Interprétations de la politique étrangère d’Hitler
|Approches de tendance nomothétique
Chapitre IX. Le cadre d’analyse totalitariste
Texte intégral
1. Le cadre général et problèmes de méthode
- 1 Ces informations sont pour la plupart tirées de Leonard Schapiro. Totalitarianism. London, 1972, pp (...)
1La caractérisation d’un régime par l’épithète totalitaire remonte déjà aux années 20. Elle a été d’abord appliquée à l’Italie fasciste. En 1929, le Times de Londres a utilisé ce terme pour comparer la Russie communiste et le mouvement national-socialiste allemand1 afin de les différencier des gouvernements parlementaires. Dans les années 30, cette expression a fait l’objet d’une abondante littérature, étant employée aussi bien par les journalistes, les politiciens et les historiens, qu’ils se situent de l’extrême-gauche à l’extrême-droite de l’échiquier politique.
2Pendant la deuxième guerre mondiale, l’utilisation du concept a surtout été réservée à la qualification des régimes allemand et italien, la comparaison avec l’Union soviétique, l’alliée, étant devenue quasiment impossible.
- 2 Pour une présentation historique et théorique, très critique, de la notion du totalitarisme : Walte (...)
3Après 1945, l’expression « totalitarisme » a particulièrement été employée par des observateurs de la vie politique qui voyaient dans le mouvement communiste international le principal danger de l’heure. Aux Etats-Unis, les études qui analysent le national-socialisme comme une forme de totalitarisme sont apparues au début des années 50 (Hannah Arendt, Carl Friedrich, Karl Deutsch).2
- 3 Marlis Steinert. Les origines de la seconde guerre mondiale. Paris, 1974, pp. 10-11.
4La guerre de Corée et les dernières années du Stalinisme (particulièrement les procès-aveux) constituent la toile de fond de cette époque. La publication en janvier 1948 par le Département d’Etat à Washington d’un recueil de textes intitulé Nazi-Soviet Relation 1939 1941 a fourni une base matérielle pour l’étude comparative de la politique étrangère des deux régimes soviétique et nazi.3
- 4 Carl Friedrich se méfie de certains historiens allemands qui utilisent le concept de totalitarisme (...)
5Les historiens de l’Allemagne fédérale ont emboîté le pas à ces recherches à partir du milieu des années 50 avec les travaux de Karl-Dietrich Bracher, Gerhard Schulz, Hans Buchheim et du Suisse Walther Hofer.4
6En résumé, l’analyse du national-socialisme comme une forme de totalitarisme n’apparaît pas avec la « guerre froide ». Mais à la radicalisation du conflit est-ouest correspond un certain type d’écriture de l’histoire du national-socialisme qui fut moins populaire dans les décennies suivantes.
7Il nous semble que le plus intéressant consiste à étudier deux problèmes méthodologiques fondamentaux de cette démarche :
-
l’outil d’analyse, le « type-idéal » ;
-
une tendance à sous-estimer et à déformer la politique étrangère nationale-socialiste et à relativiser l’importance des intentions de Hitler.
- 5 Walter Schlangen. Op. cit., pp. 80-81, 127, 132 et 139.
8Les historiens qui approchent le nazisme comme une forme de totalitarisme se sont, dans leur très grande majorité, servis explicitement ou non d’un instrument d’analyse et de conceptualisation emprunté à Max Weber : le « type-idéal » (der « Idealtypus »).5 Celui-ci est un modèle souple de valeur relativement générale, construit par l’historien avec des éléments observés dans l’analyse des cas particuliers. Les caractères (« Merkmale ») retenus par le « type-idéal » ne sont pas obligatoirement ceux qui fournissent les cas les plus nombreux, mais plutôt ceux qui suggèrent les cas les plus chargés d’intelligibilité.
- 6 Carl Friedrich a publié également une version allemande de cet ouvrage qu’il a lui-même rédigée (p. (...)
