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L’homme inachevé

 | 
Yvonne Preiswerk
, 
Jacques Vallet

Quelle dynamique pour l’humanité ?

Claudine Sauvain-Dugerdil

Texte intégral

1En prolongement de l’exploration des espaces de liberté de l’individu, il s’agit maintenant d’examiner ses contraintes et ses libertés dans un système plus large. Si le tout est certainement plus que la somme des parties, chaque élément, par son appartenance à un ensemble plus vaste, s’enrichit de nouvelles caractéristiques. C’est bien ce qu’à vécu l’homme :

  • 1 R.C. Lewontin, S. Rose et L. Kamin (1985) : Nous ne sommes pas programmés. Génétique, hérédité, idé (...)

« les individus acquièrent du fait de la société qu’ils produisent des propriétés individuelles qu’ils n’avaient pas à l’état isolé. »1

2Grâce à une « stratégie concertée », l’homme a pu s’attaquer à bien plus gros que lui ; il a pu et il peut faire face à la complexité de multiples problèmes de survie, d’adaptation au milieu et même de maîtrise de son environnement. C’est le miracle de l’aventure humaine : non seulement les hommes ont su associer leurs efforts, mais aussi les organiser. L’activité humaine représente beaucoup plus que l’addition des efforts individuels et l’homme, par son appartenance à l’humanité a acquis une autre dimension qu’Albert Jacquard a appelée l’« humanitude ».

  • 2 A. Jacquard (1986) : L’héritage de la liberté. Seuil, p. 179.

« Les hommes, capables de préméditation, pétris de projets, ont mis peu à peu en place tout un ensemble d’espoirs, d’angoisses, de compréhensions, de questions, qui n’existait pas dans l’apport de la nature, qui n’est pas inclus dans l’humanité, qui constitue l’apport propre de l’homme, l’humanitude. »2

  • 3 Voir D. De Rougemont (1977) : L’avenir est notre affaire. Stock. Chapitre VII : Première histoire d (...)
  • 4 Voir p. ex. : H. Reeves (l986) :L’heure de s’enivrer. Seuil. Chap. 1 : La bombe est parmi nous, pp. (...)

3Cependant l’organisation des hommes est le plus souvent « stratégie », c’est-à-dire qu’elle valorise des qualités de force, d’efficacité ; elle conduit alors à des relations de domination et donc à un appauvrissement puisque seul un petit nombre peut se réaliser. En outre, et c’est ce qui nous concerne plus particulièrement ici, la conscience de l’appartenance à un ensemble, et d’autant plus lorsque cet ensemble est grand, peut aussi écraser l’homme ; elle entraîne alors une certaine passivité de l’individu qui tend à se laisser porter par le flux d’une dynamique qui semble suivre sa propre inertie. Deux exemples illustrent bien ce processus. A première vue, ils n’ont peut-être rien en commun, mais il s’agit de deux cas où des succès technologiques extraordinaires engendrent une dynamique qui semble échapper à l’homme. C’est d’une part l’histoire de l’automobile, cette petite merveille que l’homme a su réaliser mais qui en vient à le tuer et à tuer ses sources de vie3. Et, d’autre part, c’est l’histoire de cette bombe qui a le pouvoir d’anéantir l’humanité4.

  • 5 Pour reprendre le terme employé par H. Reeves qui développe cette notion dans son dernier ouvrage ( (...)

4Pendant longtemps, on a cru que l’aventure du cosmos et celle de la vie pouvaient être expliquées en termes d’entropie croissante, de désordre déstructurant ; la qualité de l’énergie, son « utilisabilité »5 ne pouvait que décroître et le processus devait aboutir à un ensemble non organisé, uniforme : le chaos. En fait, cette notion d’entropie croissante, qui a été introduite par le second principe de la thermodynamique puis appliquée dans les domaines les plus divers, n’est vérifiée que dans le cas particulier de structures isolées, fermées. Or l’histoire de la vie est celle d’un système ouvert et elle ne peut qu’être incompatible avec cette vision apocalyptique d’une évolution aboutissant au chaos. Les connaissances scientifiques actuelles le confirment, témoignant, au contraire, d’une histoire de complexification, d’un désordre qui est créateur de nouvelles structures. Toutefois, on pourrait être tenté de penser que l’humanité a atteint un palier au niveau duquel le système se referme sur lui-même. Le désordre deviendrait donc entropique, non utilisable, et mènerait au chaos.

