Jeux et enjeux de l’auto-promotion
|La brique, la terre et le puits : administration locale, « factionnalisme » et auto-promotion au senegal
Note de l’auteur
Cet article est tiré du rapport « Les collectivités publiques locales et les organisations locales au Sénégal : description et analyse des relations (étude de cas dans l’arrondissement de Kounghel, région de Kaolack) » par lequel le SEREC (association suisse pour le service aux régions et communes) et l’IUED nous ont mandaté, dans le cadre du projet de recherche « Rôle des collectivités publiques locales comme support du développement rural », programme national de recherche no 28, Suisse.
Texte intégral
- 1 En wolof, fin d’après-midi, mais aussi la prière musulmane faite à ce moment-là.
1Village de Ndoune, saison sèche 1990. Ces hommes et ces femmes qui, peu après le tàkkusaan1, arrosent avec soin leur jardin et leur verger, font partie d’une association villageoise née en 1982 et appuyée par la suite par une ONG étrangère.
2A la prochaine réunion avec les coopérants, le leader de l’association rassurera ces derniers du bon fonctionnement du groupe et de l’engagement de ses membres « pour que le village entier se développe » (ba suñu dëkk dem kanam). Cette fois-ci, en effet, l’enjeu est important : la réalisation d’un micro-barrage pour l’aménagement du bas-fond contigu au village, ce qui permettra, sans doute, la riziculture et le réapprovisionnement des nappes phréatiques.
3Pourtant, cet « esprit de corps », cette conscience affichée d’être l’acteur institutionnel du changement social dans le village, fera défaut à l’association quelques semaines plus tard : le terrain qu’elle empruntait depuis longtemps au vieux Mbay, pour y faire ses champs collectifs, lui est arraché, à la mort du prêteur, par le frère cadet du chef de village.
4Selon la loi sur le domaine national, l’association pourrait continuer à exploiter le lopin de terre, le seul héritier du vieux ne résidant plus au village ; il suffirait donc de s’adresser à la Communauté Rurale (qui gère, à travers son Conseil Rural, l’affectation et la désaffectation des terres) pour obtenir l’autorisation officielle, d’autant plus que le village a la chance d’avoir un représentant au sein du Conseil Rural.
5L’association n’en fera rien. Elle évitera d’entamer une démarche administrative - peut-être parce que le conseiller rural, au lieu de la favoriser, a lui-même essayé de s’emparer du champ, ou parce qu’« il vaut mieux régler la question entre parents » - et cherchera ailleurs un autre champ disponible.
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6Ce cas, choisi parmi beaucoup d’autres, est représentatif de notre problématique : quelle est la nature des relations entre l’administration publique locale et les organisations locales paysannes au Sénégal ?
7Dans le cas précis que nous venons d’évoquer, pourquoi une association villageoise, née en dehors des structures étatiques, préfère apparemment perdre son principal moyen de subsistance pour rester indépendante ? En est-il vraiment ainsi ?
8Les discours sur les initiatives d’auto-promotion, en vogue depuis quelques années, se situent dans le contexte du débat sur la crise du secteur public en Afrique et du processus de désengagement de l’Etat promu par la Banque mondiale et le Fonds monétaire international. Pour ce qui est du Sénégal, plusieurs études soulignent l’importance des organisations villageoises qui « pallient (...) une carence administrative de l’Etat » (Reboul, 1987 :437). Parallèlement, les pouvoirs publics délégueraient « aux structures collectives traditionnelles (...) une partie de leurs fonctions sociales de protection, de répartition et d’investissements publics » (Dupuy, 1990 :352).
9Toutefois, le phénomène de l’associationnisme paysan, que certains auteurs interprètent comme une « résurgence de la société civile » (Anceaux, 1989 :3), peut-il, seul, aboutir à des changements socio-économiques susceptibles de se reproduire ? Peut-on évacuer une série d’autres conditions, dont l’absence pourrait lourdement affecter tout effort de la base ? D’après Esman et Uphoff, ces conditions sont la présence d’investissements publics en infrastructures physiques et sociales, un environnement politique concerné par le monde rural, ainsi qu’une administration publique capable de soutenir les efforts d’auto-promotion de la base et d’en assurer la continuité (1984 :17-18).
- 2 II s’agit des objectifs énoncés par le ministre Jean Colin dans sa circulaire n° 77 du 25 juillet 1 (...)
10Explorer le cas du Sénégal est à ce propos intéressant pour plusieurs raisons. Depuis 1972, ce pays a opté pour une réforme administrative qui visait trois objectifs principaux2 :
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la déconcentration de certains pouvoirs au sein de la hiérarchie administrative ;
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la décentralisation des institutions administratives ;
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la participation responsable de la population.
11Parallèlement, un mouvement associatif paysan s’est développé dès le début des années 70 dans les différentes régions du pays.
12Il nous semble donc pertinent de se demander si ces associations sont effectivement nées en réponse aux carences de l’Etat sénégalais, ou bien s’il faut en rechercher l’explication ailleurs. Le fait que les associations s’affichent comme des acteurs indépendants de l’Etat ne répond-il pas à une stratégie déterminée ? Enfin, au-delà des représentations des partisans de l’auto-promotion, quels sont les fondements des associations paysannes ?
13Nous essaierons de répondre à ces questions au travers d’une étude concernant des associations villageoises des communautés rurales de Koungheul et de Saly Escale, situées dans le secteur oriental du bassin arachidier (région de Kaolack). Nous adopterons une perspective micro--sociologique, en termes d’acteurs et de stratégies, en dépassant une vision manichéenne des relations entre administration locale et associations paysannes.
Une version locale du phénomène de l’auto-promotion : la zone de Koungueul
14Nous ne disposons pas d’un recensement exhaustif des organisations locales opérant dans l’arrondissement de Koungheul, à cause de l’évolution rapide de ces structures et par le fait qu’elles restent, dans la majorité, à un niveau villageois.
15La situation qui paraît prévaloir dans la zone est celle de centres catalyseurs (ONG, Sociétés de Développement Régional), autour desquels gravitent des groupements villageois. Il n’est pas rare que, dans un village, subsistent plusieurs regroupements - formés souvent par les mêmes personnes - dont l’élément de diversification est, en dernière instance, l’adhésion à l’une ou l’autre structure exogène. Presque chaque village de la zone connaît, ou a connu dans le passé, des expériences de ce genre. Il y a néanmoins des villages qui ont su, au fil des années, concentrer une bonne partie des aides externes (de l’administration et des différents organismes d’aide), grâce à l’apport d’intermédiaires locaux, hommes politiques ou notables ayant accès à un certain nombre de réseaux et jouant un rôle de filtre du système d’aide.
- 3 Au niveau de la zone de Koungheul on peut repérer, sans vouloir être exhaustifs, d’autres organisat (...)
- 4 COMI - Cooperazione per il mondo in via di sviluppo, Roma.
16Notre analyse se basera notamment sur un groupe de 9 associations villageoises3 soutenues par un projet d’une ONG italienne4
Le récit de fondation des associations locales : « ci jaamano Mbay Sy » (« à l’époque de Mbay Sy »)
17Vers 1982, se constitue dans la zone de Koungheul un groupe d’une trentaine d’associations villageoises, promues par Mbaye Sy, un paysan résident dans le village de Darou Wolof. Mbaye Sy joue un rôle d’intermédiaire entre le bureau de Caritas-Kaolack et les groupements paysans qu’il a suscités en les poussant à s’adonner à la culture maraîchère sous la promesse d’aides et de financements extérieurs.
18Ce rôle d’intermédiaire lui permet, d’une part, de convaincre le bailleur de fonds de la consistance du mouvement paysan de cette zone de Koungheul, en organisant des visites aux meilleurs jardins de la zone. D’autre part, il crée dans les nouvelles et fragiles organisations locales de fortes attentes à l’égard de l’ONG de Kaolack, supposée octroyer des aides matérielles aux activités maraîchères. La distribution de biens tangibles (matériel agricole et vivres pris à crédit par le leader chez Caritas et jamais remboursés) aux différents groupes permet à Mbaye Sy de gagner la confiance de la population et de proposer à chaque village de cotiser une somme de 500.000 Fcfa. Cette somme, versée à Caritas, donnerait droit à un forage ou à des moulins à mil. Les associations découvrent la supercherie trop tard, quand l’argent a été déjà versé au leader.
