1Les agences d’aide, privées ou publiques, modifient peu facilement leurs méthodes de travail et leurs systèmes de décision. Et pourtant l’appui aux mouvements d’auto-promotion ne peut réussir avec les mêmes instruments (projets, programmes, coopérants ou volontaires) que la construction d’un pont ou la gestion d’un hôpital. Pour repérer les changements nécessaires trois pistes convergentes seront tracées :

• pourquoi une approche différente de la coopération ?

• quelles sont les caractéristiques des processus d’auto-promotion ?

• comment les appuyer, directement ou indirectement ?

Pourquoi une approche différente de la coopération ?

2L’aide internationale fonctionne par modes successives et aujourd’hui, dans bien des milieux de la coopération, la mode est à l’auto-promotion. Est-ce à dire que les agences d’aide cherchent à modifier leurs façons de faire pour être mieux en mesure de répondre aux exigences des organisations de base ? Nous ne le pensons pas ; nous observons plutôt que beaucoup de responsables de l’aide voudraient appuyer les efforts propres des populations, comme ils disent, mais sans rien changer ni à leurs attitudes, ni à leurs méthodes, ni à leurs façons d’élaborer puis d’exécuter les programmes et les projets. Or un changement en profondeur est nécessaire face aux processus d’auto-promotion. Pourquoi ?

Le changement d’acteurs

3Quand il s’agit d’auto-promotion l’aide doit, en premier lieu, ne pas se tromper d’acteur. L’acteur important n’est plus le coopérant ou le fonctionnaire détaché comme homologue dans un projet d’aide ; l’acteur important est celui qui invente son propre développement. Il ne s’agit plus pour l’aide extérieure d’être le centre du dispositif de coopération, mais seulement d’en être l’un des protagonistes. Le coopérant n’est plus alors celui qui choisit, qui fixe le rythme ou qui décide des approches. Il devient celui qui suit ; il accompagne ; il n’est plus l’initiateur. L’acteur qui décide, c’est l’organisation de base elle-même. C’est à elle de choisir et c’est à elle, en particulier, de gérer les ressources financières qui lui permettent de progresser. Souvent un coopérant ou un volontaire, dans un projet, a dans son cahier des charges celle de gérer l’argent de l’aide. Quand il s’agit d’auto-promotion il importe que le coopérant ne gère pas l’argent de l’aide ; par gérer nous entendons non seulement effectuer les dépenses mais surtout choisir la priorité pour telle ou telle action, décider comment on va s’organiser, choisir son fournisseur, etc. Tous ces choix ne sont pas à faire par celui qui aide mais par celui qui se promeut. Reconnaître ceci, c’est voir les groupements paysans, même informels et quasi sans ressources financières, comme une préfiguration d’organisations professionnelles ou d’entreprises et non pas comme des exécutants à intéresser à un projet.

4Le respect par les coopérants et par les administrateurs d’aide de cette autonomie des organisations populaires est loin d’être quelque chose d’acquis. Une preuve évidente de cet irrespect est la permanence de l’action de l’aide internationale à travers des projets sectoriels. On reconnaît facilement une initiative populaire d’auto-promotion à l’objet concret de ses activités ; celles-ci sont inévitablement multiples et touchent tous les domaines : santé, production, éducation, etc. Face à elles qu’apporte, en général, un projet d’aide extérieure sinon une spécialisation qui va imposer aux gens une organisation spécifique ? La collectivité villageoise, par exemple, va devoir désigner - face au projet de santé publique monté par l’Etat et des volontaires étrangers - un comité de santé ayant telles ou telles caractéristiques ; elle va devoir créer une caisse de santé villageoise, etc. Cette approche sectorielle découpe la réalité de la vie sociale en autant de rondelles qu’il y a de projets d’aide. Or, l’auto-promotion n’est pas une réponse spécifique à telle catégorie de besoins. Elle est essentiellement un dessein social à dominante culturelle au point de départ laissant, petit à petit, place à l’irruption de fonctions économiques et même politiques. L’auto-promotion est, en quelque sorte, le résultat des efforts d’acteurs sociaux marginalisés qui cherchent à prendre leur place dans le jeu conduit par ceux qui occupent habituellement le devant de la scène du développement. Ces acteurs sociaux se sentent responsables de l’ensemble des activités qui les concernent C’est pourquoi une approche différente de la coopération est nécessaire pour que les appuis spécialisés dans tel ou tel domaine puissent être intégrés par les organisations de base au sein de l’ensemble de leurs pratiques et de leurs modes d’organisation. C’est dire que le maître-mot dans la relation de coopération ne sera plus « règles du jeu du projet », mais : « négociations ».

Les tâtonnements constructifs

5La diversité des organisations de base va imposer aux institutions de coopération une stratégie pluraliste et capable de s’adapter à des situations variées, d’un village à l’autre et même d’un groupement naissant à un autre plus expérimenté.

6Cette diversité est d’abord le fruit de l’impérative nécessité d’expérimenter soi-même. Chaque groupe en auto-promotion, et même chacun de ses membres, désire tracer lui-même sa propre voie. Les groupements et les fédérations rejettent l’idée que telle solution pourrait leur être imposée. Beaucoup d’entre eux se sont fondés en réaction contre l’excès d’encadrement technique, contre le mépris ressenti face à l’inévitable raisonnement dominant de l’encadreur. Le tâtonnement dans la recherche de solutions est un signe de la qualité du travail de réflexion. Chaque essai conduit par le groupement lui-même est une pierre supplémentaire dans la construction de son identité, dans la prise de recul face aux modèles de pensée et d’action étudiés d’avance et à l’extérieur de la communauté. Rien n’est plus opposé aux « programmes » que ce type de processus à ses débuts.

7Cette suite d’expérimentations s’effectue à un rythme non prévisible et partiellement non maîtrisable. On ne décrète pas la création d’un groupement supplémentaire dans un village : on ne peut connaître le moment où va apparaître le nouveau groupement constitué par certains jeunes face aux groupements déjà existants, créés il y a longtemps par leurs aînés. On ne peut pas non plus connaître à l’avance quelles seront les formes institutionnelles que prendront les organisations de base. On constate une grande créativité dans ce domaine, non seulement au sein d’une même organisation qui peut revêtir - successivement ou parallèlement - différents statuts depuis l’association d’entraide jusqu’à l’entreprise, mais aussi entre différentes organisations de base qui créent des fédérations pour exercer ensemble certaines de leurs fonctions.

