Les sept points cardinaux
| , , ,Débats
La théologie critique de Fabrizio Sabelli
Texte intégral
« Dans l’histoire comme dans la nature, la pourriture est le laboratoire de la vie » (Marx 1867).
1Le texte de Fabrizio Sabelli s’inscrit dans un courant d’analyses pessimistes sur l’état et le devenir des sociétés industrielles, Leur hypothèse commune est ainsi résumée par J. Duvignaud : « Toutes les pensées politiques et sociales partent de l’idée que les sociétés se conservent et qu’il faut les sauver. Nous faisons l’option qu’elles se détruisent : les civilisations industrielles occidentales se décomposent sous nos yeux. Et nous ne pouvons dire ce qui leur succèdera... » (1975 : 9).
2Un tel catastrophisme se prévaut bien entendu de la lucidité. Il me semble être plutôt un procédé d’automystification. Par un jeu de miroirs, l’intellectuel désenchanté transpose son propre désespoir sur le plan de la théorie. Ce faisant, il provoque l’effet inverse de celui escompté par son discours. La théorie critique se mue en apologétique. Elle en prend pour le moins le chemin.
3Le procès de réification inhérent au système capitaliste est dans une phase ultime. L’existence sociale est régie entièrement par le code de la marchandise. L’atomisation achevée de l’individu le réduit à l’état de chose, de masque social. La réalité qui demeure est la réalité de la contrainte. La seule rationalité est rationalité de la domination. Il ne reste aux individus qu’à survivre à eux-mêmes sur le mode de l’illusion. Simulacre de pouvoir, illusion de rapports sociaux : « à mesure que la nécessité se trouve socialement rêvée, le rêve devient nécessaire » (Debord 1967 : 17).
4Dans son désir de prendre le contre-pied du positivisme fonctionnaliste, F. Sabelli tombe dans un négativisme tout aussi fonctionnel. Il ne lutte contre une totalité réifiée qu’en lui en opposant une autre. La totalité à laquelle il renvoie est omniprésence de la domination. Les présents rapports sociaux voient ainsi leur pérennité authentifiée par la pensée critique elle-même.
5Les propos de Fabrizio Sabelli sont marqués par ce parti-pris anti-dialectique, directement inspiré de l’école de Francfort. Ainsi pour T. W. Adorno : « Il n’existe aucun sujet d’ensemble dans le domaine des choses sociales. Il faudrait ramener l’illusion à une formule et dire que tout ce qui existe sur le plan social est de nos jours si parfaitement concentré sur soi-même que son caractère totalitaire rend méconnaissable le motif même de cette concentration. Il n’est plus possible de s’établir en aucun poste extérieur à ce mécanisme, d’où l’on pût appeler par son nom cet inextricable fatalité : le seul ressort que l’on puisse faire jouer est celui de son désaccord interne. C’est ce que Horkheimer et moi nous voulions dire, il y a des dizaines d’années, en introduisant la notion de voile technologique. La fausse identité que l’expansion totale de la technique a établie entre l’organisation du monde et ses habitants aboutit à confirmer les rapports de production : ceux-ci continuent à exister, inattaqués, bien qu’il soit presque aussi vain d’en rechercher les bénéficiaires qu’il est impossible de distinguer où sont les prolétaires. L’émancipation du système à l’égard de tous, même de ceux qui disposent du capital, a atteint une valeur limite. Elle est devenue cette fatalité qui trouve son expression dans la peur omniprésente qui, selon le mot de Freud, déferle librement : déferle librement parce qu’elle ne peut plus continuer à se fixer à rien de vivant, ni à des personnes, ni à des classes sociales » (cité par Vincent, 1973 : 256).
6La conscience malheureuse se nourrit de fragments de la réalité. Marqués par le fascisme et le stalinisme, Adorno et Horkheimer découvraient que la barbarie est un produit de la raison. Plus encore, débarrassé de ses écarts les plus voyants, l’hitlérisme en est le triomphe, par lequel celle-ci « reste en soi dans la déraison comme telle » (Marx, 1844).
7A l’imposture de la raison correspond celle de la science, qui révèle son interdépendance avec l’ensemble des pratiques sociales d’une société d’exploitation. La dégradation de l’environnement, la prolifération des armes nucléaires, pour ne citer que deux exemples, attestent aujourd’hui encore sa culpabilité : elle participe au projet social de domination/destruction de l’existence ; elle assure le succès de l’illusion en se soumettant au fétichisme et à la réification. Séparée de ses conditions matérielles de production, elle se caricature dans le mythe de son efficience.
8Considérant comme achevée la falsification de la vie sociale, la pensée récurrente de Fabrizio Sabelli voue par avance à l’échec toute tentative de transformation révolutionnaire des rapports sociaux. La circularité de la domination intègre la pratique révolutionnaire comme un de ses moments nécessaires, qui ne sauraient la remettre en question. Par là, les parodies contemporaines de la révolution sont elles-mêmes constitutives de l’emprise des simulacres.
9Ainsi désabusée du présent, la théorie critique l’est plus encore du futur, domaine de la prospective scientifique, dans lequel celle-ci projette d’illusoires possibilités de changement pour masquer la liquidation en cours de tout changement possible.
10Il ne lui reste plus alors qu’à se repaître des chimères de la « scène primitive », d’une vision toute religieuse d’une « plénitude communicationnelle » dont nous conduirions le deuil.
11En dépit de sa rigueur spécieuse qui lui confère le ton salubre d’un pamphlet, le texte de Fabrizio Sabelli marque un recul de la pensée dialectique. Au regard de celle-ci, « l’éclairage en retour » doit s’exercer en tout sens et se soumettre lui-même à l’historicité. Il apparaît alors que la réalité ne saurait succomber à l’arbitraire des dichotomies, ni aux affirmations tautologiques d’intellectuels en quête d’émancipation.
Bibliographie
Debord, G.
1967 La société du spectacle, Paris, Buchet Chastel.
Duvignaud, J.
1975 Cause commune, Paris, UGE (10/18).
Vincent, J. M.
1973 Fétichisme et société, Paris, Anthropos.
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.