Crise économique et société spectrale
p. 57-76
Texte intégral
1Au départ, posons-nous la question suivante : que devient la problématique de la crise si on la replace dans cette perspective non euclidienne que constitue l’économie généralisée de Georges Bataille ? Pour se convaincre qu’il ne s’agit pas d’un pur exercice d’école, il suffit de relire les dernières pages de La part maudite, celles consacrées au Plan Marshall, à l’équilibre des puissances militaires, à la guerre économique. Ces pages attestent l’actualité d’une pensée produite il y a plus de trente ans mais encore ignorée par la quasi totalité des économistes ; elles mettent en évidence certains éléments communs à la situation présente et à celle qui a suivi la seconde guerre mondiale1.
2Selon la vision de l’économie générale, le monde vivant est voué à l’excès. Ce qui caractérise une civilisation c’est le mode sur lequel elle dépense cet excès. Pour la plupart des civilisations, ce mode a été celui de la cérémonie, dans un sens large : règles, rituels, sacrifices, défis, dépenses glorieuses, etc. La modernité commence quand, à l’enseigne de l’idéologie individualiste, l’ordre de la production se saisit de toutes les activités humaines et que l’excès devient, pour l’essentiel, une prolifération de béton, d’usines, de marchandises. Alors, la société ne connaît plus qu’une loi fondamentale, celle de la fonctionnalité et de l’efficacité. Les individus, les groupes, les organisations visent leur propre fin et ne visent rien d’autre. Il n’est donc pas étonnant que certains éléments, au hasard de la loi du plus fort, se développent trop, envahissent le système tout entier et le menacent de paralysie ou de mort. Ce qui est un accident dans la nature — l’hypertélie de quelques espèces animales, la métastase cancéreuse — devient la nécessité banale de tout système fonctionnel.
3Le constat de cet état de choses est devenu lui-même banal. Il suffit d’observer l’évolution du capitalisme. Et la crise économique actuelle ne doit pas faire diversion. Il s’agit de la fin d’un certain mode d’accumulation intensive mais cette fin ne remet pas en cause le principe d’opérativité des systèmes. Elle est, selon le discours convenu, un entracte dans la croissance, une rémission pour permettre une réorganiation. Le capital, et pas seulement lui mais toutes les organisations obéissant à des logiques fonctionnelles (c’est-à-dire découpant les rapports sociaux en fonctions et appliquant à chacune d’elles une logique objectifs/moyens) explorent de nouveaux territoires d’expansion ou s’hypertrophient dans ce qui est déjà conquis. La crise accélère la métamorphose, elle annonce et prépare la catastrophe.
Crise et catastrophe
4A cet égard, il est indispensable de bien distinguer crise et catastrophe. Ce qui caractérise la première, ce sont des effets visibles de blocage ou d’accélération, des tensions, des conflits, des désordres, etc. La catastrophe — j’emploie ici le terme dans une acception voisine du concept mathématique introduit par René Thom et sans la connotation courante de « désastre » — c’est le franchissement par un système d’un seuil qui le conduit ou le conduira plus tard à un changement structurel de forme. Le plus souvent, cette transition s’effectue silencieusement, sans manifestations visibles (comme un train qui change de voie à un aiguillage). Alors que la crise est le démarrage d’un processus ou son freinage sans changement de sa structure, la catastrophe est un changement, souvent imperceptible, mais qui met ou peut mettre en cause la structure du système qu’il affecte. Généralement aussi la crise suit la catastrophe ou l’annonce ; mais elle peut aussi l’accompagner et s’imbriquer avec elle ou encore la masquer (égarer le diagnostic, comme cela se produit si souvent en médecine). Ainsi la catastrophe a plutôt comme équivalent concret le point tournant ou le point d’inflexion, l’aiguillage, le col, tandis que la crise évoque le nœud (qui se serre ou se défait), l’ébranlement ou l’immobilisation, l’embrasement ou l’extinction. Enfin, il arrive aussi que la crise et la catastrophe coïncident : explosion, expulsion, destruction. Cette coïncidence est en réalité une suite indiscernable, une séquence, dans un temps très court, de catastrophes et de crises. Ainsi dans une explosion peut-on distinguer, au moins conceptuellement, le moment où s’enclenche le processus cumulatif (catastrophe initiale et silencieuse), la crise très brève de son développement, le moment de rupture et de destruction (catastrophe finale).
5En économie, les crises/catastrophes (du type explosion) sont relativement rares et prennent la forme de banqueroutes généralisées et de processus d’hyper-inflation. Plus courantes sont les crises de récession ou de croissance) accompagnées ou non de changements structurels. Mais ce qui est plus intéressant et sans doute plus difficile à étudier ce sont les catastrophes économiques réussies ou manquees en dehors des périodes ou des espaces de crise économique.
6Le passage d’une régulation concurrentielle à une régulation monopoliste de la formation et de la répartition de la valeur ajoutée2, la transformation d’une économie de marché en une économie mixte en constituent des exemples. Il existe aussi des points de catastrophe que le système économique dépasse sans modifier ses évolutions tendancielles. On peut par exemple faire l’hypothèse que la crise culturelle et sociale qui a secoué les pays les plus riches à la fin des années soixante est un point de catastrophe économique dont l’opportunité n’a pas été saisie. Pour beaucoup de pays et pour la France en particulier, la crise culturelle n’a en effet produit aucun changement structurel d’ordre économique. La bonne santé économique de la période 1969-1971 a masqué des évolutions souterraines (résistances à l’organisation taylorienne du travail, modification du modèle de consommation) qui ont conduit à la crise qui a suivi3. Aujourd’hui même coexistent deux ordres de phénomènes : des effets de crise, relativement traditionnels, dans la plupart des secteurs industriels ; des situations de catastrophes dans les nouveaux secteurs en train d’émerger.
