Version classiqueVersion mobile

La régulation sociale des risques de catastrophe

 | 
Fabien Nathan

Première partie – La « ladera » ouest

Chapitre 2 – L’histoire de La Paz et de la ladera ouest

Texte intégral

1L’histoire de la ladera ouest de La Paz s’insère dans l’histoire générale de La Paz, à son tour influencée par (et influençant) l’histoire nationale bolivienne. La compréhension du processus de construction des risques, sans laquelle il est impossible de comprendre leur régulation sociale, est en grande partie le produit de l’histoire. En effet, l’approche diachronique semble être un moyen indispensable d’objectivation du social, inspiré ainsi de la sociologie « inséparablement structurale et génétique » (Wacquant, 1995) de Pierre Bourdieu, et plus précisément ici, elle joue un rôle fondamental dans la recherche des causes, voire des « causes-racines » de la progression de la vulnérabilité (Wisner et al., 2004). On s’intéressera non seulement aux conditions de possibilité de l’établissement en zone à risque, mais également à la manière dont celle-ci s’est effectivement réalisée.

  • 1 Cela n’exclut pas que la population des laderas est devenue indispensable au fonctionnement du méta (...)
  • 2 Ce livre ne peut malheureusement pas restituer toutes ces recherches ni la richesse des nombreux té (...)

2Faire l’histoire de la ladera ouest, c’est construire l’histoire d’un espace, dans la lignée de l’école des annales (Braudel, 1990), rendant solidaires l’une de l’autre l’histoire et la géographie. Mais c’est également s’intéresser à un objet inédit – l’histoire des laderas n’a jamais été écrite comme telle, et l’histoire de La Paz correspond souvent à celle du centre-ville. On peut y déceler plusieurs raisons. D’abord, le désintérêt général envers un espace peuplé par des populations indigènes, à faible capital économique, politique et culturel, et dont l’urbanisation constitue dans l’imaginaire collectif une anomalie. Ensuite, la faible importance stratégique de la ladera pour le fonctionnement de la ville, comme le révèle l’approche par les « lieux essentiels » (Salamanca, 2010), en raison du nombre réduit de grandes infrastructures1. Troisièmement, on peut constater encore aujourd’hui que l’identité de la ville est construite autour du centre-ville, comme en témoignent les photos et cartes postales de « La Paz », qui montrent la partie moderne et non les laderas. Enfin, une raison majeure réside sans doute dans la difficulté de la tâche : on dispose de très peu d’archives, surtout en ce qui concerne l’histoire de l’urbanisation récente de la ladera, qui fut extrêmement chaotique, fragmentée et complexe. En conséquence, une méthodologie croisant un ensemble de méthodes et de sources différentes fut choisie, les unes existantes, les autres produites pour l’étude : recherches bibliographiques bien sûr, mais également archivistiques (notamment aux « Archives La Paz », aux archives de l’Institut national de réforme agraire – INRA, à la municipalité, etc.) ; interprétation de textes mais également de cartes, photos aériennes, etc. ; nombreux entretiens avec des habitants de longue date pour produire de l’histoire orale. Peu à peu, par recoupements divers, l’énigme de l’histoire de la ladera – souvent méconnue par les habitants eux-mêmes – s’est partiellement levée, permettant de dégager des tendances historiques qui ont façonné le processus de construction du risque, et qui continuent souvent à jouer un rôle dans la gestion du risque aujourd’hui ; cela a également permis de déterminer la manière dont l’urbanisation a été rendue possible dans la pratique, puis s’est réalisée2.

3Après une esquisse de l’histoire générale de La Paz et de la gestion municipale, de l’époque précolombienne jusqu’à nos jours, nous aborderons l’histoire de la ladera ouest puis, plus particulièrement, l’histoire de certains de ses lieux spécifiques, afin d’illustrer ce qui précède.

2.1. Une brève histoire de La Paz et de la gestion municipale

2.1.1. Ayllus, colonie et république à La Paz avant 1952

4Chuquiago Marka – de « Choque – or […] et apu, seigneur » (Cajías, Barragán et al., 2007) –, dénomination aymara de La Paz, était un site occupé depuis au moins trois mille ans par des populations indigènes (ibid.), en particulier des Puquina (de Tihuanaco), Aymaras et Quechuas (Incas). Les populations étaient regroupées en villages organisés en ayllus, système d’organisation des Aymaras et Quechuas à base communautaire et agraire, mais comprenant des aspects territoriaux-économiques-productifs, culturels-rituels et sociopolitiques (Yampara Huarachi, 2001, 72). On estime le nombre d’habitants à plus de 500 personnes avant l’arrivée des Espagnols (Blanco Cazas et Sandoval 1993, 23).

5Le début du xvie siècle est marqué par une série de guerres civiles entre Espagnols, se terminant en 1548 par la victoire des troupes royales. C’est alors que fut fondée, le 20 octobre 1548, la ville de Nuestra Señora de La Paz, par Alonso de Mendoza, vainqueur pour la monarchie contre Gonzalo Pizarro. Le nom « castillan » de la ville est un hommage à cette victoire.

6La ville a une grande importance stratégique : elle était située entre les mines de Potosi, découvertes en 1545, et Lima, centre politique et capitale du vice-royaume du Pérou. Elle se situait également à une distance raisonnable de Cusco et Arequipa, mais aussi à la confluence de plusieurs régions écologiques (les vallées fertiles des Yungas ; l’Altiplano andin et le lac Titicaca ; l’Amazonie), constituant un point de convergence de matières premières. Elle permettait également d’exercer une vigilance sur les Indiens de l’Altiplano et de contrôler un territoire stratégique. Enfin, on pensait que la rivière Choqueyapu était une source aurifère d’importance.

7La fondation de la ville s’inscrit dans la volonté de la monarchie d’établir un maillage de l’espace colonisé avec quelques poignées de familles établies dans de petites villes. Plus de 1000 cités furent ainsi fondées, constituant ce que Deler appelle « la plus grande entreprise d’urbanisation de l’Histoire » (Deler, 1994). Généralement, ces établissements obéirent à un plan en damier, sur le modèle des bastides médiévales. Les territoires contrôlés par les villes et leurs juridictions étaient énormes, au point qu’on a pu les qualifier de « cités-territoires » (Demélas-Bohy, 1994). A cette époque, le titre de la ville latino-américaine correspondait à son statut nobiliaire accordé par la couronne espagnole : pueblo, villa, puis ciudad.

8La ville fut rapidement divisée entre une partie espagnole sur la rive gauche du Choqueyapu, organisée en damier autour de la place Majeure (place Murillo aujourd’hui), et une partie destinée aux habitations indigènes autour de l’église de San Pedro de l’autre côté. Dès la fondation, de nombreux indigènes se voient dépossédés de leurs terres au profit de « l’imposition de normes juridiques inconnues et qui privilégiaient la force et l’imposition par les armes » (Urquizo, 2006b, 24 ; notre trad.). C’est ainsi que se consolide une ville ségréguée de part et d’autre du Choqueyapu, d’abord de manière formelle sous la colonie puis la république, puis de manière informelle, confirmant une évolution séculaire. Toutefois, nombreux sont ceux qui reconnaissent que la ségrégation n’a jamais réussi à séparer strictement les deux populations. Certains quartiers permettaient la coexistence de plusieurs groupes ethniques, et le métissage entre Espagnols et indigènes aboutit en 1780 à une population essentiellement métisse et indigène, les Espagnols représentant une minorité sur les 53 000 habitants de l’époque.

9L’habitat dans la ville indigène est alors déjà caractérisé par des maisons autoconstruites avec un patio et une forte densité de population. Elles s’organisent autour des églises-paroisses de San Sebastian, San Pedro, San Francisco et Santa Barbara, et des voies de communication principales ; leur vocation est principalement commerciale et, dans une moindre mesure, artisanale et agricole.

10Même si les Espagnols et les indigènes s’installent d’abord dans les zones les plus stables géologiquement, la topographie de La Paz est telle que des catastrophes sont rapportées presque dès la fondation de la ville. En 1582, un gros glissement de terrain ou coulée de boue ensevelit le village de Janko Janko (ou Anco Anco), probablement situé à Tembladerani ou Llojeta, peut-être à Achocalla. On ne le connaît qu’à travers une source ecclésiastique très imprécise, comprenant des jugements moraux sur l’origine de la catastrophe. Les évaluations des pertes humaines vont jusqu’à 2000 morts (Red Hábitat, 2007b), ce qui est sans doute exagéré mais montre l’ampleur de cette catastrophe du xvie siècle.

11La ville grandit lentement au xviie siècle en raison de sa spécialisation dans le commerce alors que déclinent les grands centres miniers comme Potosi. L’Eglise s’impose comme un gros propriétaire foncier urbain, expulsant des indigènes et même des Espagnols et des métis en périphérie, dans les paroisses et villages indigènes, réservant de plus en plus le centre-ville pour une petite élite (Cuadros Bustos, 2003).

12Les villages indigènes étaient jusqu’au xixe siècle encore organisés en ayllus. En ce qui concerne la paroisse de San Pedro (actuel macrodistrict de Cotahuma et de Max Paredes), on recense huit grands ayllus, dont 1ero. Collana, 2do. Collana et Macollana, qui recoupent plusieurs quartiers étudiés ici.

13En 1781, la ville expérimente la rébellion de Tupac Katari, culmination d’un siècle de luttes indigènes liées à un durcissement de la domination espagnole et des prélèvements y afférents qui obligeaient les indigènes à s’endetter (Urquizo, 2006b, 26). Le siège de neuf mois est extrêmement dur pour la population de la ville, diminuée de moitié par les massacres, la famine et l’exode ultérieur. En 1809, elle vit la Révolution, puis la guerre d’indépendance qui s’achève le 6 août 1825. Pourtant, la ville indienne demeure séparée de la ville espagnole et la terre urbaine reste concentrée entre les mains d’une élite, notamment de grands propriétaires terriens possédant des latifundio dans les Yungas et sur l’Altiplano. Cela est aggravé par la législation imposée entre 1860 et 1874, qui décrète la fin de la possession communautaire et la parcellisation des terres indigènes, affectant dès 1869 plus de 350 ayllus autour du lac et dans les Yungas, qui avaient pourtant été laissés intacts par l’administration coloniale (Urquizo, 2006b, 31). S’ensuit une concentration extrême des terres en peu de mains. En 1872, un règlement sur la répartition des terres impose le système de « propriété absolue » et « abolit le système de la possession communale » (Barragán, 1990), permettant la parcellisation. En 1874, la loi dite d’« ex-liaison » (ex-vinculación) prévoit l’émission de titres de propriété individuels dans les communautés (ayllus), avec un impôt payable en bolivianos, soit une augmentation de 25 % (ibid.). Cette transformation cruciale sera observée à Cotahuma. C’est ainsi qu’à la fin du xixe siècle, les terres communautaires situées à la périphérie de la ville (qui comprend la ladera ouest) sont progressivement accaparées par des membres de la classe dominante et transformées en haciendas ou en petites propriétés appartenant à des indigènes libres, mais facilement rachetables par les puissants. Ces inégalités et l’extrême dureté de la domination des bourgeois du xixe siècle sur les indigènes sont à l’origine de la grande rébellion de Zárate Willka, allié avec les libéraux de La Paz dans la guerre civile. L’accord prévoyait la dévolution des terres aux ayllus, la fin des haciendas et la participation des indigènes au gouvernement. A la fin de la guerre civile, les libéraux de La Paz trahirent Willka et ses 50 000 hommes et le firent fusiller avec 30 autres leaders (Urquizo, 2006b, 31), ce qui permit de maintenir la ségrégation et la domination dans le pays et dans la ville.