  • 6 Voir : M. Dubois., P. Atten ET P. Berger (1987) : L’ordre chaotique. La Recherche 18 (185) : 190-20 (...)
  • 7 A. Jacquard, Ibid. pp. 62-66.

5Dans cette dynamique, hasard et déterminisme semblent se rejoindre. Effectivement, on a pu montrer que des systèmes simples, déterministes, c’est-à-dire que l’on peut décrire par un petit nombre de variables indépendantes, peuvent engendrer des comportements imprévisibles, chaotiques : c’est ce qui a été appelé le « chaos déterministe »6. C’est ainsi que des processus qui n’ont rigoureusement aucune composante aléatoire peuvent aboutir à des résultats totalement imprévisibles, et réciproquement que le hasard peut se camoufler en déterminisme7. Dans de tels systèmes, des écarts infimes dans les conditions initiales peuvent mener à des aboutissements diamétralement différents.

  • 8 Texte introductif de la deuxième partie.

6Il est bien évident que notre propos n’est pas de réduire la dynamique de l’humanité à un jeu mathématique ou à un processus physique. Comme nous l’avons déjà souligné plus haut8, les modèles mathématiques, ou l’observation des phénomènes physiques, peuvent proposer de nouvelles voies d’exploration, contribuant à sortir de certaines impasses conceptuelles. C’est ainsi que l’humanité peut apparaître comme mue par une dynamique autonome dans laquelle hasard et déterminisme se fondent.

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  • 9 «Théorie des catastrophes» introduite par le mathématicien R. Thom qui, lui-même lui a donné une di (...)

7Mais nous avons vu que les individus sont des systèmes ouverts, aboutissement provisoire de l’histoire de la complexification, source d’un « désordre créateur ». Il est donc paradoxal et aberrant qu’en s’associant, ces systèmes ouverts puissent aboutir à un ensemble fermé. Les individus doivent pouvoir donner à l’humanité une nouvelle impulsion et ne pas se laisser piéger dans une dynamique sans issue. Comme nous l’a rappelé A. Jacquard ci-dessus, les individus doivent pouvoir agir comme éléments régulateurs dans l’ensemble auquel ils appartiennent : « Nous avons reçu le pouvoir de nous attribuer des pouvoirs. » Ce pouvoir de régulation ne suppose certes pas un caractère normatif mais bien homéostatique, c’est-à-dire qu’il doit non seulement assurer le fonctionnement correct du système, mais aussi son fonctionnement sous diverses formes et dans des conditions variées. Pourquoi ces « éléments régulateurs » ne pourraient-ils pas provoquer une discontinuité, une rupture ? La fameuse théorie des « catastrophes »9 souligne que des causes minimes peuvent provoquer des effets démesurés : lorsque les paramètres atteignent certaines valeurs critiques, le système saute d’un équilibre à l’autre.

8La question centrale qui se pose alors, et que nous nous posons, dans cette troisième partie, est de savoir dans quel ensemble, dans quel système collectif l’individu peut être un élément régulateur. Les progrès techniques ont rapproché les hommes, personne ne peut ignorer ce qui se passe à l’autre bout de la terre. La croissance démographique a poussé les hommes à peupler toutes les terres, l’humanité est devenue continuum. L’interdépendance est une réalité : il faut raisonner en terriens. Mais n’est-ce pas justement cette conscience d’appartenir à un ensemble de cinq milliards d’hommes qui nous paralyse ? L’erreur ne réside-t-elle pas dans l’application du même schéma à des processus relevant de niveaux d’analyse différents ? Si certains problèmes ne peuvent être appréhendés qu’à l’échelle planétaire, d’autres en revanche relèvent certainement de la sphère régionale ou locale. A différents niveaux, différents problèmes, différents mécanismes, différentes approches, différentes solutions. Si l’aléatoire semble dominer à des niveaux globaux (évolution cosmique, évolution du patrimoine génétique), ce n’est certainement pas le cas à une échelle plus partielle où l’action de l’individu a un impact immédiat. La difficulté consiste alors à situer chaque processus dans son niveau. Ainsi l’étude de la diversité des situations particulières permet d’explorer les mécanismes qui expliquent les tendances observées à un niveau plus général. C’est ce que soulignent les différents textes qui forment cette troisième partie.