19Ayant été mis au courant des méfaits, Caritas efface la zone de Koungheul du cadre de ses activités. La plupart des associations - nées essentiellement comme structures pour canaliser des aides externes - se dissolvent, sans pour autant dénoncer le leader paysan, protégé d’un puissant marabout.
20Un groupe restreint d’associations (Fass Njebel, Kasassa, Kër Ngaye, Ndoune et Nioro Thialène) décide toutefois de continuer à travailler, et demande un appui à la mission catholique de Koungheul en 1984. Cette dernière entame une démarche auprès du COMI, une ONG italienne, censée assurer la relève dans l’appui de ces organisations. En 1986 les premiers coopérants du COMI arrivent sur place. En 1988 les associations des villages de Kër Ablaye, Jam Jam Koukoto, Kër Goury et Boustan Koukoto se joignent au programme d’appui.
21Il s’agit d’associations volontaires mixtes à base territoriale, dont les effectifs en 1988 varient entre 8 (Nioro Thialène) et 51 membres (Ndoune).
Critères de recrutement et composition sociale des associations
22Par rapport à l’ensemble des effectifs de ces associations, il est possible de repérer les constantes suivantes :
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la majorité des membres des associations sont des femmes (69,3 %) ;
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les jeunes sont presque absents : 53,3 % des hommes ont plus de 45 ans ; la population féminine des associations est plus jeune : 67 % des femmes ont entre 21 et 45 ans (voir fig. 1) ;
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ces classes d’âge correspondent aux niveaux les plus élevés de la hiérarchie familiale : 87,2 % des hommes sont mariés et 73,2 % d’entre eux sont des borom kër (chefs de segments de lignage) ; il en va de même pour les femmes, qui sont mariées dans 80,2 % des cas, le reste étant constitué par des femmes veuves ou divorcées (11,3 %) et des adolescentes (8,5 %).
23Ces associations ont été constituées, schématiquement et par ordre d’importance, en suivant les relations de parenté, les relations de voisinage et d’amitié et les relations du type maître-esclave (borom-jaam).
- 5 Pour une analyse récente des institution associatives traditionnelles en milieu wolof, cf. Blundo, (...)
24L’influence des réseaux de parenté dans le processus de constitution des associations joue surtout aux niveau du secteur masculin : il faut en effet rappeler que les hommes ne sont regroupés dans des associations traditionnelles (mbootaay) que jusqu’à 30 ans, âge auquel ils abandonnent toute forme associative stable5. S’associer, au niveau des organisations « modernes », entre parents, rentre donc dans le cadre d’une stratégie visant à minimiser le risque de conflits d’intérêt et d’autorité.
25Les femmes, dans ce milieu virilocal, connaissent en revanche une pratique associative extra-parentale qui se prolonge traditionnellement tout au long de leur existence ; c’est pourquoi, les membres ayant adhéré aux groupements en dehors des réseaux de parenté sont dans 86,7 % des cas de sexe féminin.
26L’accès à l’association, ouvert en principe à tout habitant du village, prévoit le paiement d’un quota qui varie d’un groupe à l’autre. Toutefois, une distinction en termes de prestige est faite entre les membres fondateurs et ceux qui ont rejoint ensuite l’association.
Organisation interne des associations
27Les « bureaux » des associations font référence, du point de vue formel, à la structure organisationnelle des coopératives étatiques. Leur fonctionnement renvoie toutefois à une dimension plus proche des rôles et des associations traditionnels. L’accès aux rôles dirigeants est en effet limité au groupe des hommes, qui contrôlent ainsi entièrement le fonctionnement et les choix des organisations. Le groupe féminin se choisit une représentante, porte-parole et organisatrice des activités des femmes. En outre, les charges du « bureau » sont fictives : dans la réalité, elles ne correspondent pas à des tâches spécifiques.
28Quel est le sens, donc, d’une organisation calquée sur des schémas occidentaux mais vidée de son contenu ?
29A un premier niveau d’explication, il faut tenir compte de l’idée répandue en milieu rural qui veut qu’une organisation bien structurée sur le plan formel puisse obtenir davantage d’aides et de soutiens. Par ailleurs, cela contribue aussi à augmenter le prestige des membres dans la communauté villageoise.
30A un deuxième niveau, nous pensons que cette répartition des rôles est également une opération de partage symbolique du pouvoir à l’intérieur du groupe masculin. En effet, par rapport aux différences sociales existantes à l’intérieur des villages, les associations sont caractérisées par une relative homogénéité de statut social, en ce qui concerne le secteur des hommes.
31Dans chaque association, la figure du leader est très importante et occupe une place centrale. Celui-ci est généralement choisi parmi les non-castés (géér) ou ceux qui jouissent d’une position de prestige au sein de la société locale. L’examen des profils sociologiques de 9 leaders des associations montre qu’ils appartiennent tous à l’ethnie dominante dans le village (wolof ou pël habobe). Leur âge varie entre 34 et 55 ans et ils sont tous polygames. Les deux leaders qui sont jaam (captifs) d’origine, jouent en revanche le rôle de conseillers ruraux dans les CR de Koungheul et de Saly Escale et sont responsables politiques du Parti Socialiste, ce qui contrebalance leur origine sociale inférieure.
32Dans le cas de certains leaders, il faut remarquer une forte tendance à cumuler les charges. Dans une certaine mesure cela est favorisé par la population villageoise, qui choisit volontiers comme leader une personne ayant accès à plusieurs réseaux à la fois (traditionnel, partisan, bureaucratique).
33Par conséquent, chaque association s’identifie à la figure de son leader, en lui déléguant tout pouvoir, ce qui entraîne un haut degré de déresponsabilisation de ses membres. Depuis 1983, seule l’association de Ndoune a changé de guide, à cause de problèmes de gestion. La rotation des charges ne se fait qu’au niveau des rôles secondaires (secrétaire, trésorier), sans règles précises en la matière.
34Il faut ajouter que, derrière une façade apparemment « démocratique », se cache un fonctionnement fondé sur des schèmes traditionnels : la communication (entre hommes et femmes et entre membres du bureau et simples adhérents) est limitée et la gestion des fonds communs parfois peu claire, ce qui a provoqué, dans les associations de Fass Njebel, Nioro, Thialène et Kër Ngaye, bon nombre de défections.
35Le contrôle à l’intérieur des associations se fonde sur un système qui prévoit des amendes ou des sanctions qui vont jusqu’à l’expulsion du membre dans des cas particulièrement graves. Toutefois, certains groupements ont des difficultés à appliquer le règlement, surtout quand il s’agit d’hommes jouant des rôles importants à l’intérieur de la structure associative. Cela s’explique par certains facteurs :
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d’une part, l’organisation mixte des associations. Un chef de famille, jouissant d’un certain prestige au sein de la société locale, prestige bâti sur sa naissance et alimenté par une conduite irréprochable sur le plan moral, aura du mal à avouer ses erreurs devant des femmes et refusera, quitte à abandonner le groupe, de payer l’amende prévue ;
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d’autre part, dans les cas de mauvaise gestion ou de vol des fonds communs, les membres se trouvent devant un « conflit de loyauté », selon les termes de Max Gluckman. Ils sont partagés entre le devoir de solidarité entre parents et le devoir de faire respecter les lois associatives.
36Le degré de participation de la population villageoise aux associations varie selon les villages : si à Nioro Thialène seul 19,1 % des unités résidentielles (Kër) fournit des membres aux associations, à Kasassa ce pourcentage passe à 88,2 %. Force est de constater, toutefois, que le secteur masculin, qui garde le pouvoir, se réduit essentiellement aux chefs de famille de l’ethnie majoritaire (wolof ou pël habobe), ayant un statut socio-économique supérieur à la moyenne et appartenant souvent au lignage fondateur du village et détenteur du pouvoir. Les jeunes et les couches plus défavorisées (ethnies minoritaires et immigrés) en sont exclus.
Activités des associations
37Du point de vue des activités, ces associations peuvent être qualifiées de multifonctionnelles. En effet, à côté des activités agricoles (maraîchage de saison sèche, reboisement, fructiculture, riziculture de bas-fond et champs communautaires d’hivernage), elles s’occupent de la lutte antiérosive, de l’aménagement de bas-fonds et de la construction de foyers améliorés (fours ban ak suuf). Leurs activités prévoient aussi la constitution de caisses d’épargne ainsi que de banques céréalières et semencières. La formation des membres (techniques agricoles, alphabétisation en langue wolof et français, comptabilité) est assurée par le programme d’appui du COMI.
