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La pluralité des mondes

 | 
Antoine Brawand
, 
Danielle Provansal
, 
Fabrizio Sabelli
, 
et al.

Débats

Notes en marge du texte : « Problèmes dans la relation entre occident et peuples du Tiers Monde »

Fabrizio Sabelli

Texte intégral

1La conférence donnée par P. Bungener sur la thème des « Problèmes dans la relation entre l’Occident et peuples du Tiers Monde » soulève un certain nombre de questions importantes qui méritent notre attention et un approfondissement ultérieur.

2Le propos de ces notes est donc de prolonger cette réflexion, de reprendre certains concepts en les insérant dans une perspective théorique différente, pour aboutir enfin à des conclusions qui, tout en trouvant leur point de départ dans la problématique de la « relation », aboutissent à une tentative de révision des instruments usuels censés appréhender cette réalité complexe qu’on appelle « relations entre Occident et pays ou peuples du Tiers Monde ».

La relation

3Une observation préalable, de caractère général, me semble d’abord nécessaire. Dans le texte de la Conférence, on trouve deux niveaux de réflexion qui parfois arrivent difficilement à s’intégrer en un tout cohérent, étant donné leur caractère d’hétérogénéité de l’un par rapport à l’autre. Il y a :

  • d’une part l’analyse et l’interprétation des phénomènes émergeant de la situation relationnelle, et

  • d’autre part (surtout dans la conclusion) la recherche de solutions aux problèmes que ladite situation pose.

4Il s’agit là d’un effort remarquable qui consiste à présenter une image du chercheur qui ne soit pas désincarnée ni victime d’un académisme privilégiant la nette séparation entre théorie et pratique, le fondamental et l’appliqué, entre réflexion et décision. Cependant, lorsque aux « cris d’alarme » (p. 16-17), véritables intuitions théoriques susceptibles d’être développées dans un futur essai, succèdent une série de propositions d’action, ces dernières, comme je l’écrivais dans les lignes qui précèdent, se situent parfois en dehors du contexte théorique développé. Pour ne donner qu’un exemple : ... « appuyer les efforts de petits entrepreneurs de village... » est une proposition d’action qui se situe mal dans la perspective théorique, fondée sur le postulat de la pluralité de systèmes de valeurs, développé dans les premiers chapitres de l’essai.

5C’est pourquoi je consacrerai mon commentaire essentiellement aux présupposés théoriques, aux théories de fond, notamment à deux d’entre eux qui me paraissent revêtir une importance toute particulière. Il s’agit de la notion même de « relation » et du thème de la « non neutralité de la technique ».

6Voyons donc d’abord la notion de relation telle qu’elle apparaît dans le texte de la conférence :

7... « le sous-développement est notamment une notion relationnelle. La relation va d’un système culturel à un autre système culturel... ».

8... « une population peut organiser sa vie, fixer ce qu’elle considère comme le meilleur ou le pire, compte tenu des éléments constituant son milieu... ».

9Essayons de voir en quoi consisterait dans la réalité cette relation ; essayons de prolonger l’intuition de P. Bungener afin de mettre en évidence ce qu’il y a de plus original dans la démarche.

10La « théorie du blocage » en tant que mode d’explication du phénomène dit du sous-développement fondé exclusivement sur les caractères spécifiques des populations du Tiers Monde est encore dominante surtout dans les « sciences appliquées ». On a trop souvent le malheur de lire dans les revues spécialisées des essais d’analyse des phénomènes du Tiers Monde fondés sur une problématique ne se référant qu’aux conditions spécifiques des communautés locales. A l’inverse, ces mêmes essais nous présenteront des cas exemplaires d’institutions utilisables ou récupérables en vue du « développement » possible, surtout dans le domaine rural et villageois. Il nous semble que la revue américaine : « Economic Development and cultural change » constitue un exemple privilégié du périodique contenant ce type d’articles.

11La notion de relation dans ce contexte théorique en évolution, insérée dans le processus de démystification d’une approche très ancrée dans l’empirisme, s’avère intéressante et capable d’ouverture nouvelle vers une meilleure forme de compréhension du phénomène.

12Le texte met en relief le rôle joué par le système capitaliste ou par le « monde occidental » dans l’œuvre de destruction systématique des populations du Tiers Monde. Dans ce sens, il me semble que la perspective est intéressante et elle se débarrasse de toute une série de connotations de jugement liées à une notion du sous-développement qui serait le résultat exclusif d’une causalité interne.