7Deleuze et Guattari écrivaient naguère que « le capital s’envoyait dans la lune ». Mais la conquête spatiale n’est qu’un exutoire dérisoire, un espace trop local pour répondre à la prolifération généralisée. De même pour la course aux armements, aussi vertigineuse soit-elle. Ou encore le développement du Tiers Monde. Tout cela constitue de vastes nouveaux territoires, mais ils sont de même nature que les terrains déjà conquis. Cette réorientation et cette extension définissent un espace de crise qui constitue un délai et un relais vers l’exploration de nouvelles frontières ; des frontières plus secrètes et encore résistantes à l’intérieur du corps social. Ainsi, le savoir, l’information, la communication basculent dans l’idéologie du progrès, de la puissance, de la transparence et s’organisent dans une multiplicité de dispositifs techniques. La lymphe du corps social, le lien social lui-même, sont atteints. Cela évoque le passage d’un cancer primaire à un cancer généralisé et cette mutation structurelle de l’industrialisation est de l’ordre d’une catastrophe.
Une situation nouvelle
8Les économies des pays industrialisés sont donc confrontées à un épuisement des possibilités d’accumulation intensive qui ont été utilisées après la seconde guerre mondiale et corrélativement à une tension accrue des diverses formes de compétition, particulièrement dans les domaines où de nouvelles possibilités d’accumulation se dessinent. Cette situation n’engendre pas seulement une série de contradictions au niveau des stratégies poursuivies par les grands acteurs sociaux (contradictions qui constituent le tableau de la crise économique et sociale tel qu’il est habituellement dressé). Elle se heurte aussi à un ensemble de pratiques (par exemple l’absentéisme et plus généralement toutes les formes de résistance à l’organisation du travail salarié) et de représentations micro-sociales, de tactiques et d’usages, ensemble qui a été largement à l’origine de la crise du fordisme4. Les contradictions stratégiques d’une part, les pratiques sociales et culturelles d’autre part sont inextricablement liées et pourtant elles appartiennent à des univers logiques complètement distincts. Les stratégies obéissent à une logique d’efficacité et relèvent de disciplines classiques (économie, science administrative, etc...). Les tactiques appartiennent à la praxis sociale qui ne se réduit à aucune logique fonctionnelle et dont l’approche méthodologique est beaucoup moins assurée.
9Ces remarques préliminaires font apparaître toute la difficulté de saisir la conjoncture présente et l’insuffisance de la plupart des analyses courantes de la crise qui amalgament des phénomènes et des approches de nature différente. En réalité, il est impossible de faire l’économie des distinctions précédentes et cela conduit à une approche selon un tableau à double entrée : distinguer d’abord ce qui relève de la crise (visible) et ce qui relève de la catastrophe (plus souterrain) ; prendre ensuite en compte, d’une part les contradictions des stratégies des principaux acteurs économiques et sociaux, d’autre part la multitude des tactiques et résistances qui réagissent sur ces stratégies et les infléchissent.
10L’échiquier ainsi défini n’est qu’une grille d’analyse conceptuelle. Dans la réalité, ses cases sont des ensembles flous et interdépendants. Mais c’est précisément l’usage de cette grille simplifiée qui permet une construction du réel, qui laisse apercevoir dans l’enchevêtrement des phénomènes les éléments significatifs permettant l’élaboration des questions pertinentes5. De cette élaboration, je ne voudrais retenir ici, au-delà des repères préliminaires indispensables sur le caractère « ordinaire » de la crise, qu’une seule ligne de force, celle que laisse pressentir le dessin d’une catastrophe radicale mais encore invisible.
L’ordinaire de la crise
11Depuis dix ans, une grande partie des recherches des économistes a été consacrée à la question de savoir dans quelle mesure la crise actuelle pouvait être comparée aux crises précédentes et en particulier à celle de 1929. La plupart de ces recherches (celles de Boyer, Mistral, Aglietta, Lipietz, Mazier, pour citer les principaux travaux français) ont mis en évidence les multiples spécificités de la crise présente. Mais il me semble que ces recherches montrent aussi qu’à un niveau suffisant de généralité la crise d’aujourd’hui reste comparable, dans sa structure profonde, non seulement à celle de 1929, mais à toutes celles qui ont secoué le système capitaliste depuis le xviiie siècle.
