L’homme inachevé
| ,La re-source de l’homme : abstraction ou réalité ?
Texte intégral
1La consistance de la notion de ressource humaine a été démontrée par des destins exceptionnels. Tel est le cas de la trajectoire extraordinaire de Samuel Pisar qui a échappé à la mort grâce aux prodiges d’ingéniosité qu’il a su déployer. Ses écrits ont contribué à populariser cette notion, s’efforçant de transmettre son expérience, de cerner le secret de la survie. De la même façon qu’il a su trouver en lui-même des ressources qu’il ignorait, l’humanité actuelle peut sortir du marasme dans lequel elle s’embourbe, si elle sait mettre en valeur le potentiel inemployé de milliers d’hommes et de femmes :
- 1 Samuel Pisar (1983) : La ressource humaine. Ed. J. Cl. Lattès, Paris, p. 31.
« La survie d’une nation, d’un peuple, d’une société dépend - comme la survie d’un individu - de sa capacité et de sa détermination à galvaniser sa ressource humaine dans les moments de danger. »1
2Dans l’ombre d’une catastrophe économique et nucléaire, pour reprendre les termes employés par cet auteur, une renaissance serait possible, une révolution humaniste impliquant tous les individus dans une quête de nouvelles richesses. La mise en valeur de cette ressource, autocréatrice puisque plus on l’exploite, plus elle se développe, relèverait à la fois de l’acquisition du savoir, c’est-à-dire de l’éducation et de l’accès aux connaissances, et aussi de l’établissement d’un dialogue entre les nations et entre les hommes. Toutefois cette notion de ressource humaine apparaît essentiellement dans un sens de production, d’efficacité, de technologie :
- 2 Ibid., p. 27.
« ... ultime capital productif des individus et des nations qui les rend compétitifs dans un marché universel. »2
- 3 Voir M.A. Cotton, dans ce cahier, « A propos de l’instinct ».
- 4 Erich Fromm (1978) : Avoir ou être ? Un choix dont dépend l’avenir de l’homme. Ed. R. Laffont, coll (...)
3Mais nos maux ne viennent-ils pas de l’excès-même de nos succès technologiques ? Le hiatus entre la rapidité du développement scientifique et technique et le rythme bien différent de la sagesse qui devrait lui être associée a déjà été souvent signalé ; la manière de penser que la tradition nous enseigne, héritage du passé qui se transmet de génération en génération, n’est plus adaptée à des conditions qui ont évolué trop vite3. C’est aussi le hiatus entre avoir et être. Etre, c’est une nouvelle humanité qui s’oppose au caractère marketing d’un homme cybernétique essentiellement cérébral. Cette nouvelle humanité prend en considération les besoins réels des individus, elle implique une relation de coopération entre l’homme et la nature, elle remplace l’antagonisme par la solidarité, la participation passive à la vie sociale par un engagement actif4. La notion de ressource humaine acquiert alors une autre dimension, elle devient le cœur d’une problématique globale et ce qu’il y a de plus intime chez l’homme, sa re-source.
4Ce retour aux sources de l’humain rendrait possible un nouveau regard sur notre réalité et notre devenir :
- 5 Ibid., p. 189 et 192.
« Un changement intérieur humain radical est la seule alternative à la catastrophe économique... à la crise population - alimentation - environnement - ... Les solutions fondamentales impliquent des changements spectaculaires et rapides des attitudes humaines, en particulier celles qui se rapportent au comportement productif à la croissance économique, à la technologie, à l’environnement et à la résolution des conflits. »5
5Pour « retrouver l’homme au terme de l’évolution », il convient de partir de l’homme, de ses besoins réels, de ce que Denis de Rougemont dénomme la personne :
- 6 Denis De Rougemont (1977) : L’avenir est notre affaire. Stock, Paris, pp. 7, 138 et 209.
« La personne est en moi, je ne la découvrirai qu’en la créant en moi... Pour la première fois dans l’Histoire, l’homme se voit contraint de choisir librement son avenir et celui de l’espèce... L’avenir n’est plus à découvrir mais à inventer ».6
- 7 Ibid., p. 155.
6Pisar, Fromm, De Rougemont : trois hommes, trois approches... mais le partage de la conviction que « le secret de l’avenir est dans l’homme »7. Ils ne sont certes pas les seuls, d’autres penseurs, philosophes, idéologues, prophètes, poètes,... poursuivent la même recherche ; nous nous limiterons ici à ces trois exemples.
