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Steppes d’Arabies

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Riccardo Bocco
, 
Ronald Jaubert
, 
Françoise Métral

Postface

Edgard Pisani

Texte intégral

1Ma première remarque à propos de cet ouvrage concerne l’extension du champ géographique auquel vous avez consacré votre effort. Vous vous êtes limités à ce point carrefour entre trois continents, l’extrême est de la Méditerranée, et vous avez pu tirer des conclusions, privilégier des orientations, préparer des travaux futurs. Mais il y a d’autres régions du monde, tout autour de la Méditerranée et dans le Monde Arabe, qui ressortent de disciplines ou d’analyses du même type. Il y a intérêt, à un moment donné, à ce que ceux qui se préoccupent de ces zones intermédiaires entre le désert et les zones d’agriculture sédentarisée se regroupent pour voir comment les problèmes peuvent être analysés. Je souhaite que vous ouvriez votre champ d’analyse sur l’ensemble des lieux semblables dans le Monde Arabe.

2Ma deuxième remarque est relative à l’existence à travers le monde de zones marginales en voie de dépérissement et pas seulement dans les régions steppiques : c’est vrai en France, en Italie, en Espagne, c’est vrai partout. Le monde a l’air obnubilé par son urbanisation et a tendance à oublier que le tissu fondamental, sur lequel se construit cette urbanisation, est le terroir qui lui est indispensable. Une urbanisation qui s’intègre dans l’ensemble de l’espace, pour l’irriguer et s’en nourrir en même temps, est une urbanisation vers laquelle il faut tendre, mais c’est une urbanisation que depuis quelques décennies nous avons complètement ignorée. Le problème que je pose me paraît de particulière importance en Méditerranée et en Afrique, compte tenu de l’explosion démographique, de la fragilité du milieu, et de l’épreuve à laquelle l’ensemble des territoires va être soumis. Lorsque l’on mesure, tout autour de la Méditerranée, les dégradations que la nature a subies au cours des récentes décennies, lorsque qu’on mesure le rythme considérable de l’accroissement de la population et la consommation d’espace surproportionnelle à la croissance de la population, on est frappé par les déséquilibres qui risquent de se produire. La steppe, zone intermédiaire entre le désert proprement dit et la zone de culture sédentaire, est une zone où s’arbitrera une très grande partie du destin de ces régions, par elles-mêmes difficiles et dont la question est de savoir si elles sont en dégradation continue ou si elles connaissent des cycles. C’est l’objet de ma troisième remarque.

3M’étant préoccupé, dans le passé, des problèmes du Sahara en particulier, je suis personnellement arrivé à la conviction que nous sommes entrés dans un nouveau moment, dans une nouvelle période, peut-être irréversible, de l’histoire de ces régions difficiles. Quand on considère l’histoire, on est frappé par l’existence de cycles, de longues périodes de sécheresse relative et d’autres périodes d’humidité relative, ces dernières permettant que se reconstitue ce couvert végétal sans lequel la vie finalement disparaît ou devient impossible. La question est de savoir si nous n’avons pas, nous humains, par notre nombre, par notre surexploitation, harassé à ce point le milieu naturel que le cycle qui a caractérisé l’histoire de l’espace fragile qui nous entoure ne soit pas un cycle descendant et si, en définitive, dans le futur, nous ne verrons pas un phénomène tel que les sommets d’humidité ne rejoindront jamais les sommets antérieurs. Est-ce que la surexploitation, la surcharge de ces espaces par l’homme, est-ce que la consommation de bois de feu dans certaines régions ne donnent pas à certains phénomènes un caractère irréversible ? Le débat est ouvert entre chercheurs. Je ne suis pas un chercheur et je ne prétends pas fonder mon sentiment sur les éléments scientifiques ; j’ai l’instinct profond, personnel, de ce que nous sommes en train de détruire ce que le temps ne reconstruira jamais tout à fait.

4Quatrième remarque : si nous devons nous engager dans un processus de sauvegarde ou de restauration de la steppe, il faut savoir que, dans la plupart des cas, les pays dans lesquels ces zones sensibles existent n’ont pas la capacité autonome de présider à leur reconstitution.

