Surpopulation : quels critères ?
p. 133-139
Texte intégral
1L’idée de surpopulation s’adresse d’abord à la quantité d’habitants, plus particulièrement à celle d’un pays ou d’une région très peuplée et pauvre à la fois (Chine, Inde, Pakistan, Nigeria, Asie, Afrique, Amérique latine). Le critère généralement utilisé est celui de la densité, les pays surpeuplés sont alors, pour ne citer que les plus marquants :
2Le Bangladesh 685 hab/km2
3Les Pays-Bas 355 hab/km2
4Le Japon 324 hab/km2
5Le Sri Lanka 241 hab/km2
6Le Royaume Uni 232 hab/km2
7L’Inde 228 hab/km2
8La Chine (111 hab/km2), comme le Népal (118), arrive bien après avec une densité similaire à celle de la France (100). Mais peut-on comparer la France avec la Chine ou le Royaume Uni avec l’Inde ?
La densité écologique
9Un écosystème donné est surpeuplé lorsqu’il n’arrive pas à satisfaire les besoins de sa population. Le critère de surpopulation prend alors en considération les caractéristiques du milieu. Il y a surpopulation au-delà d’un seuil défini par la « capacité-limite » du milieu, c’est-à-dire par la charge de population dont les besoins peuvent être satisfaits par la productivité primaire (Pp). La capacité limite de zones désertiques et semi-désertiques (Pp : 1 tonne de matière sèche/ha/an) sera moindre que celle d’une zone tempérée (Pp : 10-20 tonnes), et celle de prairies de montagne (Pp : 1,1 tonne) moindre que celle de prairies de plaine (Pp : 4,5 tonnes).
10Généralement, des facteurs de régulation de la densité des populations interviennent pour empêcher les populations de dé passer la capacité-limite du milieu, c’est ce que l’on appelle la « résistance de l’environnement ». Ces facteurs peuvent être dépendants de la densité (maladies, prédation, fécondité, concurrence, etc.), ou indépendants (hiver rude, sécheresse, etc.). C’est ainsi que certaines sociétés humaines autarciques réglaient leur densité écologique en intervenant sur la fécondité. Dans certaines vallées alpines, pour éviter le morcellement de la terre et une surexploitation du milieu, seul l’aîné de la famille avait le droit de se marier et de procréer. Si ces mécanismes de régulation sont abandonnés, la capacité-limite de l’environnement est rapidement dépassée.
11Lorsque le milieu se dégrade (déforestation, érosion, sécheresse), la capacité-limite diminue et l’on peut atteindre un état de surpopulation, sans qu’il y ait nécessairement croissance démographique. Le cas du Sahel est explicite : pour de nombreuses raisons (y compris, mais pas uniquement, climatiques), cette région s’est trouvée rapidement surpeuplée, moins par l’augmentation de la population que par l’abaissement de la capacité-limite de l’environnement.
12A cet égard, l’exemple des lemmings, petits rongeurs des régions boréales, est instructif. La prédation ne constituant pas un facteur de régulation, la population augmente au point de dépasser la capacité-limite de l’environnement et de le surexploiter. L’herbe, aliment des lemmings, n’arrive plus à pousser normalement, la productivité décroît et entraîne donc la baisse de la capacité-limite du milieu. Cette diminution condamne les lemmings à une mort certaine par manque d’aliments. C’est à ce moment que, par des mécanismes physiologiques encore non élucidés, la grande majorité de la population émigré à la recherche de zones plus propices. Les quelques individus restés sur place trouvent une nourriture de subsistance. Le milieu végétal, libéré de la pression démographique créée par le surnombre, se reconstitue et sa capacité-limite augmente. Les lemmings restés se multiplient et le cycle recommence.