Une dynamique socio-politique

8Les formes de ces fédérations sont variées ; leur caractéristique commune est de n’avoir point été imposées depuis l’extérieur ; et leur utopie créatrice est de fonder un mouvement paysan. En se fédérant entre eux les groupements veillent à conserver leur autonomie ; leur système de décision interne va donc inévitablement être lourd et consensuel. Des dirigeants de fédérations apparaissent, dont le rôle est souvent décisif. Qui sont ces dirigeants ? Beaucoup d’entre eux ont acquis une double expérience avant de devenir fondateurs de groupements ou d’unions. Une expérience de leur propre milieu (rural ou urbain) et aussi celle d’un autre milieu de vie ; par exemple, certains d’entre eux sont d’anciens exodés de la campagne vers la ville. Ils ont acquis une capacité d’analyse des situations qu’ils ont rencontrées. Ils sont capables aussi de saisir des événements pour provoquer le progrès des organisations et des actions. Ils sont en général des acteurs doués pour la négociation et pour, à la fois, respecter et tenir à distance les différents pouvoirs établis. Ces caractéristiques de type socio-politique en font des partenaires difficiles pour les institutions d’aide (comme pour l’Etat ou les églises) habituées à ce que les populations adoptent les modèles d’organisation qu’elles amènent avec elles.

9Ces mêmes institutions extérieures sont étonnées quand des groupuscules, nés ici et là autour d’un animateur villageois, commencent à se lier entre eux et à constituer des unions puis des fédérations qui rayonnent sur un territoire vaste. Il ne s’agit alors plus de micro-réalisations où l’effort propre des gens a pu être mobilisé, il s’agit bien d’organisations dont l’influence dépasse la taille de l’arrondissement et celle de la paroisse, dont les contacts avec les responsables économiques et politiques régionaux ou nationaux sont constants. Ces effets de taille et de gain de pouvoir, à des niveaux largement supérieurs au niveau villageois, étaient jusqu’à présent réservés aux organisations administratives ou cléricales. L’apparition de cette troisième force, pourrait-on dire, est un phénomène nouveau, une sorte de laïcisation de la vie publique qui oblige les acteurs dominants à partager bon gré mal gré une part de leurs prérogatives.

L’accès direct aux ressources financières

10Parmi ces prérogatives l’une des plus recherchées est l’accès à l’aide extérieure. Etats et églises ont chacun leurs canaux d’aide. Aujourd’hui cette distribution commence à être bouleversée par l’apparition de ces nouveaux acteurs que sont les organisations de base fédérées entre elles. Ces dernières organisent, petit à petit, leurs propres canaux de financement externes. Dans certains cas, sur le terrain, ceci fonctionne si bien que les moyens mis à la disposition des organisations de base sont devenus pour divers types d’action (formation, eau, maraîchage) largement supérieurs à ce que reçoivent les administrations et les paroisses. Ces moyens proviennent de multiples sources et pas uniquement des organisations non gouvernementales ; ainsi des agences d’aide bilatérales ou multilatérales contribuent directement au soutien d’activités des groupements. Une concurrence active s’installe et casse les monopoles préétablis. Il devient difficile pour les intermédiaires qu’étaient les administrations locales ou les ONG confessionnelles de continuer à s’approprier tel réseau de pauvres. Ces derniers, organisés, travaillent désormais avec de multiples sources d’aide extérieure. Et quand ils ont atteint le stade où des activités rentables peuvent être organisées d’une façon stable, ils travaillent avec les banques.

11Cette évolution dans la recherche de ressources financières est un des signes de la conquête d’une autonomie et en particulier d’une autonomie face aux partenaires d’aide. Le discours de ces derniers est en général favorable à cette prise d’autonomie. Mais en pratique, beaucoup d’entre eux s’adaptent mal à la réalité de cette conquête, trop habitués à maîtriser, à travers leurs projets, le devenir des populations bénéficiaires. Un signe de cette réticence se manifeste à travers l’attitude de beaucoup de coopérants, de fonctionnaires ou de membres des différents clergés vis-à-vis des nouveaux dirigeants des organisations de base et de leurs fédérations. La crainte que leur inspirent ces personnalités s’exprime par des mots comme : « ce sont des politiques, des affairistes ». Vouloir appuyer l’auto-promotion, c’est au contraire chercher à apercevoir les dirigeants ou innovateurs sociaux potentiels, et les respecter au moment où ils commencent leurs actions de conscientisation. C’est, ensuite, éviter de diriger les organisations de base et admettre que leur façon de s’organiser est leur affaire. C’est reconnaître leur droit de créer leurs propres mouvements, face à l’Etat et face aux églises.

Quelles sont les caractéristiques des processus d’auto-promotion (observés en Afrique de l’Ouest) ?

12En Afrique de l’Ouest, en particulier au Burkina Faso et au Sénégal, l’apparition en milieu rural des « groupements » date du début des années 1970. Leurs vingt années d’existence permettent d’observer quels processus ont été vécus par les groupements d’abord, puis par leurs unions régionales et leurs fédérations nationales.

Facteurs d’évolution

13De multiples facteurs influencent l’émergence et l’évolution des processus d’auto-promotion. Parmi les facteurs externes à ces processus, ceux qui semblent essentiels sont : les événements, et en particulier les événements dramatiques, le jeu des organismes d’animation et de tutelle et enfin les politiques des Etats. Nous les commenterons brièvement, avant de présenter - à l’aide du schéma n° 1 - les principaux facteurs internes aux processus eux-mêmes.