38Sans entreprendre un examen méticuleux des activités des associations durant leurs neuf années de vie, nous pouvons cependant mettre en évidence la constante suivante : les membres, selon une logique que l’on retrouve au sein des mbootaay et des groupes d’entraide agricole, ont tendance à faire un usage exclusivement personnel des activités collectives, en diminuant l’intensité de leur engagement quand ils ne perçoivent pas aisément un intérêt à court terme pour eux-mêmes et pour leur groupe familial. La capacité des associations à mobiliser leurs membres dépend donc strictement de cette attitude, et il n’est pas surprenant que ces groupes aient obtenu les meilleures performances dans toutes les activités menées individuellement par leurs membres.
39En outre, à l’exception du groupe de Ndoune, les autres ont une capacité d’innovation réduite, du fait du haut degré de dépendance de l’organisme d’appui. En effet, les principales activités réalisées par les associations ont été promues et proposées par l’ONG.
40Cependant, sous l’influence des nombreux mouvements paysans sénégalais et, pour ce qui relève de la situation locale, des Ententes de Koungheul et Koumpentoum, les associations dont il est question ici ont décidé de constituer une Union, qui devrait les regrouper aux associations de l’ONG sénégalaise ADAK et à celles encadrées par Caritas-Kaolack. Cette organisation fédérative se propose de résoudre les problèmes dus au désengagement de l’Etat dans la région, notamment dans le secteur de l’approvisionnement en intrants agricoles. Elle veut aussi prendre en charge les activités de formation des membres des associations, activités qui sont pour le moment assurées par les organismes d’appui (Caritas-Kaolack et COMI). Des problèmes intervenus dans la gestion des toutes premières cotisations ont limité, jusqu’à présent, les activités de l’Union à la simple constitution du bureau.
41Nous pouvons maintenant passer à l’analyse du paysage institutionnel et de l’environnement politique dans lesquels évoluent ces associations.
Les communautés rurales : la participation détournée
Les communautés rurales : aperçu juridique
- 6 Nous ne donnons ici qu’un aperçu limité de la Communauté Rurale. Pour d’ultérieurs approfondissemen (...)
42Née comme « instrument d’une politique de développement économique et social » (NIANG, 1981 :103), dans le but de faire de l’administration une administration de développement, démocratique et efficace (NDIAYE, 1979 :80), la réforme administrative - dont la communauté rurale est le produit le plus original - semblait pouvoir résoudre et dépasser tous les problèmes que la centralisation avait créés à l’Etat sénégalais dans ses relations avec la base et les milieux paysans en particulier.6
- 7 Voir particulièrement les recherches de Le Roy (1980, 1984) dans les régions de Thiès et de Diourbe (...)
43Les atouts et les limites de cette expérience ont déjà été repérés dans de nombreuses études7 concernant différentes régions du Sénégal. Notre analyse n’illustre donc qu’une variante locale d’un modèle généralisable ailleurs au Sénégal.
44La nouvelle division administrative a comme unité de base la « communauté rurale », collectivité locale dotée de la personnalité morale et de l’autonomie financière, qui regroupe un certain nombre de villages (de 20 à 80) appartenant au même terroir, unis par des réseaux de solidarité découlant du voisinage, et ayant des intérêts communs (loi 72-25, art. 1). Chaque communauté rurale est administrée par un conseil rural, composé de 12 à 21 membres selon l’importance de la population. Les conseillers ruraux sont élus pour les deux tiers au suffrage universel ; un tiers de ces conseillers sont désignés par les coopératives arachidières. Le président du conseil rural, chargé d’exécuter les délibérations de ce dernier, est choisi parmi les élus.
45Les pouvoirs de décision des conseils ruraux portent sur les affaires économiques et financières, l’équipement, la prévention et la protection civile, l’assistance sociale et la gestion foncière (l’affectation et la désaffectation des terres de la communauté rurale, ainsi que le règlement des litiges fonciers).
46Le conseil a aussi des pouvoirs consultatifs lui permettant le droit d’émettre des vœux sur les projets de développement locaux ainsi que sur la réglementation des marchés locaux et sur celle de l’exploitation des produits locaux.
- 8 Darbon estime, compte tenu de ces attributions, que le sous-préfet est, avec le président, « le vér (...)
47Les décisions du conseil rural ne sont toutefois exécutoires qu’après l’approbation du sous-préfet. Ce dernier est chargé de la préparation et de l’élaboration du budget dont il est ordonnateur. Il tient aussi la comptabilité des dépenses et des recettes8.
48Un autre acteur administratif important est le CER (Centre d’Expansion Rurale), qui regroupe les services administratifs intervenant dans le développement économique et social au niveau de l’arrondissement. Constitué par une équipe de techniciens, il est censé assurer la supervision des projets locaux, en collaborant à leur conception et à leur réalisation ; il doit aussi exécuter les directives des services techniques.
- 9 La réforme administrative, appliquée progressivement dans les différentes régions, est entrée offic (...)
49Dans les communautés rurales de l’arrondissement de Koungheul la réforme a réellement démarré en 19759.
50Nous ne possédons de données fiables sur son application qu’à partir de 1980, année où l’on a commencé à établir les premiers registres des délibérations des conseils ruraux.
51Nous commençons par examiner le mode de gestion des ressources de la CR (foncier, politique d’investissement et actions de développement). Ce dernier suit les règles de ce que Cruise O’Brien a appelé un « spoils System » (1975:150), dont la version sénégalaise serait le clan, « a political faction, operating within the institutions of the state and the governing party: it exists above all to promote the interests of its members through political competition, and its first unifying principle is the prospect of the material rewards of political success » (1975:149).
La gestion foncière
- 10 Avec la réforme foncière de 1964 (loi n° 64-46 du 17 juin 1964), 95 % du sol sénégalais a été englo (...)
52C’est dans la gestion foncière10, le principal secteur d’intervention de la CR, qu’apparaissent davantage les limites d’une décentralisation sans véritable participation et le jeu du factionnalisme politique et du clientélisme.
- 11 Au dernières élections municipales et rurales en novembre 1990, seul le parti socialiste a présenté (...)
53Le Parti Socialiste dominant entièrement les élections des conseils ruraux11, la lutte politique se résout dans l’opposition entre ses différentes factions. Dans l’arrondissement de Koungheul, par exemple, les factions qui s’affrontent représentent les tendances appelées localement A et B. La distribution des terres est fortement influencée par celles-ci. On peut ainsi expliquer comment le Conseil Rural de Saly Escale a pu, dans sa délibération n° 13 du 7 mai 1984, attribuer à certains exploitants du village de Khosnane des terres de culture dont la superficie correspondait au double de ce qu’ils avaient réellement demandé. Un conseiller rural de la CR commente ainsi la chose :
« Si tu vois qu’à Khosnane ceux qui ont demandé 1 ha en reçoivent 2, c’est qu’ils veulent partager les terres entre leurs militants. Les terres ont été arrachées à ceux de Makhama, qui ne sont pas de leur tendance ; l’objectif c’est prendre toutes les terres pour les remettre à des gens qui ne peuvent pas les cultiver. (...) Quand on interroge le président, il répond : « je fais ce que je veux », de connivence avec le sous-préfet. Dans notre zone personne n’est au courant de quoi que ce soit, tu te réveilles un beau jour et on te dit que telle terre a été donnée ; comme à Koumbidia, où dans un premier temps le conseil rural avait bloqué les terres faisant l’objet d’un conflit, mais après le président les a données aux gens de sa tendance. Ce qui fait que le conseil rural de Saly Escale est très politisé » (entretien avec Amadou Dame Sall, 16 juin 1990).
54Le même conseiller ajoute aussi que la CR devient ainsi un moyen d’intimidation des paysans, qui sont souvent expropriés par la force de terrains cédés aux clients de la tendance majoritaire.
55Le problème des tendances politiques est évoqué clairement dans un procès-verbal du registre des délibérations de la CR de Koungheul (dél. n° 1 du 4 janvier 1989) : un conseiller appartenant à la tendance B, minoritaire depuis 1985, signale que les commissions établies pour étudier les problèmes fonciers ne sont pas constituées par les représentants des deux tendances. Il ajoute aussi que le conseil rural a attribué quatre marchés (souks) selon des critères politiques, en concluant qu’il faut une répartition égalitaire des souks entre les deux tendances.