14Plusieurs catastrophes sont rapportées au xixe siècle à La Paz, telles que le glissement de terrain de Santa Barbara, avec la destruction de l’église et la disparition de la lagune de Laykakota en 1837, ou encore le glissement de terrain de Tembladerani en 1873, faisant 31 victimes (Villagómez Paredes, 2004, 196).

15La ville grandit peu à peu – 60 000 habitants en 1902 – et vit de différentes industries : commerce, agriculture, textiles, chemin de fer, banques. En 1826 est créé le département de La Paz. Progressivement, la ville acquiert une importance grandissante : sa base économique se diversifie, reliée aux centres miniers et aux ports chiliens. Elle est alors dominée par les industriels de l’argent et devient le centre urbain, financier et commercial le plus important du pays.

16Cette montée en puissance est concrétisée par l’acquisition du siège du gouvernement en 1899 puis par la réalisation de grands travaux d’aménagement : en 1904, la Bolivian Railway construit la ligne La Paz-Guaqui et La Paz-Arica ; en 1909, la ville se dote d’un tramway et, l’année suivante, de l’électricité ; en 1912, le Choqueyapu est canalisé. C’est alors que la croissance urbaine explose : de 60 000 habitants environ en 1902, La Paz en atteint 267 000 en 1950. Les quartiers de Sopocachi et Challapampa sont planifiés en forme de damier, ce qui est relativement inadapté à leur topographie.

17Durant la première moitié du xxe siècle, une fois achevée la disparition des communautés agraires en périphérie de La Paz, de nombreuses industries s’installèrent, notamment textiles, faisant de La Paz le centre industriel le plus important du pays après les mines d’étain. Vers 1948, 75 % de l’industrie manufacturière bolivienne était à La Paz. Son économie tournait autour des minerais, des textiles, des commerces et des services gouvernementaux. Les quartiers nord-ouest deviennent alors des quartiers ouvriers. Entre 1910 et 1930, on construit également de nouvelles rues, un stade, de nouveaux quartiers, etc. San Jorge et Sopocachi deviennent des quartiers bourgeois.

18De nombreux habitants des quartiers « indiens » se voient obligés de devenir artisans et ouvriers, de même que les nouveaux migrants en provenance des campagnes. Les laderas commencent alors à se peupler en majorité de ces nouveaux migrants, qui accomplissent les tâches les plus pénibles.

19Un des facteurs de la migration à La Paz avant 1952 est peut-être la guerre du Chaco (d’après Álvaro Cuadros, communication orale). En effet, à la fin de la guerre, en 1935, les indigènes qui avaient combattu reviennent à la vie civile en ayant acquis de nombreuses aptitudes et compétences impossibles à valoriser dans le monde rural : maîtrise de l’espagnol, de la conduite de véhicules, des mathématiques, etc. Ils commencent alors à migrer à La Paz pour y trouver du travail, par exemple en tant que chauffeurs. Ces migrations expliqueraient la première grande croissance de la ville. Pendant que la bourgeoisie pacénienne construit et aménage le quartier de Miraflores, les ex-combattants du Chaco s’installent au pied de la ladera ouest.

20A la suite de la grande inondation du Choqueyapu, en 1935, on procède à de grands travaux de canalisation (Cajías, Barragán et al., 2007). Au cours des années 1930, le quartier de Miraflores est planifié et occupé en tant que quartier résidentiel et de grands équipements (hôpitaux). De l’autre côté, dès les années 1940, la croissance urbaine se projette clairement vers l’ouest, mais sans planification à part l’habitat social d’El Alto. La ladera ouest sert de réceptacle des populations migrantes de plus en plus nombreuses – la population de la ville croît de 150 000 personnes entre 1928 et 1942 – et se voit soumise à l’influence des loteadors, des propriétaires et des migrants eux-mêmes. Cuadros se demande pourquoi la ladera ouest est totalement abandonnée alors que d’autres secteurs comme Miraflores et Obrajes reçoivent d’énormes investissements somptuaires. Il pense que cela s’explique essentiellement par l’impréparation face à une croissance urbaine soudaine et, surtout, par « l’approche raciste et de classe de la gestion municipale » (Cuadros Bustos, 2003, 129), qui ne s’est pas intéressée au sort d’une population d’origine indigène vivant dans des espaces dépréciés en raison de la topographie et de l’origine ethnique des habitants. Quant à El Alto, sa croissance obéit à ce moment-là à une planification en damier dans les quartiers nord (16 de Julio) et à Villa Dolores, limitrophes de la vallée de La Paz.

21Les années 1940 ne sont pas exemptes de catastrophes, telles qu’un important glissement de terrain en 1947 à Achachicala (30 000 tonnes de terre sur 70 mètres de long) obstruant la voie de chemin de fer et détruisant les canalisations d’eau. Plus de 1000 employés de la municipalité furent mobilisés pour réparer les dégâts (source : Archive La Paz).

2.1.2. 1952-1974 : La Paz pendant la gestion révolutionnaire et postrévolutionnaire

  • 3 Par « populisme », les auteurs se réfèrent à un mode d’administration qui instrumentalise le peuple (...)

22Avec la révolution de 1952, le parti au pouvoir (Movimiento Nacional Revolucionario, MNR) va pratiquer dans un premier temps une politique dirigée vers les défavorisés, qui définit une époque de « populisme municipal : 1952-1974 » (Blanco Cazas et Sandoval, 1993, 303). La réforme urbaine de 1954, conclue en 1974, vise à trouver une solution au problème déjà aigu du logement urbain : grande concentration de la propriété urbaine par une minorité de propriétaires face à une grande majorité de locataires souvent sans eau et sans services de base. Environ 702 hectares sont expropriés et distribués à des organisations politiques, syndicales et des associations (de locataires, d’anciens combattants, d’ouvriers, etc.). En 1956, plus de 20 000 personnes bénéficient déjà de la réforme (Cuadros Bustos, 2003, 148) et plus d’un million de mètres carrés de terres ont été redistribuées (Blanco Cazas et Sandoval, 1993, 34).

23Des archives montrent de manière plus précise ce que la municipalité révolutionnaire a cherché à faire à propos de la gestion des risques et des usages du sol entre 1953 et 1956. Elles témoignent d’une véritable volonté, souvent méconnue, de contrôle et de planification du début de la période révolutionnaire. En 1953, une lettre de la préfecture au maire de La Paz l’exhorte à construire des protections contre l’inondation de la rivière à Tembladerani, signe que les catastrophes étaient déjà d’envergure dans le secteur. En août 1954, un contrat entre la municipalité de La Paz et le gouvernement des Etats-Unis est signé en vue de « l’étude des glissements de terrain dans la ville de La Paz et ses environs ». Un géologue américain sera envoyé à La Paz et une carte géologique de la ville sera créée, comprenant l’analyse géologique des zones les plus menacées de même que l’étude des eaux souterraines et des sous-sols de la ville afin d’examiner la faisabilité de la construction de certains ouvrages publics. (Source : Boletin municipal, nº 1051, août 1954.) Cette étude reste encore une référence incontournable pour les géologues qui s’intéressent à La Paz (Dobrovolny, 1962) et notamment à l’histoire géologique de la vallée. L’importance de cette étude est souvent sous-estimée. Elle montre pourtant un réel souci de connaissance des risques par la municipalité révolutionnaire.

24Mais il y a plus. Il semble que la municipalité des débuts de la révolution ait mis en place une politique de création et de protection d’espaces verts, notamment forestiers. Le projet d’arborisation de la ladera ouest, par exemple, existait déjà depuis longtemps. Dans une archive de 1947, on constate que la municipalité souhaitait planter des arbres le long de la route reliant La Paz à El Alto, et que même à cette date ce n’était pas considéré comme une nouvelle idée. Les trous avaient déjà été faits et la préfecture attendait les arbres pour les planter, mais la municipalité n’a pas pu les acquérir pour des raisons de force majeure, repoussant encore une fois l’exécution de cette mesure. Cependant, en octobre 1954, le maire, Juan Luis Gutierrez Granier annonce « qu’il fut entrepris fermement d’entourer la ville d’espaces verts et qu’avec les plantations d’eucalyptus qui eurent lieu à Villa Pabón, Tembladerani, Villa Victoria et Killi-Killi, il y a à cette date 35 000 eucalyptus en pleine croissance surveillés de près par des équipes d’ouvriers qui les arrosent constamment jusqu’à ce que commence la saison des pluies » (Boletin municipal, nº 1054, octobre 1954).

25Ainsi, des milliers d’eucalyptus sont plantés en périphérie de la ville, y compris à Tacagua. En même temps, la municipalité émet des amendes sévères contre des personnes qui commencent à couper les arbres dans les laderas. En juin 1954, deux personnes sont condamnées à payer 20 000 Bs chacune pour avoir coupé illégalement 37 eucalyptus à El Tejar, sur dénonciation du propriétaire de l’hacienda, Francisco Loza. On les condamne également à planter entre deux et quatre arbustes pour chaque arbre coupé. Le bulletin municipal précise que le maire souhaite faire jurisprudence. On constate que non seulement des arbres commencent à être coupés de façon massive dans la ladera ouest à cette date, mais aussi que la municipalité de l’époque souhaite y répondre avec fermeté. Des amendes continuent à être administrées au cours de l’année 1954 (jusqu’à 300 000 Bs), non seulement pour la coupe illégale d’arbres, mais aussi pour des constructions non approuvées par la municipalité ou ayant modifié les plans sans autorisation.

26La même année, la réforme urbaine est promulguée par le président de la république, Victor Paz Estenssoro. Les surfaces de plus de 10 000 mètres carrés sont expropriées en vue d’être parcellisées et urbanisées par la municipalité. Celles de moins de 10 000 mètres carrés peuvent l’être par les propriétaires eux-mêmes. Le texte mentionne que cette politique s’insère dans le cadre de la révolution nationale pour régler le problème du logement des personnes défavorisées.

27En 1955, l’ordonnance municipale 189/55 de Julio Zuazo précise le champ d’application de la réforme pour La Paz : les loteadors doivent faire approuver le projet par la municipalité et niveler les terrains, construire les trottoirs et installer les services publics d’eau, d’égout et de drainage des eaux de pluie. Si le loteador (appelé ainsi dans le texte) ne veut ou ne peut pas, il doit en payer la valeur totale à la municipalité qui s’en chargera. D’autres mesures sont également prises contre le fractionnement de lots déjà approuvés par la municipalité, sur les amendes administrables, etc.