Les facteurs externes

14Un événement est souvent à l’origine de la création d’un groupement et surtout des vagues de création de ceux-ci. Au Burkina Faso en particulier, beaucoup de groupements sont nés au moment de la sécheresse de 1973-1974. Une animatrice du Yatenga (Burkina Faso) explique ainsi le bouleversement qui est à l’origine du processus : « Tout à coup les gens ont éprouvé le besoin de se connaître. Jusqu’alors les problèmes étaient réglés au niveau de chaque famille ; en fait chacun gardait ses problèmes et ne savait pas comment les autres faisaient pour les résoudre. Et puis, celui qui était plus aisé ne causait pas avec celui qui était plus pauvre. Au point de départ des groupements il y a eu la nécessité d’accepter d’aller vers les autres pour s’entraider à cause des difficultés. Jusqu’alors les gens avaient peur de parler. C’est qu’ils avaient peur d’être dénoncés par les autres aux autorités. La colonisation était restée. Le même qui ne parlait pas en groupe allait vous parler plus de deux heures en privé. Alors il y a eu la sécheresse et puis les blancs des sociétés d’Etat sont partis, et leurs projets sont tombés. Les gens se sont concertés pour voir comment leurs ancêtres faisaient et pour oser aller ensemble voir les autorités ».

15Au Tchad, on a observé que la crise de 1984 avait forcé un bon nombre de fonctionnaires originaires du Sud à revenir dans leur village d’origine pour survivre, et que ce repli avait augmenté le nombre d’initiatives locales prises par des paysans restés sur place.

16L’attitude des organismes de tutelle importe. Beaucoup de paysans et de paysannes sont placés sous tutelle de différents organismes : par exemple, les uns participent à des marchés auto-gérés pour le coton, d’autres font partie de groupes de réflexion ou d’animation religieuse. Chacune de ces « familles » constitue un en-soi. Ainsi, des « groupes » existent en grand nombre, mais ils restent le plus souvent isolés les uns des autres et dispersés entre de multiples tuteurs. Ces groupes de base ne peuvent prendre force qu’en obtenant leur autonomie face à ceux qui ont été à l’origine de leur création. D’une certaine façon il faut qu’ils coupent le cordon ombilical. Les politiques des organismes de tutelle influent directement sur l’évolution de ces prises d’autonomie. Il n’est pas courant d’en rencontrer qui favorisent la création d’unions entre les groupements nés dans leur « famille » et ceux nés « ailleurs ». L’existence de lieux de rencontre, comme un centre de formation régional ou international par exemple, peut permettre à l’occasion des journées de travail vécues entre responsables d’organisations de base variées de voir, petit à petit, se constituer une capacité à couper les liens de tutelle ou au moins à les modifier pour permettre la naissance de fédérations d’organisations de base plus autonomes.

17Les politiques des Etats étaient, en Afrique de l’Ouest, de 1960 à 1980, pour la plupart peu favorables à une autonomie des organisations paysannes. Cependant, l’intégration des ruraux au sein d’un système coopératif maîtrisé par les fonctionnaires a -involontairement - eu une influence déterminante, en particulier au Sénégal, sur la création et le renforcement des unions de groupements autonomes. Un dirigeant d’une de ces unions l’exprimait de cette façon : « En quelque sorte c’est l’Etat qui nous a créé, car il nous a tellement encadré qu’il nous a poussé à chercher comment échapper à sa tutelle ». Depuis 1973, la capacité financière et morale des administrations ne fait que diminuer et les fonctionnaires n’ont plus les moyens d’imposer leurs directives aux paysans. La crise économique et la pression des bailleurs de fonds - par le biais des programmes d’ajustement structurel d’inspiration libérale - ont poussé les Etats à réduire leur rôle dans la gestion directe du développement et à favoriser la mobilisation des acteurs privés. Cette politique peut favoriser les processus d’auto-promotion si les organisations de base ont déjà atteint un niveau d’initiative et une capacité économique suffisantes. Par contre, elle risque de tuer dans l’œuf des groupements encore à l’état naissant et trop rapidement confrontés à la concurrence du secteur commercial.

Les facteurs internes

18Dans le schéma n° 1, nous avons tenté de repérer les caractéristiques essentielles des processus d’auto-promotion selon cinq catégories de composantes : culturelles, socio-politiques, institutionnelles, économiques et de gestion.

19Nous avons également retenu un découpage de l’évolution des organisations d’auto-promotion en quatre étapes. C’est ce qui semble, pour le moment, correspondre le moins maladroitement à ce qui s’est passé et à ce qui se passe. Il déforme cependant la réalité puisque - à une date déterminée - dans une Union de groupements coexistent des groupements « en gestation », des groupements « à l’état naissant », des groupements « en adolescence », et des groupements « adultes ».

Schéma 1 : Composantes du processus observé en Afrique de l’Ouest

20Tentons de relever les caractéristiques de chacune de ces étapes selon les cinq catégories de composantes.

Caractéristiques de l’étape dite de gestation

21Un certain nombre de personnes reconnaissent, par discussion entre elles, qu’elles sont dans une situation identique et qu’elles en sont affectées de la même façon. Cette analyse leur permet de se réapproprier les valeurs de leur passé et les composantes de leur histoire collective. Franchir ce pas est difficile car les valeurs dominantes (dites modernes) ridiculisent les valeurs propres des gens non seulement aux yeux des personnes extérieures (par exemple, l’intellectuel qui regarde le paysan) mais aussi aux yeux des gens eux-mêmes. L’idée de constituer entre soi un « groupement » capable de changer la relation d’humiliation est rendue difficile à imaginer par le mépris subi de la part des autres et par la honte que les gens ont de leur situation et même de leur métier. Si l’analyse est réussie, elle débouche sur une volonté collective de tenter de faire quelque chose ensemble. Et si cette première action réussit, elle entraîne une fierté, une identité nouvelle. Un « groupe informel » se fonde.

22La volonté de penser ensemble et de décider en commun, en dépendant le moins possible de l’extérieur, est au cœur du phénomène d’auto-promotion. La recherche d’autonomie est un travail qui s’effectue, à la fois, à l’intérieur du groupe (capacité autonome de réflexion et d’analyse, structuration de l’organisation, émergence de dirigeants légitimes) et vis-à-vis de l’extérieur (capacité de s’exprimer, de se faire entendre, de jouir de la reconnaissance des « autres », de négocier avec des partenaires institutionnels tels que l’administration, les organismes d’aide, etc.).

