Le vœu d’ignorance, condition du savoir économique
p. 179-196
Texte intégral
1Les sciences dites humaines sont aujourd’hui à la fois florissantes et en crise. D’un côté, on observe qu’elles envahissent tout en multipliant les enquêtes, en affinant les analyses, en servant d’appui à ce qu’on peut appeler, d’un terme vague, la « montée du social » qui caractérise les sociétés industrialisées contemporaines. Même la vie quotidienne, dans ses plus menus aspects, devient un objet ethnologique. Le grand public est convoqué à ce grand festin des sciences sociales, sensibilisé à leurs résultats, même si, le plus souvent, il les déforme. D’un autre côté, les symptômes de malaise se multiplient. Les grandes doctrines s’effondrent. Les écoles de pensée éclatent et s’entre-déchirent. Les méthodologies apparaissent fragiles tandis qu’un public de plus en plus large dénonce la caution que ces sciences apportent à la normalisation sociale. Même des sciences « établies » comme la médecine font l’objet d’interrogations et de critiques sévères quant à leurs implications sociales.
2Je crois que ces deux phénomènes, l’impérialisme des sciences sociales et la crise qu’elles traversent, sont liés. C’est à cause de leurs limites mêmes, à partir de quelque chose qui leur manque, que les sciences sociales assurent leur développement. Elles accompagnent le développement du « social » sans approfondir et consolider leurs bases. L’image qui vient à l’esprit à leur sujet est celle de ces plantes qui prolifèrent sur une terre trop facile où leurs racines restent superficielles.
L’idéologie économique : nouvelle religion
3L’économie politique contemporaine illustre à la perfection cette situation de prolifération et de fragilité des analyses. Elle est un bon représentant d’autres sciences sociales ou humaines — la science politique, la sociologie, les sciences juridiques, la médecine — qui se trouvent dans la même position épistémologique. Mais de plus, l’économie politique est au cœur du développement industriel et bureaucratique contemporain ; elle est, comme corpus de savoirs et de techniques, liée à des enjeux importants. Le monde moderne est en effet livré à un ordre totalitaire, l’ordre économique, soumis à ses contraintes, à ses guerres et à son idéologie. Notre environnement est façonné par sa logique ; nous baignons dans un discours économique journellement ressassé et devenu le cœur du discours politique.
4Comment cette nouvelle religion sans sacré a-t-elle réussi à capter si profondément ses fidèles qu’ils intériorisent l’essentiel de ses valeurs ? Comment ses clercs — les technocrates du discours — et leurs machines — les bouches magiques des médias — ont-ils réussi à construire une rhétorique spécifique avec ses symboles et ses idoles, d’où émerge une représentation froide et comptable de tout le réel ? Et finalement, comment rendre compte de cette croyance en une certaine forme de progrès obtenu à travers la croissance des productions matérielles et le développement des organisations ?
5Sur cette croyance se sont édifiés tous les systèmes économiques et toutes les bureaucraties gestionnaires de la civilisation industrielle. A l’Ouest comme à l’Est, dans les pays les plus riches comme dans ceux qui tentent d’imiter leur modèle, le mythe économique — l’économythe — devient planétaire, effaçant toutes les différences culturelles. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, la mosaïque des différences culturelles se décolore et laisse apparaître la trame d’une représentation uniforme du monde.
6Personne ne mesure exactement les risques d’une telle évolution. Un monde sans différences culturelles, sans extérieur, sans « Autre », est-il viable ? Pour le moment, le nouveau « système-monde » semble conjurer la perte des différences par des dispositifs de remplacement, en organisant le spectacle, le simulacre, de différences superficielles. Mais derrière ce décor, l’industrialisation et la bureaucratisation mondiales poursuivent leurs effets de déculturation et de mutilation sous couvert d’enrichissement.