28En 1956, le maire Granier promulgue le premier « plan régulateur » de la ville et des usages du sol ; il réglemente la parcellisation et le zonage, et divise la ville en aires fonctionnelles. Les possibilités de construction y sont prévues en fonction de la qualité des sols, ce qui explique la volonté de produire une étude géologique qui puisse servir de support technique. En même temps, on crée le « Bureau d’affectation de lots urbains » (Oficina de Afectación de Lotes Urbanos) pour affecter des terrains aux pauvres dans le cadre de la réforme urbaine. Des documents de l’époque font état du problème social du logement de plus en plus aigu dans toutes les villes de Bolivie et en particulier à La Paz, où il existe des « conventillos qui hébergent dans des conditions très mauvaises plus de 200 familles prolétaires » (voir par exemple Beijaard, 1988).

29En 1957 sont promues officiellement les juntas vecinales à travers la création d’un « Conseil central des habitants ». Au moment de la fondation de la FEJUVE en 1916, elles expriment les intérêts créoles, mais la révolution les transforme, avec les commandements zonaux, en courroie de transmission de l’idéologie révolutionnaire d’un côté, et en récepteurs des aspirations populaires de l’autre (Blanco Cazas et Sandoval, 1993, 30). Le xxe siècle leur donne une place de plus en plus importante à mesure que leur nombre augmente : 14 juntas à La Paz en 1935, près de 539 en 2006.

30Les historiens s’accordent sur le fait que la municipalité perd peu à peu le contrôle de la croissance urbaine à la suite de la réforme de 1954. En effet, la croissance de la population de La Paz explose à partir de 1952-1955 en raison des difficultés de l’économie rurale, de la fin du servage et des facilités données par la révolution et la réforme urbaine à la migration vers les villes (Cuadros Bustos, 2003). La ville compte 450 000 habitants en 1965, soit une augmentation de près de 50 % (150 000 habitants) par rapport à 1950. La révolution de 1952 aura donc joué un rôle important dans la physionomie urbaine, supprimant définitivement les latifundios, permettant l’accès à la propriété pour des milliers de familles d’origine rurale et favorisant leur lutte pour l’obtention de services publics de base (Cuadros Bustos, 2003). L’amélioration de leur qualité de vie est substantielle : les migrants, même s’ils vivent dans des conditions de ségrégation et de marginalisation, sont semble-t-il mieux lotis que s’ils étaient restés à la campagne. D’un autre côté, la réforme urbaine ne permet pas de faire triompher les critères techniques du plan régulateur, laissant libre cours à la demande sociale et politique : les autorités finissent par doter les habitants de terrains dans des espaces pourtant assignés par le plan à un usage forestier (Cuadros Bustos, 2003, 162). D’un autre côté, les établissements humains sont laissés à la discrétion des habitants eux-mêmes, tant pour l’urbanisation des parcelles que pour la construction des maisons. Malgré les mesures prises entre 1953 et 1956 pour rationaliser le processus, les dotations se font de manière chaotique, y compris dans les années 1960. Pour Urquizo, la réforme urbaine s’est convertie « en outil de clientélisme politique et [d’]application discrétionnaire » (Urquizo, 2006b, 37 ; notre trad.).

31Ainsi, les années 1956-1974 semblent être celles où les laderas sont laissées à l’urbanisation non planifiée et où les migrations prennent une énorme ampleur, jusqu’à leur culmination dans les années 1980-1990.

32Les années 1960 font l’objet de tentatives pour répondre à la demande en logements à faible coût et créer des modèles d’habitat social gouvernemental. Un énorme programme d’habitat social est mis en place à El Alto (Ciudad Satélite) sous l’impulsion du « Conseil national du logement » (CONAVI). Il est destiné à des personnes de classe moyenne appauvrie et devient rapidement un modèle national. A Bolognia et San Miguel, en revanche, on construit plutôt pour la nouvelle classe moyenne liée à l’administration de l’Etat. Ces expériences plutôt réussies créent une espèce de standard fonctionnel et architectural qui est par la suite appliqué de manière beaucoup moins réfléchie, avec des parcelles de plus en plus petites et des constructions de plus en plus précaires, tout cela menant à des échecs retentissants (Urquizo, 2006a).

33Face au déficit d’infrastructures de base dans les laderas de plus en plus peuplées, la municipalité crée en 1964 la « Direction de l’action communale », qui vise à faciliter la construction d’ouvrages demandés par les habitants, grâce à la main-d’œuvre des habitants eux-mêmes et sous la direction technique de la municipalité, qui fournit matériaux et nourriture pour les ouvriers. Cela permet de donner davantage d’importance aux juntas de voisinage et de renforcer l’influence de la municipalité sur ces dernières (Cuadros Bustos, 2003, 158).

34Sur le plan de l’économie urbaine, à partir des années 1960, la base économique de la ville se restreint peu à peu et son importance économique, politique et démographique baisse dans le pays. L’industrie textile disparaît en ville et la campagne environnante reste sous-développée.

35En 1966, un vaste programme d’arborisation se met en place avec la coopération allemande (Deutsche Gesellschaft für Technische Zusammenarbeit – GTZ), reprenant une fois de plus un thème qui revenait comme un leitmotiv de la gestion municipale. Elle vise à créer une forêt d’eucalyptus dans la partie haute et finale de la ladera ouest, ce qui cette fois deviendra réalité. Les graines sont produites ou stockées à Llojeta, et toute la ladera ouest est déclarée espace forestier. On installe même des grillages à El Alto et au pied de la ladera pour éviter les invasions. L’idée originelle était, semble-t-il, de faire pousser des eucalyptus en une vingtaine d’années afin de permettre aux propriétaires de les exploiter et d’en replanter continuellement de nouveaux. Cependant, les habitants commencent à s’établir alors que les arbres sont encore petits.

36Des sources trouvées dans les archives départementales font état de la volonté de la municipalité, fin 1969, de mieux se préparer à la saison des pluies et aux urgences qui ne manqueront pas de se produire, signe que les catastrophes sont déjà nombreuses et prévisibles. Un document du 29 octobre 1969 fait état d’une sollicitation adressée par la municipalité à la préfecture, faisant suite à un ordre oral de celle-ci, afin que la préfecture l’aide à conformer les équipes d’urgence à la saison des pluies. En réponse, la préfecture fournit 10 ouvriers, un contremaître, un ingénieur, un chauffeur et des outils de travail, tout en se déclarant surprise de la nouveauté de la demande municipale. Elle ajoute que la municipalité peut de toute manière faire appel aux pompiers, à certains régiments et à d’autres institutions, mais que sa demande est opportune puisque la préparation aux urgences est nécessaire. Un document de novembre 1969 permet de prendre la mesure du nouveau dispositif qui est alors mis en place, et qui est proprement stupéfiant. Aujourd’hui, la municipalité de La Paz le considérerait comme une utopie inaccessible. Le plan s’intitule « Organisation et plan de travail du comité d’urgence pour la saison des pluies dans la ville de La Paz, du 1er décembre 1969 au 15 mars 1970 ». Plus d’une page et demie de numéros d’organisations-clés en cas d’urgence est produite, suivie du détail des responsables et de leur équipement : 3 chefs, 7 fonctionnaires du Poste des urgences, 9 groupes d’intervention avec leurs 9 chefs, disposant de 12 à 22 ouvriers chacun, ainsi que des camions et des camionnettes ; la ville est divisée en 5 zones principales « auxquelles on fournira des équipes d’urgence et des poids-lourds de manière permanente pendant la saison des pluies » : El Tejar, avec un contremaître, 20 ouvriers, un tracteur ; Tembladerani, le Nord et Orkhojahuira, avec la même dotation chacun ; Obrajes, avec 34 ouvriers, 2 contre-maîtres, un tracteur, un camion et une camionnette. Suivent des pages d’unités de la municipalité qui chacune comprennent des dizaines d’hommes, puis plusieurs pages de personnel de garde nocturne ! En tout, il s’agit de centaines d’hommes et de tonnes de matériel mobilisés pour les urgences en fonction d’une organisation qui paraît bien pensée. Si la municipalité appliquait un tel dispositif aujourd’hui, la résilience de la ville et des habitants s’en trouverait largement augmentée.

37Dans les années 1970, les migrations et la croissance modifient la morphologie urbaine. A la suite de la crise agraire dans l’Altiplano, l’exode rural augmente de manière considérable : El Alto, devenue zone industrielle depuis les années 1950 et réceptrice de migrations, passe de 95 434 habitants en 1976 à 223 239 habitants en 1985 (Hillenkamp, 2009), soit une augmentation de plus de 120 000 habitants, ou 134 %, en 9 ans. Une autoroute relie La Paz à El Alto dès 1974. C’est à ce moment-là que se développent la zona sur et les laderas est (quartiers ouvriers) et ouest (terrains pris sur des forêts et des espaces verts). Les laderas est et nord sont occupées après la ladera ouest, déjà passablement saturée, et l’urbanisation est maintenant proche d’atteindre la « partie finale » de la ladera ouest (dont on distingue les parties « basse », « centrale » et « finale »). La figure du loteador apparaît alors massivement, urbanisant les parcelles sans octroyer les conditions minimales d’équipement et d’aménagement des sols.

38A l’inverse, le grand mouvement de déplacement des classes supérieures et moyennes vers le sud amorcé dès les années 1930 (du centre-ville vers Miraflores et Sopocachi, puis dans les années 1950-1960 vers Obrajes) continue et atteint maintenant la zone sud (Cuadros Bustos, 2003, 179, graphique 62).

2.1.3. 1974-2008 : la gestion municipale face à l’urbanisation de tous les espaces possibles

39En 1974, la fin de la réforme urbaine est déclarée et en 1975, le nouveau maire, Mario Mercado, entame à son tour une tentative de planification urbaine qui durera jusqu’en 1978. Dans ce contexte de croissance urbaine, la gestion municipale de ces trois années a été qualifiée de « moderniste » (Blanco Cazas et Sandoval, 1993). L’année 1976, en particulier, marque une tentative de prise en main du destin de la ville par ses gestionnaires, armés d’une véritable volonté de planification venant combler les carences antérieures. Un consortium rassemblant des organisations françaises (BRGM, BCEOM et PCA) réalise en 1977 de grandes études topographiques, géologiques et politiques afin de proposer un « plan de développement urbain intégral » (PDU), qui est publié cette année-là. Dans la foulée, on crée l’année suivante le règlement USPA (Reglamento del Uso del Suelo y Patrones de Asentamiento), qui contient une série d’autorisations et d’interdictions pour l’usage des sols et la planification urbaine. La gestion du risque devient alors une préoccupation majeure de la municipalité (Honorable Alcaldía Municipal de La Paz, 1977). Le plan prévoit de nombreuses mesures : l’évacuation des zones rouges de la carte de constructibilité, où aucun arrangement technique n’est possible, en relogeant les populations à El Alto par exemple ; l’élimination totale des risques de catastrophe dans les autres zones grâce à l’ingénierie pour « capter et remblayer les rivières […], corriger les accidents morphologiques ou géologiques, c’est-à-dire aplanir certaines pentes et remplir les ravins ou les “pseudo-karsts” […], drainage systématique des bords de l’Altiplano […], stabilisation des pentes, etc. » (Honorable Alcaldía Municipal de La Paz, 1977, 16-17 ; notre trad.) ; la réhabilitation des zones déjà urbanisées et la construction de maisons avec des techniques adaptées, conseillant de développer l’énergie solaire et profitant du drainage des eaux souterraines pour fournir les populations en eau ; l’arborisation et le développement de la végétation ; l’interdiction des activités polluantes ou contaminantes ; et la réduction des migrations rurales grâce à une politique régionale d’agriculture et d’élevage.