23La société locale a, jusqu’à présent, fonctionné d’une certaine façon. L’irruption d’une nouvelle façon de voir et de faire va nécessairement rencontrer des résistances de la part de ceux qui sont les gardiens de l’ordre ancien et, en général, en sont aussi les principaux bénéficiaires. L’individu qui innove est souvent détruit ou exclu par ces résistances. C’est pourquoi l’on observe - dans le cas d’initiatives réussies - que la phase de création d’une identité commune est préalable à la prise d’initiatives : c’est alors un petit groupe de gens qui, après avoir négocié, tente de faire quelque chose et non pas simplement un individu. Le groupe est obligé de négocier d’une façon intense avec l’ensemble des acteurs qui l’entourent pour se créer un espace de liberté sans attirer des oppositions ou des blocages. L’art de celui qui cherche à promouvoir un nouveau groupe est de trouver des alliés parmi les différentes forces sociales, aussi bien du côté de ceux qui disposent du pouvoir que de ceux qui n’en disposent pas. Une analyse attentive des intérêts convergents ou opposés et des enjeux possibles pour la négociation fait partie du travail de fondation du groupe. La majorité des groupes qui se créent dans des villages ne durent pas, faute d’avoir admis l’existence d’autres intérêts que les leurs.

24Le choix de la première activité collective d’un groupe peut être de n’importe quelle nature (économique, sociale, équipement, etc.). Pour que cette « première » activité renforce le groupe en train de naître, il semble important qu’il la conçoive lui-même et l’exécute comme il le pense, qu’il la réalise avec ses propres forces et ses propres apports financiers, qu’il prenne entièrement à sa charge les risques d’échec ou de réussite.

25Au début, seules les cotisations et les journées de travail des membres fournissent les ressources. A partir des activités suivantes, une aide financière sous forme de subvention ou de prêt (selon les activités) vient s’ajouter aux efforts propres. Un groupe qui épargne, et organise le recueil de l’épargne autour de lui, peut immédiatement prêter à ses membres ou pour des activités collectives. La tenue d’un cahier de recettes et de dépenses est utile dès le point de départ pour pouvoir analyser les résultats et ensuite les comparer avec ceux d’autres groupes.

Caractéristiques de l’étape dite de naissance

26Pour un groupe en auto-promotion se développer c’est inventer - ou adapter - de nouvelles façons d’agir et de s’organiser. Ceci introduit des modifications dans les systèmes des valeurs et les modes de comportement. Cette invention se fait à tâtons, par apprentissage. Au Sénégal, les paysans disent : « Apprendre dans le flot de l’action ». Cet apprentissage est fait de discussions, de négociations, de recherche de gens qui connaissent, d’un essai, de l’analyse des résultats de cet essai, de l’analyse des obstacles rencontrés, de l’abandon de l’essai ou de la correction d’erreurs, etc. Analyser un échec et l’assumer peut permettre au groupe d’avancer et même le mobiliser plus qu’avant l’échec. La tentation de copier un modèle, sans réfléchir ni adapter, est toujours présente, surtout si l’identité du groupe est faible.

27D’où peut venir l’audace de faire ce que l’on n’a jamais fait encore ensemble ? Trois sources de libération des initiatives de groupe ont été observées : a) l’influence d’une personne qui, au sein du groupe, innove et réussit à ce que cette innovation ne reste pas une affaire personnelle ; b) l’événement mobilisateur : une sécheresse insupportable, la peur d’être éliminé par plus puissant que soi, etc. ; ces malheurs acculent en quelque sorte les gens à relever ensemble un défi ; c) l’envie de faire aussi bien que ceux qui vous ressemblent et que l’on a vu prendre ailleurs une initiative qu’on admire. Prendre une initiative de groupe ne veut pas dire que le contenu de l’initiative sera nouveau. Ce qui est nouveau c’est que ce groupe-là prenne cette initiative. Exemple : un groupe de femmes ose prendre le pouvoir de gestion d’un moulin jusque là géré par un comité masculin.

28La première action collective entreprise par un groupe va être l’occasion pour lui d’inventer sa propre association. Souvent cette organisation s’enracine sur des organisations pré-existantes : par exemple, un groupe de femmes qui commence un jardin naît entre des femmes d’une même tontine. Le groupe élabore ses propres règles de fonctionnement et fixe, en particulier, les modalités de ses cotisations financières, de ses réunions périodiques, des sanctions pour absence ; il prévoit la distribution des rôles. Cette élaboration est quasi permanente, car étant donné que la réussite du groupe va entraîner l’adhésion de nouveaux membres et la mise sur pied de nouvelles activités, l’organisation est en changement constant. La copie de ce que le groupe voisin a mis en place comme organisation est un phénomène courant qui peut affaiblir le groupe en train de se constituer. Une discussion forte entre les membres est en effet un atout pour la qualité de l’organisation et le respect de ses règles par les membres.

29Une fois la première activité réussie, les activités suivantes sont souvent multiples ; elles peuvent être de la même nature ou très différentes de la première. Le choix des activités laisse deviner, sous un apparent désordre, une articulation raisonnée et choisie par le groupe. On constate que de nombreuses activités peuvent être entreprises en même temps et dans des domaines très variés. Si un groupe commence par les activités sociales seules, il a des difficultés à durer ; de même s’il commence uniquement par les activités d’aménagement. A cette étape le groupe peut consommer beaucoup d’aide extérieure, si il y a accès.