7Dans la perspective inquiétante de cet impérialisme du paradigme économique se pose la question centrale de l’origine de la croyance dans cet ordre et, en particulier, dans ce discours économique, plus ou moins savant, qui lui sert de caution et de rationalisation. Question sociologique, voire théologique, plus qu’économique. Question qui, en tout cas, nous dispense de critiques internes, tatillonnes et toujours à recommencer. Car elles entrent dans le jeu ordinaire du développement scientifique : par construction, elles n’ont d’autre efficacité que de corriger les insuffisances les plus visibles ou de détourner l’attention sur des points secondaires. On peut même dire que le paradigme économique, comme d’autres paradigmes, échappe à la critique grâce à son insertion dans un découpage en disciplines, grâce à la division du social selon des territoires disciplinaires. Ou bien, en effet, la critique surgit à l’intérieur des frontières d’une discipline et elle est, de ce fait même, désamorcée par son origine, par sa contre-dépendance des hypothèses qui fondent la discipline et elle ne peut contribuer alors qu’à son développement. Ou bien la critique vient de l’extérieur et dans ce cas, encore par construction, elle ne menace pas la discipline protégée mais, au mieux, en nourrit d’autres. L’organisation du discours selon des dispositifs de territoire assure ainsi une fonction proprement défensive.
8Elle assure le développement, l’efficacité du discours en isomorphie avec les dispositifs réels dont il parle : c’est aussi en séparant les fonctions sociales que les instances économiques ou bureaucratiques se développent. La structure du discours redouble celle de la réalité sociale qu’il prétend cerner.
9C’est d’ailleurs parce que le discours économique se protège si bien qu’il est, suprême recours de la position critique, dénoncé comme pure idéologie. Or, cette dénonciation, chère principalement aux économistes marxistes mais aussi à d’autres courants, me semble soit trop vague, soit partielle. Certes, le discours économique est infiltré d’idéologie ; c’est dire, en prenant le terme d’idéologie dans son sens le plus courant, qu’il supporte une représentation déformée (anamorphosée selon un point de vue de classe dominante notamment) de la réalité sociale. Mais au-delà de l’idéologie, exerçant des effets sociaux beaucoup plus puissants qu’elle, le discours économique présente une fonction dogmatique, en ce sens qu’il repose sur un principe qui est tenu pour indiscutable, au-delà du vrai et du faux, sur des axiomes qu’une collectivité semble se donner et ne pas pouvoir remettre en cause. Des axiomes qui seraient, en quelque sorte, des idoles. La science économique est plus idologique qu’idéologique1.
10Si le discours économique apparaît ainsi comme un système dogmatique de croyances et d’idoles, c’est dans son cœur, dans sa source de légitimité, c’est-à-dire dans la science économique, que cette fonction dogmatique peut être le mieux saisie. Cherchons donc dans cette partie du paradigme économique qui se pare des formes de la discursivité scientifique, la source première de notre acculturation à l’ordre économique aujourd’hui dominant.
La réduction du désir et la naissance du discours sur les besoins
11Cette recherche implique, au préalable, une remarque sur le statut de la notion de sujet dans les sciences sociales. Je veux attirer l’attention sur la misère philosophique sur laquelle se bâtissent des empires de spécialistes dans le domaine des sciences sociales. Les représentations dominantes laissent croire qu’il est possible de faire l’économie d’une réflexion philosophique. Et il est vrai que pour réaliser des études savantes, bien reçues et j’ajouterai même, utilisables, cette réflexion n’est pas nécessaire précisément parce que le paradigme actuel des sciences sociales est une philosophie du sujet rudimentaire, tellement rudimentaire qu’il vaut mieux la conserver implicite.
12Cette réduction ontologique implicite organise en fait la scientificité moderne. C’est elle qui met le spécialiste à l’abri des questions embarrassantes et notamment de celles concernant le statut de la science dont il est le servant. C’est elle qui permet de construire des frontières imperméables entre les différents champs disciplinaires en laissant de côté — du côté du philosophe exilé de la société technocratique — les questions de totalité, de sujet. Ainsi se réalise le morcellement du corps de la science, son découpage en champs limités et séparés. La réduction ontologique permet ce morcellement et, inversement, ce dernier favorise l’obscurcissement philosophique. Au total, les experts chassent le philosophe2.