56Entre 1980 et 1990, le conseil rural de Koungheul a décidé 42 affectations de terrains de culture (1270 ha, équivalant à 1,7 % de sa superficie cultivable) et 7 affectations en zone urbaine. Le conseil de Saly a procédé, pour la même période, à l’affectation de 50 terrains de culture (227 ha, équivalant à 0,5 % de sa superficie cultivable) et d’un terrain de construction.
57En premier lieu, les villages concernés par ces décisions ne représentent qu’une minorité par rapport au total des villages des deux CR : 15 sur 78 (19,2 %) à Koungheul et 6 sur 70 (8,6 %) à Saly.
58En second lieu, une bonne partie de ceux qui ont obtenu, durant la période prise en considération, des terres en affectation, appartiennent schématiquement à trois catégories sociales :
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1’« aristocratie » paysanne (chefs de village, marabouts, notables) ;
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la classe politique et/ou bureaucratique locale (présidents et membres du conseil rural, fonctionnaires retraités, responsables politiques du parti socialiste, présidents des coopératives arachidières).
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leur « clientèle » ;
59La répartition des fonds a été aussi très inégale, notamment dans la CR de Koungheul, où 55,1 % des terres octroyées l’ont été en faveur de deux exploitants seulement :
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un marabout résidant dans l’arrondissement de Malem-Hodar, et donc non domicilié dans la communauté rurale dans laquelle il demandait des terres (voir note n° l1), qui a reçu en affectation 400 ha de terrains de culture et habitation (dél. n° 14 du 28 mars 1983) ;
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un notable de Koungheul, membre influent de la tendance B du parti socialiste et président de l’Union Régionale des Coopératives Forestières, à qui ont été assignés 300 ha entre Sam Jebel et Kër Omar Boune (dél. n° 3 du 6 mai 1986).
60Comme le souligne Darbon en se référant à la situation de la Casamance,
61« Si l’impact des notables traditionnels est si fort, c’est en raison de la politisation des communautés, qui tend à renforcer leur influence. Pour asseoir leur réseau, leur clan, les politiciens, relayés parfois par l’administration, cherchent l’appui des notables qu’ils obtiennent en échange d’autres services dont notamment des distributions de terres » (1988 :172).
62La gestion foncière est ainsi contrôlée par certaines couches sociales, à travers les élections aux conseils ruraux. Les personnes influentes (patrons) sont élues au conseils ou font élire des porte-parole (clients) qui sauvegardent leurs intérêts. Ils arrivent ainsi, par le contrôle des conseils, à se créer et à protéger une large clientèle, qui bénéficie de leur alliance et les soutient au moment des élections.
Allocations des ressources et politique d’investissement des communautés rurales de Koungheul et Saly Escale
- 12 L’analyse de l’évolution des ressources met en évidence la modicité des sommes en jeu : les valeurs (...)
63Même si la loi 72-25 prévoit cinq types de ressources ordinaires et quatre types de ressources extraordinaires pour les CR, le budget dont les deux CR disposent est exclusivement constitué par les recettes ordinaires issues de la taxe rurale12 (CER, 1988a :29 et 1988b :25).
- 13 Cela, comme le note aussi Darbon en se reférant à la situation de la Casamance, limite fortement le (...)
64Quant aux dépenses elles se répartissent entre dépenses de fonctionnement et d’investissement. Ces dernières, constituées essentiellement par les remises allouées au chefs de village et la distribution de tickets de marché, représentent en moyenne 9,1 % des dépenses budgétaires dans les six CR pour la période 1982-8713.
- 14 Les données sur lesquelles nous bâtissons l’analyse des investissements proviennent en bonne partie (...)
- 15 En tenant compte du rôle central joué par le sous-préfet dans l’ordonnancement et dans l’exécution (...)
65En ce qui concerne les dépenses d’investissement, l’analyse de leur répartition14 montre une remarquable homogénéité dans le choix des réalisations et des infrastructures, même dans des communautés rurales présentant des problèmes et des exigences souvent différents15 (voir le tableau 2, qui montre les réalisations des six CR de l’arrondissement de Koungheul). En outre, à l’intérieur de cette uniformité, une priorité absolue est accordée à l’hydraulique villageoise et à la construction de bâtiments (maisons communautaires, foyers des jeunes et de la femme, parcs à vaccination, magasins céréaliers, salles de classe, fourrières rurales, cases de santé et maternités rurales).
66En ce qui concerne l’hydraulique, on peut noter, à titre d’exemple, que les investissements effectués entre 1982 et 1987 à Koungheul et à Saly Escale dans ce secteur (voir : fig. 2 et 3 p. 120) absorbent respectivement 52,5 % et 43,3 % des ressources des deux CR. Les CR montrent toutefois une faible capacité de gestion et de suivi dans leur domaine privilégié d’intervention : le niveau technique des réalisations est d’abord extrêmement déficitaire, étant confié à des puisatiers locaux qui ne sont pas assistés par les services techniques décentralisés ; en outre, il se produit assez souvent un gaspillage du matériel mis à disposition par la CR pour l’hydraulique, ce matériel étant distribué dans les villages sans aucune pièce justificative (CER, 1988a :30). Le manque de transparence dans la gestion du secteur d’investissement dominant des CR est aussi favorisé par le fait que les conseillers ruraux n’ont pas un droit de regard sur les procès-verbaux de réception signés par le président du conseil rural.
67Ce commentaire d’un conseiller rural de la CR de Saly Escale est à ce propos assez éclairant :
- 16 Le conseil rural, mais dans ce passage il parle surtout du président de la CR.
« Le nouveau conseil rural qui s’est installé en 1984 n’a fait, à ma connaissance, que sept puits : deux puits, à Kër Ganna et Médina Mba-dianène, ont été achevés par leurs propriétaires. Quant à ceux qui restent, il y a celui de Yamong qui n’est qu’un trou, ainsi que ceux de Kër Samba Ndiaye et de Ndiaye Bouré ; le puits de Médina Ndrame, depuis 1985 jusqu’à nos jours (1990), ne fait que 18,5 m de profondeur. Celui de Médina Njenguène n’atteint pas 4 m. S’ils16 vous donnent 1,5 t de ciment, ils récupèrent 500 kg. pour leur compte. Je n’ai jamais entendu dire : « le ciment est arrivé, venez, qu’on va discuter » (entretien avec Amadou Dame Sall, 16 juin 90).
68Cette préférence pour l’hydraulique villageoise mérite quelques réflexions : au-delà de son utilité intrinsèque (dans une région à climat soudano-sahélien, où le problème de l’eau se pose de façon aiguë), le puits est une réalisation simple, ne demandant ni investissement important en termes logistiques (techniques traditionnelles, puisatiers locaux), ni études préalables ou suivi, comme dans le cas d’un projet. Le puits « on le voit », et personne ne discute de son utilité, tandis qu’un projet peut échouer ; en outre, le puits est une réalisation dont bénéficie un vaste public : les éleveurs tout comme les agriculteurs, les hommes tout comme les femmes. C’est pourquoi il est mieux adapté à la politique de redistribution clientéliste des ressources des CR : le puits (ainsi que d’autres objets tangibles) prouve l’intérêt du gouvernement pour le village et confirme que les intermédiaires (notables ou responsables politiques locaux) ont une certaine influence dans le système clientélaire.
69Quant au domaine du « bâtiment », force est de constater que ces infrastructures, la plupart d’entre elles non équipées, sont sous-utilisées et souvent laissées à l’abandon. Il est permis de supposer qu’elles n’épousaient pas les véritables intérêts des populations. Selon le Secrétariat Exécutif des Actions des CER, ces infrastructures auraient surtout répondu au besoin de « matérialisation » de la réforme administrative. « En effet, leur implantation n’a pas été précédée d’une étude préalable définissant des critères d’implantation (sic) précis » (CER, 1988c :25).
70De plus, la plupart de ces réalisations sont concentrées, au niveau spatial, dans les villages sièges des Communautés Rurales.
- 17 Nous avons considéré, pour notre analyse, les infrastructures suivantes : moulin à mil, puits hydra (...)
71Cette situation de déséquilibre se reproduit fidèlement au niveau de chaque CR de l’arrondissement de Koungheul. L’examen de la répartition géographique des infrastructures17 dans la CR de Koungheul montre par exemple que seulement 22 villages sur 78 (28,2 %) ont pu bénéficier de certaines réalisations.