30Le critère-clé d’un groupe à l’état naissant est de maintenir son unité, son entente. La plupart des actions sont donc critiquées par les membres en fonction de cette entente. De multiples comités de gestion (un par activité) se constituent. Les premiers abus constatés par rapport aux règles que le groupe s’est fixé vont l’obliger à mettre en place son propre système de sanctions (auto-police). L’étendue du résultat des activités économiques (amélioration de l’auto-consommation ou accès au marché, par ex.) n’est, en général, pas prévue par les groupes ; ils sont eux-mêmes surpris par leur succès et restent souvent avec des invendus sur les bras. Certaines activités sont abandonnées sans que le groupe ait fait une analyse précise de son échec. Les comités de gestion d’activités ne voient pas l’évaluation comme un exercice normal de bonne gestion mais comme un exercice destiné seulement à sanctionner. Cependant quand un comité a pu voir l’intérêt d’une analyse comparée (à d’autres comités) de ses résultats, il est ouvert à continuer l’évaluation.

Caractéristiques de l’étape dite d’adolescence

31Les essais entrepris forment chaque membre par l’effet de l’apprentissage ; au-delà de cette forme d’auto-formation apparaissent petit à petit des besoins d’une formation complémentaire ; le désir de se former ne précède pas l’action mais la suit. En organisant des « chantiers-écoles » où chacun peut venir regarder faire, essayer et apprendre, on accélère, en certains domaines, les processus d’apprentissage. Chacun se forme en s’évaluant et - quand un groupe (à l’occasion d’une visite, par ex.) peut se comparer avec un autre groupe et discuter de son plein gré -1’auto-critique est alors efficace. Les formations complémentaires les plus adaptées sont celles apportées par la rencontre d’autres groupes ayant déjà la formation souhaitée.

32L’apport des membres du groupe qui ont voyagé et/ou émigré est un facteur habituel pour l’information initiale du groupe. Aussitôt que des résultats ont été atteints par un groupe, ses membres vont visiter d’autres groupes pour améliorer leurs façons de faire. Cette communication horizontale est essentielle. La soif d’information est évidente : l’utilisation de tous les supports d’information (orale, écrite, audiovisuelle) par les groupes et par ceux qui les entourent est générale, à condition que ce support arrive jusqu’aux gens, qu’il relate les expériences des autres groupes et qu’il soit fabriqué avec, sinon par, des membres des groupes.

33Le succès d’un groupement, puis de plusieurs dans une même région, entraîne la création (par imitation) d’autres groupements. Ensuite, ensemble, ils cherchent comment s’épauler entre eux. Grâce à la capacité de certains dirigeants, des fédérations régionales de groupements se créent. Cette création rend nécessaire la reconnaissance officielle des groupements par les administrations et les agences d’aide. Chaque groupement tend à la fois, à garder jalousement son identité, à chercher à placer l’un de ses membres parmi les responsables d’une fédération et à bénéficier des effets de celle-ci (formation, financement, reconnaissance juridique, etc.). Si des groupements se fédèrent trop tôt ils risquent de perdre leur identité au profit de celle de quelques dirigeants. Si les fédérations qui commencent cherchent trop rapidement un grand nombre de membres, elles sont débordées en permanence par des groupements nouveaux qui n’ont pas eu le temps de réfléchir à leur propre système de valeur.

34Dès que plusieurs groupements se mettent à produire la même chose, le marché local est engorgé. L’introduction du calendrier agricole, la programmation par lieux et par acteurs des mises en production et l’obtention d’une qualité standard sont trois objectifs de longue haleine. La commercialisation elle-même est un domaine où les membres des groupements sont les plus faibles ; ils ont l’habitude de dépendre de sociétés d’Etat ayant le monopole d’une commercialisation (riz, coton), ou bien des commerçants-prêteurs du village qui fixent unilatéralement leurs conditions (prix, enlèvement, etc.). La composition et le statut d’un groupement ne sont pas tellement adéquats à la réussite de ces fonctions qui demandent une organisation à la fois décentralisée (production) et centralisée (commerce), des décisions rapides et du capital.

35Etablir un compte d’exploitation d’une activité collective est un signe de l’évolution du groupe vers un fonctionnement plus proche de celui d’une entreprise que d’une association d’entraide. Cette apparition d’une fonction d’analyse des charges, des produits et des marges est provoquée, le plus souvent, par la nécessité d’accéder au crédit bancaire.

Caractéristiques de l’étape dite adulte

36La maîtrise des gestions aux divers niveaux (groupements, unions, fédérations) et la naissance d’entreprises au sein des associations provoquent le besoin de techniciens spécialisés. Un dilemme se pose aux groupes : choisir ces techniciens parmi leurs membres ou/et les recruter à l’extérieur ? La promotion interne est utilisée partout pour les fonctions que l’on pourrait qualifier de stratégiques. Des cadres salariés, subordonnés aux responsables précédents, sont embauchés pour assumer des responsabilités techniques ou de gestion. Dans certaines unions, le retour d’intellectuels originaires de la zone est facilité non pas par l’offre de rémunérations, mais par un accès aux facteurs de production (ex. : rizière, crédit pour acquérir un tracteur, etc.). Quand la réintégration de ce spécialiste au sein d’un groupement est réussie (une sorte d’initiation pendant 2 ans ou plus) l’union peut alors faire appel à lui dans sa spécialité technique (ex. : agronomie, comptabilité, etc.).

37Le discours politique officiel est aujourd’hui souvent favorable à la « responsabilisation des populations », mais les Etats comme les administrations sont méfiantes vis-à-vis des organisations de base qui ont pris effectivement leurs responsabilités. Les confrontations et les négociations avec l’Etat sont des pratiques constantes des organisations et de leurs fédérations dont la plupart se méfient de retomber sous la tutelle ; elles évitent donc d’avoir recours à des subventions publiques ou à devenir exécutantes de projets de l’administration ; elles ne refusent jamais d’apporter un concours partiel. Beaucoup d’entre elles utilisent les services - comme consultant ou formateur à la journée - de fonctionnaires locaux qu’elles dédommagent, nourrissent et transportent.

38Certaines activités collectives peuvent entraîner la création d’entreprises qui se gèrent suivant d’autres principes que les associations d’entraide et de solidarité. La coexistence de ces deux modes d’organisation est difficile, car leurs finalités et les critères d’efficacité de chacun d’eux sont différents. Au sein des unions adultes des tendances à l’individualisme se font jour. Un travail d’évaluation des objectifs nouveaux des associations et de leurs services communs est alors nécessaire. En même temps, si les opportunités économiques sont favorables, le dynamisme - par exemple celui des GIE (Groupements d’Intérêt Economique) au Sénégal, créés au dessus ou au sein des groupements associatifs - est remarquable.

