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Les sept points cardinaux

 | 
Antoine Brawand
, 
Christine Dabat
, 
Juliette Michaëlis
, 
et al.

Témoignages – réflexions

Le soleil en prison

Roland Sigg

Texte intégral

1Des vies et des survies ?

2Des éco-logiques et des écologies ?

  • 1 Les idées proposées dans ce texte ne se veulent pas « scientifiques ». II s’agit d’abord de restitu (...)

3Dans ce modeste essai nous tenterons de jeter un éclairage nouveau sur l’altérité, en choisissant deux concepts déjà courants dans les sciences exactes, mais peu usités en anthropologie : l’énergie et l’information, comme clef de compréhension de ces entités1.

4Mais aborder ces notions d’énergie et d’information sous l’angle de la mise en rapport entre logiques communautaires et logique capitaliste — cadre dans lequel nous insérons les « vies et survies » — présente d’emblée deux difficultés fondamentales d’ordre méthodologique.

5Tout d’abord, comment analyser les logiques communautaires au moyen d’outils forgés précisément grâce à la logique capitaliste sans entraver d’office la possibilité même de comprendre ces logiques « autres », d’autant plus que la démarche (la réflexion, la recherche, ...) repose elle aussi sur cette même logique capitaliste ? A moins, bien sûr, de considérer ce travail intellectuel comme une « consummation », comme une activité cérémonielle ou festive, où nous brûlons sur l’autel du savoir une (infime) part du surplus dégagé par la civilisation occidentale ?

6La deuxième difficulté concerne le choix même des concepts. Ceux-ci, nous allons le voir, présupposent qu’il existe un langage commun traitant simultanément du domaine biologique et du domaine socio-culturel. Pouvons-nous transposer de façon analogique certains acquis des sciences exactes et de la nature (telles l’énergie et l’information) à l’anthropologie ? La question, on le sait, est très controversée. Car si la correspondance entre deux appareils conceptuels est suggestive et fructueuse, toute absence de correspondance déboucherait, par ailleurs, sur un discours vide de sens.

7Dans la mesure où la solution à ce dernier problème est possible, elle nous aiderait à dépasser l’obstacle ethnocentrique évoqué ci-dessus. Aussi redéfinirons-nous soigneusement nos concepts en fonction de la problématique qui nous intéresse, ce qui nous permettra d’en vérifier la pertinence.

  • 2 Il ne faut pas confondre « approche systémique » et « théorie des systèmes », qui elle connaît la f (...)

8Le sujet présente à notre avis une originalité : il se situe en marge des grandes tendances qui actuellement encore, inspirent les théories dominantes en sciences sociales. D’abord par sa démarche : l’approche systémique, à l’intérieur de laquelle nous inscrivons les notions d’énergie et d’information, connaît une entrée timide dans les sciences sociales des « spécialistes »2. Deuxièmement, bien que très utile pour la compréhension d’un phénomène, celle-ci s’avère peu apte à la prévision, donc à l’action sociale. Ceci nous semble constituer un argument de poids pour oser l’envisager, dans ce monde où la technocratie est avant tout destructrice ! Une illustration de cette limite nous est donnée par les erreurs répétées des économistes dans la prévision des indices de taux d’inflation, de croissance ou autres. Certains diront que « le modèle n’était pas assez complet ». L’approche systémique pose donc au contraire comme hypothèse de base que tout système est une totalité et que les éléments et les interactions dont il faut tenir compte sont innombrables. Les interactions nombreuses qui interviennent dans un processus de changement d’un système « produisent » des effets non-prévisibles (ou effets pervers), à commencer d’ailleurs par la prévision elle-même, qui a son influence sur le changement.

9La notion de système rend donc caduque toute prévision possible. Tout au plus est-il possible de lui faire violence, de la détruire, par une intervention externe.