13Quelle forme prend cette réduction ontologique en économie ? Quelle est l’essence du sujet économique, de l’homo economicus, comme on dit ? (Ce retour au latin, en un point de naissance de l’obscurantisme, me semble en lui-même significatif.) A cette question je ne vois qu’une réponse possible : cette essence est animale. L’homo economicus ne se distingue pas d’un animal, qui peut être d’ailleurs intelligent et calculateur. Ou encore c’est un organisme, un système, un robot mais il n’y a rien dans la définition du sujet économique de spécifiquement humain. L’économie politique, dans sa racine même, est une science qui traite les hommes comme des organismes. Il me semble d’ailleurs qu’il en est de même pour bien d’autres sciences dites humaines. Le rapport sujet/objet selon la science économique est essentiellement le même que celui du sujet à la loi, à l’ordre politique et c’est pourquoi les sciences juridiques et politiques ne sont pas radicalement différentes de l’économie. Et la catégorie du sujet telle que l’utilisent une grande partie de la psychologie et de la sociologie contemporaines est du même ordre, c’est-à-dire de l’ordre de l’organisme ou du système — d’où, d’ailleurs, les succès rencontrés par l’analyse systémique.
14Cette réduction à l’organisme s’opère, en économie, à travers la notion de besoin — ou des notions qui lui sont étroitement reliées comme celles de valeur d’usage ou de rareté (la rareté introduisant cependant l’hypothèse supplémentaire de non-saturation des besoins). Depuis environ deux siècles et à de rares exceptions près, les ouvrages d’économie commencent leurs discours et délimitent leurs champs à partir de ces notions, sans d’ailleurs les expliciter mais au contraire en les présentant comme de simples évidences de bon sens. L’homo economicus est un sujet du besoin qui cherche à posséder et à utiliser des objets parce que, en leur absence, sa vie ou sa bonne santé sont menacées, son équilibre physiologique ou psychologique, son homéostase, sont détruits3. A travers ces définitions simples, très proches de celles qui sont utilisées en médecine, l’homme est réduit au niveau de l’organisme, de l’animal.
15Comment une telle réduction a-t-elle pu se réaliser ? La réponse me semble être : parce qu’elle supporte tout le développement économique — et le développement propre du discours économique — avec une fascinante efficacité. Voyons cela d’abord du côté des économistes eux-mêmes. Ces derniers voudront bien admettre que le schéma du besoin est approximatif, comme tout schéma, mais ils soutiendront qu’il est opératoire. Dans une perspective de gestion, c’est-à-dire en se plaçant dans une société où les valeurs et les objectifs sont donnés et considérés comme fixes à court terme, ils ont raison. Pour une collectivité pauvre, par exemple, une erreur de planification ou de politique économique a un poids de désastres, de sacrifices, de misères, évident. Il me semble ainsi impossible de dénier le caractère opératoire pour une société donnée de certains schémas économiques fondés sur la notion de besoin. En revanche, il n’est pas suffisant de dire que ces schémas sont approximatifs. Ils ne sont ni vrais ni faux mais simplement opératoires dans une société qu’ils contribuent à fonder. En même temps, ils ont dans cette société un statut de dogmes, d’axiomes. Ce que l’axiome du besoin soutient, c’est toute la croyance dans la nécessité ou au moins la positivité de la production, de la croissance, du progrès technologique. Que ce dogme convienne à la classe dominante est parfaitement clair. L’analyse marxiste a bien montré en outre que, dans des conditions historiques données, ce développement dirigé par une classe se solde par l’exploitation et l’aliénation de la classe antagoniste. Mais l’analyse marxiste, en revanche, ne rejette pas le dogme lui-même. Sur ce point fondateur, la vision marxiste n’entraîne aucune rupture avec l’approche économique orthodoxe. La dénonciation du processus de réification par Marx et ses successeurs aurait dû remettre en cause l’usage fondateur que le discours économique fait de la notion de besoin, mais il n’en a rien été. Et les besoins satisfaits dessinent encore l’idéal de la société communiste, selon la formule « à chacun selon ses besoins ». Faut-il rappeler aussi que Marx, dans les toutes premières lignes du « Capital », pose le besoin comme une évidence naturelle et la valeur d’usage comme une propriété manifeste des objets : « La marchandise est d’abord un objet extérieur, une chose qui par ses propriétés satisfait des besoins humains de n’importe quelle espèce. Que ces besoins aient pour origine l’estomac ou la fantaisie, leur nature ne change rien à l’affaire. » Les économistes marxistes, même s’ils prennent ensuite quelque distance par rapport à Marx, ne remettront jamais en cause cette notion du besoin. Ainsi, par exemple, J.-P. Sartre qui, dans la « Critique de la raison dialectique », adopte pourtant une position philosophique et souvent critique à l’égard du marxisme, portera à son extrême le caractère fondateur de la rareté (autre versant de la notion de besoin) pour l’histoire de l’humanité. J’irai jusqu’à dire que Marx a fondé son analyse scientifique et économique, sa critique sociale globale, sur le même dogme que les économistes classiques. Ainsi, sur ce point décisif, les économistes marxistes et les économistes classiques sont des complices objectifs. Au fond, les uns et les autres ne devraient guère s’opposer : les premiers ne s’intéressent pas à l’économie pour mieux la gérer comme le prétendent les seconds. Ils ne s’y intéressent que dans la mesure où l’économie est la matrice de la société tout entière. Mais les uns et les autres, sur des plans différents, ont besoin du schéma, du dogme du besoin pour soutenir leurs constructions respectives. Cela fait penser à une image architecturale. Economie gestionnaire et économie marxiste s’opposent en s’arc-boutant sur la notion de besoin. Cette notion est dans la position d’une clef de voûte. Sans le jeu de cette opposition qui permet à deux constructions de tenir debout, il y a peut-être longtemps que la clef de voûte du besoin serait tombée.
