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Les sept points cardinaux

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Antoine Brawand
, 
Christine Dabat
, 
Juliette Michaëlis
, 
et al.

Débats

Le mythe d’Aton

Jacques Hausser

Texte intégral

1Il est curieux de constater que le soleil, objet de culte de nos ancêtres, est soumis dans notre civilisation à des éclipses culturelles autant qu’astronomiques. Primordial pour les peuples méditerranéens anciens, secondaire chez les Grecs évolués, éloigné des préoccupations des premiers chrétiens, il revient en force avec Galilée qui le place littéralement au centre du monde. De lanterne, le soleil devient maître-axe ce qui gêne fortement les autorités du moment qui, qu’elles soient politiques ou religieuses, tiennent leur pouvoir d’un Dieu tout-puissant soudain relégué au rang de simple mécano d’un univers machine...

2Galilée se rétracte. Il n’empêche qu’un peu plus tard, Louis XIV, symbole de l’absolutisme, sera roi-soleil avant d’être souverain de droit divin. Le soleil, centre de l’univers mécanique dont la conception se développe à partir de la Renaissance, devient paradigme du pouvoir absolu, totalitaire.

3Il convient de noter ici qu’un tel concept serait peu réaliste chez des chasseurs-cueilleurs, soumis à des contraintes immédiates et diversifiées du milieu, et sa traduction dans leur structure socio-politique hautement improbable. Si même les Eskimos ont une culture « solaire », le soleil n’y est pas seul ; les tentatives trop précoces de référence au soleil totalitaire ont d’ailleurs échoué. L’échec d’Amenophis IV, dans une société aussi évoluée que l’Egypte du xive siècle, est à cet égard significatif, même si ses adversaires lui ont emboîté le pas.

4Les sociétés de chasseurs-cueilleurs, celles qui pratiquent le jardinage ou les formes les plus primitives de l’élevage nomade sont, si je ne me trompe, fondées sur toute une série d’obligations vis-à-vis des membres du groupe, des animaux et des plantes, des différents éléments du milieu. L’individu y est rattaché à son milieu socio-culturel et naturel par un réseau complexe de ces obligations : celles qu’il doit et celles qu’on lui doit ; et ce réseau est différent pour chacun, mais fixé dans un rituel sévère garant de la pérennité de la société. En effet, si une maille craque, qu’elle relie entre eux des hommes ou des choses, la société risque d’être détruite par désagrégation progressive : la fragilité extrême des sociétés de chasseurs-cueilleurs actuelles face à l’impact de la civilisation industrielle vient sans doute en bonne partie de ce processus de « démaillage » !

5Le soleil était à l’origine intégré au réseau ; avec le développement de l’agriculture, il prendra plus d’importance, et deviendra la focale d’un faisceau d’obligations. Le paradigme est né.

6Dans la société préindustrielle, puis industrielle occidentale, les contraintes diversifiées du milieu n’existent plus guère ou, plus exactement, elles sont tamponnées par un effet retard dû à l’accumulation de stocks, l’extension du commerce et la spécialisation professionnelle, toutes choses qui masquent efficacement l’origine des fluctuations naturelles de la condition humaine et en créent d’autres, artificielles. Plus rien ne s’oppose alors à l’utilisation du soleil comme symbole de puissance ni, grâce au développement des sciences et des techniques, à son imitation non seulement au plan politique, mais encore au plan matériel. L’apogée du processus n’est pas encore atteint, mais on y consacre d’ores et déjà des sommes d’argent et d’efforts impressionnantes : ce sera la fusion contrôlée, l’imitation parfaite du soleil, la nouvelle version du péché originel.

7Comme le souligne Roland Sigg dans son article, le soleil a été de tout temps directement lié au temps et aux saisons. On n’a pourtant commencé à comprendre vraiment l’importance de son contenu informatif qu’après les découvertes enregistrées en physiologie et en biochimie (photosynthèse, photopériodisme) et les recherches sur l’origine de la vie. Peu à peu on réalise (de façon incorrecte, nous le verrons plus loin) que le soleil, généreux dispensateur de l’énergie nécessaire à la vie, maître du temps et des saisons, commande tout aussi directement la croissance et la floraison des végétaux, le temps des amours et des naissances pour les animaux, qu’il agit enfin au plus profond de tous les êtres vivants.

8Le soleil, seul dispensateur d’énergie — et par là symbole de puissance — est également seul dispensateur de l’information nécessaire à l’exploitation de cette énergie — et par là symbole de domination —. Le paradigme est complété : le soleil est totalité, le soleil est totalitaire.

9Et, comme prévu, la société construite sur ce paradigme sera une société de domination, une machine selon Lewis Mumford. Dans son premier niveau, agricole, fondé sur la puissance, cette société est limitée géographiquement et dans son efficacité, surtout en raison de la faible emprise qu’elle a sur l’information. Dans son second niveau, fondé sur le couple puissance-information, soit sur la domination totale, aucune limitation n’est plus tolérable.