10Nous avons ainsi éclairci notre but et tenterons maintenant de présenter une approche critique du système industriel par une appréhension des rapports entre les deux logiques « communautaire » et « capitaliste » envisagées sous l’angle de l’utilisation respective de l’énergie et de l’information dans le cadre élargi fourni par l’approche systémique. Pour ce faire, « l’éclairage en retour » (voir Berthoud et Sabelli 1975) nous semble être la seule manière d’aborder une étude anthropologique.

Chapitre 1. Le paradigme de l’information

11Dans le sens courant, la notion d’information revêt des significations diverses, qu’elle soit rattachée aux médias ou à « renseignement ». Dans le domaine de l’informatique, elle a pris une signification très précise : elle n’est plus considérée que comme une impulsion (ou absence d’impulsion) et a donc été dépouillée de tout contenu. La biologie, elle, lui redonne une nouvelle vigueur en la nommant, par exemple, bagage génétique, transmission de caractères héréditaires par les gènes. De façon plus générale, toute forme de vie, de la division cellulaire au fonctionnement d’un organisme, n’est permise que grâce à un réseau complexe d’informations « informant » ces divers systèmes. Nous croyons donc aussi que ce concept nous donne une compréhension des réalités sociales et des différences apparaissant entre elles, et il est en ce sens paradigmatique en anthropologie. Mais, il nous faut avant tout définir plus précisément ce que nous entendons par « information ».

12En premier lieu, il est important de rattacher la notion d’information à celle d’énergie. En effet, l’information est de l’énergie. « Mais une forme particulière d’énergie puisqu’elle permet de libérer et de contrôler la puissance. Cette liaison étroite entre énergie et information est apparue au grand jour à partir du moment où l’on a compris qu’il fallait obligatoirement dépenser de l’énergie pour acquérir des informations. Et inversement, que l’on était obligé d’utiliser de l’information pour collecter et domestiquer l’énergie. Toute information se paie en énergie. Tout surcroît d’énergie se paie en information » (de Rosnay 1975 :169). L’énergie en elle-même n’a donc aucune signification, ce n’est guère qu’une potentialité. Et cela même si tout élément dans notre univers est constitué d’énergie, s’il est lui-même énergie. Seule l’information va donner un sens à l’énergie, en l’organisant, la programmant, l’informant.

13Il semble donc que ce « couple » énergie/information se situe au fondement même de l’existence, que ces notions se placent « à la racine des sciences qui s’interrogent sur l’homme » et peuvent par là même remplir un « rôle unificateur dans la théorie sociale » (Attali 1975 :88).

14Ces deux notions indissolublement associées nous serons indispensables pour une connaissance approfondie de toute société. Car si l’énergie est source de toute vie, l’information lui confère forme et signification. Notons ici que l’analyse énergétique, utile puisqu’elle permet un regard nouveau sur l’économique, à également péché précisément en isolant l’énergie, sans tenir compte de l’information. Tout se passe, dans l’opinion courante et même scientifique, comme si l’information qui actualise l’énergie entre en fonction à un moment déterminé du processus, donnant à l’information un effet purement humain, alors que l’énergie serait « neutre ». Ainsi, tout en postulant l’indissociabilité des deux éléments, on les sépare au niveau opérationnel. Ce type d’opération est mystifiant et extrêmement dangereux comme nous le verrons par la suite dans l’analyse de la destinée réservée à l’énergie solaire.

15Pour nous, et contrairement à cette conception, l’énergie contient déjà une part importante d’information. Et cela se vérifie déjà à la provenance de l’énergie. Au niveau cosmologique, seule l’énergie solaire constitue un apport sans cesse renouvelé dans les cycles de l’écosystème. Au contraire des ressources naturelles qui s’épuisent, l’énergie solaire est non seulement abondante, mais encore inépuisable. Elle porte en elle-même une information spécifique, alors que l’énergie fossile, l’énergie nucléaire se constituent grâce à une information des matières qui les fondent et qui leur est en principe étrangère. Elle structure les rapports sociaux de façon bien différente !

