Jeux et enjeux de l’auto-promotion
|Croissance et pauvreté en Asie : les voies de l’auto-promotion
Texte intégral
Introduction
1La pauvreté de masse demeure une des caractéristiques des pays d’Asie. Malgré la bonne santé économique relative que connaissent ces pays, avec une croissance de l’ordre de 5 à 6 % par an, cette région abrite la plus forte concentration de populations pauvres du monde. Environ 70 % des pauvres survivent en Asie, dont 40 % dans la seule Asie du sud. Le pourcentage de cette population a légèrement tendance à diminuer suivant les pays et les années, mais le nombre absolu de pauvres ne cesse d’augmenter. La croissance économique n’est plus perçue comme un facteur suffisant pour entraîner une réduction significative de la pauvreté. La pauvreté de masse ne relève pas uniquement d’un critère de revenu mais également de profondes inégalités économiques et sociales, dont l’accès aux facteurs de production et notamment la terre, constitue un élément essentiel. Les problèmes d’accès à l’éducation, à la santé, à l’eau potable sont autant de conséquences de ces inégalités. La pauvreté est essentiellement un phénomène rural qui concerne une paysannerie de plus en plus marginalisée, devant fréquemment compléter ses activités de subsistance agricole par un salariat occasionnel. Les travailleurs sans terre louent leur force de travail au gré des activités salariées qui se présentent. Un exode rural intense déplace cette pauvreté des zones rurales aux périphéries des villes, sans modification réelle des conditions de vie.
2La lutte contre la pauvreté est un thème inévitable pour tout discours sur le développement en Asie. Mahatma Gandhi fut le premier, avant même l’indépendance de son pays, à formuler une pensée et une action en ce sens. Cependant, les contraintes socio-politiques ont juste permis de maintenir le discours sans autoriser les réformes structurelles nécessaires pour extirper les racines de la pauvreté. Tandis que les élites issues des meilleures universités élaborent des analyses sophistiquées sur le niveau de pauvreté et les stratégies susceptibles d’y mettre fin, le système politique, dominé par quelques grands partis le plus souvent d’inspiration populiste, verrouille effectivement toute réforme jugée aventureuse. Une alternative s’est présentée avec les formations politiques dites non partisanes qui, se greffant sur une tradition d’action sociale très présente en Asie, œuvrent pour mettre en pratique les idées généreuses que l’Etat ne pouvait adopter. La vague de création d’organisations non gouvernementales (ONG) ou groupes d’action volontaire, relève de cette recherche d’une alternative. Les ONG qui travaillent pour le développement sont très nombreuses et très variées. D’inspiration sociale ou religieuse au départ, elles sont devenues des organisations très professionnelles gérant des programmes de développement financés par l’aide extérieure. Grandes et petites, ces ONG sont majoritairement orientées vers la fourniture de services et d’équipements. Bien que le principe de la participation et des groupements d’entraide soit largement répandu, les organisations qui placent l’auto-promotion au cœur de leur stratégie restent relativement peu nombreuses. Leur audience est cependant importante et cette stratégie vivement discutée.
3Nous examinerons ici rapidement le contexte de la lutte contre la pauvreté en Asie, puis nous présenterons deux expériences de mise en pratique d’une stratégie d’appui à l’auto-promotion, au Sri Lanka et aux Philippines, afin d’analyser les questions et les dilemmes que posent les voies de l’auto-promotion dans le contexte de l’Asie.
Le contexte de la lutte contre la pauvreté en Asie
Modernisation économique et lutte contre la pauvreté de masse : deux champs d’action distincts
- 1 Voir en particulier, Muqtada, M. (ed.) 1989, The elusive target, an evaluation of target group appr (...)