12Le niveau de généralité auquel il faut se placer pour admettre cela est à peu près celui où se situe Paul Veyne quand il écrit (à propos de la méthode de Michel Foucault) que « les faits humains sont rares »6, qu’il y a du vide autour d’eux. Une formulation un peu plus précise de la même idée est de dire que le passage d’un état social à un autre demande beaucoup de temps. Les crises du capitalisme, tout au moins les crises majeures, peuvent s’interpréter comme une tentative d’accélérer le temps, de réduire le délai normal qu’implique un changement d’état social sans discontinuité. Cette tentative n’est réalisable qu’à partir du moment où les organisations fonctionnelles atteignent une masse critique suffisante dans la société. C’est pourquoi le régime des crises est structurellement contemporain de la modernité caractérisée par l’extension de l’utilitarisme ; il accompagne nécessairement l’ordre économique (au sens large). Auparavant n’apparaissent que des transitions sociales lentes, éventuellement accélérées par des secousses en général localisées dans l’ordre politique ou militaire. Lorsque les dispositifs fonctionnels, et parmi eux il faut évidemment faire une place centrale aux dispositifs technologiques, sont implantés massivement dans le corps social, ce dernier est soumis à une double temporalité : la temporalité courte et flexible des acteurs et des organisations qui obéissent au rationnel et au fonctionnel, la temporalité longue et rigide qui régit les pratiques et les représentations sociales des « gouvernés », de l’homme ordinaire. D’un côté, le temps (stratégique) de l’économique et du technologique qui « accélèrent » l’histoire, de l’autre celui des résistances et des tactiques qui forment la trame la plus longue de l’histoire socioculturelle. En dehors même des périodes de crise, la société est donc soumise à une tension temporelle permanente et l’ensemble des pratiques socio-culturelles freine, plus ou moins selon les secteurs, les pays, les conjonctures historiques, les évolutions organisationnelles et technologiques. La crise apparaît lorsque ces dernières doivent s’accélérer (pour répondre à de nouvelles contraintes internes au système techno-économique) ce qui tend à accentuer le décalage habituel : la crise est une dyschronie aiguë (sur un fond de dyschronie permanente).
13En réalité, il est impossible de séparer complètement deux univers sociaux distincts avec leurs temporalités propres : il existe un ensemble de structures souples, immergées pour une partie dans l’univers fonctionnel et pour le reste dans la praxis sociale. Ce sont ces structures qui sont à l’épicentre de la crise et de ses tensions temporelles. Depuis le début du capitalisme et jusqu’à maintenant, cet épicentre est à localiser dans l’organisation du travail. Les crises de l’emploi au xixe siècle ont eu essentiellement pour origine un retard d’adaptation des formes d’organisation du travail aux innovations techniques.
14Il en est de même aujourd’hui, dans ce domaine, même si l’ampleur du phénomène est sans précédent : l’automatisation rapide de la production (imposée par la logique interne du système technoéconomique mondial) diminue les emplois directement liés à la production dans une proportion telle que le problème du chômage est manifestement insoluble dans une structure socio-culturelle inchangée7. Il est nécessaire de mettre en place de nouveaux emplois en amont, en aval et à côté de la production industrielle, d’inventer de nouvelles flexibilités (spatiales, temporelles, sociales) pour tous les emplois, de changer les critères de répartition des revenus et donc, finalement, l’organisation des pouvoirs de décision. Tout cela suscite des conflits multiples et demande au total des délais d’adaptation difficilement compatibles avec les tensions et les urgences des formes actuelles de la compétition mondiale.
15Il faut aussi, pour tenter de réduire l’effet de l’automatisation de la production sur l’emploi, accroître les débouchés. Or le développement de la demande obéit, comme la réorganisation des conditions de travail, à une temporalité lente car elle met en cause, à travers les habitudes de consommation et les usages quotidiens, la totalité du social. Cela constitue le volet « fordiste » de la crise actuelle. Mais il ne faut pas oublier que ce volet doit être replacé dans un cadre plus global. Au-delà des débouchés de consommation internes au bloc des pays développés, les dépenses militaires d’une part, l’aide aux pays en voie de développement d’autre part, peuvent contribuer — ce qu’avait bien analysé G. Bataille — à absorber l’excès de production.
16Un livre publié aux Etats-Unis en 19678 (écrit en fait par Galbraith et sans doute l’un de ses meilleurs livres) résume bien les fonctions économiques de la guerre et les présente comme « essentielles à l’existence du système que nous connaissons aujourd’hui ». Non seulement la guerre elle-même, mais l’équilibre (ou plutôt les équilibres de la terreur et l’accumulation des moyens de destruction (dont le renouvellement est automatiquement induit par leur obsolescence) assurent le développement des productions militaires et modifient le statut des armes stratégiques. D’une manière plus générale on peut admettre que l’une des finalités essentielles du développement économique d’un pays reste d’assurer la puissance de l’Etat9.
17En ce qui concerne les débouchés externes, on observe que l’aide aux pays pauvres fait plus l’objet de discours que de réalisations ; la crise mondiale a encore aggravé fortement la situation de ces pays car la concurrence tendue entre les pays riches ne leur permet pas d’inventer les modalités d’un « Plan Marshall généralisé » (alors que l’écrasante supériorité des Etats-Unis à la sortie de la guerre avait facilité l’organisation de leur aide).
18L’horizon de la civilisation occidentale est ainsi borné par deux périls majeurs : celui de la guerre (ou celui plus subtil d’un équilibre par la terreur militaire ou militaro-policière comme on peut l’observer en Amérique latine) et celui de laisser les trois quarts de la population mondiale dans l’impasse dramatique de perdre leurs cultures traditionnelles sans sortir de la misère.
19Le bilan de la crise, ainsi rapidement esquissé, apparaît sombre : les modes de produire et de consommer ne peuvent pas être modifiés rapidement et les débouchés externes semblent bornés, du moins à court et moyen terme. Dans ces conditions, il n’est pas étonnant qu’un thème hante les esprits et revienne compulsivement dans les discours : celui de la mutation technologique.
20Il est clair en effet que cette mutation est au cœur de la crise et des espoirs de la surmonter. Mais elle est aussi au cœur d’une catastrophe d’ordre social et culturel et mérite à ce titre une seconde lecture.