40Le plan est porteur d’une vision complète des risques et des solutions potentielles. L’idée du plan est également de faire d’El Alto la zone d’expansion urbaine de La Paz, dotée d’une infrastructure économique moderne, de postes de travail, de services et d’infrastructures, à la fois autonome et bien reliée à La Paz. Cependant, on a reproché au plan tantôt de vouloir maintenir la ségrégation en faisant d’El Alto une ville autonome concentrant les industries et les populations indigènes (Cuadros Bustos, 2003, 183), tantôt d’aboutir à ce résultat (Urquizo, 2006b). Il semblerait que la ségrégation et la séparation entre deux villes, l’une indigène et métisse pauvre, l’autre riche, aient été pensées comme telles dès le début (Calderon, in Blanco Cazas et Sandoval, 1993, 41.)

41Cependant, la profondeur du diagnostic social concernant les laderas et la volonté de prévoir de nouvelles urbanisations ou de réhabiliter celles qui peuvent l’être dans les laderas démentent les critiques trop simplistes. De toute manière, les plans et règlements de la municipalité établis par le BRGM ne furent jamais appliqués, notamment en raison de la crise économique à partir de la fin des années 1970 qui provoqua le décrochement entre la décroissance du PIB de la ville et la croissance explosive de la population (Urquizo, 2006b, 38). En conséquence, la municipalité n’insista pas pour réaliser, dans un contexte de crise, un plan conçu en période de relative opulence due à l’augmentation des prix des matières premières. Elle passa à une phase dite « populiste », faisant fi de la planification.

42Les deux erreurs de prospective du plan sont, d’une part, la croissance démographique supérieure aux prévisions et, de l’autre, la croissance du PIB municipal qui, en réalité, a brutalement chuté. Le PDU souligne cette incapacité, qui laisse libre cours à l’installation dans les laderas inaptes à la construction (GMLP, 2002). En conséquence, les laderas ouest et nord subissent dans les années 1970 une urbanisation sauvage, avec des « invasions », tandis que la ladera est voit arriver la classe moyenne. Au centre-ville, le secteur informel croît de manière continuelle. Quant à El Alto, elle ne cesse de grandir et une mairie déconcentrée y est ouverte en 1970.

43Les années 1970 marquent également l’apparition de glissements de terrain périodiques dans de nombreuses laderas consécutifs à l’occupation et l’urbanisation de ces espaces : glissements à Villa Armonia, Miraflores, Santa Barbara et Obrajes, inondations des rivières Irpavi et Achumani, etc. (Red Hábitat, 2007b, 11). Dans le même temps, de nombreux ouvrages de protection sont réalisés (terrassements, etc.).

44En 1979, les modernistes laissent la place à Raúl Salmón de la Barra, très populaire, qui pratique une gestion qualifiée de populiste (Blanco Cazas et Sandoval, 1993) et survivra à quatre changements de président de la république. Après lui, la gestion municipale, tout comme la gestion nationale, entre en crise économique et politique aigue de 1982 à 1985.

  • 4 Toutefois, la fin du néolibéralisme avec l’arrivée d’Evo Morales au pouvoir en 2006 n’a pas eu, sem (...)

45En 1985, le retour à la démocratie en Bolivie s’accompagne de l’imposition d’une nouvelle politique économique, fondée sur un ajustement structurel brutal et un nouveau cycle néolibéral qui durera vingt ans4, mettant fin au modèle étatiste de la révolution de 1952. Au niveau institutionnel municipal, la démocratisation et la décentralisation se développent.

46A partir de 1985, le maire et les conseillers sont élus au suffrage universel (au lieu d’être nommés par le président de la République et de servir seulement de médiateurs entre l’Etat central et ses administrés), et la municipalité se voit préciser ses fonctions et ses attributions, prélude aux lois de décentralisation et de participation populaire de 1994 qui consolident l’autonomie et la démocratisation municipales. En 1995 est votée la loi sur les limites municipales ainsi que sur la division en districts, aboutissant à la création de 21 districts à La Paz, regroupés en 6 macrodistricts urbains autour de mairies déconcentrées (subalcaldías). En conséquence, la municipalité se voit dotée de nouvelles responsabilités, notamment la santé, d’où la création de 10 centres de santé dans la ladera ouest au cours des années 1990.

47Ce mouvement de décentralisation favorise l’apparition d’une « société civile forte », distincte du mouvement syndical, plus fragmentée et tournée vers des revendications ethniques, civiques, des femmes, des jeunes, de voisinage, etc. (Blanco Cazas et Sandoval, 1993). Au niveau économique, la maîtrise de l’inflation permet de renforcer les finances municipales, tout en privatisant une série de services publics (gestion des déchets solides, gestion de l’eau, etc.) et en rationalisant la gestion du personnel. Cela favorise un renforcement institutionnel important de la municipalité, qui culminera ensuite avec la longue administration de Juan del Granado (2000-2010). Au niveau politique, Blanco et Sandoval identifient trois tendances de la gestion pendant la période : moderniste, populiste et culturaliste (revendiquant une identité culturelle).

48D’un autre côté, l’économie urbaine et populaire se détériore énormément dans les années 1980, « décennie perdue » pour toute l’Amérique latine. Comme le rappelle Demoraes, « la production agricole bolivienne a chuté de 11 %, les exportations de 25 %, et l’hyperinflation a atteint un indice cumulé de 22 000 % de 1982 à 1985 […]. Ces éléments permettent de comprendre que les indices économiques de la métropole n’aient pas atteint les valeurs escomptées. Dans ce contexte de crise, la Bolivie a connu un taux de migration vers les villes très élevé » (Demoraes, 1998, 39).

49Avec le triomphe du néolibéralisme et les pertes d’emploi massives après 1985 (fermeture des mines, etc.) commence une stabilisation macroéconomique au prix d’une crise microéconomique permanente, aboutissant à l’explosion de l’économie informelle. L’économie formelle de La Paz ne survit que grâce aux services gouvernementaux qui représentent toujours une source économique importante. Le néolibéralisme produit des effets énormes, basculant l’économie vers l’informel. L’économie urbaine se désindustrialise alors et devient tertiaire, mais un tertiaire informel et de subsistance. En 2001, près des trois quarts des emplois se trouvent dans ce secteur (environ 25 % dans le secondaire et 2 % dans le primaire). Parallèlement, dans le département, on ne fournit aucune aide à l’agriculture et à l’élevage. La « nouvelle politique économique » (NPE) du gouvernement bolivien de même que les politiques antérieures (surtout depuis Banzer, 1971-1978) ont complètement délaissé les zones rurales du département de La Paz, provoquant leur paupérisation et conséquemment un exode rural massif de l’Altiplano vers La Paz et El Alto. Depuis 1952, les pourcentages de populations en zones urbaine et rurale se sont inversés : 65/35 en faveur des campagnes en 1952, contre 65/35 en faveur des villes en 2001. Les populations de l’Altiplano ont constamment diminué au profit de la province Murillo elle-même (La Paz et ses proches environs).

50Les années 1980 marquent aussi une nouvelle inflexion dans la politique municipale relative aux laderas. Dès 1978-1980, les « plans de remodelages urbains » légalisent les établissements humains spontanés dans les laderas, où ils définissent des usages des sols et un programme d’équipements, permettant d’accéder aux services de base (Cuadros Bustos, 2003, 191). La municipalité commence alors à tenter de faire appliquer les règlements concernant l’organisation des zones urbanisées (pas de rues de moins de 3 mètres de large ; pourcentage minimal d’espaces d’équipements, d’espaces verts et de chaussées, etc.). Mais les droits de propriété des espaces publics sont rarement transférés à la municipalité, ce qui permet à des individus de les réclamer et de revendiquer un droit de propriété, surtout après la canalisation des rivières.

51La politique n’obéit plus alors à de grands objectifs de développement ou à la planification (malgré l’existence d’un « plan vert » entre 1989 et 1997) mais plutôt à des circonstances pragmatiques et au populisme. Toutefois, la priorité budgétaire accordée aux zones déjà favorisées (centre et zone sud) se maintient, accentuant les contrastes et la ségrégation sociospatiale. En 1987, un projet de renforcement municipal, financé par la Banque mondiale, prévoit le financement d’interventions sectorielles dans la ville, qui comprennent la prévention des risques. D’autres projets voient le jour dans les années 1990, mais leur impact effectif reste limité.

52De nombreuses catastrophes se produisent au cours des années 1980 et 1990 : des glissements de terrain et des inondations répétées causent de lourdes pertes humaines (dizaines de morts) et matérielles. Le point culminant est peut-être atteint lors de la catastrophe du 19 février 2002. Ces deux décennies correspondent également au pic des migrations en provenance de l’Altiplano, tant à La Paz qu’à El Alto, l’agglomération passant de 635 000 habitants en 1976 à 1 730 000 en 2001 (Cuadros Bustos, 2003, 225). Cela est dû à la crise de l’économie rurale, notamment dans les provinces autour de La Paz, et aux mesures d’ajustement structurel prises à partir de 1985, poussant paysans et ouvriers vers les villes. En conséquence, les laderas de La Paz finissent par être totalement occupées, notamment la ladera ouest qui fait alors la jonction du bâti avec El Alto. Entre 1985 et 1999, le taux de croissance de cette ville dépasse les 9 %, alors que seulement 7 à 9 % du budget de La Paz est investi à El Alto aux meilleurs moments. Elle se voit donc dotée d’une mairie séparée en 1985, puis est érigée au rang de ville en 1988. Pourtant, son autonomie administrative n’est accompagnée de l’autonomie financière qu’en 1994, preuve selon Franqueville du cynisme de la manœuvre pour La Paz (Franqueville, cité dans Demoraes, 1998, 37).

  • 5 Ordenanzas Municipales G.M.L.P. nº 500/2009 et nº 070/2010.

53Les années 2000 à La Paz marquent une période de renforcement des évolutions antérieures, nettement dominée par la gestion municipale pragmatique de Juan del Granado, qui régularise et consolide de nombreux quartiers des laderas, actualise le règlement d’usage des sols5, rétablit la stabilité politique et économique de la municipalité et réalise un certain nombre de grands travaux et projets municipaux. La gestion des risques se base sur des mesures techniques comme la canalisation des rivières, les murs de contention, les gabions, etc., et néglige les aspects non structurels et la planification. Les catastrophes petites et moyennes sont maintenant annuelles à La Paz, mais elles passent relativement inaperçues.

2.2. Histoire de la ladera ouest

2.2.1. Le problème foncier, ou le passage d’une logique de possession à une logique de propriété

54Pendant des siècles, les premiers habitants de la ladera ouest de La Paz sont des indigènes organisés en ayllus. Le territoire est nettement agraire, les comunarios pratiquant l’agriculture et l’élevage à petite échelle : « [Les Espagnols ont laissé ces terrains] aux communautés indigènes. […] Parce qu’il était difficile de les utiliser pour semer, parce qu’ils étaient traversés de milliers de rivières. Donc c’étaient de petits espaces de terrain que les indigènes cultivaient alors de manière, disons, archaïque » (responsable de la planification à Cotahuma).