4Les choix de politique économique traduisent plus fidèlement les orientations de l’action publique que les discours politiques. La trame de tous les choix économiques de l’Asie en développement est celle de la nécessaire modernisation de l’appareil de production, et notamment de l’agriculture, qui s’accommode mal de la non moins nécessaire lutte contre la pauvreté de masse. L’action publique a ainsi choisi de traiter ces deux questions séparément. D’une part, l’augmentation de la production agricole puissamment aidée par la révolution verte et les soutiens accordés aux producteurs par le biais du crédit, des intrants, de l’aide à l’équipement et des infrastructures. D’autre part, la mise en œuvre d’importants programmes spéciaux en faveur des populations marginales, petite paysannerie, travailleurs agricoles, sans-terre. Ces populations sont moins perçues comme des producteurs que comme des groupes nécessitant une assistance par le moyen d’une aide publique. Cette lutte contre la pauvreté prend la forme de programmes spéciaux soit pour la construction d’infrastructures, mobilisant sur de grands chantiers, le plus souvent en basse saison agricole, une force de travail nombreuse s’échangeant contre des vivres, soit pour le soutien à des activités individuelles de complément de revenu, généralement de nature non-agricole, par l’octroi de moyens en formation et en crédit1 . Les ONG, qui interviennent massivement dans le domaine de l’éducation et de la santé, sont également très présentes dans ces programmes de soutien au revenu. Les grandes ONG, comme Bina Swadaya en Indonésie et le Bangladesh Rural Advancement Committe (BRAC) au Bangladesh, coexistent avec de nombreuses organisations petites et moyennes. Le BRAC, avec ses 3 000 salariés, est caractéristique d’une professionnalisation de l’aide non-gouvernementale gérant des programmes d’importance nationale dans les domaines du développement rural, du crédit, de l’éducation de base, de la santé, des petites industries. Ces activités sont très dépendantes de l’aide extérieure et leur continuité, en l’absence d’une dynamique économique permettant une réelle augmentation des revenus, pose souvent des problèmes délicats.
5Une division du travail implicite, parfois ouvertement prônée par certains organismes financiers internationaux, s’établit entre le secteur productif, représenté par les paysans moyens et grands, qui bénéficie de toutes les aides de l’Etat en matière de prix, d’intrants et d’équipements, et un secteur plus social constitué par toutes les populations marginales, bénéficiaires des programmes spéciaux de lutte contre la pauvreté. Aux ONG l’action sociale et à l’administration le secteur productif. Cette répartition, plus explicite au Bangladesh qu’ailleurs, repose sur un certain partage des compétences qui n’est pas sans interprétation politique.
Les conceptions du développement sous-jacentes à la lutte contre la pauvreté de masse
- 2 Rahman, Md. A., « People’s self-development » in: Journal of Asiatic Society of Bangladesh, n° 2, D (...)
6Le débat n’est autre que celui du marché et de l’action publique. Pour une première position, la pauvreté ne peut être autre chose que le résultat d’une croissance insuffisante dont l’accélération est l’objectif premier et souvent unique. Une deuxième position voit dans la réforme du mode de croissance, et donc d’une certaine réduction des inégalités, un objectif aussi important que le soutien à la croissance. Une troisième conception semble se dessiner aujourd’hui qui conçoit la résorption de la pauvreté moins en termes d’augmentation du revenu monétaire et de satisfaction des besoins matériels, jugées irréalistes du moins dans le moyen terme, mais davantage en fonction d’une mobilisation des ressources humaines et d’une pleine expression des facultés humaines de chaque individu2. Cette conception a le double mérite de ne pas réduire la question de la pauvreté à un écart de consommation d’une part, et de proposer une stratégie intensive en investissement humain en vue d’une transformation sociale d’autre part.
7Les ONG, qui ont investi de plus en plus le secteur de l’action sociale, se répartissent entre ces deux dernières positions. Des distinctions peuvent être établies sur la base des interprétations données au concept de participation et de développement à la base qui a été largement adopté dans ce milieu.