Mutation technologique et crise
21En termes de crise, la mutation technologique relève d’une analyse classique. Elle recouvre d’ailleurs largement l’impératif de réorganisation du travail et de réorientation de la consommation évoqué plus haut. Plus généralement, elle illustre de façon exemplaire la divergence des rythmes d’évolutions, en période de crise, des stratégies et des pratiques sociales.
22Pendant les années de croissance forte et régulière, le progrès des technologies et surtout l’application de ce progrès à la production de masse ont été gérés avec modération, selon un rythme juste compatible avec les contraintes de la concurrence entre firmes et entre nations. Les structures de la concurrence oligopolistique ont d’ailleurs permis, pendant cette période, de maintenir un taux de croissance de la production industrielle et des taux de profits élevés en l’absence de grandes percées technologiques nouvelles10. Un consensus de fait s’est ainsi établi pour éviter, autant que possible, l’emballement intempestif du rythme de renouvellement des techniques de production et d’innovation des produits. Car le changement technologique, en modifiant les modes de produire, de consommer et de communiquer, accroît les risques, perturbe les habitudes et les institutions, modifie les positions dominantes et les rapports de force établis. Cette période de forte croissance, sans mutation technologique majeure, s’est accompagnée d’une stabilité des représentations : l’appréhension culturelle de la technique est même restée marquée par une certaine indifférence, devenue plus critique en fin de période avec l’émergence du mouvement écologiste.
23La crise a remis en cause cette indifférence. Dans un premier temps cependant, l’impératif technologique n’a pas été perçu dans toute son ampleur. Les dépenses consacrées à la recherche fondamentale et appliquée ont sensiblement décru dans les pays les plus développés, selon un réflexe de réalisation d’économies immédiates qui reproduisait les enchaînement de la crise de 1929. Mais la crise actuelle, ne serait-ce que sa dimension énergétique, a imposé immédiatement un réveil technologique dans certains secteurs. En France, la mise en œuvre de cette stratégie partielle a respecté une géographie subtile, résultat d’un compromis entre les contraintes les plus urgentes de la crise (indépendance énergétique, compétitivité), l’héritage du passé industriel, les résistances institutionnelles et sociales, les positions acquises ou récemment conquises par les corps d’ingénieurs. On y retrouve par exemple la tendance lourde de notre système industriel à privilégier les technologies de pointe dans le secteur des grands équipements et des armements au détriment des productions grand public. Au total, pendant cette période, les enjeux technologiques sont restés l’affaire de la technostructure, les politiques étant attentifs surtout à l’acceptabilité sociale de certaines applications techniques (le nucléaire principalement).
24Il apparaît maintenant que cette mobilisation partielle n’était à la hauteur ni de l’ampleur de la crise ni des résistances spécifiques qu’oppose la société à une accélération sensible du progrès technique et de ses applications de masse. C’est pourquoi une stratégie d’ensemble est aujourd’hui mise en place au niveau des moyens réels et au niveau des représentations. Dans cette perspective, les impulsions publiques se sont multipliées soudainement. D’une part, pour intensifier la recherche fondamentale et appliquée, accélérer la diffusion des innovations, soutenir les filières jugées stratégiques (électronique, robotique, bio-industrie, etc.). D’autre part, pour tenter une trans-culturation d’urgence de la société : il s’agit de rendre le grand public réceptif aux nouvelles potentialités techniques et d’inciter les divers oligopoles sociaux à accepter l’application de ces potentialités aux processus de production. Cette stratégie d’acculturation s’accompagne d’une véritable production institutionnelle de discours, d’une rhétorique qui vise à mettre en valeur toutes les potentialités nouvelles. Tous ces dispositifs et discours s’organisent ainsi autour du double objectif d’accélérer effectivement le changement technologique et de fonder un autre imaginaire social à l’égard de ce changement.
25Quelle que soit l’efficacité des stratégies ainsi mises en œuvre, il apparaît aujourd’hui, en raison de la radicalité de la mutation technologique et de la conjoncture de compétition exacerbée, que ces stratégies ne peuvent pas résoudre à court et moyen terme les problèmes de la crise — et en particulier celui du chômage — dans les termes où ils sont actuellement posés. C’est pourquoi la crise apparaît comme une période de transition particulièrement longue qui ne pourra s’achever que par une transformation radicale des conditions sociales et culturelles. Dans cette transformation, les technologies novatrices jouent encore un rôle central.
Mutation technologique et catastrophe
26L’analyse dans les termes de la crise et de ses enjeux immédiats, c’est-à-dire en termes d’autres conditions de travail, de nouveaux débouchés voire d’un bouleversement des méthodes de formation et d’apprentissage, n’épuise pas les formidables potentialités que laissent entrevoir les nouvelles technologies. D’un autre côté, il n’est pas satisfaisant non plus de partir de ces potentialités pour tenter d’imaginer des avenirs possibles. L’exercice prospectif dans ce domaine est voué, soit à un conformisme prudent — qui peut même parfois conduire à imaginer du vieux avec du neuf — soit à une inventivité arbitraire et fragile. De toutes façons, les sortes de monographies prospectives ainsi proposées sont partielles et ne dessinent pas une carte d’ensemble de l’avenir11.
27Pour dresser les linéaments de cette carte, il faut se placer, comme précédemment, à un niveau élevé de généralité et centrer l’analyse non sur les évolutions techniques mais sur les structures sociales et culturelles qui les rendent possibles.