16« Le couple énergie/information est au cœur de la production » dit Attali. « A chaque niveau de structuration de l’énergie correspond un niveau d’information structurée. La répression d’une structuration au niveau relationnel est à l’origine de la crise qui commence » (1975 :88). Et à chaque niveau de structuration de l’information correspondra un niveau de structuration des rapports sociaux. L’étude des modes d’actualisation de l’information, qui recouvre non seulement la communication sociale, mais tous les signes du monde vivant formant et ordonnant la matière ou l’énergie, nous donnera de précieuses indications sur les organisations sociales envisagées comme totalités.

17Nous touchons ici au point central de notre argumentation : on ne peut confondre l’information totalisante provenant des sources premières et l’information construite à partir des potentialités en énergie disponible. Nous avons ainsi d’une part un type d’information originaire, non manipulée et globalisante, et d’autre part une information secondaire, finalisée à la maîtrise de la nature et spécialisante.

18Les fondements théoriques de la distinction que nous postulons entre logiques communautaires et logique capitaliste sont liés à ces deux conceptions de l’information. L’une, génératrice de totalités, et l’autre, par essence totalitaire.

Chapitre 2. Le soleil, quel soleil ?

« Demande-moi ce que tu veux, tu l’auras » lui dit Alexandre le Grand.
« Ote-toi de mon soleil », répondit Diogène.

19Nous ne saurions mieux illustrer notre problématique en recourant à ce qui nous semble être le fondement de toute énergie et information : le soleil. Il est la clef de ce que nous avions appelé une information globale, diffuse. Et en ce sens, nous pouvons à juste titre le considérer comme l’unique initiateur des écologiques, contrairement au « solaire », participant lui au sauvetage précaire des écologies.

20L’emploi des deux termes, soleil et solaire, est par ailleurs significatif. Au soleil-totalité, on oppose le « solaire »-énergie. Le soleil existe, le solaire reste à découvrir et à ... anticiper. Notre thèse est centrée essentiellement autour de cette dualité terminogique, qui trahit une dualité de conceptions et de pratiques.

1. Soleil - information

21Est-il concevable de considérer le soleil autrement que par sa face « solaire », par son côté « producteur d’énergie » ? La science ne le conçoit-elle pas uniquement comme un objet aussi banal que du fuel, ainsi que le déclarait déjà Anaxagore dans l’Antiquité, lorsqu’il décrivait le soleil comme « une masse enflammée, pas plus grande que le Péloponnèse » ?

22Proclamer que le soleil est également une source d’information va à l’encontre de cette vision simplificatrice. De même, penser que le soleil, non seulement est le seul apport réel dans le système ouvert de la terre, mais surtout informe et génère toute forme de vie à la surface de celle-ci, constitue une hérésie devant la science !

23Que le soleil puisse constituer une source d’information peut paraître inconcevable. Inconcevable car, encore une fois dans son sens courant, le terme information renvoie à une activité purement humaine, elle fait référence habituellement à des réseaux de communication. Et pourtant, l’information se définit « comme le contenu d’un message capable de déclencher une action » (Rosnay 1975 :168). Et précisément, le soleil par sa présence, son absence (le jour et la nuit), son intensité (les saisons), entre autres, détermine profondément toutes les activités humaines. D’une façon plus générale, nous pouvons considérer le temps comme lié intimement au soleil. C’est lui qui a de tout temps ponctué les activités humaines. De par la dimension temporelle, qui détermine jusqu’à notre manière de penser, l’information solaire s’impose continuellement à nous.

24Il nous semble donc évident que le soleil ne saurait être réduit à sa dimension « énergétique ». A moins qu’il y ait une raison de cacher l’information solaire, ainsi que semble le faire la science ? Mais quelles en seront les conséquences ? Cherchons, avant tout, à compléter la nature de cette information.

2. Soleil - liberté et logiques communautaires

25Bataille nous dit : « La source et l’essence de notre richesse sont données dans le rayonnement du soleil, qui dispense l’énergie sans contrepartie » (1967 :68) ; et encore : « l’organisme vivant (...) reçoit en principe plus d’énergie qu’il n’est nécessaire au maintien de la vie : l’énergie excédante peut être utilisée à la croissance d’un système » (1967 :60).