13La notion de densité écologique est aussi illustrée par les phénomènes de migrations temporaires de populations animales. Ces déplacements constituent une adaptation à des variations saisonnières de la capacité-limite de certains milieux (saison des pluies/saison sèche, hiver/été) : migrations massives de ruminants en Afrique (zèbres, buffles, gazelles, etc.) entre les différentes savanes ; nomadisme sahélien ou transhumance alpine des sociétés agropastorales.
14Dans cette dimension écologique, une région, une nation est surpeuplée lorsqu’elle n’arrive pas à subvenir aux besoins énergétiques de sa population, c’est-à-dire à son alimentation et à ses besoins en combustible pour la cuisson, le chauffage, le transport et les activités industrielles.
15L’équilibre est stable si la charge populationnelle correspond à une densité optimale, c’est-à-dire qui permet de bien satisfaire les besoins des populations. En revanche, lorsque la charge atteint une densité maximale, la population dispose de suffisamment de nourriture pour survivre en conditions normales, mais pas suffisamment pour être vigoureuse et répondre à des situations de crise, telles des changements de climat ou de productivité végétale. L’équilibre est fragile et souvent rompu ; c’est le cas lorsqu’une sédentarisation « forcée » remplace la nomadisme.
La densité subventionnée
16Un estuaire est un écosystème alimenté en partie par d’autres écosystèmes situés en amont qui rejettent matières minérales et organiques dans les cours d’eau : on parle alors d’écosystème subventionné. Les effets négatifs des grands barrages qui interceptent ce flux de matières démontrent cette réalité ; les estuaires situés en aval voient leur productivité diminuer car la matière (subvention) véhiculée par les cours d’eau sedimente en grande partie dans les grands réservoirs ainsi créés. Les sociétés de pêcheurs sont les premières à payer un tribut souvent catastrophique.
17Dans les systèmes écologiques, les populations se déplacent pour satisfaire leurs besoins industriels ; dans les systèmes subventionnés, ce sont les ressources énergétiques qui sont déplacées. Les villes ont été de tous temps subventionnées par les campagnes, ce qui leur permet d’atteindre une densité de population beaucoup plus élevée. Avec l’ère industrielle, ce subventionnement ville-campagne s’est étendu à un subventionnement des sociétés de type agraire (période coloniale) pour aboutir à la situation actuelle de subventionnement des pays industrialisés par les pays en voie de développement. Ce subventionnement énergétique s’appuie sur des ressources non renouvelables et renouvelables. C’est cette situation que nous allons illustrer par quelques chiffres.
18Une densité de population équivalente, comme c’est le cas pour le Royaume-Uni et l’Inde, la France et la Thaïlande, ou la Tchécoslovaquie et le Népal (tableau 1, p. 136), peut correspondre à des charges très différentes pour le milieu :
Les Anglais consomment 18 fois plus d’énergie combustible que les habitants de l’Inde et utilisent 9,5 fois plus d’engrais par hectare de terre arable,
Les Français consomment 11 fois plus d’énergie que les Thaïlandais et 13 fois plus d’engrais,
Les Tchécoslovaques consomment 280 fois plus d’énergie et 25 fois plus d’engrais que les Népalais.