9Les deux écueils qui guettent l’utilisateur du « type-idéal » sont soit la réification soit l’inadéquation. Par réification, nous entendons la tentation de surestimer la valeur ontologique de l’instrument à penser. Manié sans précaution, le « type-idéal » risque de devenir une essence, une pureté idéale plus authentique et « vraie » que le « réel ». Cette tentation est manifeste dans la première version de l’ouvrage de Carl Friedrich Totalitarian Dictatorship and Autocracy où les caractérisations d’un régime totalitaire sont qualifiées symptomatiquement de « Wesenszüge » et non de « Merkmale ».6
10L’inadéquation est l’autre écueil qui guette l’utilisateur du « type-idéal ». En effet, si l’on conçoit cet instrument principalement comme un outil heuristique qui peut amener, à la limite, à plus d’exceptions que de conformité à la « réalité », on aboutit tout simplement à ne rien éclairer.
- 7 Carl Friedrich reconnaît avec lucidité que les temps ont changé : « L’autre opinion selon laquelle (...)
11A la suite de la décrispation politique internationale, les historiens ont souvent eu tendance à passer du premier écueil au second. Cela nous semble être le cas, avec des nuances diverses, aussi bien pour Carl Friedrich,7 que pour Karl-Dietrich Bracher et Walther Hofer. Ce dernier écrivait en 1957 :
- 8 Walther Hofer. Der Nationalsozialismus. Dokumente 1933 - 1945. Frankfurt, 1957, p. 365. Souligné pa (...)
« (...) il n’y a depuis longtemps plus de doute que le national-socialisme et le bolchévisme appartiennent au même type de totalitarisme. Si l’on recourt à une comparaison avec le système stalinien, les caractéristiques (Merkmale) sont largement les mêmes ; un parti unique avec une dictature personnelle absolue, une idéologie à prétention exclusive, un contrôle total de la société (totale Erfassung und Kontrolle der Gesellschaft) par des organisations de masse, la terreur et la propagande, un impérialisme insatiable à prétention hégémonique, pour ne donner que quelques mots clés. »8
- 9 Ibid., p. 365. Souligné par nous.
12Walther Hofer affirmait également : « Cependant le type de l’Etat total n’est en aucun cas un phénomène spécifiquement allemand. »9
- 10 Walther Hofer. « 50 Jahre danach. Ueber den wissenschaftlichen Umfang mit dem Dritten Reich » in Ge (...)
13Pourtant, le même historien écrit en 1983 : « Peut-être que dans le cas allemand, la notion « d’Etat total » n’est pas tout-à-fait adéquate. »10
14Entre la réification du « type-idéal » et son inadéquation, la voie intermédiaire est souvent extrêmement difficile à trouver. Dans le chapitre suivant nous allons essayer de donner quelques illustrations du premier cas, à savoir, les tentations qu’ont eues certains historiens se réclamant de l’approche totalitariste de présenter la politique étrangère du « Troisième Reich » en fonction d’une comparaison exagérée avec celle de l’Union soviétique.
2. Cinq possibilités de réifier le « type-idéal »
L’oppression de la société totalitaire pousse à la guerre
- 11 Contrairement à certaines interprétations erronées, les historiens du cadre d’analyse totalitariste (...)
15Puisque dans un système totalitaire, l’homme n’est pas considéré comme un être à part entière, puisqu’il est brimé par un parti omniprésent et qu’il est soumis à la surveillance incessante de la police, il a tendance à s’en prendre à ses gouvernants, d’autant plus que ceux-ci sont généralement inefficaces du fait de la démultiplication des compétences11 et de l’absence de prise de responsabilité. Dans ces circonstances, il s’ensuit que le régime est poussé à légitimer son pouvoir grâce à des succès de politique étrangère qui détournent les masses de leur mécontentement. Hans-Joachim Winkler résume ce point de vue :
- 12 Hans-Joachim Winkler. Legenden um Hitler. Berlin, 1961. p. 74.
« De même qu’en politique intérieure le danger marxiste devait servir de prétexte à la destruction des syndicats démocratiques, ainsi en politique étrangère, l’antibolchevisme devait servir de moyen d’expansion, comme le montre le cours embrouillé des relations avec l’Union soviétique. »12
- 13 Karl-Dietrich Bracher. « Zusammenbruch des Versailler Systems und Zweiter Weltkrieges » in Golo Man (...)