39Quand les activités des groupes et celles de leurs entreprises (de groupe ou individuelles) deviennent rentables, leurs moyens propres (épargne et cotisations, par ex.) deviennent insuffisants pour faire face aux dépenses d’investissement et aux charges d’exploitation (exemple : riziculture irriguée au Walo, Sénégal). L’accès à la banque est un signe de progrès de l’autonomie vis-à-vis de l’aide, mais peut devenir une autre forme de dépendance, si la constitution de capitaux propres n’est pas vigoureusement poursuivie.

40Au sein des associations adultes et de leurs entreprises, un travail d’évaluation quantitative et comparative est possible quand la maîtrise de la comptabilité prévisionnelle est acquise. Le besoin d’études et de prévision est ressenti au moment où apparaissent des difficultés. La planification s’introduit par le biais de l’évaluation des actions et des décisions passées plutôt que par un apport d’études externes. Petit à petit, les unions régionales deviennent capables d’élaborer des programmes pluriannuels car elles disposent alors d’un « passé ». A ce moment, le besoin de conseils techniques et économiques peut être satisfait sans trop de risques de perte d’autonomie de pensée.

Appuyer le processus d’auto-promotion ?

41Deux types d’appuis seront examinés : les appuis directement apportés à des organisations de base existantes et les appuis indirects favorisant les processus d’auto-promotion.

Différentes formes d’appui direct

42Cinq domaines d’appui, au moins, se présentent pour une agence d’aide extérieure, privée ou publique. Le schéma n° 2 permet de visualiser, pour chacun des cinq domaines, le choix des formes d’appui direct adaptées aux différentes étapes des processus d’auto-promotion.

Schéma 2 : Formes d’appui direct adaptées aux différentes étapes d’un processus d’auto-promotion

43Présentons chacun des cinq domaines d’appui.

Augmenter l’autonomie des organisations de base

44Certaines organisations existantes sont encore sous tutelle étroite de leur père fondateur. Des actions peuvent être menées pour aider ces organisations à couper leurs cordons ombilicaux : visites entre les groupements de diverses origines, séminaires de réflexion et d’échange, etc.

45Dans des contextes politiques répressifs à l’égard de la prise de responsabilité par les organisations de base, la protection (umbrella) des groupements naissants comme de leur fédération est une fonction que des organisations non gouvernementales (ONG étrangères, églises) peuvent être amenées à remplir un certain temps, pourvu qu’elles évitent de profiter de leur statut pour maintenir une tutelle.

46Quand des unions de groupes se sont fondées, un appui sous forme de consultations temporaires auprès de ces fédérations peut être utile, en particulier en matière législative et d’analyse des ressources propres, existantes ou potentielles, des groupes et de leurs villages.

Améliorer les savoir-faire et les compétences

47Cet appui portera essentiellement sur des actions de communication entre les diverses organisations. Au point de départ, l’information horizontale est la méthode la plus efficiente pour améliorer, de bouche à oreille, les savoir-faire. Les outils et les supports de communication écrits et audiovisuels sont utiles dans la mesure où leur production est bien reliée à un système de diffusion.

48La formation, conçue comme échange critique des expériences et enrichissement de ce que chacun a appris par son propre apprentissage, est le deuxième champ d’appui en ce domaine des savoir-faire. Dès le début du processus, chaque groupement effectue une sorte d’auto-diagnostic qui n’est autre qu’une auto-évaluation de ce qu’il a vécu jusqu’à présent1.

49Le progrès des jeunes organisations et de leur maîtrise par leurs membres est souvent handicapé par l’analphabétisme. Des programmes spécifiques d’alphabétisation sont utiles.

50Quand les organisations s’orientent vers des activités d’entreprise, il devient indispensable qu’elles comptent parmi leurs membres des techniciens. L’aide extérieure peut favoriser cette insertion en aidant ces techniciens et les membres de leurs groupements à investir dans des activités rentables.

51Les formes d’amélioration des savoir-faire changent quant apparaissent les premières entreprises. Jusqu’alors les évaluations, formations et conseils pouvaient être homéopathiques et cependant se diffuser largement parmi les groupements. Quand les fonctions de création et de gestion d’entreprises apparaissent, il est nécessaire de concentrer des activités de conseil beaucoup plus denses sur les premières entreprises créées.

Effectuer avec les organisations de base des recherches appliquées

52Appuyer un processus d’auto-promotion suppose une bonne connaissance des dynamiques sociales de développement, ne serait-ce que pour définir des formes d’appui appropriées. Ce n’est pas en concentrant sur de courtes périodes avant l’action des moyens d’étude importants que l’on peut mener ces recherches, mais plutôt en finançant aussitôt que possible des démarches d’étude-formation-action d’accompagnement.

53Des recherches appliquées sur le plan social, économique et technique sont à mener sur une longue durée avec des paysans associés à des chercheurs. La collaboration entre chercheurs issus de l’université et innovateurs paysans autodidactes ne va pas de soi. Une forme de collaboration par l’insertion d’un observateur participant est probablement la moins mauvaise formule. Les problèmes de la propriété intellectuelle de ce qui sera publiée et de l’opportunité de publier ou de ne pas le faire sont loin d’être négligeables. Une autre façon de faire est de provoquer des échanges entre paysans-innovateurs pour faciliter les analyses comparées des méthodes et des résultats et provoquer la programmation d’expérimentations nouvelles.