16Mais la question essentielle reste : pourquoi cette complicité objective ? Pourquoi retrouve-t-on, à l’origine d’approches si profondément divergentes, la fonction dogmatique du besoin ? A cette question il semble nécessaire d’apporter une réponse en deux temps, ou plutôt une réponse à deux composantes : au-delà du besoin, le discours scientifique — ou du moins le discours scientifique sur les bases qu’il s’est donné aux xixe et xxe siècles — ne peut rien dire. Le besoin permet à la scientificité moderne de saisir certains mécanismes sociaux, quitte à laisser échapper ce qui est spécifiquement humain. Et cet oubli de ce qui est spécifiquement humain rencontre, c’est la deuxième composante de la réponse, une certaine complaisance, une certaine volonté d’ignorance chez les hommes ainsi décrits.
Un discours efficace mais dogmatique
17Il est impossible de refuser à la science économique une efficacité certaine sur le domaine qu’elle constitue en propre et qui est la rareté. Efficacité, nous l’avons vu, pour les approches de type gestionnaire qui ne peuvent pas ou ne veulent pas remettre en cause le paradigme social actuellement dominant. Mais efficacité également pour des approches — telle l’économie marxiste — qui dénoncent les effets d’exploitation et certains effets d’aliénation qu’implique ce paradigme mais pas ce paradigme lui-même. Car en dehors de ce paradigme il n’y a plus de discours scientifique possible ou du moins il faut inventer une nouvelle scientificité. Si le marxisme est donc resté dans une certaine mesure contre-dépendant4 de l’économie classique c’est qu’il ne pouvait en assurer une critique efficace mais partielle qu’à la condition de rester sur le socle scientifique existant. En dehors de ce socle, privé de la puissance du mythe de la science aux xixe et xxe siècles, que serait devenu le marxisme ?
18Au total, la science économique est fascinante par son efficacité - dans l’espace de la gestion ou de sa critique — mais fascinante aussi par ce qu’elle destitue, qui est l’homme comme sujet du désir. Efficace donc dans la mesure où elle ne veut rien savoir au-delà du besoin, dans cette zone qui constitue spécifiquement l’homme en tant qu’humain et qui relève du désir5. Car l’homme ne se réduit pas à un sujet du besoin, même quand il est soumis à la pression vitale de ses besoins insatisfaits. La psychanalyse montre en particulier comment les besoins les plus essentiels deviennent les supports privilégiés, les moyens d’expression du désir. On peut se reporter à la situation, exemplaire de ce point de vue, de l’anorexique. A un autre niveau, social et non pathologique, il est courant d’observer qu’un individu sacrifie la satifaction de « besoins dits fondamentaux » — alimentaires par exemple — pour assurer une bonne intégration dans son environnement social. Et cette intégration qui, par définition, met en cause l’Autre, relève du registre du désir (et du symbolique, cf. la contribution de G. Rist) même si le sujet croit pouvoir l’exprimer en termes de besoin6.