5Prenons n’importe lequel de ces pays et interrogeons-nous afin de savoir si une fois qu’il a versé ce qu’il faut payer pour la formation des hommes et leur santé, pour l’organisation de la ville, pour le développement économique, il a encore un sou, un penny, pour se préoccuper de ce qui est en train de mourir. Ce qui me frappe lorsque je regarde le Niger ou le sud de l’Algérie, en dépit de l’effort qui a été fait, c’est qu’en définitive ces zones sensibles, en voie d’évolution rapide et négative, ne peuvent pas constituer pour la plupart des pays une action prioritaire et que, dans ces conditions, le développement dont il est question ne peut pas ne pas être une ambition collective, je dirais presque une ambition de l’espèce. Je ne crois personnellement pas que, sauf exception, dans l’ensemble de ces zones difficiles à travers le monde, les pays aient la capacité propre de procéder à une renaissance, à un réaménagement. Dans ces conditions, le problème devra être posé de façon à savoir si les effets de l’écologie générale sur l’éco-système de notre planète et l’éco-système de certains continents ne nécessitent pas une intervention internationale d’une nature différente de celle qu’on a envisagée jusqu’ici. Pour prendre le Sahara, l’effort de reconquête représente 5 % de l’effort annuel de destruction par l’évolution naturelle des éléments. Ainsi donc, au-delà de la connaissance et de l’analyse des problèmes de développement, il faut voir à quelle échelle doit être envisagée une politique, si une politique doit être envisagée, et je crois qu’elle doit l’être.

6Parlons maintenant, et ce sera ma remarque suivante, des problèmes de développement. Grosso modo, vingt ou trente ans après la période où l’on a inventé, sinon le mot du moins le concept, on est frappé par l’échec global de l’entreprise. Ceux qui devaient se développer se sont développés. On peut citer le Sud-Est asiatique qui à certains égards est tout à fait exemplaire, à ceci près que l’exemple qu’il donne ne peut pas être suivi. Mais, partout ailleurs, et singulièrement dans les zones qui nous préoccupent, celles qui sont proches de l’Europe en particulier, nous assistons à l’accumulation de l’échec de la politique globale de développement. Le retard qui sépare le niveau des pays en voie de développement des autres pays du bassin méditerranéen ne fait que s’accroître, et nous avons constaté que les moyens financiers ne suffisent pas à compenser ce retard. Alors, que se passe-t-il ? Ce qui m’a intéressé, c’est ce qui a été dit des populations et du fait qu’elles étaient finalement moins fragiles que le milieu dans lequel elles vivaient. Je trouve cette expression, utilisée au détour d’une phrase, comme une des choses les plus intéressantes, les plus frappantes, les plus fortes de ce que j’ai entendu. En effet, culturellement, nous avons le sentiment que l’homme est fragile et que la nature est éternelle. Il se trouve que dans ces zones, la nature est plus fragile que ne le sont les sociétés humaines, et cela met en lumière un aspect majeur du développement, qui est l’aspect culturel. Et là je romprai des lances à perte de vue, sans limite de temps, contre ceux qui assimilent le développement à un phénomène essentiellement économique. Je constate que les pays riches ne se développent pas, que les pays qui ont du pétrole ou du cuivre n’ont pas connu l’envol qu’ils devaient connaître, faute d’avoir tenu compte des réalités sociales, humaines et historiques des populations. Le développement est essentiellement un phénomène culturel, essentiellement un phénomène humain. Et il n’y a donc pas de perspective possible au développement dans ces régions, qui ne prenne appui sur les sociétés elles-mêmes, qui ne transforme les sociétés elles-mêmes en acteurs de leur propre développement, à partir de ce qu’elles sont et non pas à partir de ce que nous ambitionnons d’en faire. Le mot de modestie est ici tout à fait à sa place. Ceux, qui de l’extérieur, interviennent pour favoriser ce que nous appelons le développement, doivent savoir faire preuve de modestie. Mais de là aussi part une autre conclusion : en définitive, le développement n’est pas un concept global. Il n’y a pas un développement comme il n’y a pas une steppe ; il y a des développements comme il y a des steppes. En définitive il faut analyser ce que représente chaque région, quels sont ses points faibles et quelles sont ses dynamiques possibles pour essayer de négocier, d’entrer en synergie avec ce qui existe, pour aller au-delà, en tenant compte de ce qui existe. Nous avons eu tendance à considérer le développement comme une discipline globale, capable d’une approche universelle, alors qu’il aurait fallu se rapprocher du terrain et considérer, au contraire, le développement comme une somme d’entreprises locales dont les acteurs principaux sont les populations elles-mêmes, auxquelles on peut apporter des éléments de complément, mais auxquelles on ne peut pas apporter la volonté de se développer ou suggérer les chemins de leur propre développement. Il y a à réinventer ce que nous croyions avoir découvert et qui est précisément cette évolution de concepts très globalisants et très économistes vers des concepts plus modestes et plus culturels.