16Karl-Dietrich Bracher insiste également sur cette nécessité pour un régime totalitaire, d’obtenir des succès en politique étrangère afin de compenser le manque de liberté à l’intérieur.13
17Pourtant Karl-Dietrich Bracher affirme que les objectifs de Hitler ont conduit à la guerre :
- 14 Karl-Dietrich Bracher. The Role of Hitler ». Op. cit., p. 224.
- 15 Ibid., p. 211.
« Il visait à (...) la création théorique d’un empire raciste dont la réalité devait finalement complètement correspondre à l’idée qu’il en avait. »14 « La deuxième guerre mondiale était avant tout la guerre de Hitler. »15
- 16 Karl-Dietrich Bracher. Die deutsche Diktatur. Op. cit., pp. 315 et 335.
18Primat de la politique étrangère ou primat de la politique intérieure ? Expansionnisme de type totalitariste ou de type hitlérien ? Karl-Dietrich Bracher a tenté de répondre à ce dilemme dans différents articles et livres, l’utilisation du terme « Zusammenhang » lui permettant d’analyser l’interaction dynamique entre la politique étrangère et la politique interne. Mais Karl-Dietrich Bracher n’aurait-il pas tendance à résoudre la contradiction en répondant par deux fois affirmativement ? Il assure d’une part que Hitler et ses intentions ont été les éléments déterminants : la politique étrangère et raciale a été le primat, tout le reste y est subordonné. D’autre part, il insiste sur la « révolution permanente » inhérente à chaque société totalitaire, qui serait le facteur déterminant conduisant à la guerre.16
L’idéologie d’un Etat totalitaire n’est souvent qu’une manipulation de slogans
19Quelques chercheurs utilisant le cadre d’analyse du totalitarisme ont eu tendance à ramener les buts idéologiques de Hitler (qu’ils ont su le plus souvent très bien discerner) au simple rang d’instruments de propagande d’un système totalitaire. Hans-Joachim Winkler illustre ce fait :
- 17 Hans-Joachim Winkler. Legenden um Hitler. Op. cit., p. 56.
« Hitler avait besoin pour sa domination, comme chaque régime totalitaire, d’un « ennemi » central, même si ce n’était qu’un fantôme. »17
20On retrouve chez Carl Friedrich cette même idée que tout régime totalitaire doit rechercher un ennemi pour maintenir la stabilité ; le Juif, le Communiste ou l’handicapé mental n’auraient été que des boucs émissaires chargés de servir d’exutoire aux pulsions de la société déchaînée :
- 18 Carl Friedrich. Totalitäre Diktatur. Op. cit., p. 92.
« On doit considérer que cette position d’attaque contre un ennemi réel ou supposé est déjà d’un intérêt vital pour un système totalitaire, parce que sans une telle attitude, il ne peut pas exiger l’abnégation fanatique qui est nécessaire au système. »18
21Malheureusement, ces éléments sous-jacents dans l’ouvrage de Carl Friedrich ne sont pas développés plus en détails car, pour des raisons non exposées, l’auteur se refuse à aborder la politique étrangère :
22Walther Hofer illustre cette dualité qui caractérise la pensée de beaucoup de chercheurs se réclamant du paradigme totalitariste. D’un côté, en effet, l’historien suisse approche la politique étrangère de manière intentionnaliste en établissant une corrélation directe entre les objectifs de Hitler (« Lebensraum ») et la guerre :
- 20 Walther Hofer. Die Entfesselung des zweiten Weltkrieges. Op. cit., p. 12. Souligné par nous.
« « Conquête d’un nouvel Espace vital » - avec ce slogan, qui était en même temps tout un programme - on établit la relation interne entre la politique nationale-socialiste et la deuxième guerre mondiale. Hitler a tenu de manière dogmatique à ce programme. »20
23Cependant, trois pages plus loin, Walther Hofer, en analysant l’influence du système totalitaire sur la politique étrangère du « Troisième Reich », arrive à des conclusions assez différentes :
- 21 Ibid., p. 14. Souligné par nous.