Fig. 1 : Commerce international : répartition des exportations et des importations mondiales ( % tonnage maritime) entre pays développés (PD) et pays en développement (PVD).
Source : CNUCED Bulletin No 266, nov. 1986.
19Le rendement de l’agriculture de type occidental est en fait très faible. Aux Etats-Unis, une calorie d’énergie artificielle (combustible, engrais, pesticides) utilisée en agriculture produit, avec l’apport énergétique solaire, 0,5 calorie alimentaire ; en Inde, cette même calorie produit 16 calories alimentaires. Ce faible rendement de l’agriculture nord-américaine (et européenne, dans une mesure semblable) pose de grands problèmes comme l’épuisement progressif des ressources d’énergie non renouvelables, la pollution des sols, de l’atmosphère, l’appauvrissement de la culture occidentale (américaine et européenne). L’application de ce modèle dans le Tiers Monde se révèle désastreux.

Fig. 2 : Consommation d’énergie commerciale par habitants (1983) en gigajoules (un milliard de joules).
Source : CNUCED, Bulletin No 226. nov. 1986.
Tableau 1. Population et production. Quelques exemples.1

20Les besoins énergétiques que suppose ce type d’agriculture, et le modèle socio-économique des pays développés en général, sont satisfaits, dans une large mesure, par l’exploitation des ressources dans les pays en développement (voir schémas). C’est ainsi que, bien que largement autosuffisante au point de vue agricole, la Thaïlande compte 18 % de dénutris, puisqu’elle exporte une grande partie de sa production agricole. L’Inde pourrait être autosuffisante, mais 30 % de sa population est malnutrie, alors que le Royaume Uni dont la production agricole ne pourrait couvrir que 79 % de ses besoins ne souffre pas de ce problème : son apport par habitant s’élève en moyenne à 132 % de la quantité requise.
21A l’instar des écosystèmes subventionnés2, les pays développés apparaissent comme des systèmes socio-économiques subventionnés par les ressources des pays en développement, empêchant ces derniers de satisfaire les besoins de leur propre population. En écologie, lorsque la relation interspécifique (intersociété) favorise l’un au détriment de l’autre, on parle de parasitisme.
La terre est-elle surpeuplée ?
22Si la terre est surpeuplée, la régulation volontaire de la population est une nécessité afin d’éviter une régulation naturelle qui serait catastrophique du point de vue humain. Or, puisque la production alimentaire mondiale dépasse les besoins de sa population3, il y a moins surpopulation globale que déséquilibre dans la répartition de cette production. Les politiques démographiques actuelles se limitent à stimuler la natalité au nord et à promouvoir la contraception et la stérilisation au sud. Le problème démographique apparaît alors totalement indépendant du milieu naturel et culturel. Ces politiques ne constituent-elles pas une projection des problèmes occidentaux par les Occidentaux sur le reste du monde ? En fait, la naissance d’un enfant aux Etats-Unis ne pose-t-elle pas autant de problèmes écologico-énergétiques, et par conséquent démographiques, que la naissance de 2 Européens, 10 Sud-américains, 10 Asiatiques ou 23 Africains ? Comme il est difficile aux pauvres de faire continence, on établit pour eux des programmes de stérilisation (le pouvoir d’achat du riche lui permet d’autres « solutions »). Que penserait un Occidental si pour faire continence énergétique (ce qui lui est difficile) on lui imposait la pilule anti-gaspillage ? Ce serait la révolution. Or la transition démographique mondiale risque de provoquer une révolution et même une catastrophe. Il est donc urgent d’inventer des solutions basées non plus sur une conception partielle de l’homme, sur son « animalité », mais sur une conception qui fait confiance en son « humanitude »4, des solutions qui tiendraient plus de la symbiose que du parasitisme (de la complémentarité équitable que de l’exploitation destructrice), car dans ce dernier cas l’hôte peut vivre sans parasite, mais le parasite ne peut pas vivre sans hôte. Au niveau énergétique, c’est le Nord qui parasite le Sud. Si le subventionnement Sud-Nord cessait, ne seraient pas surpeuplés les pays qu’on pense.

Fig. 3 : Couverture des besoins énergétiques.
Sources: WRI/IIED, 1986, World Resources 1986. World Resources Institute & International Institute for Environment and Development, Basic Books, Inc. New York.
Banque mondiale, 1986. Rapport sur le développement dans le monde.
Bibliographie
Banque mondiale. Rapport sur le développement dans le monde. 1896.
L’Etat du monde. Ed. La Découverte. Paris. 1986.
« La santé dans le Tiers Monde in. Le Monde. Dossiers et documents, février 1984.
R. Strahm. Pourquoi sont-ils si pauvres’.’ Ed. La Baconnière. 1977.
WRI/IIED. World Resources 1986. World Resources Institutes & International Institute for Environment and development. Basic Books, New York, 1986.
Notes de bas de page
1 Pourcentage de calories alimentaires produites par rapport à la consommation totale (1977-1980)
2 Ecosystèmes subventionnes par d’autres écosystèmes (p. ex. les estuaires), par l’homme (p. ex. l’écosystème « ager » ou agriculture moderne), ou par le combustible (systèmes urbano-industriels).
3 A chaque habitant de la terre correspond un apport calorique équivalent à 109 % de la quantité requise.
4 A. Jacquard 1986. L’héritage de la liberté. De l’animalité à l’humanitude. Seuil. Voir citation, ci-dessus dans le texte introductif à cette troisième partie.
Auteur
Enseignant Lycée-collège de la Planta, Sion ; Secrétaire de la Déclaration de Berne, Lausanne.

Le texte seul est utilisable sous licence Creative Commons - Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International - CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Côté jardin, côté cour
Anthropologie de la maison africaine
Laurent Monnier et Yvan Droz (dir.)
2004
La santé au risque du marché
Incertitudes à l’aube du XXIe siècle
Jean-Daniel Rainhorn et Mary-Josée Burnier (dir.)
2001
Monnayer les pouvoirs
Espaces, mécanismes et représentations de la corruption
Giorgio Blundo (dir.)
2000
Pratiques de la dissidence économique
Réseaux rebelles et créativité sociale
Yvonne Preiswerk et Fabrizio Sabelli (dir.)
1998
L’économie à la recherche du développement
Crise d’une théorie, violence d’une pratique
Christian Comeliau (dir.)
1996