10Il est parfaitement exact, comme le souligne Fabrizio Sabelli dans ce même cahier, que le processus de domination, la création d’un faisceau d’obligations, est un processus d’expropriation-accaparement et ne peut s’accomplir que par la destruction du réseau d’obligations antérieur, soit par une déculturation centrée sur le souverain (qu’il soit Inca, Triangle, ou Pentagone). Et chaque individu, chaque objet, chaque paramètre du milieu, isolé des autres, pend comme une breloque au fil qui le relie à la main du souverain, aux rayons du soleil.

11L’écologie, considérée ici en tant qu’étude de l’« état relationnel » et non en tant que stratégie de survie (nous y reviendrons) montre de façon évidente que la biosphère tout entière est fondée sur un système complexe d’interrelations qui ne peut en aucun cas être décrit par l’image d’un faisceau. Bien sûr le monde vivant tout entier, ou presque, utilise directement ou indirectement l’énergie solaire ; bien sûr le rythme et la mesure de la vie sont donnés par la succession du jour et de la nuit. Mais il n’existe jamais de convergence ; au contraire, les êtres vivants divergent évolutivement de façon continue. Cette caractéristique, apparemment indispensable au maintien de la vie, empêche toute réaction centripète, tout point oméga, sous peine de non-vie. Le seul fait de l’évolution interdit donc la création d’un faisceau de relations, autrement dit l’actualisation du paradigme solaire. Et de fait, les données de l’écologie seraient plutôt illustratives du réseau d’obligations des sociétés de chasseurs-cueilleurs que du faisceau de la domination du monde totalitaire. Les représentations schématiques d’écosystèmes que l’on trouve dans n’importe quel manuel sont suffisamment démonstratives à cet égard.

12J’ai dit plus haut que la compréhension de l’importance du soleil comme source d’information avait renforcé sa valeur paradigmatique pour la société de domination. En fait, c’est le cas surtout parce que les hommes d’aujourd’hui ont fait, des connaissances accumulées à ce sujet, une exégèse confortant leurs a priori : comme exemple de cette interprétation biaisée prenons simplement le notion de soleil, « maître du temps et des saisons », soit la base la plus simple des notions sur l’information solaire.

13En réalité le message ne vient pas de lui, qui se contente, si l’on peut dire, de rayonner de façon approximativement continue, mais de la modulation par le mouvement de notre planète. De plus, ce message n’en est un que parce qu’il est reçu et traduit : l’accroissement de la durée du jour est perçue par le cerveau de la renarde, ce qui déclenchera la sécrétion d’hormones, un changement comportemental et l’ovulation. Autrement dit, l’information ne prend un sens que par l’existence d’un récepteur.

14On a donc une chaîne obligatoire :

15source d’énergie — modulateur — récepteur

  • 1 Il est parfaitement possible de « désélectionner » les animaux de ce point de vue : beaucoup d’anim (...)

16L’information, le message n’existe que si ces trois éléments sont présents. Revenons à notre renarde. Il était avantageux pour la gent Goupil de mettre les jeunes au monde au printemps, ce qui leur assure une nourriture abondante. Il s’est avéré que la mesure de la variation de la durée du jour est un bon moyen de déceler l’approche du printemps, et les renardes dont l’ovulation était influencée par l’accroissement des périodes diurnes (pour des raisons génétiques dues au départ à un hasard, voir Monod) ont eu plus de facilité que les autres à élever leurs petits, auxquels cette caractéristique était transmise1 Ces renards-là ont surclassé les autres. On peut dire que « le récepteur crée l’information ».

17Ceci est vrai dans tous les cas où le récepteur et l’émetteur-modulateur ne partagent pas le même code, le même langage : le message « odeur du fauve = danger » que comprend la gazelle n’a certes pas été créé en tant que tel par le lion. Les seules exceptions à cette règle concernent les transmissions intra-spécifiques ou même, pour l’homme, intra-culturelles. Un pinson réagira parfaitement au chant d’un autre pinson, mais restera indifférent à celui d’un verdier ; un Italien comprendra un autre Italien, mais pas un Finlandais. Pour que l’émetteur-modulateur puisse créer un message, il faut qu’il partage le code du récepteur.

18Chez l’homme moderne, confronté à sa propre espèce avant tout, séparé de son milieu originel par les tampons évoqués plus haut, l’information intra-spécifique, par le langage, est trop souvent assimilée à l’information proprement dite. Cette notion est encore renforcée par le fait que les transmissions homme-machine ou machine-machine, caractéristiques de notre civilisation, sont du même type. Ainsi, on prend l’exception pour la règle : le producteur du message signifiant ne peut être que l’émetteur. Le soleil « dit » à la renarde que l’époque des amours est revenue : la renarde ne perçoit plus les variations de son milieu, elle obéit au soleil, maître du temps et des saisons.