« Pour se prononcer sur le caractère agressif et finalement belliqueux de la politique étrangère nationale-socialiste, on ne doit naturellement pas s’en tenir de manière dogmatique au concept de « conquête d’un nouvel Espace vital » (...) on ne pourra finalement jamais prouver avec quel sérieux Hitler lui-même a tenu à ce slogan, s’il a vraiment cru à la nécessité absolue d’un nouvel Espace vital pour le peuple allemand. Il se pourrait très bien que ce concept n’ait eu pour lui que la fonction d’offrir une quasi-justification scientifique (...) à son impérialisme d’un nouveau style. « La conquête d’un nouvel Espace vital » correspondrait simplement à une politique de conquête violente. »21
24Hitler n’apparaît plus dans l’analyse de l’historien suisse que comme un fonctionnaire d’un régime totalitaire dont l’idéologie n’est que vide slogan destiné à créer toujours plus de nouvelles activités impérialistes.
Extrême minimisation de l’anticommunisme de Hitler
25Un autre point commun à beaucoup d’historiens se réclamant du paradigme totalitariste, est leur insistance à montrer que Hitler n’a pas été un véritable antisoviétique. Contrairement à la plupart des chercheurs se référant au cadre d’analyse fasciste, particulièrement les marxistes, qui insistent sur le fait que Hitler visait à détruire la patrie des travailleurs en prétextant la conquête d’un « Lebensraum », certains historiens interprétant le nazisme comme une forme de totalitarisme ont plutôt tendance à négliger le fait que c’est en Union soviétique que se situe l’espace vital recherché par Hitler. Pour des historiens qui identifient le « mal » nazi au « mal » soviétique, Hitler ne peut pas être présenté sous les traits du héros ou sous les habits de celui qui aurait également voulu sauver l’Europe du communisme. Hans-Joachim Winkler insiste trop sur l’absence d’antisoviétisme chez Hitler :
- 22 Hans-Joachim Winkler. Legenden um Hitler. Op. cit., p. 74.
« La prétendue « croisade européenne » de Hitler (...) était une guerre de conquête de la « race des seigneurs allemands » contre les « sous-hommes » slaves. Les objectifs de guerre et la politique d’occupation montrent qu’il ne voulait ni sauver l’Occident du bolchévisme ni en libérer l’Europe de l’Est. »22
- 23 Walther Hofer. Die Entfesselung des Zweitens Weltkrieges. Op. cit., p. 21.
26Pour Walther Hofer, les prétentions de Hitler à se présenter comme le chevalier infatigable de la défense de l’Occident contre le danger bolchevique ne sont qu’un artifice, tout comme la propagande en faveur de la paix, pour dissimuler les véritables objectifs du national-socialisme. Hitler aurait été complètement indifférent au communisme et son antibolchévisme n’aurait été qu’un moyen confortable d’agitation (« ein bequemes Mittel »).23
- 24 Hannah Arendt. The Origins of Totalitarianism, New York. 1951. p. 303.
27Quant à Hannah Arendt, elle n’hésite pas à affirmer que les Nazis ont éprouvé une réelle admiration pour le régime communiste en Russie soviétique.24
28Il est important pour certains chercheurs se réclamant du cadre d’analyse totalitariste de minimiser et de partiellement dissimuler que le « Lebensraum » recherché par Hitler se trouve en Union soviétique ; ils préfèrent utiliser les expressions en Russie, en Ukraine, à l’Est, qui permettent d’éviter de présenter Hitler comme le chevalier d’une croisade contre le Bolchévisme (ce qui est positif pour ces anticommunistes). En minimisant l’antisoviétisme du Troisième Reich, on tente aussi d’atténuer la contradiction gênante entre deux régimes qui se détestent et que beaucoup d’éléments idéologiques opposent, et un cadre d’analyse tendant précisément à rechercher les analogies entre ces deux systèmes.