28La structure sociale qui a rendu possible l’industrialisation a été dominée par les pratiques et l’idéologie individualistes qui ont détruit plus ou moins profondément les structures imaginaires et symboliques traditionnelles. Le monde moderne a inventé un sujet social contraint de construire son unité individuelle par son aptitude à posséder, produire et échanger des biens extérieurs à lui-même. Cette invention s’est accompagnée d’un grand récit, celui de l’utilitarisme économique libéral (légitimant toutes les organisations lancées directement à la poursuite de leurs finalités simples) et de son double critique, marxiste en particulier, dénonçant l’aliénation et l’anomie12. Au total, à travers une réification croissante, l’individu inventé par la société industrielle a pu devenir le support des forces productives et consommatoires (ainsi que le sujet de nouvelles formes de normalisations étatiques).
29La constitution de ce support a porté aujourd’hui le monde industriel à des limites qu’il ne peut plus dépasser sur les mêmes bases. Il n’y a plus guère de nouveau développement possible du côté de la prolifération des objets qui s’épuise d’elle-même. On peut cependant imaginer que de nouvelles proliférations, dans d’autres territoires, prennent le relais : proliférations de signes et d’artefacts rendues possibles par les technologies de l’information (y compris les biotechnologies qui appartiennent au paradigme de la maîtrise de l’information contenu dans la matière vivante). Cette extension peut sembler un prolongement naturel de la logique capitaliste (un emploi de l’excès dans un autre territoire, mais de même nature) et par exemple, on évoque le passage d’une société de consommation à une société de communication.
30Cette hypothèse d’une simple extension de la même logique me semble peu plausible et c’est par rapport à elle que je situerais un point d’inflexion (un point catastrophe) dans les évolutions. En occupant de nouveaux territoires, les nouvelles technologies et industries modifient certaines des structures les plus intimes et les plus résistantes de ce qui reste du lien social, tout en remettant en cause le statut du sujet individuel comme support de production et de consommation. La production automatisée et massive de signes, de codages, de mémoires artificielles, d’images — bien au-delà d’une simple industrialisation de l’information, du savoir, de la communication — décompose le lien de langage, de sens, de croyances qui est au cœur du lien social. Cette décomposition du lien langagier peut s’analyser comme un approfondissement singulier (catastrophique car non dialectique) de la culture et de l’idéologie individualistes.
31Certes, ce processus s’est amorcé dès la fin du xixe siècle et il a, dès ce moment, fait surgir de nouvelles perspectives. Ce n’est pas un hasard si, quand s’achève le temps des grands récits, des valeurs communes et des croyances partagées, l’on découvre que le lien social est fait de fibres multiples, de langages différents. C’est quand le système de représentations se fragmente, qu’on prend conscience qu’aucun fragment, pas même la science, ne peut légitimer les autres et qu’il n’existe pas de métalangue universelle. La fin d’une représentation cohérente et unique du monde est ainsi sanctionnée par une théorie de la « délégitimation » dont Wittgenstein est sans doute le fondateur — mais son analyse fait écho à la sensibilité de bien d’autres, Musil et Broch en particulier. C’est ainsi que Wittgenstein compare le langage à « une vieille cité : un labyrinthe de ruelles et de petites places, de vieilles et de nouvelles maisons, et de maisons agrandies à de nouvelles époques, et ceci environné d’une quantité de nouveaux faubourgs aux rues rectilignes bordées de maisons uniformes »13.
32Avec les industries de l’information, de la communication, des images et des fictions, une nouvelle étape est franchie. De nouveaux langages viennent s’ajouter aux anciens et surtout d’innombrables modalités pratiques de communication apparaissent. Tout cela n’évoque plus une vieille ville mais plutôt les gigantesques agglomérations modernes. Cette fragmentation du discours et de sa pragmatique accompagne — pour ne pas préciser plus l’ordre de causalité — la fragmentation du corps social. Même si ce dernier n’a jamais été, dans la réalité, le tout cohérent que décrivaient les grands récits, ceux-ci exerçaient un puissant effet d’intégration sociale. Aujourd’hui, en dépit des mécanismes d’uniformisation et de normalisation inhérents au développement économique et bureaucratique, les classes sociales se fragmentent, les pratiques de production et de consommation, les rapports au savoir et à la technologie se diversifient. Des personnes qui semblent sociologiquement proches peuvent ainsi avoir des valeurs et des pratiques très dissemblables. Il ne faut pas oublier, à cet égard, que le modèle de la société duale avait pour origine l’observation juste qu’il n’existait plus, clans les sociétés industrielles, un consensus, une ligne de force dominante en faveur du type de développement qui semblait aller de soi dans le passé. Bien au-delà de ce schéma dualiste, toutes les enquêtes montrent qu’il faut maintenant penser une société plurielle, dans laquelle la reconnaissance du « droit à la différence » est une exigence forte et commune.
33Bien plus, comme l’écrit J.-F. Lyotard « dans cette dissémination des jeux de langage, c’est le sujet social lui-même qui paraît se dissoudre »14. Ce qui constitue un point singulier dans l’évolution des représentations et des pratiques fondées sur la reconnaissance du sujet, c’est le fait que les déchirures du tissu langagier se prolongent par des fragmentations du social et de l’identité du sujet lui-même.