55Comunario désigne un résident d’une communauté agraire soumis aux normes de cette communauté6. Il ne renvoie pas à la jouissance d’un titre de propriété, ce qui correspond bien au régime juridico-économique qui existait : celui de la possession. Une partie de la ladera ouest est alors cultivée, et une autre probablement laissée intacte, comme le montre l’absence relative de végétation et d’aménagements humains sur le haut de la ladera, visible sur les photos du début du xxe siècle (photo 24).

56A partir de la colonisation, les ayllus sont regroupés à l’intérieur des grandes paroisses existantes, et les paysans soumis au tribut. La ladera ouest se retrouve alors dans le ressort de la paroisse de San Pedro. Du xvie au xviiie siècle, on trouve mention d’une division des ayllus en deux « partialités », l’une supérieure et l’autre inférieure (Barragán, 1990). Les ayllus de Primer Collana, Segundo Collana et peut-être Ma-Collana font partie de la « partialité » supérieure et correspondent à une portion du district 5 actuel (notamment les zones de San Juan Tembladerani). Les sources documentaires indiquent une distinction entre « originaires » et « agrégés », certains sans terre, signe que dès l’époque coloniale des paysans migrants viennent s’installer là (Barragán 1990).

57Parallèlement à ces communautés, on trouve dans la ladera ouest, depuis la période coloniale, des haciendas et estancias tendant à déposséder les ayllus de terres communautaires, surtout après la répression de la rébellion de Tupac Katari en 1781, qui a permis à ces haciendas de se consolider (Barragán 1990). On y trouve des yanaconas, indigènes soumis au tribut et y travaillant. Ainsi, deux structures agraires coexistent jusqu’à la fin du xixe siècle, celle des communautés et celle des haciendas (Barragán, 1990).

58Les haciendas ont existé dès la colonie, notamment dans la zone sud, mais elles se développent davantage au xixe siècle. A San Pedro, il ne s’agit généralement pas de grandes extensions de terres, mais de petites haciendas ou exploitations familiales pénétrant peu à peu dans les territoires encore communautaires, après la législation républicaine de la période 1860-1874 mentionnée précédemment. A la fin du xixe siècle, les ayllus ont disparu (Barragán, 1990). En conséquence, on passe d’un total de 84 propriétés dans le ressort de la paroisse de San Pedro en 1881 à 627 en 1895, produit de cette fragmentation de la propriété de la terre (Barragán, 1990). Il est intéressant de constater que 73 % des terres de San Pedro appartiennent à des « indigènes » à cette date, contre seulement 23 % à des « citoyens ». D’un autre côté, Barragán interprète cela comme la pénétration de populations non indigènes dans un territoire autrefois exclusivement « indien » (Barragán, 1990). Même les propriétés des « citoyens » étaient d’extension réduite, généralement moins d’un hectare. Enfin, 80 % des propriétaires de San Pedro possédaient seulement 1,6 % des terres, alors que 20 % en possédaient 98 %, signe d’une très grande inégalité.

59A La Paz on trouvait de grandes haciendas comme celles d’El Tejar (ladera ouest, macrodistrict 2), de Kupini et d’autres, mais dans la ladera ouest la pénétration des haciendas était moins rapide qu’ailleurs, et des communautés indigènes très anciennes y demeuraient.

60Des recherches documentaires dans les archives attestent de manière fragmentaire ce passage crucial d’une logique de possession communautaire à une logique de propriété privée. Il s’agit là d’une des toutes premières conditions de possibilités d’un établissement humain frénétique et chaotique dans la ladera au second xxe siècle. Par exemple, un document de 1885 (padrones de revisitas) témoigne d’une tentative des autorités de recenser toutes les propriétés de la paroisse de San Pedro. On ne considère plus les haciendas et les ayllus en tant que tels, mais l’on cherche à recenser chaque lopin de terre, propriété par propriété. Ce document est établi au moment même où l’Etat oblige au changement de régime de la possession vers la propriété privée. Il révèle qu’un juriste est mandaté pour expliquer aux indigènes analphabètes vivant encore en communauté quels sont les avantages de la propriété, les incitant – les contraignant probablement – à délimiter précisément leurs parcelles afin d’émettre les titres de propriété correspondants. Les indigènes semblent incommodés par le changement étant donné l’impossibilité de diviser les lots en parts égales et le flou des délimitations, preuve qu’il s’agit encore d’espaces gérés collectivement. Les paysans minimisent alors le problème en adjugeant les terres en propriété indivise, avec des droits égaux pour chacun. Après cela, le juriste procède tout de même à la mesure exacte des surfaces en vue de l’émission des titres et de la taxation correspondante.

61Dix ans plus tard, un nouveau recensement est réalisé (padrón de revisitas de 1895). On constate que beaucoup d’« indigènes » possèdent une sayaña (lopin de terre librement administré) dans différentes communautés de la paroisse de San Pedro, qui comprend également des haciendas. On retrouve la trace d’individus ayant reçu leurs titres de propriété lors du recensement de 1885, ainsi que de nouvelles inscriptions de sayañas, notamment dans un ayllu maintenant sous le régime de la propriété.

62Parfois, les limites entre sayañas ne sont pas bien définies. On est véritablement à la charnière entre un système de possession qui n’a pas complètement disparu et un système de propriété formellement déjà là. D’une manière générale, on constate que plusieurs terrains d’indigènes acquis en indivision mesurent 3,55 hectares ou 1,77 hectare, révélant la parcellisation.

63En 1929, le « registre des terres d’origine » de la communauté Collana de San Pedro recense encore 15 « originaires » et 28 « agrégés », qui tous paient une contribution annuelle. Collana et 2º Collana sont maintenant définitivement mentionnés comme des « communautés » et plus comme des ayllus, tandis que Llojeta et Inca Llojeta apparaissent encore comme tels – plus tard, ils figureront comme des haciendas.

64En 1934, le recensement des communautés fait mention du nombre de colonos (paysans travaillant dans les haciendas) : 19 à Inca Llojeta, 15 à Chamuco (probablement l’actuel quartier de Pasankery), 9 à Primer Collana, 13 à Segundo Collana et 1 à Macollana. Cela semble montrer une nette progression des haciendas et du travail servile, y compris à Collana, un des ayllus indigènes historiques de La Paz.

2.2.2. 1950-1970 : réforme urbaine, invasions et urbanisations pirates

La réforme agraire et urbaine dans les ex-haciendas

65Avec les réformes agraire et urbaine, les propriétaires de terrains de plus d’un hectare sont expropriés et les terrains distribués à des groupes de classe populaire. Les quelques haciendas de la ladera ouest sont rapidement affectées. En ce qui concerne la ladera « périphérique » (actuel macrodistrict 3), il semble que le nombre d’haciendas est plus important. Le « patron » Simon Bedoya possédait une hacienda de taille importante, notamment à Achachicala où il avait des poules pondeuses donnant entre 300et 400 œufs par jour, des moutons, des vaches laitières et des cochons. En 1962, il est forcé de céder ses terrains à ses anciens colonos à raison de 1000 mètres carrés par personne, ce qui permet le peuplement de ce territoire. Dans le secteur de l’actuelle junta de Vino Tinto, en revanche, on met la pression sur Bedoya pour qu’il parcellise lui-même sa propriété. A Munaypata (située à côté du bois de Pura Pura, au bout de la ladera ouest), le Dr Jorge Suazo, grand-père du président Hernán Siles Zuazo, possédait une hacienda comprenant des vaches laitières, d’autres animaux et des cultures. L’hacienda est démantelée lorsqu’elle se trouve entre les mains d’Estanislao Suazo, probablement l’héritier de Siles Zuazo.

  • 7 Auteur du chef-d’œuvre Raza de Bronze. Les exemples d’ex-patrons d’haciendas dans les laderas de La (...)

66A côté de l’hacienda des Loza (actuelles zones de La Portada, Koa Koa, Alto Mariscal Santa Cruz, etc.), une hacienda appartenait au fameux écrivain Alcides Arguedas7, puis à sa fille Estela. A la suite de la révolution de 1952, des groupes de « locataires » (inquilinos) s’établissent peu à peu tout autour de l’hacienda et demandent l’expropriation à la municipalité. Estela Arguedas est expropriée en 1961. En février 1962, la municipalité inscrit 847 522 mètres carrés de terrains à son propre nom et dote 100 familles du syndicat des ex-locataires de lots d’environ 200 mètres carrés (20 215 mètres carrés en tout), accompagnés de titres de propriété. Les bénéficiaires doivent acheter leurs lots à raison de 1000 Bs par mètre carré. Le maire, Angel Gomez Garcia, distribue en personne le premier lot, suivi par le chef de la commanderie départementale du MNR, Armando Bascopé. A partir de ce moment-là, la zone se peuple peu à peu.

67En ce qui concerne la partie sud de la ladera ouest, deux haciendas attirent l’attention. Il s’agit de celle d’Inca Llojeta (actuel district 4) et d’El Tejar (actuel macrodistrict 2). La première comportait en réalité deux haciendas de 12 et 158 hectares, appartenant chacune à un propriétaire. Les archives de l’Institut national de réforme agraire (INRA) montrent qu’en 1962 l’essentiel des terres non cultivées furent attribuées à d’ex-paysans asservis, dont certains avaient vécu et travaillé là depuis cinquante à soixante ans, et que d’autres parcelles furent laissées comme espaces de rivières, chemins, cimetière et pâturages d’usage commun pour les paysans. C’est ainsi que Llojeta est divisé en parcelles et urbanisé. En 1988, la junta de voisinage sollicite la planimétrie, qui est approuvée le 23 décembre 1998 par le maire, Germán Monrroy Chazarreta, puis « gelée » par son successeur un an plus tard, très probablement pour irrégularité. La zone est ensuite considérée par le programme ARCO en 2004, puis approuvée malgré d’énormes restrictions en raison de risques de catastrophe nécessitant des interventions techniques très importantes.