19Des tours de passe-passe anthropocentriques de ce genre sont innombrables et permettent de renforcer grâce aux données de la science le paradigme scientifiquement aberrant du soleil totalitaire.

20Ceux qui se réfèrent à ce modèle entendent bien l’appliquer rigoureusement : une rivière sinueuse, permettant la pêche, la promenade, offrant des emplacements agréables pour la lessive en pleine eau, faisant tourner la roue des moulins, permettant le développement d’un écosystème complexe et vibrant de vie ou les activités humaines s’insèrent harmonieusement, cette rivière-là sera canalisée, soumise au seul propos et servant les seuls profits de la société de puissance ; l’usage de l’eau — pour la boisson ou pour les moulins — sera soumis à concession ; la promenade manquera d’attraits, la lessive sera impossible — et d’ailleurs interdite, l’absence de berges naturelles empêchant la régénération de l’eau polluée — l’écosystème riche et varié sera remplacé par des digues bétonnées et fonctionnelles. La rivière, accaparée par la société de puissance, ira droit au but que celle-ci lui assigne, et les pêcheurs devront payer une taxe pour taquiner des truites absentes...

21On comprend dès lors les soucis que donne aux puissants l’expansion de l’idée « solaire ». Soudain, ils réalisent que le soleil n’a plus avec l’homme ni les rapports éloignés et peu perceptibles qu’entretenait avec lui cette espèce idéologiquement et pratiquement coupée de son milieu, ni les relations bénignes de la plage et des huiles brunissantes. Le soleil devient proche, efficace, partenaire de l’individu ; les capteurs installés sur le toit rompent le faisceau de la domination, ce qui risque bien de recréer le réseau antérieur. L’énergie solaire doit donc être canalisée, comme la rivière.

22Et les projets effarants dont parle Roland Sigg voient le jour, qui consistent tous à distribuer aux individus, par l’intermédiaire du faisceau de la domination, ce qu’ils possèdent de plein droit dans le réseau écologique et culturel d’obligations. Le modèle lui-même de la société de domination sera ainsi asservi et contrôlé par ses imitateurs.

23Le cas particulier du soleil est illustratif d’une réaction beaucoup plus générale de la société de domination face à l’apport des sciences — et particulièrement des sciences biologiques — dans la pensée contemporaine.

24L’écologie comme science, a montré l’existence d’un maillage étroit et diversifié d’interrelations polycentriques, non hiérarchisées (sauf si on ne les considère que d’un point de vue : énergie, eau, carbone...) Ce fut une révélation pour beaucoup de gens engoncés dans un système de réflexion axé uniquement sur les rapports (hiérarchisés, oh combien !) entre les hommes. L’individu peut désormais s’intégrer dans un tout sans forcément dominer ou être dominé, mais en traitant avec les différentes parties de cette totalité une série de contrats qui l’engagent profondément, car celle-ci en dépend pour sa survie. L’écologie apporte à l’individu, au groupe culturel, une possibilité de maintien de leur identité que leur dénie la société de domination.

25Dans cette dernière, en effet, les relations sont idéalement établies uniquement entre les constituants périphériques et le centre de commande. Celui-ci méprise ou tente de détruire les rapports entre constituants, qui n’ont aucune importance ou même la menacent. Il est alors clair que l’écologie pratiquée dans l’optique de la société de domination tentera de maîtriser et de ramener à elle toutes les relations établies par ses constituants ; comme elle a l’ambition d’être universelle elle essaiera de maîtriser toute relation, quelle qu’elle soit. Son but, en pratiquant l’écologie, n’est pas de déceler une relation pour la comprendre et éventuellement s’y intégrer ; c’est de la déceler pour la détourner à son profit ou la détruire. Ne pouvant admettre l’altérité, la société de domination ne peut admettre la vie. Elle ne peut qu’englober tout, puis se figer. Il est inquiétant dans ce contexte de constater combien ses mythes sont répandus, même parmi ceux qui la combattent ou du moins la réprouvent : ainsi le soleil-totalité dont parle Roland Sigg. C’est la définition exacte d’Aton. C’est Dieu. Et je ne connais rien de plus totalitaire que Dieu, surtout s’il est solaire. Que nous passions un contrat avec le soleil, soit : mais il ne faut pas qu’il soit exclusif. Entendons-nous bien : je ne demande pas par là qu’on essaie de le remplacer ou de se l’approprier — ce serait détruire le réseau — mais qu’on le considère comme une masse enflammée, bien plus grande que le Péloponnèse, fournissant à tous les êtres vivants l’énergie dont ils ont besoin.

Notes

1 Il est parfaitement possible de « désélectionner » les animaux de ce point de vue : beaucoup d’animaux domestiques, auxquels on assure des conditions optimales toute l’année, mettent bas en n’importe quelle saison.

Auteur

Groupe 2002

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