8Ainsi, une majorité d’organisations qui vivent du travail effectué sur le terrain ne perçoit le problème de la pauvreté que comme une série de déficiences matérielles, l’eau, la santé, l’école, les routes, auxquelles il est possible de suppléer par la fourniture d’une aide appropriée. Certaines organisations, comme le projet NET (Toward self-reliance in north east Thailand), alternent entre un soutien matériel et l’animation afin de construire les bases d’une autonomie relative permettant aux populations organisées de poursuivre les actions engagées. D’autres, comme Nijera Kori au Bangladesh, PIDT (People’s Institute for Development and Training) en Inde, PIDA (Participatory Institute for Development Alternatives) au Sri Lanka, et PROCESS (Participatory Research, Organisation of Communities and Education toward Struggle for Self-reliance) aux Philippines, choisissent de n’intervenir que par le biais de l’animation et de la formation. Enfin, quelques organisations de nature essentiellement politique ne voient d’autres alternatives à la pauvreté de masse que des réformes en profondeur modifiant ses causes structurelles.
9Face à l’absence de progrès significatif en matière de lutte contre la pauvreté, ces débats reposent toute l’actualité de l’animation et de l’auto-promotion.
Deux expériences d’appui à l’auto-promotion par l’animation
Un autre développement au Sri Lanka
- 3 Tilakaratna, S., 1985, The animator in participatory rural development, some experiences from Sri L (...)
10En 1977, le ministère du Développement Rural du Sri Lanka approuva le lancement d’un projet de « formation et recherche-action pour un développement rural autonome », piloté par un petit groupe d’intellectuels engagés et désireux de mettre en pratique certaines expériences observées en Inde et au Bangladesh3. Le projet reposait sur la formation d’un noyau de formateurs dont la tâche était de stimuler des initiatives d’auto-promotion et de former des animateurs à cet effet. Un groupe de personnes issues de l’administration fut constitué et fit l’objet d’une première formation. Celle-ci consistait d’abord en une discussion approfondie des objectifs du projet et des expériences individuelles antérieures de développement. Puis le groupe fut envoyé dans plusieurs villages afin de rassembler les données socio-économiques de base avec la participation des villageois. Les formateurs, qui résidaient dans les villages, organisaient des groupes de discussion avec les villageois autour de la collecte des informations et puis des résultats des enquêtes, d’où émergeaient le profil du village et l’histoire de son développement. Par ailleurs, les formateurs se réunissaient périodiquement pour échanger leurs expériences.
11Dans plusieurs cas, les formateurs ou animateurs externes, comme on devait les appeler plus tard, réussirent à mettre en évidence le manque à gagner de la vente de produits comme les feuilles de bétel ou la fibre de coco du fait des pratiques des intermédiaires. Une prise de conscience s’est opérée et a amorcé la constitution de groupements cherchant à commercialiser directement leurs produits. Plusieurs réussites achevèrent de convaincre les villageois de la nécessité de former des groupements pour affronter la lutte économique et mener des actions de développement.
12Malgré quelques échecs et demi-succès, le projet devait pleinement établir que la réussite de l’auto-promotion dépendait étroitement d’une prise de conscience au sein de la population et de sa participation à une analyse de sa réalité socio-économique. Ces analyses pouvaient orienter les réflexions sur les possibilités d’action locale immédiate et souligner la nécessité de les entreprendre collectivement.
13En tant que projet, cette expérience prometteuse ne devait pas se poursuivre pour diverses raisons bureaucratiques. Cependant, un groupe de personnes issues du projet, et particulièrement convaincues de la valeur de cette approche, décida de poursuivre le travail engagé en formant une organisation non-gouvernementale du nom de PIDA (Participatory Institute for Development Alternatives). Cet institut est composé d’une quinzaine de membres qui se consacrent entièrement à l’auto-promotion. Il est resté volontairement de taille modeste en personnel et en budget. Les animateurs externes de PIDA vivent dans les villages, impliquent les villageois dans une analyse détaillée du village et de la situation de ses membres et favorisent, par le biais de groupes de réflexion, la constitution de groupes d’action. Les animateurs externes n’apportent autre chose que leur capacité d’animation et la formation des animateurs internes suivant la même méthode de la recherche-action. Au terme de ce travail, qui dure plusieurs mois, les animateurs externes se retirent pour commencer à nouveau dans une autre localité. Jusque dans les années 1987-88, PIDA a travaillé dans 14 localités, permettant l’émergence de plusieurs fédérations de groupements de base.