Co-financer des activités

54Les financements extérieurs seront différents selon les étapes du processus :

• au départ, il est nécessaire que les organisations de base mobilisent leurs ressources propres ;

• c’est seulement en étape 2 qu’il sera utile de fournir non pas du financement par projet mais des co-financements par des fonds non affectés d’avance. La décision d’usage de ces fonds appartiendra aux organisations de base elles-mêmes. Le remboursement partiel d’une partie de ces fonds consacrés à des opérations rentables et réussies pourra venir renforcer les fonds propres de ces organisations ;

• ce n’est qu’en troisième étape qu’un co-financement négocié pour des programmes ou des projets ponctuels sera raisonnable car, à ce moment là, l’expérience acquise par les organisations de base sera effective et leur permettra une prévision d’objectifs et de moyens ;

• quand des entreprises à activités économiques rentables seront constituées, il sera nécessaire de freiner l’accès à l’aide par subvention. En même temps on pourra les aider grâce, par exemple, à l’apport de garanties leur permettant d’entrer en relation avec la banque, dans la mesure où, auparavant, elles auront fait un effort pour accumuler de l’épargne propre.

Co-financer des charges de fonctionnement

55Il semble peu indiqué de financer les charges de fonctionnement des organisations de base elles-mêmes. Par contre, dès l’étape 2, le financement d’une partie des frais de gestion des unions et des fédérations peut être utile. On veillera cependant à ce que ces financements ne constituent pas des rentes de situation pour les dirigeants. Ceux-ci ont intérêt, dans toute la mesure du possible, à échapper au statut de salariés de l’aide extérieure. Pour cela il sera parfois nécessaire de les aider à financer leurs propres exploitations (par exemple dans l’agriculture) afin qu’ils gagnent assez pour ne dépendre ni de l’aide, ni des apports des organisations de base.

56Deux principes pourraient guider le co-financement des charges de fonctionnement par les agences d’aide extérieure. D’une part, faire en sorte que le flux d’argent, même s’il est peu élevé, soit constant et durable ; un appui temporaire à certaines étapes seulement d’un processus ne peut que gâter ce processus sans le renforcer. D’autre part, faire en sorte que les changements des modes de financement soient l’occasion de ruptures nettes. En d’autres termes, ne pas faire durer un financement par fonds non affecté d’avance alors que le besoin et la capacité d’établir des programmes est acquise par une union de groupements ; de même effectuer une coupure nette entre l’étape des financements par l’aide et celle des financements bancaires. Ces ruptures sont particulièrement difficiles à mettre en œuvre pour deux raisons : la concurrence entre les agences d’aide et la co-existence, au sein d’une même union, de groupements ayant atteint des étapes différentes de leur maturité.

Différentes formes d’appui indirect

57Parmi tout ce qui peut être fait par une agence d’aide extérieure - sans intervenir directement auprès d’une organisation de base - quatre domaines semblent essentiels :

• susciter des processus d’auto-promotion ;

• renforcer les débats d’idées et les échanges d’expérience ;

• favoriser la vitalité des institutions d’appui déjà existantes et les synergies entre elles ;

• créer des modalités alternatives d’aide extérieure.

Susciter des processus d’auto-promotion

58Deux voies sont aujourd’hui utilisées pour tenter de susciter des processus d’auto-promotion : la voie externe (action de l’administration, des projets d’aide, des organisations non gouvernementales) et la voie interne (l’insertion d’innovateurs sociaux dans les villages et les quartiers).

59a) Susciter depuis l’extérieur ?

60» Comment faire dans ma commune ? » Cette interrogation du bourgmestre d’une commune rurale rwandaise pose une question qui ne concerne pas seulement l’administrateur local qu’il est, mais aussi les responsables de projets bilatéraux et d’organisations non gouvernementales étrangères. Ces trois acteurs sont - face à des paysans - dans des situations relativement identiques : ils détiennent la parole (ou l’argent ou le pouvoir) et veulent, comme l’administrateur : « que le développement change de camp, qu’il soit entre les mains des gens et non plus entre les mains de la commune ». Mais celui qui parle et décide aujourd’hui peut-il provoquer la prise de parole et de pouvoir de ceux qu’il commande ou de ceux qui sont les bénéficiaires de son aide ?

61Citons le dialogue d’un groupe de travail, au cours du séminaire de Bossey (1989) sur ce thème.

• « Si moi, bourgmestre, je parle d’auto-promotion les gens vont prendre cela pour une nouvelle consigne venant de l’autorité !

• « Dans une commune, il n’est pas évident pour un paysan de prendre la parole. D’autre part, il faudra trouver aussi un lieu pour cette parole. On peut penser au centre de formation. On voit lors de journées agricoles que la population peut s’y exprimer. Mais comment faire pour qu’ils expriment d’autres thèmes que ceux qui intéressent d’abord l’administration ? »

• « On peut effectivement réussir à partir d’une séance dite de formation si on arrive à la conduire comme « un moment où les gens cherchent ensemble ». Et non comme un moment où quelqu’un enseigne.

• « Si moi, bourgmestre, je vais dans une réunion, je parle. Toujours les gens applaudissent ! Je m’inquiète intérieurement : Ont-il compris ? Est-ce pour me plaire ? Alors je demande au conseiller du secteur de trouver des gens avec lesquels je puisse discuter en tête à tête. Je voudrais trouver des gens même parmi ceux qui ne veulent pas espacer leurs bananiers ! »

• « Camarade bourgmestre ! Penses-tu que tu pourras prêcher le mercredi l’auto-promotion et le jeudi aller chercher l’impôt sur la même colline avec tes policiers ? »

• « Faut-il susciter par les techniciens ou faut-il susciter par les paysans ? Ou faut-il susciter par des paysans aidés par quelqu’un qui facilite leur analyse ? »

• « C'est un point délicat car si un groupe de population, dans les collines, donne l’apparence de se constituer en mouvement qui voudrait avoir la main sur des domaines d’action jusque-là couverts par l’autorité, que va-t-il se passer ? L’autorité va se sentir dépouillée ; est-ce qu’elle voudra abandonner du pouvoir à ces groupements ? »

• « Pourtant désormais on parle partout de « moins d’Etat, mais mieux d’Etat ». Les autorités doivent comprendre que se démarquer d’un certain champ contrôlé par elles, ne va pas leur enlever le prestige, mais va leur permettre de mobiliser plus de forces allant vers le progrès et que tout cela pourra être mis à leur actif ».

