cette historiographie ne menait pas à des analyses comparatives et politologiques. Ce n’est donc qu’avec l’apparition d’une nouvelle génération, peu impliquée dans le nazisme et formée aux sciences sociales américaines, que le cadre d’analyse totalitariste est passé de considérations générales sur la crise du vingtième siècle (industrialisation, montée des masses, atomisation de l’individu) à des études comparatives de structures politiques.

45Etant donné les relations étroites entre la politique et « l’outil d’analyse heuristique », il n’est pas étonnant que le « type-idéal » totalitariste soit menacé par deux écueils : la réification et l’inadéquation. Tel est le cas de la notion fondamentale d’« Etat total ». Dans les ouvrages des années 50, il était postulé et établi que la société allemande était complètement contrôlée par la dictature du parti unique, par la terreur et la propagande, ce qui constituait une analyse plus « vraie » que le « réel ».

46Par contre, un quart de siècle plus tard, tout en se réclamant du même cadre d’analyse totalitariste, il est reconnu que « la mise au pas » (« Gleichschaltung ») de la société n’était pas aussi totale. On peut dès lors se demander si le concept de totalitarisme sert à étudier la réalité qu’il prétend analyser.

47Une manière de se sortir de ce dilemme consiste à affirmer que, même si la société n’était pas totalitaire, l’aspiration du mouvement national-socialiste l’était. Avec le temps, la société allemande aurait été « mise au pas ». Mais si l’on acceptait cette hypothèse, il deviendrait dès lors difficile d’établir les rapports de cause à effet entre « mise au pas » de la société et expansionnisme : l’impérialisme ne peut pas être un exutoire à l’oppression d’un Etat total, puisque ce stade n’avait pas encore été atteint.

48Par rapport à la politique étrangère, on peut constater quelques « marques de fabrication » dues au cadre d’analyse totalitariste. Ainsi, certains fondements de l’idéologie de Hitler sont minimisés. L’anticommunisme, par exemple, apparaît surtout come un instrument de manipulation, ce qu’illustrerait le pacte germano-soviétique. Même l’attaque contre l’URSS n’aurait pas été liée à l’anticommunisme. Quant à Staline, on ne manque jamais de souligner sa responsabilité partielle dans le déclenchement de l’attaque allemande contre la Pologne.

49Le cadre d’analyse totalitariste a quand même permis d’agrandir notre grille de questionnement sur le nazisme. Il a amené à des études sur la tendance de l’Etat à englober la société civile tout entière, sur la volonté de monopole d’un parti et d’une idéologie. Cette école historiographique a aussi mis le doigt sur un des phénomènes du vingtième siècle : « les religions séculaires ». Les doctrines, nationales-socialistes et marxistes, se présentent en un discours historique. Elles situent ici-bas le salut de l’humanité sous la forme d’un ordre social à créer. Elles décrètent la vérité et la démontrent par l’action.

50L’approche polycratique a connu ses premiers développements à la fin des années 60 en Allemagne fédérale. Cette école historiographique reste très contestée en RFA et relativement ignorée à l’étranger.

51En Allemagne fédérale, la fin des années 60 correspond à l’avènement de la sociale-démocratie. Des historiens posent de nouvelles interrogations sur l’histoire allemande.

52Les thèses de l’approche polycratique sont sous-tendues par les théories de Hans-Ulrich Wehler. Cet historien avait cherché à dégager une continuité structurelle de l’histoire allemande grâce aux méthodes des « sciences sociales historiques ».

53La théorie du « Sonderweg » est bâtie sur le postulat que l’Allemagne aurait connu un retard dans sa modernisation politique. Il s’en serait suivi un écart entre son industrialisation accélérée et son manque de développement politique. Cela aurait produit une crise provoquant l’émanation d’une idéologie proto-fasciste. Les différents exécutifs auraient alors compris qu’une politique étrangère expansionniste permettait d’atténuer les tensions de la société sans avoir à recourir aux réformes nécessaires. Des succès à l’extérieur auraient servi de moyen pour détourner l’attention de la population (social-impérialisme).

54C’est dans ce contexte général que l’approche polycratique aborde le national-socialisme. Aucun exécutif n’ayant pu s’affirmer en Allemagne, la crise économique aurait attisé un conflit entre les différents pouvoirs (armée, économie, aristocratie, bureaucratie). La remise à Hitler des attributs de l’autorité aurait dû permettre de stabiliser la « société » déchaînée. La reprise artificielle de l’économie, des succès faciles de la politique étrangère et le charisme du « Führer » avaient certes donné l’apparence d’une résolution des conflits politiques. Mais, dans la pratique, Hitler dédaignait de prendre toute décision. Mutatis mutandis, la structure et l’organisation effective du parti national-socialiste prouveraient à quel point il n’était pas un organisateur, combien l’apparence d’uniformité et d’efficacité dissimulait des conflits non résorbés.