14Ces groupements prennent des initiatives dans plusieurs domaines. La constitution d’une épargne collective permet de pallier les premières urgences et d’effectuer quelques achats d’équipement. Des circuits d’approvisionnement et de commercialisation différents permettent de réduire un manque à gagner parfois important ainsi que le rôle des commerçants. Enfin, différentes formes d’entraide permettent d’augmenter le potentiel de production des groupements. Les groupes organisés sont également en meilleure position de négociation face à l’administration lorsqu’il s’agit de tirer profit des programmes de développement du gouvernement ou de régler des questions administratives.
15Les activités de PIDA se sont considérablement réduites avec la détérioration de la situation politique au Sri Lanka, mais les principes de cette expérience gardent toute leur valeur.
Un autre développement aux Philippines
- 4 Rahman, Md. A., 1987, « The Philippines: ’Saralakas’ means strength » in Bulletin 21, Reading rural (...)
16Le Bureau pour les Travailleurs Ruraux du ministère du Travail avait conclu, avec l’assistance du Bureau International du Travail, un projet de développement classique octroyant des prêts à la population rurale4. En 1980, à la suite d’un échange avec l’expérience du PIDA au Sri Lanka et d’autres exemples semblables en Inde et au Bangladesh, les responsables du projet ont pris la décision d’en modifier radicalement l’orientation et de former les agents de terrain à l’animation. Ceux-ci se sont progressivement adaptés à la nouvelle approche et, par le biais de la recherche-action, engagèrent les populations de plusieurs villages (barangay) dans une auto-analyse de leur situation. Des groupes de réflexion puis d’actions se sont formés petit à petit. Le projet fut rebaptisé « sarilakas » (nos propres forces).
17De nombreuses initiatives émergèrent de cette première action, portant principalement sur des questions de droit. Qu’il s’agisse de faire pression sur les autorités municipales pour le retrait d’une taxe sur la pêche, de négocier avec les garde-forestiers la collecte des sous-produits de la forêt, d’abaisser le coût du transport de la canne à sucre du champ à l’usine, de modifier les droits de pêche trop favorable à la grande pêche commerciale ou plus simplement d’obtenir un prêt au nom du groupe pour l’achat d’un équipement, la nécessité d’une organisation bien soudée pouvant influer sur les rapports de force s’imposait comme une évidence. Ce qui l’était moins était de transformer les frustrations individuelles en une volonté collective de changement. C’est à cette tâche que se sont attelés les animateurs au moyen de la recherche-action et de l’animation.
18Alors que les premières actions commençaient à porter leurs fruits, l’équipe du projet devait subir différentes pressions de la part de l’administration. Afin d’y échapper et de préserver la flexibilité essentielle à son action, les responsables décidèrent de former une organisation non-gouvernementale, en 1982, du nom de PROCESS (Participatory Research, Organisation of Communities and Education toward Struggle for Self-reliance). Aujourd’hui, PROCES S reste une petite organisation avec une trentaine de salariés dévoués au développement par l’animation. L’organisation intervient dans quelques 300 villages, couvrant 9 provinces des Philippines. PROCESS travaille avec des petits paysans, des travailleurs agricoles, la plupart des saisonniers recrutés pour la coupe de la canne à sucre, et des petits pêcheurs, essentiellement par le biais de l’animation, de la formation et de conseils divers, notamment juridiques.