68La seconde hacienda, appelée El Tejar, était dirigée par un grand propriétaire terrien, Francisco Loza, héritier d’une famille fière de ses origines espagnoles et capable de faire remonter sa généalogie jusqu’à son ancêtre du xvie siècle, Don Lorenzo de Avila y Carvajal, Espagnol envoyé à La Paz pour y devenir gouverneur. Au xxe siècle, la famille possédait plusieurs haciendas rurales et deux haciendas dans les laderas de La Paz, l’une à Kupini (ladera est, zone à haut risque de catastrophe) et l’autre dans la ladera ouest, à El Tejar, dans l’actuel macrodistrict 2 de Max Paredes, limitrophe de Faro Murillo et la partie haute de Villa Nuevo Potosi (district 5) et situé également en zone à risque. En 1952, l’hacienda d’El Tejar était de loin la plus grande de la ladera ouest (excepté Llojeta), avec une superficie totale de 140 hectares. Des colonos ainsi que des comunarios y travaillaient la terre pour le « patron » (Maria Loza, puis son fils Francisco), cultivant notamment des pommes de terre et de l’orge. La zone qui correspond à l’actuelle junta d’El Tejar était boisée et ne comportait qu’un seul chemin par lequel on menait les vaches à l’abattoir. A la suite de la réforme urbaine, la municipalité expropria 450 000 mètres carrés en 1957, inscrits au bureau des Derechos Reales en 1959. Le reste de la propriété fut vendu directement par la famille Loza elle-même. A partir de là, la situation juridique devint complexe. Sur une partie du terrain exproprié, la parcellisation et l’établissement en zone à risque furent organisés directement par la municipalité. Au début des années 1980, de nombreux voisins s’y étaient déjà établis (à titre d’exemple, la junta d’El Tejar fut fondée en mai 1980 par 25 voisins), essayant de régulariser et de clarifier leur situation juridique. Cependant, il restait encore des espaces à urbaniser, également objets de conflits autour du droit de propriété. Tout cela aboutit à une nouvelle ordonnance municipale d’expropriation en 1983, couvrant cette fois l’intégralité de la surface de l’ex-hacienda (ordonnance 185/83 de Mario Sangines Ugarte). Les terrains furent alors consolidés en faveur de leurs possesseurs, qui durent payer le prix de l’expropriation. En ce qui concerne le reste des surfaces (« les établissements dans des aires non constructibles – espaces verts, forestiers, voies urbaines, équipement, etc. »), l’ordonnance annonçait qu’elles seraient étudiées au cas par cas (ibid.). Finalement, Francisco Loza saisit la justice contre la municipalité et le litige alla jusqu’à la Cour suprême de Bolivie, qui donna raison au plaignant (décision de protection constitutionnelle du 16 avril 1987), garantissant ex post les ventes de terrain réalisées.

69Le processus de parcellisation d’autres parties de l’ex-hacienda El Tejar est encore plus complexe et surprenant. Il est décrit dans le détail ailleurs (Nathan, 2010).

Invasions et urbanisations pirates

70Dans le cadre de la réforme urbaine, la municipalité a souvent exproprié elle-même puis vendu les terrains aux futurs habitants, parfois dans un chaos administratif propice aux abus. Certains terrains étaient purement et simplement « envahis », c’est-à-dire occupés de facto par un certain nombre d’habitants décidés à construire à cet endroit. C’est ce qui s’est passé par exemple dans le secteur de l’actuelle avenue Segundo Bascones, toujours dans l’ex-hacienda El Tejar. Un habitant de longue date explique que « d’autres personnes venaient et se saisissaient d’endroits et construisaient leurs maisons ; seulement quelques-uns achetaient des terrains légalement » (source : GMLP, Historia de mi barrio : El Tejar, non publié).

71Des entreprises ne furent pas non plus étrangères à l’accaparement de terrains qu’elles attribuèrent à leurs travailleurs.

72Un habitant de longue date d’Alto Tacagua raconte même que les soldats de la révolution facilitaient l’accaparement de terres et qu’à ce moment-là, les plus rusés obtinrent rapidement de grandes quantités de terrain. Cependant, même dans les cas où les propriétaires réussissaient à consolider leur droit de propriété et que les opérations de cession des terrains étaient officielles, les nouveaux lotissements n’en étaient pas pour autant totalement légaux puisqu’ils devaient encore obtenir les plans cadastraux (la planimétrie). Ce processus pouvait prendre des décennies de luttes incessantes de la part des habitants. En conséquence, on peut tout de même parler d’urbanisations pirates, où les services publics et l’occupation du sol ne sont pas légaux et où, conséquemment, les habitants sont obligés de détourner biens et services (le réseau électrique, l’occupation des sols) ou d’obtenir la couverture en services publics de manière informelle afin de satisfaire leurs besoins vitaux.

73Dans le cas du district 5, il s’agissait du même processus même s’il n’émanait pas de la parcellisation de grandes haciendas. Les habitants achetaient généralement leurs terrains à des loteadors qui ne se préoccupaient pas d’obtenir l’inscription cadastrale de la zone qu’ils parcellisaient. Dans certains cas, il s’agissait aussi d’invasions d’une propriété privée (comme à Cotahuma) ou publique, ou en litige, comme dans le cas de certaines zones boisées par exemple.

74L’invasion d’une zone boisée pouvait se faire par un groupe organisé qui construisait rapidement une série de maisons en pisé à l’intérieur même du bois (photo 20), chaque propriétaire se chargeant de couper les arbres les uns après les autres, comme le rappellent certains habitants de longue date.

Photo 20 – Exemple d’invasion d’une zone boisée (photo ancienne)

Photo 20 – Exemple d’invasion d’une zone boisée (photo ancienne)

75Le processus menant à une urbanisation pirate prit la forme d’invasions de terrains, de parcellisation progressive par des loteadors, d’accaparement de terres ou de cessions par l’Etat (cas des pensionnés de guerre de Pasankery) ou la municipalité (cas de cessions pendant la réforme urbaine). Il semble que la partie finale de la ladera, peuplée à partir des années 1980, ait été propice aux invasions. Dans ce cas, un groupe d’acheteurs potentiels (association de locataires ou d’adjudicataires) s’organisait pour occuper un terrain encore nu (photo 21), mettant les propriétaires réels ou supposés devant le fait accompli, puis pour régulariser dès que possible le droit de propriété. L’invasion pouvait se faire très rapidement lorsque c’était nécessaire, ou bien progressivement au fur et à mesure que des personnes intéressées s’agrégeaient au groupe des « envahisseurs ». Il est intéressant de constater qu’il ne s’agissait pas de paysans provenant directement de leurs provinces. Il existait une étape intermédiaire où les migrants arrivaient à La Paz ou à El Alto et y louaient un bien immobilier, ou encore travaillaient dans une famille en tant que domestiques (cela concerne essentiellement les jeunes femmes). Certains étaient également membres des classes populaires de La Paz même. Ces locataires – les témoignages récoltés montrent qu’il s’agissait souvent de couples récemment formés cherchant à fonder un foyer, ou d’hommes cherchant à s’émanciper du foyer de leurs parents – vivant déjà en ville se mettaient en quête d’un terrain bon marché et venaient alors gonfler les rangs des associations de locataires ou d’adjudicataires. Généralement, une junta de voisinage ne tardait pas à se constituer et élisait un directoire qui comprenait souvent les habitants qui avaient déjà pris la tête du processus d’adjudication. Parfois, ce sont les présidents de junta eux-mêmes qui parcellisaient les terrains, éventuellement en « s’arrangeant » avec les propriétaires ou ceux qui revendiquaient la propriété originelle du sol, ou avec les autorités municipales.

76Ces arrangements plus ou mois légaux ou occultes donnaient lieu dans la plupart des cas à des conflits autour de la propriété privée du sol, entre voisins, municipalité et propriétaires réels ou supposés. Les cas ne manquaient pas où 3 ou 4 personnes revendiquaient la propriété des mêmes parcelles, exigeant un paiement de la part des habitants. De nombreux habitants s’étant établis sur des terrains municipaux ont pu consolider leur droit de propriété en réalisant une procédure d’usucapion contre la municipalité. Dans d’autres cas, les conflits ont subsisté jusqu’à aujourd’hui. En réalité, chaque propriétaire de parcelle était dans une situation juridique particulière, dont la solution nécessitait un règlement spécifique.

Photo 21 – Des habitants trinquent sur ce qui constitue probablement leur futur terrain à bâtir

Photo 21 – Des habitants trinquent sur ce qui constitue probablement leur futur terrain à bâtir

Le terrain, totalement nu, semble avoir été aménagé. Au fond, on observe un lotissement existant, composé de maisons en pisé, ainsi qu’une forêt d’eucalyptus non encore déboisée. (Photo cédée par un habitant de Phajchani.)

77Tout cela marqua le début de l’organisation de voisinage, qui n’aura de cesse de réclamer des améliorations de la part des autorités : la reconnaissance légale à travers la planimétrie, les services publics, la régularisation du droit de propriété, etc. Comme il s’agissait là d’un processus long, et que les nécessités de base des voisins ne pouvaient évidemment pas attendre, ceux-ci commencèrent dans presque tous les cas à organiser leur communauté de manière autogérée, transformant l’espace pour le rendre habitable : déforestation, aplanissement, ouverture de chemins ou de routes, création d’ouvrages par les habitants eux-mêmes (ponts et chemins de fortune, murs et canalisations, escaliers, etc.), création de coopératives d’eau et parfois de systèmes d’égout artisanaux, etc. La Direction de l’action communale de la municipalité facilita dès 1964 ces travaux de voisinage, même dans des zones où la planimétrie n’avait pas été reconnue. Les photos 22 donnent une idée de l’ambiance de travail communautaire lors de cette conquête de la ladera.

Photos 22 – Aperçu de l’« action communale » à Tembladerani dans les années 1960

Photos 22 – Aperçu de l’« action communale » à Tembladerani dans les années 1960

Source : Eglise de Maria Reina.

78Grâce à ces efforts des habitants eux-mêmes, parfois secondés par la municipalité, les quartiers de la ladera ouest s’améliorèrent peu à peu, jusqu’à leur consolidation définitive dans les années 1980 et 1990.

2.2.3. 1980-2000 : la consolidation

79On a vu que dès 1978, certaines zones de la ladera ouest obtinrent la planimétrie. Les années 1980 et 1990 connurent plusieurs vagues de régularisations de ce type par la municipalité. Plus de la moitié des zones d’étude furent régularisées dans les années 1980. En 1993, toute une série de zones furent reconnues. En même temps que la ladera ouest s’urbanisait et que les zones se consolidaient, du côté de la municipalité le processus de décentralisation suivait son cours : la mairie du macrodistrict de Cotahuma fut fondée le 14 juin 1990 ; en 1995 les districts furent créés et les limites entre juntas précisées. L’association communautaire du district 5 fut créée en 1996. Le processus d’amélioration des quartiers se canalisa alors à travers les mécanismes de la participation populaire, affectant des budgets croissants aux juntas de voisinage, administrés par la mairie de Cotahuma.

80A partir du début des années 2000, le programme Barrios de Verdad continua de manière spectaculaire le processus d’inclusion de plusieurs zones de la ladera ouest dans le système urbain, clarifiant les droits de propriété et attribuant plusieurs centaines de milliers de dollars à l’amélioration de chaque zone bénéficiaire. En 2009, seule une minorité de zones ne disposait pas de la planimétrie.

2.2.4. Les transformations physiques dans la ladera au xxe siècle

81Afin de mieux saisir les étapes et les processus d’urbanisation en zone exposée aux aléas naturels (ladera ouest), nous nous intéresserons ici aux transformations physiques qui ont eu lieu dans la ladera au xxe siècle, c’est-à-dire à l’évolution du couvert végétal, de l’occupation des sols et de l’urbanisation. Nous nous appuierons pour ce faire sur une série de photos aériennes prises par l’armée de l’air bolivienne entre 1938 et 1996, sur des photos de la ladera glanées çà-et-là montrant généralement la ladera en arrière-fond car elles furent prises pour d’autres raisons, sur un indice de déforestation généré pour cette recherche, sur les témoignages d’habitants de longue date ainsi que sur divers documents (cartes, archives, etc.).