13Par ailleurs, ces mêmes réflexions nous donnent l’occasion de douter de la pertinence de l’approche culturaliste lorsqu’elle appréhende un phénomène tel que celui qui vient d’être évoqué. En fait, cette approche se veut éminemment qualitative ; dans le jeu dialectique entre similitudes et différences, ce sont ces dernières qui l’emportent en principe. Dans la lecture des sociétés, l’attention portée sur l’invariant est toujours moindre que celle qui vise l’appréhension de phénomènes résultant des déterminations spécifiques. Bref, l’optique culturaliste dans laquelle semble se situer partiellement P. Bungener et qui débouche nécessairement dans des formes plus ou moins voilées de relativisme reste capable, il faut le dire, de démasquer les ambiguïtés et les incohérences des démarches déductives et sociocentriques encore largement dominantes. Toutefois, avec l’utilisation de cette approche dans la dialectique « développement — sous-développement », les choses se gâtent. On peut difficilement concevoir l’imbrication de la logique de la domination avec la logique de la liberté, de la logique de l’uniformité programmée avec la logique des pluralités inédites, de la logique du « je » avec celle du « nous ». Le pont entre spécificités des modes de vie (parfois irréductibles car strictement liées à l’irréductibilité du cadre idéologique) et uniformité des conditions du développement reste donc à construire.

14Tout ceci nous amène à nous interroger sur l’opportunité de l’utilisation du concept de culture. P. Bungener semble lui-même se poser la question dans son chapitre qui traite des différents systèmes d’organisation. En effet, ce concept « fourre-tout » n’arrive pas à nous satisfaire lorsque nous exigeons plus de précision, lorsqu’il s’agit surtout de faire ressortir les véritables termes ou pôles de cette relation. Notion indéterminée, polysémique, générique, difficilement opérationnelle, la culture nous renvoie à l’image de groupements humains tout aussi indéfinis que le terme lui-même. Du coup, la notion de relation perd-elle son efficacité et reste elle pure abstraction, postulat non démontré, terme « neutre » entre entités « neutres ». Une position claire, qu’elle soit idéologique ou politique, devient difficile à saisir à ce niveau de réflexion puisqu’à la « neutralité » des outils d’interprétation correspond une indétermination de la finalité de l’engagement cognitif du chercheur.

15Pourtant, nous devons confronter une démarche pareille — qui dans son incomplétude cependant s’avère problématique — avec celle qui est dominante et inscrite résolument dans une optique exclusivement étatique. (Il faut remarquer que le titre de l’essai envisage la relation entre Occident et peuples et non pays du Tiers Monde). Les approches qu’on pourrait qualifier d’« économistiques » dont la caractéristique principale est d’être mécanistes dans leurs systèmes d’explication, ne conçoivent la relation qu’en tant que cheville nécessaire dans les rapports entre systèmes étatiques constitués. Dans ce discours gouvernemental, le thème du développement est clairement utilisé comme justification idéologique. L’idéologie économiste se mêle à l’idéologie nationaliste en trouvant son point de convergence dans le concept de relation entre pays développés et pays « sous-développés » et dans le thème même du développement.

16Dans le cas de cette approche, les termes de la relation et leur détermination, contrairement à la tendance culturaliste, sont d’autant plus concrets qu’ils nous sont présentés sous forme de données bien mesurées, bien pondérées et actualisées périodiquement. Cependant, la « mise au point » des phénomènes à l’échelle étatique implique un sacrifice au niveau de la « profondeur du champ » et la mise sous loupe de tout ce qui est exclusivement relatif aux stratégies de transformation selon les objectifs fixés d’avance se résoud en une opération de découpage arbitraire des données essentielles à la compréhension. Le caractère illusoire des catégories utilisées par certaines analyses ouvertement réductives de ce phénomène devient évident au moment où on étudie en détail la situation spécifique des groupes et populations périphériques dans les pays du Tiers Monde qui constituent ce qu’on pourrait appeler la « périphérie de la périphérie ».

17C’est le moment de tirer une première conclusion de ce qui précède. La notion de relation liée à celle de culture s’avère inefficace ; la notion de relation inscrite dans le contexte inter-étatique n’est pas seulement inefficace mais mystificatrice et dangereuse parce qu’elle sert de fondement à l’édification d’un concept de développement imprégné d’idéologie.

  • 1 R. Bastide, Anthropologie appliquée, Paris, Payot, 1971.

18En fait, dans ce contexte, l’intérêt pratique se mêle à l’intérêt de la connaissance ; l’entreprise qui consiste à dévoiler la signification véritable d’une relation entre deux objets se confond avec celle qui se donne comme objectif principal la manipulation du réel. Bastide avait clairement montré cela en concevant une anthropologie appliquée comme théorie de la pratique ou comme « théorie de la manipulation consciente et volontaire des hommes et de leurs sociétés »1.

19Il me semble que l’étude de la relation à l’intérieur de la problématique posée par P. Bungener ne trouve sa justification qu’insérée dans la pratique même du « dit » développement telle qu’elle est concrètement vécue et expérimentée. Une étude de ce type devrait avoir comme objet possible « l’action dite de développement ».