19De tout cela le discours économique ne veut rien savoir. Aussi devient-on économiste comme on entre dans les ordres : en prononçant un vœu, un certain vœu d’ignorance. Tous les ouvrages d’économie commencent par la reconnaissance explicite ou implicite de ce vœu et c’est pourquoi ils sont d’une parfaite inutilité en ce qui concerne les fondements de la science économique elle-même. On objectera peut-être que la science, toute science, ne peut rien dire de l’Etre en tant qu’Etre (das Sein) et ne peut parler que de l’étant (das Seiende). Qu’elle ne peut donc pas parler du désir en tant qu’il est précisément constitutif de l’Etre. Cela est vrai, mais les philosophes nous indiquent aussi que là où la science cherche à exprimer son essence propre, elle « appelle l’Etre à l’aide » (selon une formule de Heidegger). Et c’est précisément ce que ne font plus les sciences, dites humaines, modernes — et en particulier l’économie. Elles ne s’interrogent plus sur elles-mêmes, elles ne portent plus en elles une véritable interrogation philosophique ; elles ont perdu leurs racines. C’est d’ailleurs là une situation paradoxale en un siècle où est née une science, qui n’est d’ailleurs pas complètement une science, exigeante quant à son enracinement philosophique et qui pose la question de l’Etre, je veux parler de la psychanalyse. Ce qui caractérise curieusement les sciences humaines contemporaines, c’est qu’elles refoulent précisément l’enseignement exemplaire de la psychanalyse quant à sa situation épistémologique.
20Je ne crois pas cependant que l’ordre économique soit fondé par les seuls économistes, qu’ils soient technocrates du discours ou bien gestionnaires de l’économie réelle. Certes ils constituent des sous-groupes sociaux qui jouent un rôle activement conservateur. Celui des économistes professionnels en particulier assure son développement et son influence en privilégiant les analyses les plus formalisées, les plus autoréférentielles. Il n’est pas nécessaire de reprendre ici les analyses, d’ailleurs relativement banales, de T. Kuhn7 pour comprendre que ce sous-groupe et les diverses institutions nationales et internationales sur lesquelles il s’appuie jouent un rôle privilégié dans l’acculturation à l’ordre économique. Mais malgré cela, les économistes ne construisent pas tout seuls un système de croyances, et en particulier cette croyance selon laquelle l’homme se réduirait à n’être qu’un sujet du besoin. Cette croyance, ce fondement de notre ordre économique contemporain, elle est véritablement soutenue par chaque membre de nos sociétés industrielles et bureaucratiques : c’est elle qui lui permet cette relation aux objets qu’il fabrique et consomme, à la Loi qu’il respecte, cette relation qui à son tour explique la croissance économique (toujours plus grand, toujours plus neuf) ainsi que la croissance du contrôle social. C’est le sujet social qui, finalement, demande et redemande le dogme du besoin, qui veut croire que le désir n’est que du besoin8. Car cette méconnaissance lui permet de soutenir tant bien que mal l’illusion d’une satisfaction possible.
Le vœu d’ignorance, condition du savoir économique
21La fonction dogmatique des sciences sociales actuelles est ainsi de répondre à une volonté de ne pas savoir qui permet à une société, à un moment donné, de fonctionner. C’est dans ce sens que l’on peut aujourd’hui réinterpréter la formule que Képler appliquait à l’Université en la qualifiant de « gardienne de l’ignorance ». Mais garder l’ignorance, dans la perspective que nous venons d’esquisser, n’est pas une fonction sociale secondaire...
22Cependant la volonté de ne pas savoir se heurte à une certaine volonté de savoir, volonté à laquelle les sciences sociales contemporaines répondent aussi parfaitement. Dans l’ordre économique, chacun pressent que son désir est quand même menacé de déception. On subit d’ailleurs souvent l’épreuve répétée de cette déception : la croissance ne fait pas le bonheur, tout le monde le sait. C’est pour cela que l’individu veut en savoir plus sur les mécanismes économiques. En particulier il ne peut que se complaire à mettre en évidence tous les détournements, les pressions, les manipulations dont il peut être victime. C’est tout cela, pense-t-il, qui produit sa déception : s’il n’y avait pas la publicité, les producteurs poursuivant leur profit, la classe dominante, etc., il accéderait enfin à la libération des besoins, des vrais besoins et il serait satisfait complètement...