19PROCESS place son action à deux niveaux. Le premier porte sur les améliorations immédiates que les groupements peuvent introduire en vertu de la solidarité du groupe. Les améliorations peuvent être marginales du point de vue matériel mais déterminantes quant à leur dimension psychologique. Le second, plus politique, porte sur des réformes d’ampleur nationale pour lesquelles un grand nombre d’organisations se mobilisent. Une réforme du droit de pêche et une réforme agraire, modifiant l’accès aux ressources et les régimes de faire-valoir, sont actuellement en discussion aux Philippines avec une forte mobilisation dans les campagnes. Une alliance étonnante s’est opérée entre les professionnels des ONG et les organisations populaires. Ces deux types d’organisations, dont les structures et les membres diffèrent, travaillent ensemble en faisant pression sur le gouvernement en faveur de ces réformes. Le meilleur exemple de cette alliance est le Congrès pour une Réforme Agraire Populaire (Congress for a People’s Agrarian Reform ou CPAR), fondé en 1987 et qui réunit une douzaine d’organisations paysannes et d’ONG autour d’une plate-forme nationale en faveur de la réforme agraire. Cette mobilisation bénéficie de la conjoncture politique favorable introduite par le gouvernement Aquino, mais ces efforts n’ont pas encore abouti.
Questions et dilemmes de l’auto-promotion
L’animation comme stratégie d’appui à l’auto-promotion
20Le terme d’animation est aujourd’hui couramment utilisé en Asie bien que son usage soit récent. Il dénote une intervention externe ou interne qui cherche à provoquer une prise de conscience et une réflexion sur les possibilités de transformation du milieu à partir de son analyse et à encourager les initiatives en ce sens. La citation suivante illustre bien la nature de cette intervention.
- 5 Tilakaratna, S., 1988, L'animateur au service du développement rural participatif, théorie et prati (...)
21« Les individus se conduisent en sujets animés dès lors qu’ils sont capables par eux-mêmes d’examiner la réalité sociale, de la soumettre à une réflexion critique et de l’analyser, de se rendre compte de ce qu’ils peuvent y changer, de prendre des initiatives et de considérer d’un œil critique les actions qu’ils ont entreprises, tout cela de façon routinière. Animer consiste donc à aider les gens à se doter des capacités que nous venons d’évoquer et en premier lieu de la capacité intellectuelle, à se constituer un fonds de connaissances et, mus par une volonté créatrice, à agir pour transformer la réalité qui est la leur »5. Cette action d’animer suppose une philosophie du développement, bâtie sur l’idée que le développement n’est pas possible avec l’imposition d’idées venues d’ailleurs. Un travail sur soi des personnes en situation d’auto-promotion est nécessaire avant toute action, afin de dégager une identité et des objectifs propres. Le sens du travail d’animation est de permettre cette action sur soi. Cette conception est proche de la « conscientisation », défendue par P. Freire, dans laquelle il voyait une intervention pédagogique permettant de mieux comprendre la réalité en vue de sa transformation. Mais elle n’a que peu de lien avec l’animation rurale pratiquée en Afrique de l’Ouest.
22Dans une perspective d’auto-promotion, la pratique de l’animation pose plusieurs problèmes, notamment l’origine interne ou externe des animateurs, leur formation et le retrait des animateurs externes.
Animateurs internes ou externes ?
- 6 De Silva G.V.S., Mehta N., Rahman Md. A., Wignaraja P., « Bhoomi Sena: a struggle for people’s powe (...)
23L’animation peut être le fait de personnes internes à un groupe. Ce fut le cas de l’organisation Bhoomi Sena des populations tribales de l’Etat du Maharashtra en Inde qui, spoliées de leurs terres, s’organisèrent pour recouvrer celles-ci6. Le plus souvent cependant, une stimulation externe est nécessaire. Dans ce cas, la tâche de l’animateur(trice) externe est de provoquer et de guider une réflexion sans chercher à imposer ses propres idées. Cette tâche est donc délicate et il n’est pas souhaitable que la présence de l’animateur s’éternise. Celui-ci doit donc former des animateurs internes aptes à le remplacer, et se retirer.