Les actions de développement
72La promotion et le soutien des projets locaux de développement rural sont relégués au deuxième plan (4,5 % et 10 % du budget des CR de Koungheul et de Saly Escale, période 1982-87) : la contribution principale des CR reste l’étude et la soumission des projets à des sources de financement extérieures. Ces projets (qui vont du fonçage de puits au petit maraîchage, en passant par l’élevage de petits ruminants), réalisés sous la couverture technique du CER en collaboration avec des groupements de paysans, sont souvent mal gérés. Nous avons eu l’occasion de suivre de très près une de ces opérations de développement, dont le bénéficiaire était le village de Fass Njebel (CR de Koungheul).
73Ce micro-projet, qui prévoyait le fonçage d’un puits pour la culture maraîchère (pour un montant de 2.954.191 Fcfa), a été à l’origine de conflits : le financement, mal géré, n’a pas permis de payer le solde au puisatier, qui a abandonné les travaux de fonçage après avoir à peine atteint l’eau ; en outre, le CER (qui se chargeait du suivi technique de l’opération) avait sous-estimé la pénurie de terres cultivables à l’intérieur du village et n’avait pas voulu procéder à l’affectation officielle d’une parcelle au groupement des maraîchers. Le paysan qui avait cédé la terre pour le projet a ainsi pu la réoccuper, une fois le puits terminé. Le projet a donc échoué avant de commencer. Le puits a été achevé grâce aux cotisations des villageois, qui n’ont pas, toutefois, procédé aux activités maraîchères.
74Cette absence d’intérêt de l’administration locale pour les micro-projets sollicités par les habitants des CR semblerait avoir été comblé par l’opération de « planification à la base », effectuée en 1987 par le biais d’enquêtes et de réunions villageoises dans les CR de l’arrondissement. Dans ce cadre, des projets ont été élaborés, dont la réalisation devrait se poursuivre dans les prochaines années. Selon l’administration, ces projets ont tous comme protagonistes des groupements villageois.
75Dans les plans de développement des CR, il est rapporté que le financement des projets (qui comprennent l’hydraulique villageoise, le maraîchage, l’embouche bovine, la construction de magasins semenciers, l’acquisition de moulins à mil, l’alignement des villages et la construction et l’équipement de foyers de la femme et de jeunes) sera d’abord l’affaire des CR et des populations bénéficiaires sous forme de participation, avant toute intervention extérieure ou étatique.
76Toutefois, l’analyse de la répartition des charges pour les projets co-financés par communauté rurale, groupements paysans et organismes extérieurs - secteur qui représente à peine 7,6 % (Koungheul) et 7,8 % (Saly Escale) du budget total, consacré dans sa quasi totalité à deux grands projets hydrauliques qui seront pris entièrement en charge par l’Etat - montre un déséquilibre considérable entre l’apport financier des différents partenaires :
77Les collectivités locales et les populations ont évidemment une autonomie financière limitée et une marge de manœuvre réduite par rapport à l’Etat et aux bailleurs de fonds étrangers. Encore une fois, seule une minorité de la population bénéficiera de ces réalisations (22 villages sur 78 à Koungheul et 14 villages sur 70 à Saly), et particulièrement celle qui a déjà profité d’interventions dans le passé. En effet, à Koungheul, 61,1 % de ces projets concernent des villages qui, dans 59,1 % des cas, sont déjà assez bien équipés en infrastructures.
78En outre, au-delà des discours de l’administration sur la « participation de la base » à la conception des projets, l’examen de ces derniers laisse transparaître une forte emprise de la vieille attitude techniciste et dirigiste propre aux services étatiques. En premier lieu, aucune innovation ne peut être remarquée par rapport aux réalisations précédentes. En second lieu, le même projet est appliqué, tel quel (même modalités de réalisation et surtout même budget), à un groupement de 20 membres comme à un groupement qui en compte 80.
79A notre avis, l’on peut fortement douter de la participation des populations à la conception de tels projets.
80En fait, dans le contexte de la politique du « clan », le projet ou la micro-réalisation n’est peut-être pas rentable économiquement, mais il l’est sûrement du point de vue politique. Promettre - ou même entamer -le creusage de dix puits, quand on dispose d’un budget à peine suffisant pour deux, est une opération tout à fait rationnelle si l’on se situe dans l’optique du factionnalisme.
Les relations entre les associations locales et la communauté rurale
La politique des Communautés Rurales à l’égard des associations locales
- 18 Cette affirmation n’est pas entièrement exacte, dans la mesure où nous avons pu relever une partici (...)
81Au-delà d’une option généralisée d’appui aux groupements au niveau des discours officiels l’assistance et l’intérêt des CR pour les initiatives d’auto-promotion sont véritablement limités. Nous avons déjà examiné l’exiguïté du budget communautaire et l’absence d’investissements des CR en faveur des groupements villageois. A cela il faut ajouter que les organes communautaires et administratifs ont du mal à recenser et contrôler les dizaines d’associations éparpillées dans les 321 villages de l’arrondissement. En fait, les plans de développement des CR révèlent une méconnaissance du phénomène associatif local. On y mentionne simplement la présence de deux types d’associations : certains sous-comités faisant partie de l’Entente des groupements associés de Koungheul (siège à Touba Ali Mbenda) et les « groupements de promotion féminine », encadrés par les CER et présents surtout dans les villages sièges de CR. Selon ces documents, « les conseillers semblent peu conscients de l’importance du rôle que jouent les groupements dans le développement économique et social de la CR » (CER, 1988b :22)18.
82De plus, le CER de Koungheul souffre d’un manque d’équipement chronique qui le condamne à une mobilité fort réduite. Les déplacements importants sont assurés par la seule ambulance du dispensaire de Koungheul, qui sert aussi lors des campagnes électorales et pour avertir les populations de meetings et réunions. Les techniciens du CER ont parfois l’occasion de mettre leur expertise au service des associations par l’intermédiaire des ONG qui encadrent ces dernières, mais cela de façon sporadique.
83Mais ce sont moins le manque de ressources et l’absence d’une politique globale d’appui aux initiatives associatives que les alliances entre notables et organes communautaires, qui peuvent affaiblir sérieusement les groupements. Dans le village de Kër Ngaye, par exemple, l’alliance entre les autorités traditionnelles et les leaders des organes de la CR a constitué un frein important aux activités de l’association locale, laquelle a fortement réduit son effectif et n’a connu un regain d’activité qu’à partir de 1990, quand le chef de village et son clan ont changé d’attitude et ont commencé à s’intéresser à ses activités :
84En 1987, l’association de Kër Ngaye obtient par l’ONG COMI le creusage d’un puits pour poursuivre et étendre les activités de maraîchage. L’association reçoit un terrain d’un de ses membres et commence à y planter des arbres fruitiers. Le chef de village et le conseiller rural du village, auxquels a échappé la gestion de l’association, poussent alors l’ancien détenteur du terrain à le reprendre. Celui-ci réoccupe le lopin et commence à y cultiver du mil. L’association décide alors, par le biais de l’ONG, de demander l’affectation officielle du terrain à la CR. Le chef de village appartient toutefois à la même tendance politique que le président de la CR de Koungheul, et il obtient que la demande ne soit pas prise en considération par le Conseil Rural. De plus, à l’occasion d’une réunion du conseil rural, le conseiller rural de Kër Ngaye (client du chef de village) attaque durement l’association de son village, en la décrivant comme un facteur déstabilisateur. Le conflit se résout partiellement après quelques mois, sur l’intervention directe du sous-préfet de Koungheul (invité dans le village par l’ONG), qui tranchera le litige de façon informelle, devant tout le village, en donnant à l’association la moitié de la superficie qu’elle avait demandé. Le terrain ne sera donné officiellement en affectation que lors de la réunion du Conseil Rural du 9 novembre 1989 (dél. n° 5), après plus de deux années d’attente.
Les associations locales face à la Communauté Rurale
85En restant à un niveau d’analyse très général, les paysans perçoivent les organes des collectivités publiques locales d’une façon très tranchée et très négative : cette attitude est aussi, on l’a vu, partagée par certains élus locaux, qui déplorent unanimement la politisation de la C. R. et se plaignent d’être rarement consultés. Leur pouvoir décisionnel est aussi entravé à cause de leur formation juridique insuffisante. Si l’on sait que même l’actuel président de la CR de Koungheul comprend difficilement le français, il est facile d’imaginer à quel point l’influence du sous-préfet et du chef du CER est ressentie sur des paysans wolophones. Cela en dit beaucoup sur le manque de légitimité dont souffre la communauté rurale. De même, les CER ne sont presque jamais consultés. Le plus souvent, les associations paysannes préfèrent garder un certain degré d’indépendance à l’égard de l’administration et s’adressent à l’appui technique et financier fourni par des ONG étrangères opérant dans la zone.