  • 10 Voir ci-dessous texte de A. Perrenoud.
  • 11 Voir aussi A. Bideau (1983) : Les mécanismes auto-régulateurs des populations traditionnelles, Anna (...)

9La richesse de nos histoires démographiques nous permet une nouvelle approche du phénomène de transition démographique10. Il ne peut plus être conçu comme dépendant d’un agent régulateur unique, en l’occurence la mortalité, particulièrement celle des enfants. Celle-ci étant étroitement dépendante de la situation économique, les possibilités d’action paraissaient évidentes. Or les études de cas montrent que le phénomène est beaucoup plus complexe, la régulation de la fécondité y jouant souvent un rôle important. En fait, la mortalité ne remplit un rôle régulateur que dans des situations extrêmes, lorsque la densité de population a atteint un maximum ; en revanche, les facteurs qui influencent la fécondité permettent un rééquilibrage, une auto-régulation, qui maintient une densité, optimale en fonction des conditions du moment11. Ce sont alors essentiellement des facteurs socio-culturels qui interviennent : le processus s’inscrit dans l’ensemble d’un système de valeurs. La leçon de l’histoire est celle de la diversité.

  • 12 H.M. Hagmann, ci-dessous.
  • 13 Voir J. Bourgeois-Pichat (1987) : Le nombre des hommes. Etat et prospective. Pp. 125-164 in : « Les (...)

10La contribution du démographe du présent12 met particulièrement bien en lumière la multiplicité des niveaux du processus démographique. Quelle est la menace la plus grave : la croissance démographique mondiale, les déséquilibres régionaux qu’elle engendre, ou plutôt le nouvel équilibre vers lequel la population mondiale tend ? Quelle réalité présente, quelle menace pour demain ? J’ajouterai : Et l’après-demain ? Après une phase de vieillissement, qui nécessite, comme le souligne H.M. Hagmann, une nouvelle solidarité, que se passera-t-il ? Faut-il voir cette phase de vieillissement comme un purgatoire nécessaire pour atteindre un nouvel équilibre qui permettra à l’homme de vivre une nouvelle harmonie avec le milieu qui le nourrit ? Il est probable que cet équilibre ne sera que provisoire : les progrès de la gérontologie pourraient reposer le problème du vieillissement en d’autres termes. L’accroissement de l’espérance de vie à la naissance jusqu’à cent, ou même cent cinquante ans, devient une utopie possible qui conduit à une véritable transition démographique du vieillissement13.

11L’approche systémique nous ouvre une nouvelle voie : plutôt que d’étudier les éléments dans un ensemble ce sont les relations entre ces éléments qui sont au centre de l’analyse. En fait ce sont bien les relations telles qu’elles ont le plus souvent prévalu entre les hommes, entre les peuples, entre les continents qui ont créé les déséquilibres. C’est ainsi que

  • 14 A. Jacquard (1984) : Inventer l’homme. Ed. Complexe, Bruxelles, p. 101.

« cette possibilité, » (pour l’homme de devenir auteur de la pièce qu’il joue) « offerte à tous par la nature, n’est accordée qu’à un petit nombre par la société des hommes. Combien d’entre eux n’auront d’autres choix que de jouer une pièce écrite par d’autres et déjà mille fois jouée par d’autres ! Car nous ne sommes pas seuls ; ce rôle que nous pouvons nous donner, il faudra le jouer avec d’autres, eux aussi auteurs-acteurs. Comment harmoniser les desseins ? Le parcours de chacun est conditionné par celui de tous. Pour que chacun ait la possibilité de s’inventer, il faut d’abord inventer l’humanité. »14

  • 15 G. Blardone et J. Vallat dans ce cahier.
  • 16 G. Rabout, ci-dessous.

12Inventer l’humanité, c’est donc avant tout établir de nouvelles relations. Relations de solidarité qui permettront d’assumer une réelle interdépendance qui ne signifie pas l’écrasement de certains, mais une plus grande autonomie des communautés pour répondre à la diversité de leurs besoins. C’est le chemin que nous proposent de suivre les deux derniers textes15 de cette partie en introduisant la nécessité de la solidarité entre producteurs et consommateurs, entre populations rurales et urbaines, entre les nations du nord et celles du sud. Il s’agit de redonner aux producteurs la place qui leur permettra aussi de remplir pleinement leur responsabilité de gestion des ressources non renouvelables. Pour reprendre le langage écologique16, les différents systèmes humains n’entretiendront plus, aussi bien entre eux que envers leur milieu, des relations de parasitisme, mais d’association symbiotique.