7La genèse de la notion de re-source humaine apparaît alors essentiellement comme une abstraction, apanage d’une minorité intellectuelle.
- 8 Signes employés dans le tissage et les entrelacs. Voir : Adrian Frutiger (1983) : Des signes et des (...)
8En fait, la re-source de l’homme ne peut être qu’une notion éclatée, propre à chaque culture, relevant de la réalité que vit chaque communauté. Par conséquent, il ne peut s’agir d’une notion purement abstraite. C’est ainsi que le signe choisi pour la représenter dans les schémas ci-dessus est symbole d’un monde de l’esprit qui, tel un cercle, s’enroule autour du monde de matière (le carré)8. S’il y a les penseurs qui contribuent à mieux cerner le concept, il y a aussi tous ceux qui vivent activement l’aventure humaine comme membres dynamiques, moteurs du développement de leur communauté. Des individus qui, au Sud comme au Nord, ont décidé qu’ils avaient un rôle à jouer pour drainer les flots de fatalité qui entraînent leur communauté. Des individus auxquels les autres font confiance et dont le rayonnement stimule les énergies.
9Dans les montagnes tropicales d’Amérique Centrale, c’est ce Juan qui, depuis le jour où il a décidé de partager ses terres, a suscité une motivation tenace et a déclenché une dynamique fascinante. Dans les conditions d’extrême pauvreté qui prévalaient, l’acquisition d’une parcelle individuelle n’a pas suffi à résoudre les problèmes de survie. C’est l’exploitation en commun d’une partie des terres qui a permis d’assurer l’alimentation de la communauté naissante ; c’est la plantation de cacao et les nombreux petits projets annexes d’élevage, d’horticulture, d’apiculture... et un long processus de conscientisation, qui l’engagent sur la voie d’un avenir meilleur.
10Qu’est-ce qui pousse tous les Juan du monde à jouer ce rôle ? Un long cheminement personnel, un aléa de l’existence les plaçant à une croisée de chemins, des circonstances dramatiques, une rencontre avec une idéologie, une religion, ou un être qui a choisi une trajectoire similaire... Peu importe !
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11Nous avons évoqué une minorité pensante, tête de l’édifice, et puis des membres dynamiques... mais le corps reste mal défini. La majorité de l’humanité s’apparente à une masse dont l’inertie s’oppose à tout mouvement ou changement d’état. La relation semble simple, à sens unique. L’influx principal part de la tête d’une minorité intellectuelle, complété par quelques pulsions de membres, actifs dans leurs communautés respectives.
12Quoique éminemment simpliste, et reflet d’une vision très occidentale du monde, ce schéma correspond à une certaine réalité. Au double niveau du système formé par l’individu, comme celui que constitue une population, on trouve hélas des exemples de cette masse corporelle statique. Une illustration caricaturale nous est proposée par ces images de mouvements de foule où seul l’ensemble est signifiant, l’individu ne compte que comme élément du tout : festivités de masses organisées dans la Chine de Mao, ou figures orchestrées des supporters dans un stade. Et même sans les rechercher, les exemples de résistance au changement dont fourmille notre vie quotidienne nous confrontent à cette réalité. Dans notre pays, les résultats des consultations populaires nous en donnent bien souvent la démonstration.
13Toutefois l’homme constitue un système complexe qui a toujours engendré des réactions contre cet état de passivité. Un contexte de crise multiforme, comme celui que nous vivons actuellement, contribue certainement à stimuler ces réactions. C’est ainsi que l’on se trouve face à de multiples expériences de prise en charge, de la part des individus comme des communautés, pour acquérir une plus grande autonomie et permettre la satisfaction réelle des besoins fondamentaux, tant matériels qu’immatériels.
- 9 Eliane Perrin (1985) : Cultes du corps. Enquête sur les nouvelles pratiques corporelles. Ed. P.M. F (...)