L’hypothèse de spectralité
34C’est pour rendre compte de cette fragmentation ultime que je propose la notion de spectralité. Les trois significations courantes du mot spectre rendent assez bien compte du phénomène analysé : elles mettent en avant un certain effacement du sujet, sa décomposition en éléments multiples (à l’image d’un spectre obtenu à partir d’une lumière blanche) ; les peurs enfin que font lever les risques de morcellement, de dissolution incontrôlable du corps social.
35Les phénomènes de spectralité n’apparaissent pas seulement dans le champ des nouvelles industries de l’information et de la communication, mais c’est dans ce champ qu’ils deviennent les plus lisibles. On peut par exemple définir simplement la communication spectrale comme une situation de communication dans laquelle les participants ne s’engagent pas totalement comme sujets ; ils peuvent, en particulier, rester sans identité complètement définie, échappant ainsi partiellement aux contraintes sociales liées à l’identification. Avec la radio, la télévision, le cinéma, la spectralité ainsi définie est devenue un phénomène de masse. Elle est plus visible encore avec des modalités de communication apparues récemment : réseau téléphonique, sauvage ou « téléconvivial », C.B., messagerie électronique. Par exemple, l’usage anonyme du téléphone ne fait qu’exploiter l’idée simple mais jusqu’à maintenant culturellement impensable que la voix, déjà séparée du corps, peut l’être aussi de l’identité du sujet.
36Ces nouveaux usages constituent des symptômes exemplaires de spectralité. Peu importe qu’ils soient encore marginaux ; ils seront sans doute récupérés, transformés, généralisés comme c’est déjà le cas avec les dispositifs télématiques en usage à Vélizy ou à Strasbourg. Peu importe l’analyse qui peut être faite des contenus. Ce qui importe c’est que l’on dispose ainsi d’une situation polaire permettant de mieux comprendre ce qui se joue dans le régime général de la communication moderne, régime voué à l’anomie plus qu’à la communication entre personnes bien identifiées.
37Régime caractérisé aussi par un allègement de la communication, de ses rituels, de ses difficultés, de ses effets d’affrontement à l’autre incluant une part irréductible et essentielle d’incompréhension et d’incommunicable. De multiples réseaux se constituent — on compte d’ailleurs sur le câble pour tisser à nouveau une socialité qui se défait — mais ils ne mettent plus en jeu que des fonctions abstraites ou infra-individuelles. La communication s’autonomise en continuant de simuler un échange inter-individuel mais fonctionne d’autant mieux qu’il y a moins d’individus réels. Par exemple, nous recevons des lettres conçues, écrites et envoyées automatiquement auxquelles il ne peut être répondu utilement qu’en connaissant les régies de ces automatismes bureaucratiques. Et on peut imaginer que dans un proche avenir certaines informations « trouveront » automatiquement leurs destinataires, d’où le risque d’une certaine « taylorisation » de l’information.
38Au-delà d’un allègement des contraintes de l’identité, les nouvelles industries de l’information et de la communication affadissent le réel, éliminent ses effets symboliques et imaginaires, brouillent les frontières entre la réalité et la simulation. La prolifération des informations fournies dans le désordre du « temps réel » — la logique économique impose ici aussi sa dictature de l’efficacité et de la vitesse — ne donne plus de forme au réel. Elle désamorce au contraire la force des événements qu’elle retrace ou anticipe. Ce savoir sans poids et sans attente ne suscite plus de passions mais nous délivre du monde, de sa dimension tragique et de ses catastrophes innombrables. La même prolifération d’artefacts caractérise la production industrielle d’images et de fictions. Les images endogènes qui se forment sur les écrans ne sont plus qu’une simulation du réel et, avec la synthèse numérique, l’image ne renvoie plus qu’à une potentialité abstraite. Symétriquement, tout ce qui dans la réalité sort de l’ordinaire — l’attentat, l’accident, la catastrophe — n’est plus source de symboles ou de légendes mais constitue une simple matière première pour les industries de l’information et de la fiction.
39L’avancée technologique et les industries auxquelles elle donne naissance commencent ainsi à donner une consistance concrète à une hypothèse formulée il y a déjà quelque temps par Michel Foucault : la position du sujet individuel, cette invention récente, est vouée à une fin prochaine15. Dans un monde pulvérulent de signes et d’images, l’homme cesse d’être la commune mesure de toute chose. En autonomisant et en automatisant le savoir et le langage, les nouvelles technologies permettent une sorte d’élision du sujet. Par exemple l’élision de son nom dans la communication anonyme. Et cette élis ion, comme celle de la lettre à la fin d’un mot, permet de nouvelles liaisons.
40On retrouve des traits caractéristiques de cette élision à travers les échanges dans les grandes villes, où se croisent des spectres qui ne se connaissent pas et ne se reverront pas, ou encore dans les comportements de consommation moins polarisés par le souci d’inscrire un statut social et plus ouvert sur le jeu sans fin des identités flottantes. Même l’identification sociale par le travail salarié commence à se relâcher, sous l’effet de multiples facteurs, en particulier parmi les jeunes générations. Cette généralisation résulte directement de la logique de fonctionnalisation croissante de la société. Si, pendant une certaine période historique, cette logique s’est appuyée sur le sujet comme support de production et de consommation ; à plus long terme, les organisations, qu’elles soient ou non marchandes, n’ont pas besoin de la totalité du sujet. Le mouvement de spécialisation les entraîne à ne traiter que l’une ou quelques-unes des composantes de cette totalité. La réponse à ce mouvement n’est pas seulement constituée par des tactiques de résistance et de « braconnage » — analysées par M. de Certeau — dans les failles laissées par les organisations, mais aussi par des tactiques qui vont dans le même sens que ce mouvement stratégique : l’hyperfonctionnalisation des systèmes engendre des tactiques d’infra-individualisation.