86Cette attitude caractérise aussi les stratégies foncières des associations, pour lesquelles la détention (non prévue par le droit coutumier) d’un droit d’usage sur une surface déterminée s’avère indispensable : elles s’adonnent en effet à des activités productives s’étalant sur toute l’année (maraîchage de saison sèche et céréales ou arachide durant la saison humide) et comportant souvent une mise en valeur durable du fond (plantation d’arbres fruitiers, clôture permanente, etc.).
87Toutefois la nature de leurs activités productives rend difficile l’accès de ces groupements au réseau des prêts de terre annuels renouvelables, pour diverses raisons.
88D’une part, pratiquant l’agriculture irriguée, ils ont besoin de terres sises non loin d’un point d’eau, terres qui appartiennent à la catégorie des tol kër (champs familiaux) et qui sont très rarement prêtées ; d’autre part, le prêt est accordé à condition que l’emprunteur s’abstienne de toute pratique agricole qui puisse être interprétée comme une valorisation durable du champ.
89Dans cette situation, l’affectation officielle d’un terrain de culture semble être la seule solution permettant aux associations de poursuivre, en toute sécurité, leurs activités productives.
90Pourtant, même si toutes les associations étudiées perçoivent clairement l’intérêt fondamental que constitue l’affectation d’une terre, seules quatre d’entre elles ont entamé des démarches auprès de la CR et ont obtenu leur parcelle (dél. n° 5 du 9 novembre 1989). Les associations ont décidé de s’adresser à la CR seulement après de longues discussions et des pressions importantes exercées à la fois par les coopérants de l’ONG COMI et par le leader de l’association de Fass Njebel, conseiller rural et personnage influent même auprès des autres groupements. La plupart des membres aurait préféré régler le problème de la terre au niveau des instances traditionnelles, sans que l’administration s’en mêle. Cela n’est pas surprenant, si l’on songe à la composition sociale des associations, aux classes d’âge qui y participent et aux profils sociologiques de leurs leaders.
- 19 Depuis 1988, l’Entente de Koungheul fait partie d’une Inter-Entente, regroupant au total neuf Enten (...)
91Au total, depuis l’avènement des CR jusqu’à nos jours, seulement 10 groupements villageois ont pu disposer de terrains de culture à Koungheul (pour un total de 32 ha) et 2 groupements ont bénéficié de l’octroi de 10 ha chacun à Saly Escale. Ces chiffres, qui correspondent respectivement à 2,5 % et à 8,8 % des superficies totales octroyées par les deux CR, illustrent d’une part le rôle secondaire que l’administration attribue aux associations et d’autre part le faible recours de ces dernières aux organes communautaires. A souligner que les 9 autres associations locales ayant reçu des terres appartiennent à l’Entente de Koungheul (voir note n° 4). L’on peut supposer que dans un cas comme dans l’autre, le gage de réussite de la démarche administrative a dépendu de facteurs externes aux associations : l’appui d’une ONG étrangère et la force d’un mouvement fédératif d’envergure nationale19.
92Toutefois, le sentiment généralisé d’intolérance que nous venons de décrire ne semble pas se canaliser ou se matérialiser en une démarche associative qui puisse contrecarrer les effets de la gestion clientéliste des collectivités locales.
- 20 Attitude analogue est relevée dans une étude sur les mouvements paysans dans le département de Goss (...)
93Même si, parmi les neuf associations étudiées, on va d’une attitude de rejet manifeste et total (Kasassa, Kër Ngaye) à des contacts assez fréquents (Fass Njebel, Nioro-Thialène, Kër Ablaye, Boustan Koukoto), en passant par l’ignorance pure et simple de l’existence de l’administration locale (Jam Jam Koukoto, Kër Goury), à la base de toutes ces associations il y a un dénominateur commun ; d’une part, une vision de leur propre fonction limitée à la réalité villageoise.et d’autre part, une conception du pouvoir étatique comme une entité incontournable que l’on ne peut affronter qu’en utilisant ses stratégies. Les associations essaient de s’adapter au statu quo, au lieu de vouloir le modifier20.
94En discutant avec les paysans, l’on sent en fait que leurs critiques à l’égard de l’Etat ne mettent pas en question le parti au pouvoir ni le système politique dans sa globalité, mais s’attachent plutôt à certains individus, considérés comme corrompus et responsables des problèmes que vit le Sénégal. D’autres ont toutefois des suggestions plus élaborées, comme celle formulée par un conseiller rural qui préconise un renforcement de la tutelle étatique sur les organes des collectivités locales :
« Nous n’aimons point la loi sur le domaine national. Si l’on veut que la loi soit bonne, il faut alors la confier aux autorités religieuses et aux anciens qui sont dans le pays. Ainsi les villageois pourront s’organiser en se prêtant mutuellement les terres sans trop pousser sur la propriété. Il serait aussi bon de diminuer le pouvoir des conseillers ruraux pour le donner aux autorités supérieures, car les conseillers se font toujours la guerre et ne forment pas un groupe homogène » (entretien avec Amadou Dame Sall, 16 juin 1990).
95Les membres des associations résolvent donc leurs problèmes et expriment leurs revendications de façon individuelle, en s’appuyant sur les notabilités locales liées aux organes des collectivités locales ou en s’adressant à certains conseillers ruraux. Une association appuyée ou créée par un conseiller rural a des chances d’obtenir des subventions et des aides généralisées, selon une logique de redistribution des ressources à travers les réseaux clientélaires. Tout village désire avoir un ressortissant élu au conseil rural, mais il le craint également, parce que ce dernier pourrait abuser de son pouvoir et l’utiliser à des fins personnels. Les élus locaux ont en effet un rôle ambigu. Ils sont des paysans comme les autres, mais en même temps participent à l’administration locale : « On travaille pour le gouvernement, mais on n’est pas le gouvernement » dit Babacar Ba, conseiller rural de Fass Njebel.
- 21 Voir à ce sujet Esman & Uphoff, 1984 :36.
- 22 Pour reprendre l’expression de J.-F. Bayart (1989).
96Il est probable que l’importance des relations patron-client dans la zone étudiée puisse inhiber la formation d’organisations paysannes véritablement autonomes, les paysans préférant à ces dernières la sûreté de la relation de clientèle21. Le choix de leaders parfaitement intégrés dans la société locale et ayant accès à plusieurs réseaux (traditionnel, administratif, partisan) peut s’inscrire dans ces mêmes stratégies permettant d’entrer en communication avec une administration politisée évoluant dans une structure de patronage basée sur des relations personnalisées (Darbon, 1988 : 136). Mais un élément d’explication à notre avis fondamental est que la logique de fonctionnement des CR (factionnalisme, clientélisme, « politique du ventre »22 anime aussi dans une certaine mesure les associations que nous avons étudiées. A ce propos, l’exemple du village de Fass Njebel est éclairant. Ici un conflit lignager s’est élargi au contrôle politique du village, parvenant ainsi à manipuler le phénomène associatif, qui est devenu un moyen pour marquer la division préexistante :
97Vers le début de novembre 1986, l’ONG encadrant les activités de l’association de maraîchers de Fass Njebel reçoit une demande d’assistance d’une autre association née au village et ayant comme but les mêmes activités que la première, matérialisées en un autre jardin sis à environ vingt mètres de distance. La première association a comme leader B. Ba, l’autre est guidée par B. Toure. L’atmosphère est tendue durant toute la campagne agricole. Les deux associations n’établissent aucune forme de contact, chacune essayant de manipuler l’ONG pour « arracher » le projet à l’autre.
98Les jardins représentent en fait la division existant au niveau du village. Deux factions s’opposent à l’intérieur du village, unies autour de Ba et de Toure.
99Les deux leaders sont apparentés (cousins parallèles matrilinéaires) et habitent le même quartier. Leur hostilité naît de questions lignagères : Toure avait épousé la sœur de Ba, mais le mariage n’avait pas duré longtemps et la femme, sous conseil du frère, avait bientôt regagné la maison paternelle. Toure se lance alors dans la politique locale, devenant responsable politique villageois de la tendance B du PS. Ba devient responsable politique de la tendance A. En 1983, le conflit s’élargit au niveau villageois : le père de Toure, qui occupait le rôle de chef de village, meurt. Toure réclame le droit de lui succéder, mais dans la même année revient de Dakar le fils du fondateur du village, qui est soutenu par Ba et les siens et parvient à devenir chef.