23Bien entendu, tous ces phénomènes existent dans la réalité économique, mais ils ne sont pas seulement les boucs émissaires du sujet, ils lui servent aussi d’écran pour ne pas remettre en cause plus profondément le postulat des besoins. C’est pourquoi le discours économique laisse le sujet dans une position essentiellement divisée : d’un côté, il ne veut pas trop savoir sur quel coup de force ce discours se construit, mais par ailleurs il aime à s’étourdir inlassablement en feignant de croire aux histoires apaisantes qu’on lui raconte : celles des mécanismes économiques dont il est victime et qu’il faut changer : L’ignorance savante que produit le discours économique lui convient donc parfaitement. Il y a une connivence profonde entre la conscience commune et ce discours savant. On notera au passage la place que la théorie laisse aux boucs émissaires. De ce point de vue la « théorie » des sciences sociales se rapproche de la structure des mythes qui laissent une place centrale à une victime émissaire.
La crise actuelle, espoir de libération
24Au total, l’idéologie économique, des représentations savantes aux représentations courantes, est d’abord un système de croyances associé à notre type de société. Un asile qui permet à chacun de supporter une organisation sociale qui privilégie les relations entre les hommes et les choses, alors que la plupart des grandes civilisations valorisent un certain ordre régissant les relations des hommes entre eux, c’est-à-dire une vision politique de la société prise comme un tout. La prolifération des choses matérielles a produit une coupure radicale dans les représentations, en créant simultanément les valeurs d’individualisme, de liberté, d’égalité, même si leurs réalisations sont le plus souvent formelles. C’est sur le terrain de ces valeurs que s’établit le « libéralisme » qui a dominé le xixe siècle et que prolonge « l’économisme » du xxe siècle. Nouvel opium des peuples des sociétés industrielles, cet économisme est bien le produit de l’envahissement par les marchandises9. Ce ne sont pas les besoins, en dépit des étiquettes qu’on leur accole et qui visent à les naturaliser, qui causent les produits, ce sont les produits qui font le système idéologique des besoins.
25Situation singulière de ce paradigme du besoin ; né dans l’ordre politique, il s’autonomise progressivement et entre en conflit avec lui : il limite son pouvoir sur la société globale en émancipant partiellement l’individu, en produisant le prétendu « consommateur souverain » ; mais cet individu émancipé, c’est le sujet du besoin, prisonnier de ce nouveau paradigme10.
26De toute cette analyse on peut tenter de tirer quelques conclusions quant à la force et à la faiblesse de cet emprisonnement et à son avenir prévisible. Sa force, il la tient d’abord d’un discours maintenant bien organisé et propagé en toute bonne conscience par de multiples organisations. La puissance d’acculturation de ce discours à la fois savant et ignorant provient de la connivence qui le lie implicitement aux représentations communes. Quant à ces dernières, elles m’apparaissent comme le credo et de plus en plus, hélas ! comme le viatique des sociétés qui se sont lancées dans l’aventure de l’industrialisation.
27C’est à ce niveau qu’apparaît l’espoir de se libérer de l’impérialisme de l’ordre économique actuel. Cette aventure, si elle ne touche pas à sa fin, devra au moins changer de cours dans les pays les plus développés. Le temps des mythes de la croissance est définitivement clos. Pas seulement pour cause des limites énergétiques et écologiques souvent évoquées mais encore mal cernées, mais aussi pour des raisons sociologiques. Les valeurs liées au travail qui expliquaient ses capacités de mobilisation, déclinent. Le modèle de consommation dont le moteur est constitué par un mécanisme d’imitation et de différenciation à partir de classes sociales bien hiérarchisées, perd progressivement son dynamisme et commence à se brouiller. Tout cela doit conduire à terme à infléchir les représentations et, peut-être, à ouvrir une brèche dans l’ordre économique. C’est la « chance » qu’ouvre cet amalgame de phénomènes que l’on appelle la crise économique mondiale. Mais il est aujourd’hui difficile d’apprécier sa probabilité et encore plus de préciser ses modalités. Même si de nombreux responsables sont aujourd’hui convaincus des limites de la croissance, l’existence même de ces limites exacerbe la guerre économique mondiale que se livrent les nations et les grands groupes industriels : quand l’armistice apparaît à l’horizon comme une nécessité, il faut « épuiser la guerre » pour être le mieux placé possible au moment de la paix. C’est pourquoi l’économisme semble aujourd’hui plus dominant que jamais, alors même qu’il est peut-être condamné à terme. Dans ces conditions actuelles d’instabilité mondiale, l’acculturation à l’ordre économique peut encore largement progresser et les prévisions quant à son évolution sont incertaines.