L’objectif de la conquête de l’humanité est postulé « a priori »
29Un autre trait commun à quelques chercheurs se rattachant au paradigme du totalitarisme, consiste à présenter la politique étrangère nationale-socialiste comme étant la conséquence d’une révolution permanente, dirigée naturellement vers la conquête totale de l’humanité. Hannah Arendt exprime cette idée:
- 25 Ibid., p. 394. Des 1954. Raymond Aron avait relevé la tendance à la réification de « l’idéal-type » (...)
« On peut trouver de manière répétée dans la littérature nationale-socialiste ou bolchevique que les gouvernements totalitaristes aspirent à conquérir le globe et à amener tous les Etats de la terre sous leur domination (...) Ils ne considèrent ainsi aucun pays comme étant étranger de manière permanente, mais au contraire, chaque pays comme étant leur territoire potentiel. »25
30Carl Friedrich confirme que l’essence d’un système totalitaire est un mouvement vers l’attaque extérieure :
- 26 Carl Friedrich. Totalitäre Diktatur. Op. cit., p. 98.
« (...) l’agression totalitaire va toujours plus loin et ne peut jamais calmer son essence. »26
31Cet impérialisme d’un nouveau style ne peut aboutir qu’à la conquête du monde :
- 27 Ibid., p. 98.
« La volonté d’expansion qui pousse les systèmes totalitaires à conquérir le monde est liée de manière cohérente à leur vision idéologique et à leur dogme. »27
32Carl Friedrich précise que le totalitarisme soviétique peut aller jusqu’à conquérir le monde sans utiliser la guerre, de manière sournoise, par infiltration, alors que le « fascisme » glorifie celle-ci. Le nazisme était donc doublement prédestiné à conduire le monde entier à la guerre en tant que mouvement totalitaire et en tant que version du fascisme.
33Hugh Seton Watson reprend les arguments de la recherche totalitariste, les renforce et aboutit à la conclusion la plus logique, à savoir que l’objectif de tout mouvement totalitariste amène à une extension militaire sans limite terrestre :
- 28 Hugh Seton Watson. Neither War not Peace. London, 1960, p. 232.
« La prétention des totalitaires au pouvoir total n’est pas limitée aux Etats limitrophes. Hitler avait pour but d’unir sous sa domination d’abord l’Allemagne et ensuite toute l’Europe. S’il avait accompli les deux objectifs, on peut difficilement s’attendre à ce qu’il se fût arrêté là (...) Les totalitaires n’ont pas seulement des prétentions de pouvoir qui peuvent s’étendre jusqu’aux limites de la terre (et peut-être, dans un âge futur au voyage interplanétaire, encore plus loin) (...) ».28
34L’historien britannique pousse à l’extrême son argumentation, ce qui permet d’illustrer les a priori de la recherche totalitaire. La notion de totalitarisme comme « type-idéal » ne sert pas simplement à comparer des types « parfaits » de régimes politiques, à montrer la tendance de l’Etat à englober la société civile tout entière et, d’autre part, le monopole d’un parti et d’une idéologie. L’utilisation de l’instrument d’analyse wébérien est délicate. La tendance à réifier le « type-idéal » est très difficile à éviter.
Exagération de la responsabilité historique de Staline dans le déclenchement de la guerre
- 29 Notre propos n’est pas d’atténuer les responsabilités historiques de Staline dans l’occupation d’un (...)
35Une autre particularité de l’approche totalitariste consiste à relativiser la responsabilité historique de Hitler dans le déclenchement de la deuxième guerre mondiale en insistant sur le bellicisme du totalitarisme soviétique. En mettant l’accent sur le Pacte germano-soviétique, l’expansionnisme bolchevique dans les Pays Baltes, en Finlande et en Pologne, ainsi que sur les revendications territoriales de Molotov en 1940, certains historiens anticommunistes ont de fait relativisé la responsabilité historique de l’Allemagne nazie.29 Hans-Joachim Winkler donne l’impression de faire partager à Staline et à Hitler la responsabilité commune du déclenchement de la guerre :
- 30 Hans-Joachim Winkler. Legenden um Hitler. Op. cit., p. 74.