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  • 17 A. Jacquard (1986), p. 179.

13La dynamique « entropique » qui semble emporter une humanité refermée sur elle-même peut n’être que momentanée. C’est le message de tous ceux qui rappellent que l’humanité se trouve à une bifurcation et dont ce cahier veut rendre compte. Il y a mutation et une rupture avec le passé est possible, « catastrophe » qui, ne l’oublions pas, peut être suscitée par une cause insignifiante. C’est aux hommes d’effectuer le bon choix. La nature n’a pas de projet, elle est passive alors que « l’homme est capable, selon qu’il le décide ou l’accepte, d’être libre ou asservi »17. C’est son humanitude qui doit permettre à l’humanité de redevenir un système complexe, c’est-à-dire vulnérable, mais ouvert. Il convient alors de distinguer, avec C. Castoriadis, le souhaitable du réalisable, le savoir du pouvoir :

  • 18 Page 195 de : C. Castoriadis (1987) : Voie sans issue? Pp.  261-298 in : « Les scientifiques parlen (...)

« Le monde... est connaissable et même manipulable. Il est connaissable de manière apparemment illimitée,... mais il n’est visiblement pas manipulable sans limite... Cette limite, nous l’avons visiblement atteinte... Et le plus intime rapport existe... entre le déploiement sans limite de notre connaissance et les limites qui devraient être imposées à nos manipulations. »18

Notes

1 R.C. Lewontin, S. Rose et L. Kamin (1985) : Nous ne sommes pas programmés. Génétique, hérédité, idéologie, Ed. la Découverte, Paris, p. 357.

2 A. Jacquard (1986) : L’héritage de la liberté. Seuil, p. 179.

3 Voir D. De Rougemont (1977) : L’avenir est notre affaire. Stock. Chapitre VII : Première histoire de fous : L’auto, pp. 161-182.

4 Voir p. ex. : H. Reeves (l986) :L’heure de s’enivrer. Seuil. Chap. 1 : La bombe est parmi nous, pp. 23-50 ; ou A. Jacquard (1986) : L’héritage de la liberté. Seuil. Chap. 14 : Un aboutissement possible : le suicide collectif. pp. 190-204.

5 Pour reprendre le terme employé par H. Reeves qui développe cette notion dans son dernier ouvrage (Ibid. chap. 3, pp  70-82).

6 Voir : M. Dubois., P. Atten ET P. Berger (1987) : L’ordre chaotique. La Recherche 18 (185) : 190-201. De tels processus se retrouvent dans des phénomènes aussi divers que le mouvement d’un pendule placé dans un champ magnétique périodique, l’activité locomotrice de certaines crevettes, les phénomènes météorologiques, le rythme de croissance des arbres, ou l’arythmie cardiaque.

7 A. Jacquard, Ibid. pp. 62-66.

8 Texte introductif de la deuxième partie.

9 «Théorie des catastrophes» introduite par le mathématicien R. Thom qui, lui-même lui a donné une dimension métaphysique, implique un nouveau regard sur le monde et a été appliquée à de nombreux sujets, en biologie notamment par S.J. Gould. Elle est présentée de façon claire et succinte dans Ivar Ekeland (1984) : La calcul, l’imprévu. Les figures du temps de Kepler à Thom. Seuil, Points.

10 Voir ci-dessous texte de A. Perrenoud.

11 Voir aussi A. Bideau (1983) : Les mécanismes auto-régulateurs des populations traditionnelles, Annales Economies Sociétés Civilisations, 38 (5), pp. 1040-1057.

12 H.M. Hagmann, ci-dessous.

13 Voir J. Bourgeois-Pichat (1987) : Le nombre des hommes. Etat et prospective. Pp. 125-164 in : « Les scientifiques parlent... », sous la direction de A. Jacquard. Hachette.

14 A. Jacquard (1984) : Inventer l’homme. Ed. Complexe, Bruxelles, p. 101.

15 G. Blardone et J. Vallat dans ce cahier.

16 G. Rabout, ci-dessous.

17 A. Jacquard (1986), p. 179.

18 Page 195 de : C. Castoriadis (1987) : Voie sans issue? Pp.  261-298 in : « Les scientifiques parlent… », sous la direction de A. Jacquard, Hachette.

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