20La référence à l’action est ici particulièrement significative car je crois que même ce qu’on appelle étude préalable sous forme de renseignements utiles pour la mise en place de projets de développement ne touche pas encore au phénomène relationnel dans son essence. On peut considérer ce genre d’étude comme une phase de préparation « du terrain de manipulation ». Marc Augé le fait remarquer dans un lucide essai sur ce thème :

  • 2 Marc Augé, Sous-développement et développement.... (Africa, volXLII, no 3, juillet 1972, p. 205-2 (...)

21« Une telle étude n’a aucun intérêt ni théorique ni pratique par rapport à son objet moins proposé que supposé : elle est sans problématique et, heureusement, sans conséquence pratique possible ; le seul objet sociologique possible de l’étude d’une action dite de développement, c’est cette action même, et ses modalités, l’ensemble complexe formé par les « développeurs » et les « développés », ce qui implique, pour en rester à l’appréhension psychologique du phénomène, qu’on s’intéresse à la fois et tout ensemble à la manière dont une opération de ce genre a été conçue par ses promoteurs et diffusée par ses techniciens, et à celle dont elle est perçue par ceux qui, dans l’optique du projet, sont présentés à la fois comme ses bénéficiaires et comme son objet (en ce sens qu’il faut parvenir à modifier leurs habitudes, leurs techniques, leur « mentalité », etc.). Il n’y a pas d’étude sociologique sérieuse d’une action de développement qui puisse se présenter comme préalable à cette action »2.

22L’étude de « l’action dite de développement » se proposerait de restituer à une échelle réduite ce que la théorie de la dépendance voudrait présenter à une échelle élargie. Dans cette optique, le personnage du « spécialiste du Tiers Monde » devrait disparaître et laisser la place au chercheur attentif aux variations significatives manifestées par l’évolution des différents modes de production en relation de causalité réciproque.

L’acte technique n’est pas neutre

23Le deuxième point fort qu’on peut repérer dans la conférence de P. Bungener est celui qui touche à la neutralité supposée de la technologie occidentale.

24« L’outil, dit P. Bungener, « signifie ». Il exprime la relation de cause à effet... ». Il y a là deux réflexions qui me semblent importantes, l’une se référant au pouvoir sémantique des moyens de production occidentaux, à la violence symbolique — pour reprendre le thème de Bourdieu — exercée par l’instrument qui apparaît presque magiquement dans un contexte qui lui est très souvent absolument étranger, l’autre qui concerne plus particulièrement la conception de l’outil comme véhicule de rapports sociaux virtuels.

  • 3 J. Habermas, La science et la technique comme idéologie, Gallimard, 1973.

25P. Bungener rejoint un débat actuel sur la conception de la technique pas seulement comme force productive première dans la société industrielle avancée mais en tant que forme idéologique particulière.3

26Trop souvent on lie « l’impérialisme culturel » aux différentes formes de socialisation, en particulier aux institutions d’éducation, aux moyens de communication des masses et on méconnaît totalement le pouvoir d’impact des objets produits par notre système industriel.

27A l’intérieur de la problématique de la violence symbolique exercée sur les populations vivant « à la périphérie de la périphérie », on a insisté surtout sur le rôle joué par les objets de consommation et on n’a pas assez analysé les effets produits par les moyens de production, tels les outils par exemple. Les propos de P. Bungener n’ont cependant pas l’ambition de prolonger, au-delà d’une « proposition de rupture », la question théorique liée aux rapports entre techniques productives et systèmes de communication. Il s’agit d’une question, me semble-t-il, de la plus haute importance, car, précisément, ce « système de communication » est conçu comme une « donnée » et non comme quelque chose à construire, à rechercher.

28Il y a là un champ immense de recherche qui se situe, à mon avis, dans la perspective évoquée dans les pages précédentes, où différentes disciplines se trouveraient associées (sociologie, anthropologie sociale, sémiologie, épistémologie, psychologie sociale, économie, etc.) dans l’œuvre de dévoilement des causes de domination et dans la tâche de compréhension des formes de résistance qui, au lieu d’être configurées comme « blocages » ou « freinages » irrationnels, pourraient être envisagées comme de véritables protestations - refus des modalités de pénétration du système capitaliste. Là aussi, le « chercheur-spécialiste » complice de l’action manipulatrice en tant que « connaisseur » des secrets du monde exotique laisserait la place à l’interprète du langage difficile des collectivités en lutte contre les organisations d’exploitation humaine.

Notes

1 R. Bastide, Anthropologie appliquée, Paris, Payot, 1971.

2 Marc Augé, Sous-développement et développement.... (Africa, volXLII, no 3, juillet 1972, p. 205-216).

3 J. Habermas, La science et la technique comme idéologie, Gallimard, 1973.

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