La formation des animateurs
- 7 ILO, 1988, Promoting people’s participation and self-reliance, Proceedings of the regional workshop (...)
24La formation des agents d’animation est une question importante sur laquelle s’est penchée un atelier régional organisé par le BIT en août 1988, aux Philippines7
25Cet atelier regroupait une vingtaine d’ONG d’Asie engagées dans l’appui à l’auto-promotion. L’idée centrale développée par les participants est que la formation des agents d’animation elle-même mérite d’être replacée dans une démarche d’auto-promotion.
26L’animation suppose au préalable un engagement de la personne, traduisant sa motivation à travailler en ce sens. Cette motivation repose sur un ensemble de valeurs, sur une attitude positive face à l’auto-promotion, et sur la conviction qu’un monde différent et meilleur est possible grâce à l’action d’animation.
27Toute formule magistrale de formation est à écarter. Par contre, les modes de formation par apprentissage, mettant en valeur la pratique au sens où l’on apprend à marcher en marchant, sont particulièrement retenues par les participants à l’atelier. Ces modes de formation reposent sur une alternance de stages pratiques et de réflexions en petits groupes, les candidats travaillant aux côtés d’agents plus expérimentés. Cette formule doit permettre, en relativement peu de temps, aux nouveaux venus de se débarrasser de leurs « formateurs » et de poursuivre leur formation par leurs propres moyens. L’animateur doit se libérer de son formateur, de la même façon que le groupement doit se défaire de son animateur externe.
Les organisations populaires : une force sociale limitée
Des organisations de taille modeste
28De façon significative, l’atelier mentionné ci-dessus regroupait uniquement des organisations d’appui et non des organisations populaires. Celles-ci existent mais restent généralement de taille très modeste. Le monde rural, tout comme le secteur informel urbain, demeure largement hors de portée des organisations représentatives de type syndical. Les syndicats ruraux existent dans de nombreux pays mais leur base est souvent circonscrite aux travailleurs salariés réguliers (principalement sur les plantations) dont les revendications portent avant tout sur les salaires et les conditions de travail. Une exception est le syndicat des travailleuses indépendantes (Self-employed Women’s Association ou SEWA), dont le siège est à Ahmedabad en Inde, et qui comprend environ 25 000 membres travailleuses du secteur informel urbain et rural. Ce syndicat allie l’action revendicative, par exemple sur les salaires des travailleuses à domicile, et actions de développement dans les domaines de l’éducation, de la santé et du crédit. Les ruraux touchés par une action d’animation s’organisent en groupements au niveau des villages et peuvent former des associations ou fédérations à un niveau supérieur, regroupant plusieurs dizaines, voire plus, de groupements de base. Ceci est le cas dans de nombreux pays. Pour autant, ces associations, rapportées à la taille de leur pays, restent de dimension très modeste. Cette situation peut s’expliquer par deux facteurs. D’une part, le nombre d’organisations qui pratiquent l’animation pour l’auto-promotion est encore très faible, tout comme l’est leur stock d’animateurs. D’autre part, l’espace politique que les organisations de base peuvent occuper est également réduit, compte tenu de la forte hiérarchisation sociale qui structure les sociétés asiatiques. Cet espace varie bien évidemment en fonction de la conjoncture politique propre à chaque pays, mais celle-ci n’est pas de nature à transformer radicalement les relations sociales qui tissent le milieu rural asiatique.
Des marges d’action étroites
29L’espace socio-politique dont disposent les organisations d’appui et les organisations populaires influence fortement leurs modalités d’action.
30Au Sri Lanka, les groupements villageois se sont organisés pour mieux contrôler leurs échanges avec l’extérieur en matière de vente et d’achat de produits. En cela, ils se sont opposés aux commerçants qui contrôlent la circulation des marchandises à partir de la ville. L’enjeu de la commercialisation, source principale de la dépendance économique du monde rural, cristallise l’opposition petits producteurs-commerçants urbains.