« En 1939, Hitler a détruit ensemble avec Staline l’ordre européen de la même manière que la droite radicale du Parti national-socialiste a détruit la République de Weimar avec la gauche radicale du Parti communiste allemand. »30
- 31 Carlton Hayes. Contemporary Europe since 1870. New York, 1953, p. 633.
36Ce genre d’amalgame est courant parmi les historiens se prévalant de l’interprétation totalitariste. Dans son chapitre intitulé : « Totalitarian agression », Carlton Hayes insiste sur le rôle décisif joué par l’Union soviétique dans le déclenchement de la seconde guerre mondiale.31 Quant à l’attaque allemande contre la Russie soviétique, l’historien new-yorkais la justifie partiellement par les demandes exagérées de Molotov en novembre 1940 :
- 32 Ibid. p. 652.
« Si Hitler avait accepté ces conditions, il ne peut pas y avoir le moindre doute que la Russie aurait continué et intensifié sa coopération avec l’Allemagne, avec les plus graves conséquences pour le monde entier. Hitler avait cependant été rendu furieux par les demandes de la Russie qu’il avait jugées exorbitantes. »32
37Et Carlton Hayes enchaîne, donnant l’impression de s’exprimer pour Hitler :
- 33 Ibid., p. 652.
« Pourquoi avec sa force militaire éprouvée, aurait-il dû se soumettre plus longtemps au chantage de Staline ? »33
- 34 Hans-Joachim Koch. « Hitler’s ‘Programme’ and the Genesis of Operation Barbarossa ». Op. cit. Cet h (...)
38On retrouve chez de nombreux historiens, de toutes nationalités et à toutes les époques, cette tendance qui consiste à relativiser la responsabilité historique allemande en exagérant démesurément celle de l’Union soviétique dans les événements ayant mené au partage de la Pologne et à l’Opération Barbarossa.34
Conclusion
39Les historiens se réclamant du cadre d’analyse totalitariste ont pour la plupart affirmé que Hitler est le responsable principal d’une guerre qui a correspondu à ses objectifs de recherche de « Lebensraum » à l’Est et d’extermination raciale.
40Pourtant, certains de ces chercheurs, qui ne sont pas a priori déterministes et qui souvent éprouvent une aversion pour des explications monocausales, ont tendance à réifier le « type-idéal » totalitariste. Leur volonté d’identifier le national-socialisme à l’Union soviétique peut amener certains de ces historiens à fausser leur propre conception de la responsabilité historique de Hitler dans le déclenchement de la Deuxième Guerre mondiale, et à modifier le rôle de ses intentions et la hiérarchie de ses objectifs. Cette « perversion » du « type-idéal » est particulièrement perceptible par rapport à cinq points :
-
la guerre aurait été en partie engendrée par l’oppression de la société totalitaire ;
-
l’idéologie d’un Etat totalitaire n’est souvent qu’une manipulation de slogans ;
-
l’anticommunisme et l’antisoviétisme dans l’idéologie hitlérienne sont minimisés ;
-
le « but final » de toute politique totalitariste serait a priori la conquête du globe, tous les Etats sont également visés ;
-
la responsabilité historique de Hitler dans le déclenchement de la guerre est parfois relativisée par la mise sur un même plan que celle de Staline.
41Ainsi, la réification du « type-idéal » totalitariste peut amener à minimiser l’importance des intentions de Hitler en faisant de lui une sorte d’exécutant de forces profondes qui le déterminent.
Notes
1 Ces informations sont pour la plupart tirées de Leonard Schapiro. Totalitarianism. London, 1972, pp. 13-15. Cet historien exagère un peu quand il écrit : « Le mot est apparu en 1929 dans un important article du Times où il était appliqué à la fois à l’Allemagne nationale-socialiste et à la Russie communiste » (p. 14). L’Allemagne n’était pas encore nationale-socialiste en 1929.
2 Pour une présentation historique et théorique, très critique, de la notion du totalitarisme : Walter Schlangen. Die Tolalitarismus-Theorie. Entwicklung und Probleme. Stuttgart, 1976; 168 p.