82Au début du xxe siècle, la ladera ouest n’était pas urbanisée et n’était occupée que par quelques paysans cultivant la terre ou pratiquant l’élevage pour eux-mêmes ou pour un propriétaire terrien. La photo 23 montre qu’en 1910, un espace relativement proche du centre-ville, situé en aval de l’avenue Buenos Aires – qui délimite à peu près le pied de la ladera aujourd’hui –, était encore rural, servant pour l’agriculture ainsi que d’espace de divertissement pour les « journées de campagne » de la bourgeoisie locale.

Photo 23 – Journée de campagne à Alto San Pedro en 1910

Photo 23 – Journée de campagne à Alto San Pedro en 1910

Source : GMLP (1998).

83Durant toute la première moitié du xxe siècle, peu de surfaces de la ladera étaient couvertes de végétation.

Photo 24 – Procession de la paroisse Maria Reina, le 12 novembre 1964

Photo 24 – Procession de la paroisse Maria Reina, le 12 novembre 1964

On voit au fond la ladera ouest quasiment sans végétation.

Source : Eglise de Maria Reina.

Photo 25 – Au fond, la ladera ouest en août 1970

Photo 25 – Au fond, la ladera ouest en août 1970

Source : un habitant.

84Les photos 24 et 25 montrent que des collines étaient encore quasiment sans végétation à la fin des années 1960, certains endroits comportant des arbres de manière sporadique. Elles sont en cela comparables à l’état actuel de certaines collines avoisinantes non encore urbanisées. Dans les années 1950 encore, la ladera ouest était utilisée pour les célébrations du 6 août (fête nationale) ou du 16 juillet (fête de La Paz). Les organisateurs y inscrivaient des messages en lettres de feu, visibles depuis le centre-ville. Cependant, une photo de 1955 d’un secteur de Villa Nuevo Potosi montre que des arbres et arbustes y existaient (probablement dans la partie basse) : sur la figure 5, on voit des travaux liés à la construction d’un centre social de voisinage entouré d’eucalyptus.

Figure 5 – Extrait du bulletin municipal de La Paz, nº 1064, année lv, août 1955

Figure 5 – Extrait du bulletin municipal de La Paz, nº 1064, année lv, août 1955

85Les photos aériennes 26 à 28 offrent un aperçu des usages des sols entre 1938 et 1996.

Photos 26 – Vue aérienne de la ladera ouest en 1938, 1966 et 1972

Photos 26 – Vue aérienne de la ladera ouest en 1938, 1966 et 1972

Source : Forces aériennes boliviennes.

Photos 27 – Vue aérienne de la ladera ouest en 1975, 1977 et 1980

Photos 27 – Vue aérienne de la ladera ouest en 1975, 1977 et 1980

Source : Forces aériennes boliviennes.

Photos 28 – Vue aérienne de la ladera ouest en 1987, 1992 et 1996

Photos 28 – Vue aérienne de la ladera ouest en 1987, 1992 et 1996

Source : Forces aériennes boliviennes.

86Voici une chronologie sommaire des principales transformations constatées sur les photos 26 à 28.

  • 1938 : la ladera ouest semble vide, sans végétation, avec des champs dans la partie basse et centrale.

  • 1966 : la ladera ne comporte encore que très peu d’arbres. Il se trouve que le plan d’arborisation de la municipalité avec l’agence de coopération allemande GTZ date justement de 1966. Les plantations d’arbres ont probablement commencé peu après la prise de cette photo. On observe davantage de champs au sud qu’en 1938, et une progression importante de l’urbanisation. On constate également l’urbanisation de Ciudad Satellite (El Alto) et la présence de quelques groupes d’arbres qui n’existaient pas en 1938. On peut faire l’hypothèse qu’avec la croissance urbaine, les franges rurales encore situées à Alto San Pedro sont « remontées » plus haut dans la ladera.

  • 1972 : des alvéoles montrant un schéma d’arborisation récente sont visibles au-dessus du stade Bolivar.

  • 1975-1977 : la partie finale de la ladera est nettement arborisée, à la limite avec El Alto, ainsi qu’une fraction de la partie haute de la ladera. Cela correspond aux quartiers d’Alto Tacagua, San Juan Tembladerani, Cotahuma, Pasankery, etc., soit une grande partie des districts 4 et 5.

  • 1980 : les arbres sont nettement plus grands, ce qui confirme qu’il s’agit bien d’eucalyptus, seuls capables de croître aussi rapidement. L’urbanisation a peu progressé depuis 1977 et laisse intacte toute cette frange « verte ». Une carte de l’Institut géographico-militaire de 1981 montre que seules certaines zones étaient déjà densément peuplées, comme Faro Murillo, Villa Nuevo Potosi (seulement sur la partie haute de la ladera) et une partie d’Alto Tacagua (sans opérer la jonction avec El Alto). L’établissement humain d’une des zones d’Alto Tacagua date justement de 1980. Ces « urbanisations » ont une forme pointue dirigée vers le haut comme si elles cherchaient à s’étirer en amont pour coloniser le haut de la ladera. Cependant, presque toute la partie finale de la ladera est encore intacte, et une grande partie de la partie haute. Quant à Pasankery, on y trouve un habitat important mais encore dispersé, sans atteindre tout à fait la partie finale de la ladera.

  • 1987 : l’urbanisation a très nettement progressé et l’on observe de nombreuses maisons au sein même de la zone arborisée. Beaucoup d’arbres subsistent encore mais leur nombre semble avoir diminué, surtout dans les quartiers situés au nord et à la limite avec El Alto (actuelles juntas d’Alto Tacagua Final et Bajo Tejada), ce qui est probablement le signe d’une « invasion » rapide. Une carte du cadastre municipal de 1989 montre que l’urbanisation de la ladera avait alors atteint le début de la partie finale.

  • 1992 : l’urbanisation a énormément progressé depuis 1987, opérant la jonction avec El Alto sur tout le rebord de l’Altiplano. La couverture végétale s’est considérablement amoindrie et ne compte plus que quelques franges arborisées, surtout sur la partie finale de la ladera. Elles sont largement envahies par les habitations.

  • 1996 : l’essentiel du déboisement s’est produit et il ne reste plus que quelques groupes d’arbres clairsemés. Il devient difficile d’imaginer où se trouvaient les franges arboricoles encore distinguables quelques années plus tôt. La ladera ouest est maintenant quasiment saturée d’habitations de bas en haut et le panorama ressemble probablement déjà à celui de la photo 30.

Photo 29 – La ladera ouest (au fond) dans les années 1980 (probablement en 1986 ou 1987)

Photo 29 – La ladera ouest (au fond) dans les années 1980 (probablement en 1986 ou 1987)

Source : Boero Rojo (1994).

  • 8 Ingénieur Javier Cornejo G. et Ingérieur Carla Andrea Trujillo A., Informe Proyecto : Macro Distrit (...)

87Grâce à l’appui de spécialistes en systèmes d’information géographique8, une étude de la déforestation a été réalisée à partir de photos aériennes et satellites de La Paz et dans les zones d’étude.

Tableau 1 – Déforestation à La Paz, dans le district 4 et dans le district 5

Tableau 1 – Déforestation à La Paz, dans le district 4 et dans le district 5

88A La Paz même, la surface couverte de forêt a augmenté entre 1989 et 2000, avant de baisser à nouveau. L’augmentation est peut-être due aux aménagements de parcs, comme celui du parc urbain central. En revanche, le couvert forestier a beaucoup diminué dans les districts 4 et 5. Dans le district 4, il est passé de 7,8 à 2,3 % de la surface totale entre 1987 et 2002, baissant constamment et rapidement. Dans le district 5, il passe de 7,8 à 0,4 % de la surface totale aux mêmes dates, avec une baisse très rapide entre 1987 et 1989, mais continuant à diminuer fortement même après 2000.

89Ces résultats convergent avec ceux de l’étude des entretiens : les établissements humains sont devenus massifs dans le haut de la ladera dès la fin des années 1980. L’année 1987 semble un moment charnière, où les établissements humains et le déboisement ont connu une brusque et nette augmentation.

90Quant aux infrastructures, les transformations les plus évidentes concernaient le transport routier, indicateur d’urbanisation et de changement d’usage des sols. Dès 1954 fut ouverte l’avenue 9 de Abril aux carrefours de Tacagua, Villa Nuevo Potosi et Faro Murillo, constituant un nouveau chemin de jonction de La Paz à El Alto. En 1973, la ligne de bus 16 du syndicat San Cristobal est la première ligne à pénétrer dans le district 5, probablement à Bajo Tacagua et Bajo Villa Nuevo Potosi. En 1978-1980, l’avenue Julio Tellez est ouverte, permettant d’accéder plus facilement à Alto Tacagua. En 1988, l’avenue 8 de Mayo est ouverte à son tour, signe de l’urbanisation de la partie finale de la ladera.

91L’autre grande transformation fut la canalisation des rivières, voire le remblaiement des ravins. La stratégie type de la municipalité fut la suivante : d’abord, installer des murs de gabions dans la rivière pour stabiliser son écoulement ; ensuite, capter la rivière.

2.2.5. L’avenue Julio Tellez : d’une montagne boueuse à un axe principal de grand trafic

92Un symbole des principales modifications produites dans la ladera ouest pourrait être l’histoire de l’avenue Julio Tellez, située dans l’actuel district 5. Les photos 31 montrent l’évolution de l’espace occupé par l’actuelle avenue Julio Tellez et des environs entre 1938 et 1996. En 1938, le terrain était encore nettement rural, non urbanisé, comprenant seulement quelques champs et une poignée de maisons très éloignées les unes des autres. Le relief correspondant à des ravins et gorges de rivières était très marqué. L’avenue Buenos Aires semblait partiellement délimitée, le train étant peut-être encore en service. En revanche, en 1966 la zone était déjà bien urbanisée. Certains reliefs étaient nettement aplanis (tels ceux en forme de doigts en bas à droite sur la photo) et des arbres avaient vraisemblablement été plantés en divers endroits des années auparavant, notamment un petit groupe d’arbres assez dense au-dessus de l’école de Tacagua que l’on distingue déjà.

93L’emplacement de la première partie de l’avenue Julio Tellez actuelle semble être une rivière, ce qui correspond aux témoignages oraux. En 1972 et 1975, l’urbanisation et surtout la densification du bâti ont progressé de manière spectaculaire. La partie basse de la rivière Tacagua semble avoir été remblayée puis canalisée (sur la photo de 1977, on distingue très nettement la canalisation fermée). Dès 1972, on aperçoit les rangées d’eucalyptus plantés par la municipalité un peu plus haut. Ce qui allait plus tard devenir l’avenue était à ce moment-là couvert de maisons. En 1987, on distingue clairement l’avenue, en terre mais d’une largeur honorable ainsi que d’une longueur surprenante, serpentant jusqu’à San Juan Cotahuma. Les témoignages oraux expliquent ce qui s’est passé. Les voisins ne disposaient que de chemins improvisés pour accéder à leurs habitations. Il existait notamment un « pont suspendu » de fortune où plusieurs habitants avaient trouvé la mort en tombant dans le précipice. C’est alors que le président de la junta unique de Tacagua, Damaso Manzaneda (1978-1982), réussit à obtenir de la municipalité, au cours de ses deux premières années de mandat, de faciliter l’ouverture d’une voie d’accès carrossable. Il organisa les habitants en « action communale » pour préparer le terrain. Non seulement ceux-ci durent faire un travail préliminaire d’ouverture du chemin qui se déroula pendant « un an », creusant avec des pelles et des pioches, mais il fallut également couper les eucalyptus situés au-dessus de l’école. Pendant la coupe, un eucalyptus tomba sur un des voisins, Antonio Chuquimia, le tuant sur le coup. Il semble que cet habitant n’ait pas été formé à la coupe des arbres, contrairement aux autres. Un autre fut blessé pendant qu’il creusait.