28En tout état de cause, deux scénarios extrêmes me semblent baliser le champ des avenirs possibles. Le premier est en quelque sorte une fuite en avant pour maîtriser la crise dans les pays les plus développés : l’accumulation du capital se poursuit en s’étendant aux pays en voie de développement (en fait, à certains d’entre eux). La division internationale du travail s’approfondit selon une logique déjà largement mise en place. Le tout s’accompagne d’une acculturation à l’ordre économique généralisée à la planète, qui fait disparaître en profondeur toutes les différences culturelles (évolution qui peut d’ailleurs être masquée par un décor culturel superficiel ou par une conservation artificielle, muséographique, fausse compensation de la perte irrémédiable de cultures vivantes).
29Le second scénario se caractérise par un freinage du rythme d’accumulation globale du capital, une décroissance de certaines composantes de la production dans les pays les plus riches. D’autres logiques apparaissent dans les modèles de production, de consommation et de division internationale du travail. L’acculturation à l’ordre économique est stoppée et même régresse, ce qui n’empêche pas le maintien d’une logique économique. Mais cette logique n’est plus dominante. Les structures politiques et culturelles lui résistent en profondeur et forment avec elle des combinaisons nationales spécifiques, sauvegardant, au moins partiellement, les différences culturelles.
30Ce second scénario peut sembler bien improbable. Pourtant il ne ferait qu’amorcer un retour vers des modèles de société qui ont existé pendant des millénaires. L’ordre économique apparaîtrait alors comme une exception, une parenthèse — de deux siècles, pour l’Occident — dans l’histoire des civilisations. En tout cas, tout le monde s’accordera sans doute à reconnaître que l’évolution qu’il retrace est plus prudente. Elle ménage l’avenir et préserve les patrimoines de culture vivante encore existants, notamment ceux des pays dits en voie de développement. On souhaiterait à tout le moins que les responsables qui ont quelque moyen d’action sur l’évolution future entre ces deux scénarios cessent, en tout cas, de croire que le premier est inéluctable.
Bibliographie
REPÈRES BIBLIOGRAPHIQUES
Baechler, Jean
1971 Les origines du capitalisme, Gallimard, Paris. Bataille, Georges
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1972 Pour une critique de l’économie politique du signe, Gallimard, Paris. Castoriadis, Cornélius
1975 L’institution imaginaire de la société, Seuil, Paris. Clavreul, Jean
1978 L’ordre médical, Seuil, Paris. Dumont, Louis
1977 Homo aequalis, Gallimard, Paris. Dupuy, Jean-Pierre
1978 « L’économie de la morale ou la morale de l’économie », Revue d’économie politique, mai-juin, Paris.
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1976 La trahison de l’opulence, PUF, Paris.
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Kuhn, Thomas
1962 The Structure of Scientific Révolutions, Chicago.
Vehlen, Thorstein
1919 The Place of Science in Modern Civilisation, New York.
Notes de bas de page
1 En ne prenant pas, bien sûr, idole dans le sens de fausse apparence, de fausse idée, comme ont pu le faire Bacon et Hobbes — ce qui nous ramènerait au voisinage de l'idéologie. Mais dans le sens plus originel, d'image fondatrice, respectée et aimée.
2 « Les domaines de nos connaissances sont séparés par de vastes distances. La multitude de disciplines ainsi émiettées ne doit plus aujourd’hui sa cohérence qu’à l’organisation technique d’Universités et de Facultés ; elle ne conserve un sens qu’à travers les buts pratiques poursuivis par les spécialistes. En revanche, l’enracinement des sciences dans leur fondement essentiel est bel et bien mort. » M. Heiddeger, Questions I, Gallimard, Paris, 1969, p. 48.
3 Cf. à ce sujet la contribution de G. Rist dans ce cahier et en particulier la définition des besoins par J. Galtung et A. Wirak qu’il rappelle.
4 Cette contre-dépendance s’est d’ailleurs accentuée chez beaucoup d’économistes marxistes contemporains — on les appelle parfois les économistes marxiens — qui non seulement ne rejettent pas le paradigme marxiste mais limitent encore leurs critiques à des aspects strictement économiques. Il n’est pas étonnant que ces marxiens soient les adversaires préférés des économistes classiques dont la position est en fait renforcée par cet économisme, même et surtout s’il est critique.