3 Marlis Steinert. Les origines de la seconde guerre mondiale. Paris, 1974, pp. 10-11.
4 Carl Friedrich se méfie de certains historiens allemands qui utilisent le concept de totalitarisme pour expliquer l’attitude de la population allemande pendant le nazisme. Effectivement, en n’analysant l’attitude de la population allemande qu’en termes d’Allemands « violés » par le totalitarisme, cela permet de dissimuler la sympathie spontanée dont a bénéficié Hitler et l’adhésion libre d’une partie des Allemands à certains objectifs. Cari Friedrich fait allusion à la phrase de Hans Buchheim : « Le critère particulier de la domination totalitaire est le viol sournois (sic) de l’homme par la perversion de sa pensée et de sa vie sociale ». Hans Buchheim. Totaliläre Herrschaft. Wesen und Merkmale: München. 1962. pp. 14 et 24. Carl Friedrich. « Die allgemcincn Merkmale der totalitären Diktatur » in Bruno Seidel, Sigfried Jenkner (éd.). Wege der Totalitarismus-Forschung. Darmstadt, 1968, p. 601. C’est également la critique de l’historiographie est-allemande, communiste française et d’une partie de la gauche de l’Allemagne fédérale qui, sans les nuances de Cari Friedrich, assimile l’ensemble de la théorie du totalitarisme soit à un instrument anticommuniste soit à une tentative de banaliser le national-socialisme. Cependant, il faut éviter de trop généraliser et de réduire l’approche totalitariste à une simple manière de justifier le passé, de noyer les responsabilités et de n’être qu’une seule théorie réactionnaire.
5 Walter Schlangen. Op. cit., pp. 80-81, 127, 132 et 139.
6 Carl Friedrich a publié également une version allemande de cet ouvrage qu’il a lui-même rédigée (p. 8). Zbigniew Brzezinski n’a collaboré qu’aux parties consacrées à l’Union soviétique. Cari Friedrich. Totalitäre Diktatur. Stuttgart, 1957. Les six « Wesenszüge » proposées par Carl Friedrich sont les suivantes : une idéologie, un parti, une police secrète terroriste, un monopole de l’information, un monopole des armes et une économie dirigée centralement. Cela s’applique aussi à l’Italie fasciste (p. 19). Karl-Dietrich Bracher reprend dans les grandes lignes les six éléments avancés par Carl Friedrich mais en les qualifiant de « Merkmale ». Karl-Dietrich Bracher, Wolfgang Sauer, Gehrard Schulz. Die Nationalsozialistische Machtergreifung. Köln, 1960. p. 11.
7 Carl Friedrich reconnaît avec lucidité que les temps ont changé : « L’autre opinion selon laquelle les dictatures communistes et fascistes seraient totalement identiques a été privilégiée à outrance aux Etats-Unis et en Europe de l’ouest pendant la Guerre Froide. On peut prouver qu’elles ne sont pas tout-à-fait semblables ». Op. cit., p. 607.
8 Walther Hofer. Der Nationalsozialismus. Dokumente 1933 - 1945. Frankfurt, 1957, p. 365. Souligné par nous.
9 Ibid., p. 365. Souligné par nous.
10 Walther Hofer. « 50 Jahre danach. Ueber den wissenschaftlichen Umfang mit dem Dritten Reich » in Geschichte in Wissenschaft und Untcrrichl, Heft 1, Januar, 1983, p. 7. Souligné par nous. On notera que Raymond Aron a dès les années 50 utilisé l’« idéal-type » totalitariste avec soin, dans une perspective non réifiante. L’académicien français intègre tellement de caractéristiques du totalitarisme qui. il le souligne, ne s’appliquent pas à l’Allemagne nationale-socialiste, sans compter la précision avec laquelle il différencie l’Union soviétique de l’Allemagne, qu’on pourrait trouver à l’intérieur de son texte assez d’arguments pour défendre une conception contraire dans un autre article, si l’on en avait le talent. Raymond Aron. Démocratie et totalitarisme. Paris. 1965. pp. 195. 238-241, 287-302. Egalement du même auteur. « Existe-t-il un mystère nazi ? ». Op. cit., pp. 346-348.