41Toutes ces tactiques de surenchères ne conduisent pas nécessairement à une spirale du pire. Elles prennent les dispositifs d’accumulation (de capital, de pouvoir ou de savoir) à leur piège du fonctionnalisme, pour les conduire à des limites où ces dispositifs risquent soit de se bloquer, soit de tourner entre eux en circuit fermé. Elles engendrent un nouveau régime de la liberté, des rapports sociaux, des jeux de langage : à cause d’elles, le degré supplémentaire de fonctionnalisation du social n’est pas un simple prolongement technologique de la modernité mais provoque une rupture du mode d’être ensemble, c’est-à-dire du politique16.
42La force de cette rupture, c’est qu’elle conduit les masses à être insaisissables, inclassables, anomiques et atopiques17. Et plus précisément, les masses deviennent oscillantes. Car la spectralisation ne se limite pas à des tactiques « infra-individuelles ». D’être dispensé, même momentanément et partiellement, de la position de sujet, du fardeau de la responsabilité et de la volonté, permet de brouiller les pistes, d’occuper toutes les positions et de jouer tous les rôles. Y compris ceux d’une demande traditionnelle d’identité, de racines, d’abri symbolique. Si nous consentons secrètement à des formes nouvelles d’anomie et d’anonymat car nous y trouvons notre compte de liberté, d’irresponsabilité, de nomadisme, nous recherchons en même temps (comme les agents doubles) une « couverture », voire une compensation par des comportements d’attachement nostalgique à une société symbolique (ou plutôt à l’idée que nous en conservons) et par des attitudes d’individualisme exacerbé (attitudes qui forment ce que l’on appelle parfois le syndrome de « néo-narcissisme » largement exploité déjà par les publicitaires). Ces mécanismes de protection et de compensation atteignent facilement leurs buts : la plupart des analyses sociologiques, qui en sont restées à une critique naïve de l’anomie, se sont laissé abuser par ces comportements visibles qui masquent une fascination inavouée pour toutes les formes de vacance de la position sujet.
43Les instances stratégiques, et le pouvoir politique en particulier, se font aussi piéger par ces comportements de double jeu. A un certain niveau, et sous la pression des populations de chercheurs, observateurs, spécialistes de marketing, médiaticiens et politiciens, les individus ne cessent pas d’exprimer des « besoins » qui sont préprogrammés pour eux. La demande peut ainsi être largement produite par les producteurs — ce que Galbraith a appelé la « filière inversée » — mais, derrière ces réponses et ces comportements conventionnels, il y a une position d’indifférence, voire d’indifférenciation des individus : ils ne se soucient plus de construire entièrement leur être dans les dispositifs fonctionnels qui leur sont proposés18. Et à partir de cette position émergent — nouvelle inversion — de nouvelles demandes qui excèdent très largement les capacités des systèmes fonctionnels et qui expliquent en partie le développement de l’économie souterraine.
44L’hypothèse de spectralité vise au fond à rendre compte de la multiplicité qui permet à la fois à la société post-moderne d’approfondir son hyperfonctionnalisme et aux masses d’y échapper souterrainnement, au moins en partie. En ce sens, cette hypothèse s’inscrit en rupture avec toutes les visions dialectiques de l’évolution des sociétés industrielles : le progrès technique et l’accumulation n’engendrent pas des tendances contraires et le renversement dialectique qui, introduit dans les analyses les plus sombres de la civilisation industrielle, les sauvent d’un pessimisme absolu19. Ils ne conduisent pas à un point d’équilibre mais à un point catastrophe à partir duquel commence une sorte de spirale qui conduit tous les acteurs vers de nouvelles limites : les systèmes vers des régimes encore plus fonctionnels et les individus vers des attitudes infra-individuelles.
45Penser ces évolutions exige, comme préalable, une série de ruptures : rompre avec l’espoir qu’il y ait, au niveau du sujet, la possibilité d’un ressaisissement, d’un dévoilement ; mais rompre aussi avec toute pensée de l’aliénation et de la conscience malheureuse. Plus généralement, rompre avec toute philosophie fondée sur l’individualisme ce qui met en cause le socle épistémologique de la plupart des paradigmes utilisés par les sciences sociales. La mutation est comparable à celle qui a permis le passage des sociétés symboliques ou « holistes » (pour reprendre le terme introduit par L. Dumont) à la civilisation individualiste. Comme elle, cette mutation qui s’effectue sous nos yeux ne pourra être parfaitement comprise que lorsqu’elle sera derrière nous.
Notes de bas de page
1 Bataille a été le premier à analyser aussi profondément les rapports entre la guerre et l’accumulation du capital. Ce qu’il écrivait en 1949 est resté à l’horizon de la pensée des économistes au lieu de venir à sa source : « Ce qui (...) empêche de croire la guerre inévitable est la pensée — pour inverser la formule de Clausewitz — que « l’économie », dans les conditions présentes, la pourrait « poursuivre par d’autres moyens » ». Georges Bataille, La part maudite, Ed. de Minuit, coll. Points, 1967 [1949] p. 225.
2 Cf. sur cette question les travaux de R. Boyer et J. Mistral, Accumulation, inflation, crises, PUF, Paris, 1978.
3 Sur cette imbrication de la crise économique et de la crise culturelle, cf. l’analyse que j’ai proposée dans L’impératif culturel, Rapport du groupe long terme culture pour la préparation du 9e Plan, Documentation française, Paris, novembre 1982.