94Les habitants ont investi beaucoup d’efforts et payé de leur personne pendant l’ouverture de l’avenue. En outre, les promoteurs du projet d’avenue (notamment la junta) se sont heurtés à la résistance d’habitants qui refusaient de céder du terrain ou du bâti existant afin de laisser l’espace nécessaire à la route. En effet, il existait déjà de nombreuses maisons à cet endroit et il fallut convaincre les propriétaires. Le président de la junta obtint également un tracteur de la municipalité afin de procéder aux grands travaux. C’est ainsi que le haut de la rivière Tacagua fut remblayé et la route créée. C’est le président lui-même qui aurait donné à l’avenue le nom d’un journaliste bolivien – peut-être le même que l’ancien propriétaire de terrains à El Alto (fondateur de Villa Dolores, au-dessus de la ladera ouest) dans les années 1940.

Photos 31 – Evolution de l’emplacement de l’avenue Julio Tellez et des environs, 1938-1996

Photos 31 – Evolution de l’emplacement de l’avenue Julio Tellez et des environs, 1938-1996

95C’est probablement vers cette période (au début des années 1980) qu’une grande coulée de boue se forma à Faro Murillo, en raison de l’érosion du précipice situé au-dessus de Niño Kollo, et dévala jusqu’en bas de l’actuelle avenue, allant jusqu’à modifier les plans cadastraux. Pendant toute la décennie 1980, les coulées de boue étaient encore fréquentes le long des rivières dans toute la ladera ouest.

96L’avenue était carrossable mais restait boueuse par temps de pluie, et les transports publics n’atteignaient pas encore le quartier de Pasankery dans le district 4. C’est alors qu’en 2001, toute la portion concernée de la rivière Tacagua fut captée avec l’aide de la coopération espagnole, en vue de l’asphaltage de l’avenue. Celui-ci fut financé en partie par les POA de voisinage, et exécuté en 2002-2003. L’avenue se convertit alors en un axe de communication majeur reliant le district 5 au district 4 et à El Alto. Aujourd’hui, de nombreux microbus (camions), minibus, trufis et taxis y circulent, permettant chaque jour à des centaines, voire des milliers de personnes de monter à El Alto ou de descendre au centre-ville. Presque tous les espaces disponibles de part et d’autre de l’avenue ont été occupés et construits, faisant de Tacagua un des quartiers les plus densément peuplés de la ville. Les grandes coulées de boue sont devenues rares grâce au « contrôle » des rivières. Cependant, l’avenue est encore affectée à chaque saison des pluies par de petits glissements de terrain, coulées de boue ou affaissements de terrain.

* * *

97La ladera ouest commence à se peupler véritablement à partir des années 1950 (partie centrale), colonisant la partie haute dans les années 1970 et la partie finale dans les années 1980. Le mouvement est alimenté par un flux de migrations en provenance de l’Altiplano, même si des membres des classes moyennes en quête de logement bon marché cherchent également à s’y établir. L’une des causes principales du processus de construction du risque est donc la migration massive de paysans de l’Altiplano vers La Paz, qu’il faudra chercher à expliquer pour remonter aux « causes-racines » du risque. En effet, ces paysans ont des besoins immobiliers spécifiques – l’accès bon marché à la propriété – qui créent une pression foncière populaire. Cette logique sociale se conjugue d’abord avec une logique économique, celle de la propriété privée, qui fonctionne comme une condition de possibilité de la division des terres de la ladera et dont le moment-clé se situe à la fin du xixe siècle. Ainsi, la propriété privée agit comme une cause-racine des catastrophes actuelles à La Paz. On est loin des fameuses analyses de Hernando de Soto (1986, 2000) sur les bienfaits de la propriété dans les quartiers pauvres des pays du Sud.

98Ces logiques se mêlent ensuite à une logique spatiale spécifique à La Paz, à savoir une topographie qui laisse peu d’espaces stables pour s’établir ; enfin, la logique ségrégative de la société bolivienne depuis le vxie siècle, qui se voit liée à la logique de la propriété privée elle-même, a contribué à destiner la ladera ouest aux membres des classes populaires, sans oublier la logique politique qui tantôt joue un rôle incitatif, tantôt constitue un frein à l’établissement dans la ladera. Ces 5 logiques historico-spatiales ont mené d’un côté à la parcellisation et à la vente (ou la distribution) des terrains de la ladera ouest, et de l’autre à l’achat ou l’accaparement des terrains, avec pour résultat l’établissement de milliers d’habitants en zone exposée aux aléas. La figure 13 (chapitre 10) schématise ce processus.

99Cette étude historique ne permet certes pas d’englober toutes les causes-racines du risque. Elle éclaire cependant les modalités pratiques du déroulement de ce processus dans le temps, notamment les interactions entre les loteadors, les ex-propriétaires, la municipalité, les voisins et le pouvoir judiciaire. L’établissement des habitants marque le début de deux autres processus importants dans la régulation sociale du risque : celui de la transformation physique de l’espace par les habitants et les pouvoirs publics, afin de le rendre apte à la vie humaine, et celui de la lutte des habitants pour la reconnaissance légale de leur quartier ainsi que la consolidation de leurs droits individuels de propriété.

Notes

1 Cela n’exclut pas que la population des laderas est devenue indispensable au fonctionnement du métabolisme urbain lui-même.

2 Ce livre ne peut malheureusement pas restituer toutes ces recherches ni la richesse des nombreux témoignages oraux récoltés. Un appel est lancé ici aux historiens bolivianistes intéressés par l’étude d’une grande quantité de matériaux inédits (contact : nathan.fabien@gmail.com).

3 Par « populisme », les auteurs se réfèrent à un mode d’administration qui instrumentalise le peuple grâce à une domination charismatique, permettant en réalité de garder un aspect élitiste et d’éviter de laisser une autonomie de décision aux classes populaires.

4 Toutefois, la fin du néolibéralisme avec l’arrivée d’Evo Morales au pouvoir en 2006 n’a pas eu, semble-t-il, d’impact important sur les inflexions de la gestion municipale dans un premier temps, signe du degré d’autonomisation acquis par rapport à l’Etat central, et du succès des réformes de participation populaire et de décentralisation des années 1990.

5 Ordenanzas Municipales G.M.L.P. nº 500/2009 et nº 070/2010.

6 Dizionario etnologico boliviano, http://www.franciscanosdetarija.com/pag/ebooks/teonarr/diccionario_it.htm.

7 Auteur du chef-d’œuvre Raza de Bronze. Les exemples d’ex-patrons d’haciendas dans les laderas de La Paz montrent que ces espaces ont été accaparés par l’élite au pouvoir avant et même pendant la révolution de 1952 (président de la république, intellectuel, grande famille nobiliaire et autres notables).

8 Ingénieur Javier Cornejo G. et Ingérieur Carla Andrea Trujillo A., Informe Proyecto : Macro Distrito Cotahuma y La Paz, 2007 (rapport commandé par l’auteur, non publié).

Table des illustrations

Titre Photo 20 – Exemple d’invasion d’une zone boisée (photo ancienne)
URL http://books.openedition.org/iheid/docannexe/image/412/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 692k
Titre Photo 21 – Des habitants trinquent sur ce qui constitue probablement leur futur terrain à bâtir
Légende Le terrain, totalement nu, semble avoir été aménagé. Au fond, on observe un lotissement existant, composé de maisons en pisé, ainsi qu’une forêt d’eucalyptus non encore déboisée. (Photo cédée par un habitant de Phajchani.)
URL http://books.openedition.org/iheid/docannexe/image/412/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 856k
Titre Photos 22 – Aperçu de l’« action communale » à Tembladerani dans les années 1960
Crédits Source : Eglise de Maria Reina.
URL http://books.openedition.org/iheid/docannexe/image/412/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 456k
Titre Photo 23 – Journée de campagne à Alto San Pedro en 1910
Crédits Source : GMLP (1998).
URL http://books.openedition.org/iheid/docannexe/image/412/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 728k
Titre Photo 24 – Procession de la paroisse Maria Reina, le 12 novembre 1964
Légende On voit au fond la ladera ouest quasiment sans végétation.
Crédits Source : Eglise de Maria Reina.
URL http://books.openedition.org/iheid/docannexe/image/412/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 404k
Titre Photo 25 – Au fond, la ladera ouest en août 1970
Crédits Source : un habitant.
URL http://books.openedition.org/iheid/docannexe/image/412/img-6.jpg
Fichier image/jpeg, 668k
Titre Figure 5 – Extrait du bulletin municipal de La Paz, nº 1064, année lv, août 1955
URL http://books.openedition.org/iheid/docannexe/image/412/img-7.jpg
Fichier image/jpeg, 660k
Titre Photos 26 – Vue aérienne de la ladera ouest en 1938, 1966 et 1972
Crédits Source : Forces aériennes boliviennes.
URL http://books.openedition.org/iheid/docannexe/image/412/img-8.jpg
Fichier image/jpeg, 1,8M
Titre Photos 27 – Vue aérienne de la ladera ouest en 1975, 1977 et 1980
Crédits Source : Forces aériennes boliviennes.
URL http://books.openedition.org/iheid/docannexe/image/412/img-9.jpg
Fichier image/jpeg, 2,3M
Titre Photos 28 – Vue aérienne de la ladera ouest en 1987, 1992 et 1996
Crédits Source : Forces aériennes boliviennes.
URL http://books.openedition.org/iheid/docannexe/image/412/img-10.jpg
Fichier image/jpeg, 1,9M
Titre Photo 29 – La ladera ouest (au fond) dans les années 1980 (probablement en 1986 ou 1987)
Légende Source : Boero Rojo (1994).
URL http://books.openedition.org/iheid/docannexe/image/412/img-11.jpg
Fichier image/jpeg, 1,0M
Titre Photo 30 – La ladera ouest (au fond) aujourd’hui
Crédits Source : http://upload.wikimedia.org/​wikipedia/​commons/​thumb/​8/​86/​La_Paz-center.jpg/​800px-La_Paz-center.jpg.
URL http://books.openedition.org/iheid/docannexe/image/412/img-12.jpg
Fichier image/jpeg, 468k
Titre Tableau 1 – Déforestation à La Paz, dans le district 4 et dans le district 5
URL http://books.openedition.org/iheid/docannexe/image/412/img-13.jpg
Fichier image/jpeg, 424k
Titre Photos 31 – Evolution de l’emplacement de l’avenue Julio Tellez et des environs, 1938-1996
URL http://books.openedition.org/iheid/docannexe/image/412/img-14.jpg
Fichier image/jpeg, 3,9M

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Acheter

Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search