100En 1985, quand les semences d’arachide commencent à manquer, la faction de Ba, dont le leader est président de la section arachidière, monopolise la distribution et écarte l’autre faction. D’autres conflits éclatent quand, durant la soudure de 1985, la mission catholique de Koungheul distribue des vivres, qui sont monopolisés par ceux de la tendance A.
- 23 Voir l’intéressante étude de Langley, qui a observé le même phénomène au Cameroun (Langley, 1984 : (...)
101Dans l’optique du « factionnalisme », chaque intervention externe dans le village (Etat/coopératives arachidières, mission/distribution de vivres, ONG/projet de développement) devient objet de dispute. Chaque micro--réalisation est chargée de valences symboliques nouvelles, en devenant le signe de la suprématie d’une faction sur l’autre23.
102C’est ainsi que les associations paysannes étudiées ici déploient une double stratégie :
-
-
une démarche associative, « communautaire », à l’égard des organisations non gouvernementales, accompagnée souvent d’une projection vers l’extérieur d’une image d’elles-mêmes comme des lieux de cohésion et d’unité ;
-
le reniement de cette représentation idyllique et le morcellement de la démarche communautaire et associative en multiples stratégies individuelles, dans leurs contacts avec l’administration locale.
-
- 24 Voir l’intéressante étude de Ndione, 1987 :158-59.
103Même si, dans d’autres contextes sénégalais, l’on a pu repérer cette interrelation entre organisations locales et administration, s’opérant à travers des canaux informels24, elle ne paraît concerner que les groupes dont l’influence se limite au niveau local.
- 25 L’AJAC, l’Amicale des Agriculteurs du Walo, l’ARAF et l’Entente des groupements associés de l’arron (...)
104En revanche, pour les organisations qui ont déjà une certaine assise, il en va tout autrement : selon Snrech, qui a étudié quatre grandes fédérations d’associations25, « alors que pendant longtemps nombre d’organisations ont travaillé de façon indépendante, en marge des services administratifs, la volonté est maintenant clairement affichée d’une collaboration la plus importante possible » (1987 :36). D’autres exemples tirés de grandes associations, depuis longtemps reconnues par l’Etat et subventionnées par de puissants organismes internationaux, montrent qu’elles ont atteint un statut qui leur permet de s’afficher comme des partenaires pouvant s’adresser aux services publics pour une collaboration ciblée et souvent limitée à une expertise technique (ENEA, s.d.).
Conclusion
105Rejeter l’image moniste d’une domination étatique s’exerçant sur des masses paysannes jugées passives, comme le suggère Bayart (1981 :53), nous semble profitable : elle nous a permis de sortir du cadre de la confrontation entre structures (administration locale versus initiatives d’auto-promotion) pour nous concentrer sur les stratégies des acteurs. Au-delà de la Communauté Rurale et des associations villageoises, apparaissent des acteurs sociaux aux stratégies multiples (conseillers ruraux, chefs de village, leaders et membres d’associations, notables et politiciens locaux), dont certaines seulement semblent conflictuelles. Comme le dit Bayart, « La frontière est indistincte entre la culture du peuple et celle des élites. L’une ne peut être pensée sans l’autre, soit que la culture de l’élite procède d’une appropriation de certains éléments de la culture populaire dans une perspective hégémonique ou à des fins de manipulation politique, soit que la culture du peuple consiste partiellement en une assimilation de certaines pièces de la culture des élites » (1981 :57).
106Il s’avère ainsi possible qu’un conseiller rural, qui le matin a voté un budget ne répondant point aux intérêts des villageois, consacre son après-midi à l’arrosage du jardin de son association, tout comme un paysan peut dénoncer la corruption de l’administration, quitte à s’adresser à son « patron », dès qu’il en a besoin. En ce sens, il nous paraît possible d’interpréter la logique qui anime les collectivités locales et les associations et conditionne leurs relations mutuelles.
107De toute évidence, la décentralisation au Sénégal, au lieu de favoriser la participation démocratique et responsable des populations, « fonctionne au profit de l’Etat et en fonction d’une inscription de son intervention dans la brousse la plus reculée ». (Le Roy, 1984 :70).
- 26 Pour reprendre une hypothèse de Darbon, (1988 :139-41).
108Les discours officiels sur l’appui généralisé et inconditionnel aux groupements paysans se développent parallèlement et en contradiction avec la tendance à la création de pôles d’absorption des réalisations et des services de la Communauté Rurale. L’existence, dans la zone étudiée, de villages privilégiés, se comprend mieux dans l’optique de la redistribution des ressources des Communautés Rurales à travers les réseaux clientelaires que dans celle de l’appui aux initiatives d’auto-promotion paysannes. Derrière la façade de l’option « associationniste » se cache la nouvelle stratégie d’une administration en quête d’organes-relais pouvant être utilisés comme vecteurs de diffusion de ses décisions26.
109Les associations que nous avons étudiées fonctionnent en partie selon les schèmes de l’action factionnelle propres à l’administration. Il est possible, à notre avis, d’interpréter ces associations comme étant l’outil d’une des multiples stratégies déployées par la paysannerie face à l’interventionnisme étatique ou celui des organismes de coopération au développement. Elles fonctionnent suivant une logique de captation de ressources externes, qui produit la double stratégie évoquée ci-dessus : appropriation de la vision du développement communautaire véhiculée par les institutions d’aide et recours aux réseaux clientélistes dans les rapports avec l’administration.
110Au vu de notre analyse, les associations étudiées ne semblent pas, pour le moment, en mesure de se proposer comme des acteurs capables d’influencer les stratégies de l’administration dans le sens d’une collaboration profitable au développement rural local. Il s’agit en effet de structures relativement récentes et non encore parfaitement intégrées dans le tissu social local, quand elles ne deviennent pas l’expression d’un conflit entre factions différentes. Dans leur grande majorité, elles ne dépassent pas une dimension villageoise et incarnent les intérêts des « aînés sociaux », qui contrôlent le processus décisionnel à l’intérieur des structures associatives. Les « cadets sociaux » - les jeunes, les femmes et les immigrés appartenant à des ethnies minoritaires - restent pour le moment à l’écart de la gestion des associations.
111Leurs leaders sont des personnages parfois influents localement, mais en aucun cas il ne s’agit de figures d’« intellectuels » néo-ruraux, comme c’est le cas des leaders charismatiques qui ont donné naissance aux importants mouvements paysans sénégalais. De plus, nous avons montré que l’objectif de la « déconcentration » du pouvoir serait profitable voire nécessaire même pour ces groupements villageois.
112L’évolution récente des associations étudiées (leurs tentatives de constituer une Union inter-associative) pourrait peut-être améliorer leur capacité et volonté de négociation avec l’interlocuteur public. Mais il nous semble, au vu de l’analyse qui vient d’être faite, qu’ils continueront, dans la mesure du possible, à s’adresser aux acteurs institutionnels non-étatiques.
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REBOUL, C., 1987 « Les associations de village de la vallée du fleuve Sénégal », Revue Tiers monde, t. XXVIII, n° l10, Avril - Juin, pp. 435-440.
SARR, D. et al., 1981 Développement d’une activité maraîchère villageoise dans le Sine-Saloum, Kaolack, ISRA. (Institut Sénégalais de Recherches Agricoles)
SNRECH, S., 1987 Analyse des dynamiques d’organisation du monde rural dans le Sahel. Le cas du Sénégal, rapport de mission, dact., s.l., Club du Sahel.
THIEBA, D., 1989 « Cultura e movimenti contadini : il caso dei Serer in Senegal », Volontari e Terzo Mondo, n° 2/3, nov., pp. 23-38.
Notes
1 En wolof, fin d’après-midi, mais aussi la prière musulmane faite à ce moment-là.
2 II s’agit des objectifs énoncés par le ministre Jean Colin dans sa circulaire n° 77 du 25 juillet 1972, cité in Le Roy, 1984 :70.