- 8 Tilakaratna, S., 1989, Retrieval of roots for self-reliant development. Some experiences from Thail (...)
31En Thaïlande, où l’ouverture aux interventions des ONG est plus récente, la stratégie des groupements villageois est semblable en ce qu’ils cherchent d’abord à moins dépendre de l’extérieur. Il s’agit pour eux d’utiliser moins d’engrais en ayant recours à des méthodes de fertilisation naturelle, de diversifier les cultures, d’étaler les ventes dans le temps, de constituer des « banques de riz » au niveau du village, de favoriser l’entraide, d’encourager l’épargne collective. Cette transformation vise d’abord la société villageoise sans chercher à modifier la société extérieure8.
32Au Bangladesh, la situation est très différente en ce que le conflit central porte sur la terre et oppose directement les travailleurs sans terre aux propriétaires terriens qui contrôlent, par ailleurs, de larges secteurs de la vie locale. La question de l’accès aux ressources est nécessairement conflictuelle. Par ailleurs, le niveau de pauvreté de la population est tel que ses ressources autonomes sont des plus limités. Une stratégie basée uniquement sur l’animation trouve rapidement ses limitées. L’apport de ressources extérieures est ainsi presque une nécessité. Le succès d’une intervention comme celle de la banque Grameen, exclusivement réservée aux travailleurs sans terre, repose en partie sur le fait qu’elle ne menace aucunement les pouvoirs locaux, ni la propriété de la terre. Cependant, une résolution durable de la pauvreté en Asie passera nécessairement par des réformes structurelles, notamment dans les campagnes autour de l’accès à la terre.
Les organismes d’appui à l’auto-promotion
Ouvrir de nouvelles voies
33Les actions d’animation, réalisées à ce jour par des organisations d’appui telles que PIDA et PROCESS, sont exemplaires à deux titres. D’une part, elles montrent ce qu’il est possible de faire dans la situation présente, même si les améliorations apportées restent marginales. D’autre part, elles soulignent combien tout changement durable passe nécessairement par une modification dans la réflexion des populations, par leur auto-organisation et par leur auto-promotion. Le changement social qu’implique la notion même de développement passe par une valorisation et une reconnaissance du savoir et des connaissances populaires.
34Au plan géographique et économique, l’impact de ces actions d’animation reste très limité. Certes, elles ont acquis une influence qui dépasse leur impact immédiat en ce qu’elles inspirent d’autres acteurs sociaux en regard de la finalité et des moyens du développement. Mais leur aboutissement dépendra nécessairement de réformes nationales du type de celle en discussion aux Philippines. Le rôle de l’Etat apparaît ainsi comme essentiel, à la fois pour garantir le principe de la liberté d’association, favoriser l’action des ONG d’appui et mettre en œuvre des réformes politiques et institutionnelles.
Une quête de spécificité et de cohérence
35Les organisations présentes à l’atelier organisé par le BIT aux Philippines ont ressenti la nécessité de préciser davantage leur identité et leur objectif, ce que ne permet pas le vocable courant d’ONG. Par conséquent, elles ont choisi de se baptiser « organisations d’appui à l’auto-promotion » self-reliance promoting organisation. Cette appellation a été estimée nécessaire pour les distinguer des approches de développement pratiquées par la plupart des ONG et dans lesquelles l’auto-promotion n’est pas une préoccupation centrale.
36Cependant, cette autonomie tant recherchée pour les populations entre en contradiction avec la dépendance financière de la plupart de ces organismes envers des donateurs étrangers. Cette contradiction ne pourrait être résolue que si les organisations choisissent de préserver une dimension modeste et entreprennent différentes activités rémunérées. Par ailleurs, il est important pour les organismes d’appui à l’auto-promotion de s’effacer progressivement devant les organisations de base qu’elles contribuent à créer et de concevoir leur action comme un service temporaire. Enfin, il convient que la gestion même des organismes d’appui soit aussi participative que possible, voire relever de l’autogestion, si les principes prônés doivent garder leur sens.