11 Contrairement à certaines interprétations erronées, les historiens du cadre d’analyse totalitariste décrivent rarement les sociétés totalitaires comme dénuées de conflits à l’intérieur du parti et entre le parti et les organes traditionnels de l’Etat. Au contraire, les ouvrages de Karl-Dietrich Bracher, de Cari Friedrich, de Wolfgang Sauer et de Hans Buchheim avaient tous souligné les dédoublements de compétences.
12 Hans-Joachim Winkler. Legenden um Hitler. Berlin, 1961. p. 74.
13 Karl-Dietrich Bracher. « Zusammenbruch des Versailler Systems und Zweiter Weltkrieges » in Golo Mann. Propyläen-Weltgeschichte, Band 9, Berlin 1960, p. 402.
14 Karl-Dietrich Bracher. The Role of Hitler ». Op. cit., p. 224.
15 Ibid., p. 211.
16 Karl-Dietrich Bracher. Die deutsche Diktatur. Op. cit., pp. 315 et 335.
17 Hans-Joachim Winkler. Legenden um Hitler. Op. cit., p. 56.
18 Carl Friedrich. Totalitäre Diktatur. Op. cit., p. 92.
19 Ibid., p. 94. Hannah Arendt dans ses Origins of Totalitarianism n’aborde aussi que très vaguement la politique étrangère. Dans le recueil des principaux articles ou extraits d’ouvrages consacrés à la version nazie du totalitarisme. Bruno Seidel et Siegfried Jenkner n’apportent presque aucun élément qui puisse permettre d’étudier la politique étrangère : Wege der Totalitarismus-Forschung. Op. cit.
20 Walther Hofer. Die Entfesselung des zweiten Weltkrieges. Op. cit., p. 12. Souligné par nous.
21 Ibid., p. 14. Souligné par nous.
22 Hans-Joachim Winkler. Legenden um Hitler. Op. cit., p. 74.
23 Walther Hofer. Die Entfesselung des Zweitens Weltkrieges. Op. cit., p. 21.
24 Hannah Arendt. The Origins of Totalitarianism, New York. 1951. p. 303.
25 Ibid., p. 394. Des 1954. Raymond Aron avait relevé la tendance à la réification de « l’idéal-type » totalitariste chez Hannah Arendt. « L’essence du totalitarisme selon Hannah Arendt » in Raymond Aron. Histoire et politique. Paris, 1985, pp. 414-426.
26 Carl Friedrich. Totalitäre Diktatur. Op. cit., p. 98.
27 Ibid., p. 98.
28 Hugh Seton Watson. Neither War not Peace. London, 1960, p. 232.
29 Notre propos n’est pas d’atténuer les responsabilités historiques de Staline dans l’occupation d’une partie de l’Europe en 1939 (Pologne de l’est. Carélie, Pays baltes) ni de louer son alliance avec Hitler. Mais il nous paraît tout aussi possible de partager le point de vue tendant à mettre Staline sur le même plan que Hitler en ce qui concerne les responsabilités ayant conduit au déclenchement de la guerre.
30 Hans-Joachim Winkler. Legenden um Hitler. Op. cit., p. 74.
31 Carlton Hayes. Contemporary Europe since 1870. New York, 1953, p. 633.
32 Ibid. p. 652.
33 Ibid., p. 652.
34 Hans-Joachim Koch. « Hitler’s ‘Programme’ and the Genesis of Operation Barbarossa ». Op. cit. Cet historien utilise aussi l’expression « La menace russe de chantage » (p. 919). En général, l’ensemble des textes de cet historien sont assez ambigus pour des raisons qui n’ont, semble-t-il, rien à faire avec le cadre d’analyse totalitariste. On trouvera également une certaine exagération des menaces soviétiques, mais de façon beaucoup plus modérée, dans Angelo Rossi, (pseudonyme de Tasca). Deux ans d’alliance germano-soviétique. Paris, 1949, pp. 217-222. John Me Sherry. Stalin, Hitler and Europe. The Origins of World War II, vol. ii, Cleveland. 1970, p. 244.
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.