3 Au niveau de la zone de Koungheul on peut repérer, sans vouloir être exhaustifs, d’autres organisations locales :
- l’Entente des groupements associés de Koungheul, créée en 1983 sous l’influence du « Comité d’action pour le développement des villages de la zone de Bamba Thialène » (arrondissement de Koumpentoum, région du Sénégal Oriental) (Snrech, 1987 :19-21, ENEA, s.d. : 17-22, Lachenmann, 1990) ;
- l’association des femmes de Koumbidia (CR de Saly Escale) (voir SARR et al., 1981) ;
- plusieurs associations villageoises encadrées par l’ONG sénégalaise ADAK ;
- un groupe d’associations villageoises de la CR de Maka Yop reliées à Caritas-Kaolack.
- des groupements de promotion féminine pour l’ensemble de l’arrondissement, encadrés par le CER ;
- divers groupements de producteurs, promus par la SODEVA et la SODEFITEX, mais presque inactifs, vu la stagnation des activités des deux sociétés de développement.
4 COMI - Cooperazione per il mondo in via di sviluppo, Roma.
5 Pour une analyse récente des institution associatives traditionnelles en milieu wolof, cf. Blundo, 1990.
6 Nous ne donnons ici qu’un aperçu limité de la Communauté Rurale. Pour d’ultérieurs approfondissements, nous renvoyons à la lecture de Cavérivière et Debène, 1988 :186-196 ; Darbon, 1988 :92-105 ; Diouf, 1979 ; Ndiaye, 1979 ; Niang, 1981.
7 Voir particulièrement les recherches de Le Roy (1980, 1984) dans les régions de Thiès et de Diourbel, de Hesseling (1986) et de Darbon (1988) en Casamance et de Mathieu, Niasse et Vincke dans la vallée du fleuve Sénégal (1986).
8 Darbon estime, compte tenu de ces attributions, que le sous-préfet est, avec le président, « le véritable exécutif de la communauté rurale » (1988 :93). Cavérivière et Debène ont pu ainsi souligner l’autonomie administrative assez limitée du conseil rural et l’augmentation du contrôle de l’Etat sur les collectivités locales (1988 :192-193). Il faut toutefois rappeler que, depuis la fin 1990 (2ème phase de la réforme administrative), une nouvelle loi (loi n° 90-37 du 8.10.1990) a attribué davantage d’autonomie aux conseils ruraux, en transférant au président du Conseil rural les attributions du sous-préfet en matière budgétaire.
9 La réforme administrative, appliquée progressivement dans les différentes régions, est entrée officiellement en vigueur au Sine-Saloum (correspondant maintenant aux deux régions de Kaolack et de Fatick) le 1er juillet 1974.
10 Avec la réforme foncière de 1964 (loi n° 64-46 du 17 juin 1964), 95 % du sol sénégalais a été englobé au domaine national ; ce domaine comprend les zones urbaines, les zones classées, les zones des terroirs et les zones pionnières. Les zones des terroirs, qui constituent la presque totalité des terres de la communauté rurale de Koungheul, correspondent « aux terres qui sont régulièrement exploitées pour l’habitat rural, l’agriculture » ou l’élevage (art. 7). La nationalisation de la plupart du territoire national a comme première conséquence d’effacer, au moins formellement, tous les droits traditionnels sur la terre, sans pour autant procéder à une redistribution des fonds. Les paysans n’ont qu’un droit d’usage sur la terre, accordé à titre personnel et gracieux pour la durée effective de l’exploitation. Ce droit peut être révoqué en cas d’une mise en valeur insuffisante de la parcelle. Toutes les terres libres peuvent être données en affectation à un individu ou une association résidant dans la communauté rurale.
11 Au dernières élections municipales et rurales en novembre 1990, seul le parti socialiste a présenté des listes, les seize partis de l’opposition ayant boycotté les élections (voir Marchés Tropicaux et Méditerranéens, 46, n° 2351, 30 novembre 1990, p. 3436).
12 L’analyse de l’évolution des ressources met en évidence la modicité des sommes en jeu : les valeurs moyennes, considérées pour la période 1982-87, s’élèvent à 20.545.380 Fcfa pour la CR de Koungheul et à 10.732.640 Fcfa pour la CR de Saly Escale. En outre, toutes les CR de l’arrondissement ont, à partir de 1986, enregistré une baisse parfois très importante de leurs recettes. Cette tendance est une conséquence de la mise en œuvre de la Nouvelle Politique Agricole (NPA), qui a, entre autres, supprimé la distribution des semences d’arachide, qui se faisait sur la base des imposables recensés dans les carrés familiaux.
A la suite de cela, les paysans sont beaucoup plus réticents à déclarer l’ensemble des actifs de la famille, le recensement administratif ne leur apparaissant plus que dans son aspect négatif de ponction (CER, 1988a : 12). Il découle de cette situation une diminution des possibilités d’investissement des collectivités publiques locales, tendance qui semble, d’après l’avis de plusieurs conseillers ruraux, être amenée à s’accroître dans les années suivantes.
13 Cela, comme le note aussi Darbon en se reférant à la situation de la Casamance, limite fortement les possibilités d’embaucher du personnel qualifié (dactylo, interprète) qui permettrait à la CR « de participer effectivement par ses organes à la gestion sociale, et de contrôler l’action du sous-préfet » (1988 : 101).
14 Les données sur lesquelles nous bâtissons l’analyse des investissements proviennent en bonne partie des Plans de développement des six CR, documents réalisés par le Secrétariat Exécutif des Actions des Centres d’Expansion Rurale en 1988 (comprenant une monographie, un bilan-diagnostic et les projets locaux de développement de chaque CR) et qui sont indiqués dans le texte sous « CER, 1988 ».
15 En tenant compte du rôle central joué par le sous-préfet dans l’ordonnancement et dans l’exécution du budget, l’on peut se demander si cette uniformité de décisions n’a pas été orientée par l’autorité de tutelle.
16 Le conseil rural, mais dans ce passage il parle surtout du président de la CR.
17 Nous avons considéré, pour notre analyse, les infrastructures suivantes : moulin à mil, puits hydraulique, foyer des jeunes et des femmes, maison communautaire, case de santé, magasin, secco métallique, forage.
18 Cette affirmation n’est pas entièrement exacte, dans la mesure où nous avons pu relever une participation active de certains conseillers ruraux aux associations de leur village, quand ils n’en ont pas été les promoteurs.
19 Depuis 1988, l’Entente de Koungheul fait partie d’une Inter-Entente, regroupant au total neuf Ententes de différentes régions du Sénégal (Lachemann, 1990 :22).
20 Attitude analogue est relevée dans une étude sur les mouvements paysans dans le département de Gossas, région de Fatick (Thieba, 1989 :23-38).
21 Voir à ce sujet Esman & Uphoff, 1984 :36.
22 Pour reprendre l’expression de J.-F. Bayart (1989).
23 Voir l’intéressante étude de Langley, qui a observé le même phénomène au Cameroun (Langley, 1984 : 195).
24 Voir l’intéressante étude de Ndione, 1987 :158-59.
25 L’AJAC, l’Amicale des Agriculteurs du Walo, l’ARAF et l’Entente des groupements associés de l’arrondissement de Koumpentoum.
26 Pour reprendre une hypothèse de Darbon, (1988 :139-41).
Table des illustrations
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Titre | FIG. 1 Total effectifs associations. Données 1988 |
URL | http://books.openedition.org/iheid/docannexe/image/3201/img-1.jpg |
Fichier | image/jpeg, 192k |
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Titre | Tableau n° 1 : Profils sociologiques des leaders des associations villageoises |
URL | http://books.openedition.org/iheid/docannexe/image/3201/img-2.jpg |
Fichier | image/jpeg, 172k |
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Titre | Tableau n° 2 : Réalisations des CR de l’arrds. de Koungheul (1974-1987) |
URL | http://books.openedition.org/iheid/docannexe/image/3201/img-3.jpg |
Fichier | image/jpeg, 340k |
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Titre | INVESTISSEMENTS DE LA CR. DE KOUNGHEUL. FIG. 2 Période 1982-1987 Infr. ind. comm. art (7.5 %) |
URL | http://books.openedition.org/iheid/docannexe/image/3201/img-4.jpg |
Fichier | image/jpeg, 72k |
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Titre | INVESTISSEMENTS DE LA C.R. DE SALY ESC. FIG. З Période 1982-1987 |
URL | http://books.openedition.org/iheid/docannexe/image/3201/img-5.jpg |
Fichier | image/jpeg, 76k |
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Titre | Tableau n° - 3 : Repartition des charges pour les projets co-financés |
URL | http://books.openedition.org/iheid/docannexe/image/3201/img-6.jpg |
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