5 Quand l’économie politique n’était pas encore une science efficace et s’inscrivait encore dans une réflexion de philosophie politique elle portait en elle des interrogations autrement pertinentes et d’ailleurs très proches de celle de la psychanalyse. Un seul exemple : « En nous donnant la jouissance de tous les objets auxquels nous portent nos désirs, on nous mettrait dans l’impuissance de satisfaire au plus pressant de tous nos besoins, celui de désirer... Ainsi nos passions se renouvellent, se succèdent, se multiplient, et nous ne vivons plus que pour désirer et qu’autant que nous désirons », Condillac, Traité des animaux, 1755.
6 C’est pourquoi je ne partage pas l’approche d’économistes qui finalement sauvent le paradigme du besoin en parlant de besoins de reconnaissance, de signe, etc. La formulation classique — par exemple la théorie du consommateur — élimine explicitement l’Autre — la satisfaction dépend des consommations propres ; les formulations « sociologiques » au goût du jour font seulement semblant de réintroduire l’Autre — par exemple en admettant que la « satisfaction » dépend des consommations relatives. En réalité, le désir introduit un rapport à F Autre qui ne peut pas s’exprimer en termes de satisfaction.
7 T. Kuhn, The Structure of Scientific Revolutions, University of Chicago Press, Chicago, 1962.
8 On ne s’étonnera pas, compte tenu des similitudes déjà soulignées entre l’ordre économique et l’ordre juridique, de retrouver ici des positions soutenues par Pierre Legendre dans L’amour du censeur, Seuil, Paris, 1974, et dans Jouir du pouvoir, Ed. de Minuit, Paris, 1976, à propos du sujet du droit.
9 Nouvel opium car l’économisme renvoie finalement à cette nouvelle « religion civile » que Rousseau appelait de ses vœux pour traduire un citoyen meilleur que le chrétien. Mais il faut donner à ce terme d’opium, comme le faisait déjà Marx, toute son ambivalence : moyen d’oubli et d’illusion mais en même temps seul recours pour supporter la souffrance et même pour protester conte elle. Il y a dans l’économisme que certains veulent appliquer aux pays du Tiers Monde la dimension d’une protestation « religieuse » contre la misère réelle dans ces pays.
10 Il faut souligner que le discours économique n’a construit que progressivement et avec beaucoup d’hésitations ce nouveau paradigme. Quesnay, par exemple, exprime nettement la position secondaire du besoin. A l’origine de l’économie il y a le droit naturel, « l’ordre naturel, essentiel et général, qui renferme les lois constitutives et fondamentales de toutes les sociétés », un ordre qui est le leitmotiv de l’œuvre de Quesnay, la base même de la physiocratie (gouvernement de la nature des choses). Le besoin, inséré dans cet ordre naturel, prescrit le travail et la production (« La nature prescrit donc à l’homme l’art de multiplier les productions »). Le besoin n’est donc pas le moteur des constructions économiques préclassiques, c’est plutôt une représentation du besoin qui s’inscrit dans l’ordre général de la représentation.
A. Smith, quant à lui, pourtant considéré comme le fondateur de l’économie moderne, n’introduit guère le besoin comme principe. A l’origine de la division du travail et de la production, il place le penchant naturel à tous les hommes « qui les porte à trafiquer, à faire des trocs et des échanges d’une chose pour une autre ». C’est donc l’échange et non le besoin qui est à l’origine et l’économie reste explicitement humaine : « On n’a jamais vu de chien faire de propos délibéré l’échange d’un os avec un autre chien » (« Richesse des nations », Ch. II). Même protestation contre l’économie « animale » d’aujourd’hui chez J. S. Mill : « Il vaut mieux être un homme insatisfait qu’un porc satisfait » (« L’utilitarisme », 1861). On pourrait multiplier les exemples de ce genre. Ils montrent tous que le paradigme actuellement dominant du besoin n’a pas de racines lointaines et assurées. Et qu’il y a au total, sous l’apparence d’une continuité, une grande différence entre la vision des fondateurs de l’économie politique et l’économisme contemporain.
Auteur
Ecole Polytechnique, Paris ; Université Paris IX — Dauphine ; Institut de recherche et d’information socio-économique.

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