26Tentons de tirer de cette intuition de Bataille certaines conclusions théoriques importantes pour vérifier le concept d’information « solaire ».

27Tout d’abord, par sa surabondance, le soleil constitue une sorte de paradigme des mécanismes sociaux fondamentaux. Paradigme de l’excédent et non pas de la pénurie, paradigme de l’abondance et non pas de la rareté.

28Le soleil, en tant que source paradigmatique d’information, est aussi aux antipodes des principes de base de l’économie politique. C’est dans ce sens que les sociétés rurales, et en particulier les chasseurs collecteurs et les nomades qui constituent l’espace de l’altérité, vivent l’anti-économie. Ils vivent la pratique sociale en inscrivant dans leur organisation sociale et économique la prodigalité et la non-concentration comme données structurelles du cycle de reproduction.

29Notre regard sur ces espaces de l’altérité ou sur les écologiques ne devrait-il pas changer de registre ? Au lieu de voir toujours une incapacité à développer des techniques de plus en plus « rentables », pourquoi ne pas admettre la possibilité d’un choix stratégique ? Sahlins a pertinemment démontré une telle vision centrée sur le degré d’efficacité technique pour les chasseurs. Il semble que ces sociétés, loin de subir leur sort de démunis (au sens occidental du terme) ne veuillent pas accepter l’agriculture, « principalement parce que cela entrainerait trop de travail » (1968 : 668).

30Il s’agit donc non seulement d’une libre acceptation de contraintes, mais encore d’un calcul subtil et complexe propre à assurer l’abondance, donc « une société dans laquelle tous les besoins matériels de ses membres sont aisément satisfaits » (1968 :668).

31Son raisonnement pourrait bien s’appliquer aux autres écologiques, telles les sociétés rurales de type communautaire. Dans ces sociétés, les formes sociales de la dépense non productive, maintes fois observées par les ethnologues, constituent l’équivalent structurel du déplacement chez les nomades et les chasseurs, car la mobilité dans l’espace est à la fois un moment de dépense énergétique et un frein à l’accumulation de biens.

32La lecture des espaces de l’altérité en fonction du paradigme solaire nous permet de mieux comprendre la logique d’appropriation qui domine le système industriel. En effet, ce dernier opère tantôt sur les excédents, tantôt sur l’espace selon qu’il s’agisse de sociétés à vocation agricole ou de sociétés vivant du déplacement. Pour les premières on impose l’accumulation en vue d’une production accrue et on planifiera par là-même la rareté. Pour les secondes, on procède à une amputation forcée des territoires de survie (sédentarisation).

33Devant l’impuissance à recomposer énergie et information provenant du soleil, le monde industriel s’acharne contre les écologiques, dans une tentative de séparer à jamais ces deux composantes vitales pour leur reproduction.

34En effet, ces communautés se caractérisent par une « soumission » parfaite au soleil, dans la mesure où peu de mesures sont prises, sinon aucune, afin d’amplifier ou de contrarier l’action du soleil. L’information solaire agira en priorité dans ces sociétés, leurs structures sociales seront donc particulièrement représentatives de l’action de cette information.

35En somme, nous avons vu que ces sociétés « autres » n’utilisaient que très peu de leur excédent dans un but de croissance, l’excédent étant au contraire détruit. Il semble ainsi que l’information solaire ne permette pas en elle-même la croissance d’un système, du moins qu’elle ne l’y prédispose pas. Nous pensons même qu’elle est plutôt de nature à empêcher cette croissance. Nous expliquons ce phénomène par la nature diffuse de l’information du soleil, qui est à la fois totalisante et diversifiante. Elle est totalisante en tant que source unique et accessible à tous, touchant aux multiples aspects de la vie. Elle est diversifiante par le fait que les sociétés imprégnées d’information du soleil construisent des systèmes variés, des savoirs sociaux de caractères inédits, imprévisibles, complexes. On pourrait ainsi affirmer que la totalité engendre la diversité, cette dernière étant tributaire de la créativité sociale et historique.