4 Je reprends ici la terminologie et la problématique de Michel de Certeau en ce qui concerne le couple stratégies/tactiques. Elles sont exposées notamment dans L’invention du quotidien ; Arts de faire, Coll. 10/18, Union générale d’éditions, Paris, 1980.
5 Le principal reproche que l’on peut adresser aux sciences sociales contemporaines c’est qu’elles se limitent passivement à élucider les questions que suggère l’observation immédiate au lieu de faire surgir ce qui mérite d’être interrogé.
6 P. Veyne, Foucault révolutionne l’histoire, Editions du Seuil, Paris, 1978.
7 Même si les études sont encore parcellaires et fragiles elles font apparaître des ordres de grandeur significatifs. On prévoit par exemple la suppression d’environ 25 millions de postes de travail d’ici 1990 dans les principaux pays industriels (et non compensés par quelques millions de postes liés aux nouvelles technologies). Pour réduire l’importance du chômage, chaque pays tente de se placer au mieux dans la compétition technologique ce qui accentue cette compétition et le chômage global. Même pour les pays les mieux placés dans la compétition les technologies novatrices entraînent un chômage massif et irrémédiable dans les structures actuelles.
8 « La paix indésirable », Rapport sur l’utilité des guerres, traduction française, Calmann-Lévy, Paris, 1968. Orwell avait développé la même intuition dans 1984 : « Le problème était de faire tourner les roues de l’industrie sans accroître la richesse réelle du monde. Des marchandises devaient être produites, mais non distribuées. En pratique, le seul moyen d’y arriver était de faire continuellement la guerre. »
9 Cf. F. Fourquet, Les comptes de la puissance, Ed. Recherches, Paris, 1980.
10 Sur ce point, on peut se reporter à l’analyse faite par M. Aglietta du comportement des grandes entreprises américaines : « Les entreprises géantes peuvent engendrer leurs provisions financières en manipulant les lois d’amortissement. L’obsolescence généralisée qui en découle n’est évidement pas imposée par une nécessité technologique ». M. Aglietta, Régulation et crise du capitalisme, Calmann-Lévy, Paris, 1976, p. 261.
11 Il est par exemple excessif d’analyser les évolutions à venir à partir des seules potentialités de l’informatique. On tend ainsi à surestimer certaines possibilités de développement (l’informatique domestique en particulier) et à négliger d’autres possibilités et surtout les possibilités de croisement entre technologies distinctes.
12 Il ne faut pas oublier que le récit marxiste, en substituant à la rationalité d’un sujet individuel celle d’une classe sociale, n’a produit qu’un simple déplacement à l’intérieur du champ utilitariste.
13 Ludwig Joseph Wittgenstein, Investigations philosophiques, cité par Jean-François Lyotard, La condition post-moderne. Rapport sur le savoir, Ed. de Minuit, Paris, 1979, p. 67.
14 J.-F. Lyotard, op. cit., p. 66.
15 Il faut relire à ce sujet les dernières pages de son livre Les mots et les choses, nrf., Gallimard, Paris, 1966, qui mettent en corrélation la configuration (fragmentée ou dispersée) du langage et le statut du sujet humain. Elles se concluent ainsi : « L’homme est une invention dont l’archéologie de notre pensée montre aisément la date récente. Et peut-être la fin prochaine », (p. 398).
16 Ici encore le « détournement » de la télématique est exemplaire : en réponse à un projet hyperfonctionnel offrant des services du type annuaire électronique, achats sur catalogue, renseignements administratifs, bancaires, etc. (qui n’ont qu’un succès limité) les usagers privilégient la messagerie privée ou associative et inventent des utilisations non prévues.
17 D’une manière générale, ce sont ces caractéristiques — en particulier l’absence de lieu propre — qui confèrent aux tactiques leur efficacité face aux stratégies. Sur l’atopie, cf. R. Barthes : « Je suis fiché, assigné à un lieu (intellectuel), à une résidence de caste (sinon de classe). Contre quoi une seule doctrine intérieure : celle de l’atopie (de l’habitacle en dérive). L’atopie est supérieure à l’utopie ». R. Barthes par R. Barthes, Le Seuil, Paris, 1975, p. 53.
18 « La labilité et l’artificialité (de l’expession des besoins) ne sont pas seulement signes de manipulations sociales mais aussi d’une sorte d’indifférence du sujet à l’égard de ces manipulations, ce qui ne l’empêche pas de les dénoncer. » M. Guillaume, Eloge du désordre, Gallimard, Paris, 1978, p. 197.
19 Je pense à l’analyse de Heidegger du développement de la technique selon laquelle le danger le plus grand, l’arraisonnement (Ge-stell) de l’homme sans son être par la technique, engendre l’espérance la plus forte. Cf. aussi le renversement qu’opère Bataille dans les dernières pages de La part maudite : en augmentant massivement la richesse matérielle des pays les plus développés ménagent une voie d’accès vers un état antithétique, celui où la conscience se détourne de tout objet pour devenir pure conscience de soi. La visée de la croissance, l’idéologie matérialiste et utilitariste qui l’accompagne, seraient ainsi les moyens les plus directs d’atteindre le point où cette croissance s’annihile en pure dépense.
Auteur
Ecole Polytechnique, Paris ; Université Paris IX — Dauphine, Institut de recherche et d’information socio-économique.
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