14Les « nouvelles pratiques corporelles » constituent une des voies explorées pour retrouver le dialogue avec un « corps intérieur » devenu étranger9. Des centres de formation se donnent pour objectif le « développement des ressources humaines ». Les méthodes ayant recours à ce qui est appelé la « psychodynamique alpha » rendraient possible une meilleure utilisation du cerveau par le contrôle mental, une « dynamisation » de l’esprit qui donnerait les moyens d’écouter sa voix intérieure. Mais le développement personnel est subordonné à la possibilité d’avoir une place dans la société ; aussi les efforts faits par des individus et des groupements pour lutter contre toutes les injustices qui empêchent des individus à être réellement, sont certainement à replacer dans cette même recherche de mise en valeur du potentiel de chaque individu.
- 10 Bertrand Schneider (1985) : La révolution aux pieds nus. Rapport au Club de Rome. Fayard, Paris.
15Au niveau des communautés, c’est cette « révolution au pieds nus10 » qui est en marche, « révolution pacifique » vers un nouveau développement des peuples du Tiers Monde. Une problématique du développement, centrée sur l’homme, a surgi comme réponse à l’extrême diversité des problèmes et leurs interactions. C’est le « phénomène des petits projets ruraux endogènes, de ces communautés villageoises qui s’organisent pour prendre en main leur développement ». Le processus n’est pas vraiment neuf, mais il n’a guère été pris en considération et maintenant son ampleur étonne, tout comme la rapidité avec laquelle il diffuse déconcerte dans un monde rural réputé lent et méfiant. Il est bien question d’une révolution,
- 11 Ibid., p. 326.
« car pour ces paysans dans le dénuement, il s’agit de rejoindre un mouvement de rupture avec le passé : rupture avec la misère, rupture avec leur propre inertie, rupture avec les injustices.11 »
16Ainsi, contrairement à une conception répandue, mais relevant d’une généralisation hâtive, nous constatons que la reconnaissance de l’ampleur des possibles de l’homme n’est certes pas l’exclusivité d’une minorité intellectuelle, mais fait partie d’une prise de conscience vaste et multiforme. L’élaboration de la représentation de cette notion de resource de l’homme et des hommes se poursuit : les différentes parties se précisent et s’organisent en un tout, lui-même indissociable de son milieu physique, social et culturel. La tête et le corps sont liés par un réseau d’interrelations. Le corps est plus que la simple juxtaposition d’éléments sans signification propre ; il acquiert une identité par l’intégration du caractère unique de chacun de ses composants.
17En réponse à un profond malaise face à des conditions fondamentalement nouvelles, chaque homme est concerné, tous les organes se mobilisent : l’irrationnel supplée aux limites du rationnel, l’imagination complète la lucidité.
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- 12 Texte dans ce cahier, mais aussi :
« Eloge de la différence. La génétique et les hommes » (1978), Se (...) - 13 Démarche réductionniste fort bien démontrée dans : Richard C. Lewontin, Steven Rose et Léon Kamin 1 (...)
- 14 F. Lieberherr, dans ce cahier.
18C’est sur la réalité multiforme de la notion de re-source humaine que s’articule notre réflexion présente, ou plutôt sur sa réalité, dans sa richesse et sa complexité, telle qu’elle est perçue par A. Jacquard. Le texte du généticien ouvre ce cahier ; la voie qu’il propose12 nous servira aussi de fil conducteur pour l’ensemble de l’ouvrage. Son analyse part du constat de la nécessité d’un changement radical de notre regard sur les hommes et sur les sociétés. Rejoignant un Pisar, un Fromm, un De Rougemont... c’est l’intime conviction que l’humanité se trouve à un carrefour et que si elle ne veut pas disparaître, elle doit choisir le bon chemin. La génétique, trop souvent réduite à une « science du déterminisme », prend alors son sens philosophique, qui concerne la genèse, c’est-à-dire la formation, l’élaboration. Elle donne ainsi à la biologie, sa mère, sa signification de science de la vie... dans la vie. Il ne s’agit certes pas de la démarche réductionniste si fréquente de recours à une biologie qui fournirait des explications simples et universelles, les soi-disant « lois de la nature », permettant de légitimer toutes les inégalités, toutes les chasses aux déviances13. Au contraire, l’enseignement central de la génétique est celui de la richesse que génèrent les différences ; c’est un tel éclairage que le généticien propose pour contribuer à la résolution des problèmes sur lesquels achoppent d’autres disciplines. Cette différence ne peut exister et s’épanouir que si l’on respecte le caractère unique de chaque être humain, que si chacun a la possibilité de trouver en lui sa re-source et de participer à celle de l’humanité. Trouver sa re-source, c’est redécouvrir une identité constructrice car dynamique, bien concrète, mélange d’éléments endogènes et exogènes, permettant le respect de la diversité14.