36La science essaie désespérément de saisir, par le biais de l’approche analytique, cette complexité qui caractérise les systèmes que le soleil instaure. Aussi et en opposition à cela, l’approche systémique s’impose. Elle ne s’oppose pas à la nature informative du soleil, en définissant précisément tout système (qui peut être une cellule, un système économique, un écosystème, ...) comme étant un « complexe dont le comportement sera imprévisible, irreproductible, irréversible » (Rosnay 1975 :110). Elle rend dès lors aléatoire toute tentative de déstructurer l’information solaire, sans lui faire violence, et de provoquer de nombreux effets pervers.

  • 3 Voir en particulier « la légende du soleil et de la lune » des Inuits, cité par Malaurie (1975 : 28 (...)

37Nul besoin par ailleurs de recourir à la science, où à sa propre remise en cause, afin de déceler cette complexité de tout système. Il suffit d’écouter de quelle façon les sociétés dites primitives parlent du soleil, dans leur cosmogonie. Plusieurs d’entre elles reflètent les quelques éléments que nous avons dégagés plus haut3.

38Si nous reprenons synthétiquement les différents aspects de l’information solaire, nous pouvons dire qu’elle est normative dans le sens où elle structure profondément toutes les activités sociales, principalement par le temps. Elle est paradigmatique par l’excédent qu’elle génère, par la prodigalité qu’elle instaure. Et par là même, elle permet une créativité intense, fruit de l’abondance. Elle est aussi complexifiante : chaque système informé par le soleil, de la cellule à une organisation sociale, est complexe à un tel point que tout découpage s’est avéré impossible, sinon destructeur.

39Ce ne sont là que quelques aspects de l’information solaire, car, si elle génère une totalité, elle est elle-même une totalité. Dans notre exploration de cette information, cette totalité doit s’imposer à nous, en nous obligeant entre autres à globaliser au fur et à mesure nos affirmations.

40Ainsi, l’information solaire est avant tout diffuse, non spécialisante contrairement à l’information scientifique. Seule la première permet le développement d’énergies et d’informations de type « endogènes », c’est-à-dire provenant de l’intérieur d’un groupe social. Elle constituerait même le seul apport nouveau, le seul paradigme, et par là même permet à cette formation sociale de maintenir ses structures reposant sur les logiques communautaires : en échange des prodigalités dispensées par le soleil, qui permettent une sociabilité intense, les formations communautaires respectent les normes de l’information solaire. Il en résulte une diversité riche, inconnue dans notre monde soumis à la logique capitaliste.

3. Soleil domestiqué et logique capitaliste

41Si nous considérons sa nature originaire, l’information solaire ne permet aucune croissance de type capitaliste. Il a donc fallu se détourner progressivement du soleil, afin de permettre l’accumulation et la concentration du pouvoir.

42Nous trouvons chez Sahlins une illustration claire et percutante de la signification de la révolution la plus importante qu’ait peut-être connue l’espèce humaine, la révolution du néolithique. « On peut dire que le néolithique n’a entraîné aucun progrès par rapport au paléolithique en ce qui concerne le temps par personne nécessaire à la production des aliments » (1968 :676) ou d’une façon plus générale « la quantité de travail (par personne) croît avec l’évolution culturelle, tandis que la quantité de temps libre décroît » (1968 :677). Le néolithique a introduit d’une part l’agriculture, d’autre part l’élevage ; deux techniques qui ont permis une amplification incontestable de l’utilisation du soleil, sans améliorer pour autant les conditions de vie des populations.

43Est-il possible d’établir la même comparaison pour chaque révolution technologique qui a ébranlé l’Occident, du moulin à eau jusqu’au nucléaire (voir l’article de T. Grinevald dans ce Cahier) ?