55Une fois « l’état de grâce » passé, les véritables conflits pour le pouvoir allaient reprendre. Pour se maintenir, Hitler devait renforcer sa propre image de leader charismatique et se lancer vers de nouveaux succès. Afin d’éviter le piège de la routine, il aurait été pris à son propre mythe et aurait dû sélectionner les éléments purement négatifs de son idéologie. S’enfermant dans ses propres fantasmes, il aurait été entraîné dans une escalade de revendications et d’impasses en matière de politique étrangère et de politique anti-juive.

56Cette interprétation du national-socialisme constitue l’apothéose de l’analyse structuro-fonctionnaliste. D’un point de vue épistémologique, il nous paraît absurde de pousser la théorie aussi loin : Hitler n’était ni un « dictateur faible », ni une « sorte de structure », ni une « non-personne », ni une « victime de la propagande ».

57La mise en perspective des forces profondes est certes nécessaire, une analyse politologique peut être enrichissante, mais la réalité ne devrait pas être abordée de manière aussi unilatérale.

58L’important nous semble surtout de contester l’approche polycratique en partant de ses propres prémisses, à l’intérieur même de son système de pensée. Ainsi, on peut douter que le conflit entre les différents pouvoirs ait continué après 1933 avec une véritable intensité et qu’il ait provoqué une dynamique sans fin. Les compétences des différents pouvoirs n’étaient pas à ce point mal délimitées. On peut aussi se demander pourquoi cette concurrence entre différents pouvoirs n’a sélectionné que les éléments purement négatifs de la « Weltanschauung » hitlérienne. Cela impliquerait-il que le national-socialisme aurait possédé des points positifs ? Lesquels ? Il est également illogique d’affirmer que les slogans diffusés par Hitler étaient mobilisateurs et de prétendre en même temps qu’ils n’étaient pas populaires dans la population allemande ?

59Quant à l’étude de la politique étrangère proprement dite, elle fait figure de parent pauvre. Pourtant, n’est-elle pas une des marques essentielles du national-socialisme ? Le « programme » de Hitler n’aurait-il été qu’un ensemble de « métaphores », de « phrases à effet » et de « symboles de combat » ? De plus, l’analyse faite par Hans Mommsen de l’attaque allemande contre la Pologne n’offre aucune illustration de la compétition dynamique entre des pouvoirs ou des organes aux compétences mal définies.

60On remarquera cependant que l’approche polycratique a eu certains mérites. Par exemple, celui d’amener l’historiographie à étudier les points qui semblaient acquis plus par conviction idéologique, (souvent par répulsion du national-socialisme) qu’en raison d’une démonstration scientifique. L’approche polycratique a rappelé à juste titre que le manque de compétence des organes de décision avait produit un degré considérable d’anarchie. Il était également important de souligner que le caractère charismatique de l’autorité hitlérienne avait créé une apparence d’efficacité qui n’existait pas nécessairement. Il n’était pas non plus inutile d’insister sur le fait que les actes de Hitler n’étaient pas expliqués par le simple fait qu’il en avait eu l’intention.

61Il nous semble qu’il n’y a pas nécessairement une contradiction entre la polycratie et la monocratie. En effet, le monocrate accède au pouvoir sur une base polycratique, avec le support de forces concurrentes qui se neutralisent. Il se maintient au pouvoir en faisant jouer les unes contre les autres les forces en compétition. C’est précisément cette méthode qui a permis à Hitler de prendre les décisions principales dans ses sphères de prédilection : la politique étrangère et la politique anti-juive.

  • 1 Eugène Ionesco. « Amédée ou comment s’en débarrasser » in Théâtre I, Paris, 1954, pp. 229-323.

62Les rapports des historiens allemands à leur mémoire historique rappellent quelques fois la pièce d’Eugène Ionesco, « Comment s’en débarrasser ».1 Dans ce texte, un couple cherche à se défaire d’un cadavre. Ce dernier, loin de se désintégrer, grandit au cours des années. Cette expansion entraîne des divisions au sein du couple et un enchaînement de tensions.

63Pour échapper à ce poids encombrant, le mari et la femme tentent, chacun de son côté, de se réfugier dans la routine de la vie quotidienne. Chaque rencontre avec le monde extérieur aboutit à une nouvelle crise d’identité où les deux meurtriers cherchent à s’auto-convaincre qu’ils ne sont pas les auteurs du crime.

64Cependant, plus ils redoublent d’idées pour camoufler et maquiller leur forfait, plus celui-ci prend de l’importance. Son extension devient proportionnelle au nombre de remèdes sophistiqués qui lui sont administrés pour s’en débarrasser.

65Ainsi, la mémoire du national-socialisme grandit à mesure qu’on essaye de la dompter, car le crime était trop grave et la responsabilité trop lourde.

Notes

1 Eugène Ionesco. « Amédée ou comment s’en débarrasser » in Théâtre I, Paris, 1954, pp. 229-323.

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