Conclusion
37La pauvreté de masse qui sévit en Asie impose la recherche d’alternatives. Une alternative est proposée par l’animation pour l’auto-promotion.
38Cette approche souligne l’importance d’une transformation intellectuelle de la part des populations pauvres comme préalable ou parallèlement à toute action socio-économique. En effet, il importe de concevoir le développement non pas uniquement comme une accumulation matérielle mais plus largement comme une transformation sociale. De même, la pauvreté ne saurait se réduire à la somme des privations matérielles qu’elle engendre, tant la domination sociale est un élément important de sa perpétuation.
39Les exemples traités ci-dessus illustrent les atouts et les faiblesses d’une approche par l’animation. L’expérience pratique de l’animation démontre que cette approche est parfaitement possible et réaliste, et qu’elle exige essentiellement un investissement en formation des animateurs, peu coûteux en financement et en temps. Cette approche est efficace, compte tenu des résultats constatés tant sur les plans matériel qu’institutionnel et social. L’institution de nouveaux acteurs du développement représente un investissement dont les bénéfices s’inscrivent dans le long terme. L’animation introduit de nouvelles finalités du développement en ce que les progrès humains et sociaux s’affirment sur le même plan que les avancées économiques. En fait, compte tenu des inégalités, ces dernières peuvent être moins importantes que les modifications dans le comportement des gens et leur façon d’envisager l’avenir.
40Les quelques expériences d’auto-promotion relatées ici ne représentent pas plus qu’une goutte d’eau dans un océan de misère. Elles ne valent pas par le nombre, relativement peu important, de personnes touchées, mais par l’exemplarité de l’approche. D’importantes réformes en profondeur restent nécessaires pour mettre l’Asie sur la voie d’un autre développement plus clément pour ses populations. Mais l’animation permet de dire que l’organisation des populations constitue un élément essentiel de ces réformes. Les populations pauvres de l’Asie ne doivent pas être organisées pour le développement, elles doivent s’organiser elles-mêmes afin d’engager leur auto-promotion et faire pression en faveur des réformes indispensables.
Notes
1 Voir en particulier, Muqtada, M. (ed.) 1989, The elusive target, an evaluation of target group approaches to employment creation in rural Asia, New Delhi, Equipe régionale asienne pour la promotion de l’emploi, BIT.
2 Rahman, Md. A., « People’s self-development » in: Journal of Asiatic Society of Bangladesh, n° 2, Dec. 1989.
3 Tilakaratna, S., 1985, The animator in participatory rural development, some experiences from Sri Lanka, document de travail n° 37 du programme mondial de l’emploi, BIT, Genève..
4 Rahman, Md. A., 1987, « The Philippines: ’Saralakas’ means strength » in Bulletin 21, Reading rural development communications, University of Reading, March.
5 Tilakaratna, S., 1988, L'animateur au service du développement rural participatif, théorie et pratique. Rapport de coopération technique, programme mondial de l'emploi, Genève, BIT, p. 24.
6 De Silva G.V.S., Mehta N., Rahman Md. A., Wignaraja P., « Bhoomi Sena: a struggle for people’s power » in: Development Dialogue, 1979: 2, Uppsala.
7 ILO, 1988, Promoting people’s participation and self-reliance, Proceedings of the regional workshop of trainers in participatory rural development, Tagaytay, Philippines, August 15-28, 1988. Une version abrégée en français de ce compte rendu d’atelier est disponible sour le titre : BIT, 1989, Auto-promotion et participation populaire, compte rendu d’un atelier régional de formateurs pour le développement rural.
8 Tilakaratna, S., 1989, Retrieval of roots for self-reliant development. Some experiences from Thailand. Document de travail n° 49 du programme mondial de l’emploi, Genève, BIT.
© Graduate Institute Publications, 1991