44N’y a-t-il pas eu à chaque fois « appropriation par rapport à la nature, mais expropriation par rapport à l’homme » ? La maîtrise de la science a progressé, les techniques également. Et à chaque fois, l’espèce humaine a moins bien maîtrisé ses ressources, « la faim augmentant relativement et absolument » (Sahlins 1968 :678). Finalement, « les sciences de l’homme ne visent-elles pas uniquement à assurer définitivement la domination des hommes par quelques-uns » (Audibert 1978 :307) ?

45Afin de permettre l’accumulation de l’excédent mis à disposition par le soleil, la logique capitaliste procède donc par déstructuration progressive, substituant l’information scientifique à l’information solaire.

4. Le solaire

46L’énergie solaire s’inscrit dans le même processus que celui que nous avons décrit précédemment. Le solaire ne considère en effet le soleil que dans son moment « énergie ». Il a été en quelque sorte dénudé de sa signification, de son action globalisante, afin de pouvoir être intégré dans la logique capitaliste.

47Nous pouvons nous poser deux questions au sujet du solaire : pourquoi ne parle-t-on qu’aujourd’hui de l’énergie solaire et sous cette forme précise, et pourquoi est-elle entourée d’une telle discrétion ?

48Il serait trop simpliste de penser qu’il ne s’agit que d’un problème de coût (« le pétrole est trop avantageux... »), ou de penser que « si les photopiles s’étaient développées avec trente années d’avance, elles auraient sans doute aujourd’hui complètement supplanté le pétrole » (Audibert 1978 :303).

49Nous pensons plutôt que le solaire s’inscrit dans un processus dont l’atome constitue l’échelon antérieur ; cela d’autant plus si nous considérons la discrétion avec laquelle se développe l’énergie solaire. Malgré le fait que même les multinationales du pétrole soient très bien placées dans la course au solaire (voir Audibert 1978 :297-8), on ressent presque la crainte d’un changement qualitatif important. Ce qui démontrerait bien que le solaire vient à son heure.

50Le néolithique avait permis, par l’agriculture, une amplification de l’utilisation du soleil. Puis l’énergie hydraulique a permis son utilisation sous une forme cumulée. Le charbon puis le pétrole, bien qu’étant encore des produits « solaires », ont créé un certain recul par rapport au soleil, par l’utilisation de cette énergie sous une forme stockée. Enfin le nucléaire a réussi à l’évacuer complètement, et s’est libéré totalement et de façon absolue de ses contraintes. Il aura donc fallu en arriver là, à l’obscurcissement du soleil, pour que l’on puisse enfin l’utiliser uniquement dans sa composante « énergie » ; il a fallu le dépouiller de toute ses capacités informationnelles afin de pouvoir l’exploiter comme n’importe quelle autre ressource énergétique. Cette énergie solaire portera alors la même information spécialisante que le pétrole ou le nucléaire : elle servira aussi à l’édification puis à l’éclatement de la logique capitaliste.

5. Le soleil en prison

51Si nous résumons ce qui vient d’être écrit, nous pouvons dire que tout l’effort de la science a consisté à s’éloigner ainsi progressivement des contraintes imposées par le soleil. De systèmes ouverts, dans lesquels le soleil représente l’unique input, la logique capitaliste progressivement transforme les sociétés en un système fermé, système qui s’est clos dans l’absolu par le nucléaire. Dès lors, le soleil lui-même est susceptible de jouer le même rôle, de se mettre uniquement au service de la logique capitaliste, dans sa dénomination « solaire ».

52Des symptômes annonciateurs de l’achèvement du soleil comme information existent déjà non seulement dans l’imagination mais également dans les plans des techniciens. Nous ne choisirons qu’un exemple significatif : le projet américain de centrale solaire dans l’espace, parfaitement réalisable dans les conditions techniques actuelles. Ecoutons quelques éléments de la description du projet.