• « Ne faut-il pas ne plus avoir envie de susciter mais d’abord vouloir apprendre des paysans ? »

• « Je reviens à ma commune, je vois qu’avec nos techniciens actuels cela n’est pas possible, et qu’avec les paysans seuls cela ne sera pas durable. Je vois aussi qu’en tant qu’autorité communale, je ne peux pas jouer le rôle de promoteur de l’auto-promotion. Il faut que je passe par une autre personne. Il faut que cet outre-là voit les problèmes du milieu, obtienne la confiance des gens, il faut donc qu’il soit de la région. Ou bien est-ce possible par quelqu’un qui viendrait de l’extérieur ? Moi, en tant qu’autorité, je pourrais alors l’appuyer ».

62b) Susciter de l’intérieur en épaulant les innovateurs ?

63Un ingénieur forestier constate ceci : « Dans mon pays en Afrique de l’Ouest, je vois l’échec de ce qui était organisé de l’extérieur par l’Etat. Je vois aussi que le gouvernement est plutôt favorable aux organisations paysannes et qu’il leur propose même de discuter. Mais il manque, dans les villages, l’intellectuel complice qui aiderait la population à analyser. Je doute que les gens s’organisent sans cet apport. Faut-il donc attendre que se crée lentement une dynamique propre paysanne ou bien faut-il, d’une façon ou d’une autre, la provoquer ? Mais est-ce possible à partir de mon bureau de fonctionnaire ? »

64A cette interrogation commence à faire écho des changements de carrière parmi les cadres africains. Ainsi cet administrateur africain qui anime un processus d’auto-promotion ; il est revenu dans sa région d’origine ; il y est légitime puisque sa famille est de là ; il est contrôlable par les autres. Mais en même temps, il a vécu à l’extérieur, il a fait ses études en ville, il a eu un statut de fonctionnaire, il connaît l’autre monde ; il peut négocier avec l’aide extérieure ; il a la compétence de la parole. Cet intellectuel complice est quelqu’un auquel les gens s’identifient. En contre-partie pour obtenir cette légitimité il a accepté de s’insérer durablement, de renoncer en partie à son identité. Il a accepté d’être dépendant de son milieu d’origine.

65On constate donc l’importance d’épauler des innovateurs qui connaissent à la fois la sphère des décisions de l’Etat et de l’étranger et la sphère des décisions locales. Même s’il n’est pas originaire du milieu cet innovateur est capable de reconnaître les valeurs de ce milieu et de négocier avec leurs responsables. On peut contribuer à susciter des processus d’auto-promotion en facilitant la réinsertion ou l’insertion dans des zones rurales de personnes assez imaginatives pour créer, assez endurantes pour réussir malgré les multiples obstacles et adversaires, assez entraînantes pour provoquer la convergence des pensées et des efforts.

Renforcer, sinon provoquer, les débats d’idées

66Un autre appui indirect consiste à financer la création et le fonctionnement de lieux d’échanges, de documentation et de confrontation où différents acteurs d’un développement plus endogène se rencontrent. L’efficience de cette forme d’appui dépend de la capacité des responsables de ces centres à quitter le domaine classique de la fabrication programmée de diplômés pour oser provoquer des débats, des analyses critiques et prospectives menées entre des acteurs que les institutions dominantes empêchent souvent de se rencontrer : responsables paysans et fonctionnaires d’autorité par exemple, mais aussi chercheurs et membres du clergé de toutes religions, etc. Financer les activités annexes de ces centres (ex. : publications, co-évaluations sur le terrain, recherches appliquées), et favoriser le jumelage entre institutions de ce type dans différents pays (dont ceux du Nord) contribueront à élargir l’effet de cette forme d’appui.

Favoriser la vitalité des institutions d’appui déjà existantes et les synergies entre elles

67Chaque agence d’aide extérieure s’est habituée à gérer sur le terrain un ensemble, souvent disparate, de fiefs étroitement délimités quant à leur contenu (le schéma du projet ou du programme) et quant au champ institutionnel (les bénéficiaires du projet). Il est nécessaire d’élargir cette approche en appuyant non pas des fiefs isolés mais un ensemble d’institutions articulées entre elles. Par exemple, relier le travail d’un service administratif avec les efforts d’une union locale d’organisations de base dans les domaines d’activités communs entre ces deux types d’institutions va demander à l’agence de financer, d’une façon coordonnée, un programme public et un appui institutionnel privé.

68Au fur et à mesure du développement du processus d’auto-promotion, de nouvelles institutions - d’appui technique ou d’apport de financement -deviennent nécessaires. Observer la vitalité institutionnelle locale et appuyer les occasions de synergie entre les divers acteurs privés et publics est une tâche ouverte à une agence d’aide à condition que ses représentants s’intéressent à d’autres acteurs que les seuls coopérants techniques et s’attachent à détecter les initiatives locales.

Créer des modalités alternatives d’aide extérieure

69C’est probablement au sein même du système d’aide que les obstacles à la naissance et au développement de processus d’auto-promotion sont, aujourd’hui, les plus contraignants. Les attitudes des fonctions publiques et les politiques des Etats du Sud nous semblent plus ouvertes (peut-être par nécessité eu égard à l’étroitesse croissante de leurs moyens) à ces dynamiques populaires que ne le sont celles des coopérants (ou des volontaires) et des agences d’aide (ou des ONG). L’aide reste centrée sur son apport propre. Au lieu d’être en état de réponse aux initiatives d’autrui, elle se voit comme créatrice d’initiative.

70C’est pourquoi un appui indirect majeur est, en premier lieu, à accomplir au sein des états-majors des agences et de leurs projets. Cet effort critique et inventif de nouvelles modalités d’appui peut être stimulée par deux voies. L’évaluation est l’une d’entre elles. Elle portera des fruits, y compris sur les présupposés et attitudes des coopérants, si elle mesure et juge non seulement les résultats à court et long terme des projets, mais aussi la pertinence des instruments de mise en œuvre et le choix des acteurs de l’aide. L’autre voie est celle de la confrontation directe entre les acteurs externes et les responsables d’organisations de base : l’écoute de ce qui est vécu par ces derniers est - en ce qui nous concerne -l’aiguillon de la remise en question des habitudes.