- 15 Voir : R.c. Lewontin (1987) « L’évolution du vivant : enjeux idéologiques », dans « Les scientifiqu (...)
19Le texte de A. Jacquard propose une analyse de ce que l’homme peut devenir, mais avant tout de ce que l’homme est : à la fois animal parmi d’autres et doté du pouvoir fabuleux de formuler des projets. Grâce à sa complexité, l’homme a acquis un pouvoir d’auto-organisation : aboutissement d’un processus cosmique, il lui a échappé ; l’homme a transformé en réalité ce qui était potentialité dans la nature. Toutefois, comme nous le rappelle J. Grinevald, il ne peut s’agir d’une rupture, car l’homme ne s’est pas affranchi de la nature ; il ne peut être conçu hors de la biosphère : il reste bien enraciné dans celle-ci. La projection de l’homme au-dessus de la nature résulte d’un anthropocentrisme exacerbé ; sa représentation comme clé de l’histoire qui donne un sens à l’évolution, conduit à la foi inébranlable dans le progrès dont témoigne le teilhardisme. Cette vision centrée sur nous-mêmes revient à négliger le fait essentiel pour le généticien, à savoir que, si l’homme était possible comme aboutissement provisoire de l’évolution, il n’a constitué qu’un des possibles, et n’était donc pas forcément nécessaire. Ne pouvant se dégager des mythes, et incapable de tout décrire, la science engendre des interprétations qui mènent à des impasses. Par des transferts conceptuels, métaphores ou analogies, les théories scientifiques sont utilisées pour justifier des idéologies, des programmes sociaux ou politiques. Les théories de l’évolution fournissent un bon exemple de l’influence de critères extérieurs au monde scientifique, et fonction de l’« ambiance intellectuelle » du moment, sur l’interprétation des connaissances scientifiques15.
20Pour sortir de telles impasses conceptuelles, le double éclairage de la culture scientifique et humaniste est indispensable.
Notes
1 Samuel Pisar (1983) : La ressource humaine. Ed. J. Cl. Lattès, Paris, p. 31.
2 Ibid., p. 27.
3 Voir M.A. Cotton, dans ce cahier, « A propos de l’instinct ».
4 Erich Fromm (1978) : Avoir ou être ? Un choix dont dépend l’avenir de l’homme. Ed. R. Laffont, coll. Réponses, Paris, pp. 185-186.
5 Ibid., p. 189 et 192.
6 Denis De Rougemont (1977) : L’avenir est notre affaire. Stock, Paris, pp. 7, 138 et 209.
7 Ibid., p. 155.
8 Signes employés dans le tissage et les entrelacs. Voir : Adrian Frutiger (1983) : Des signes et des formes. Ed. Delta et Spes, Lausanne.
9 Eliane Perrin (1985) : Cultes du corps. Enquête sur les nouvelles pratiques corporelles. Ed. P.M. Favre, coll. regards sociologiques.
10 Bertrand Schneider (1985) : La révolution aux pieds nus. Rapport au Club de Rome. Fayard, Paris.
11 Ibid., p. 326.
12 Texte dans ce cahier, mais aussi :
« Eloge de la différence. La génétique et les hommes » (1978), Seuil.
« Inventer l’homme » (1984), Ed. Complexes, coll. Le genre humain, Bruxelles.
« L’héritage de la liberté. De l’animalité à l’humanitude » (1986), Seuil.
« Langage scientifique et discours politique », ainsi que « La devise de la République a-t-elle encore un sens ? », pp. 9-30 et 299-322 dans : « Les scientifiques parlent... », sous la direction de A. Jacquard (1987), Hachette, coll. La force des idées.
13 Démarche réductionniste fort bien démontrée dans : Richard C. Lewontin, Steven Rose et Léon Kamin 1985) : Nous ne sommes pas programmés. Génétique, hérédité, idéologie. Ed. La découverte, Paris.
14 F. Lieberherr, dans ce cahier.
15 Voir : R.c. Lewontin (1987) « L’évolution du vivant : enjeux idéologiques », dans « Les scientifiques parlent... », sous la direction de A. Jacquard, Hachette.
Table des illustrations
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