« Fabriquer des soleils artificiels, en plaçant de grands miroirs en orbite autour de la terre. Les miroirs, judicieusement orientés, renverraient les rayons solaires vers une région précise de la terre, où la nuit n’existerait presque plus et où la chaleur serait intense » (Audibert 1978 :161).

53Et plus précisément :

« Deux ailes de 5 km de long, tapissées de photopiles scintillantes, planant dans l’espace. Des flots de lumière illuminant les 50 km2 de photopiles 24 heures sur 24. Ou presque : elles ne sont à l’ombre que pendant les courtes éclipses du soleil par la terre. On récupère ainsi dix fois plus d’énergie que sur terre, à surface égale. L’espace ne connaît en effet ni la nuit, ni les nuages, ni le voile de l’atmosphère. Une antenne d’un kilomètre de diamètre envoie sur terre un faisceau de micro-ondes, capté par une antenne de 7 km de diamètre. Il reste à convertir ces micro-ondes venues du cosmos en vulgaire courant électrique. » (1978 :162-3).

54Nous percevons dans ces quelques lignes une constante préoccupation : celle de se libérer des contraintes du soleil, à commencer par le jour et la nuit, le climat, etc. Et aussi de transformer les rayons du soleil en une forme concentrée, utilisable, simple. Cet exemple résume parfaitement l’emprisonnement du soleil par la logique capitaliste, son utilisation en vue d’un but spécifique, le rejet aussi de tout ce qui fait la richesse du soleil.

55La naissance du solaire a eu lieu, le soleil quant à lui, touche à sa fin. D’ici quelques décennies, une multitude de soleils existeront. Comment la terre résistera-t-elle à cette confrontation ?

56Afin de clore notre série de réflexions, empruntons à Esope sa fable du soleil et des grenouilles :

« Ayant appris que le Soleil songeait au mariage, celles-ci allèrent se plaindre partout : “Que ferons-nous s’il lui vient des enfants ? Un seul Soleil à peine se peut souffrir. Une demi-douzaine mettra la mer à sec, et tous ses habitants. Adieu joncs et marais : notre race est détruite. »

57Une demi-douzaine ? Ce sont des milliers de soleils qui nous sont promis...

Bibliographie

Attali, J.
1975 La parole et l’outil, Paris, PUF.

Audibert, P.
1978 Les énergies du Soleil, Paris, Seuil, Collection Points.

Bataille, G.
1967 La part maudite, Paris, Ed. de Minuit.

Berthoud, G. et Sabelli, F.
1976 L’ambivalence de la production, Paris, PUF, Collection des Cahiers de l’IUED.

Malaurie, J.
1976 Les derniers rois de Thulé, Paris, Pion.

Morin, E. et Piattelli-Palmarini, M. ed.
1976 L’unité de l’homme, 3. Pour une anthropologie fondamentale, Paris, Seuil, Collection Points.

De Rosnay, J.
1975 Le macroscope, vers une vision globale, Paris, Seuil.

Sahlins, M.
1968 « La première société d’abondance» in Les Temps modernes, No. 268, pp. 641-680.

Notes

1 Les idées proposées dans ce texte ne se veulent pas « scientifiques ». II s’agit d’abord de restituer en synthétisant certains courants de pensée actuels sur l’énergie et l’information (voir de Rosnay, Morin, Attali, etc.), et de tenter ensuite de combler une lacune dans la réflexion courante sur le « solaire ». Les positions énoncées dans ces pages se veulent comme le début d’une recherche. Elles n’ont donc aucune prétention exhaustive.

2 Il ne faut pas confondre « approche systémique » et « théorie des systèmes », qui elle connaît la faveur des spécialistes, puisqu’elle propose précisément un découpage sophistiqué et prétentieux de tout système.

3 Voir en particulier « la légende du soleil et de la lune » des Inuits, cité par Malaurie (1975 : 285-6). 11 est paradoxal de constater que même les Esquimaux sont une société « solaire » !

Auteur

Institut universitaire d’études du développement, Genève.
Atelier de recherche anthropologique, Lausanne.

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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