7Le problème des relations de la société et des Etats a été également posé ; nous nous trouvons là au cœur d’une question difficile tout à fait essentielle. Je crois que l’on considérera dans le futur la période que nous vivons comme une période de remise en cause des inventions du xixe siècle, un temps dans lequel nous sommes obligés d’inventer une autre dialectique unité/diversité. Une des grandes inventions du xixe siècle, dans le champ qui est maintenant le mien, est l’Etat-nation, c’est-à-dire une homothétie parfaite entre l’institution et la réalité humaine, la société à laquelle cette institution s’applique. A partir de là nous avons fabriqué toute une fantasmagorie, toute une vision du monde dans laquelle ce dernier serait constitué par une somme d’Etats-nation, chaque Etat inspiré par la nation, la contrôlant et l’uniformisant selon ses propres lois. Nous avons constaté que le modèle a pu fonctionner. Il a fonctionné dans un pays comme la France de façon à peu près exemplaire. Il n’a pas fonctionné partout, loin s’en faut. En Union Soviétique, soixante-dix années d’un système pourtant centraliste et ultra jacobin ne sont pas arrivées à réduire les différences ; dans les nouveaux Etats de la région, on voit réémerger la diversité culturelle, surgir des situations, des revendications et des ambitions nouvelles. Parlant du Monde Arabe ou d’une partie du Monde Arabe où il y a une unité culturelle, une unité nationale d’une certaine façon, une unité de religion, une unité de langue et où il y a 20 Etats qui chacun légifère à sa manière, je n’ai pas pu m’empêcher de faire la comparaison. Et donc le jeu dialectique entre diversité culturelle et unité politique, ou au contraire entre unité culturelle et diversité politique, est tout à fait important ; dans la mise en place qui se fera inéluctablement dans les mois ou les années prochains, il est essentiel qu’on tienne compte de la situation, des situations dans leur immense diversité. Je suis très frappé par la concordance dans le temps entre les découvertes de la physique et les découvertes de la science politique. La physique est en train d’inventer un nouveau regard sur le monde, un regard où il y a un jeu dialectique entre ordre et désordre. La totalité de l’histoire des données de nature est un jeu difficile, un jeu alternant d’ordre et de désordre, et en fait la société humaine est tout à fait dans la même situation de revendiquer l’ordre parce qu’il consolide, parce qu’il permet la durée, et de revendiquer maintenant le désordre parce qu’il est créatif.

8J’en reviens à mon point de départ : le système urbain est en train de se mettre en place à travers le monde, dans nos régions en particulier, et les systèmes politiques qui ont tendance à se constituer vont être obsédés de leurs propres difficultés, de leurs propres nécessités immédiates, de leurs propres lois internes. Ils vont avoir tendance à négliger des zones marginales. Comment faire que la steppe, que ces zones marginales, que le monde rural en France soient pris en compte dans la problématique générale des sociétés modernes ? Je dis le monde rural en France. Quand j’ai été, il y a de cela, j’ose à peine le dire, trente ans, nommé Ministre de l’agriculture, il y avait 2 millions d’exploitations en France, 2’150’000 même. Il y en a moins d’un million maintenant et, sur ce million d’exploitations agricoles, 600’000 sont authentiquement productives, 400’000 sont actuellement occupées par des personnes âgées et dont on se demande si elles seront reprises. Quand on fait la carte de la France, on voit se dessiner sur le territoire des zones de haute productivité et des zones au contraire semi-désertiques, et la question est de savoir comment la vie s’y organisera, comment les populations y survivront, quelle nature de liens sociaux s’établiront, quel avenir se dessinera. J’incline à penser qu’entre ces zones fortes que constituent les villes, qui définiront les sociétés futures, et ce tissu interstitiel que constitue l’espace rural, un mode de coopération et de complémentarité doit être recherché car, sans un environnement vivant, les zones urbaines finiront par périr ou par s’étioler, ou par favoriser ce que j’ose à peine appeler une vie totalement artificielle. Et ce problème a une importance particulière dans la zone des steppes ou dans celle au sud de la région côtière du Maghreb, à l’est et à l’ouest du Nil. La question, au-delà de l’analyse scientifique que vous faites, est celle-ci : est-ce que la population mondiale en expansion démographique se concentrera de plus en plus sur un espace de plus en plus réduit, abandonnant le reste à on ne sait quelle évolution - car il est désormais impossible de la prévoir - ou est-ce que nous développerons un système fondé sur la connaissance, sur la coopération entre ceux qui savent, ceux qui agissent et ceux qui décident, pour retrouver un équilibre ? Est-ce que l’humanité, après avoir détruit une partie de son environnement et tout en continuant à émettre des éléments destructeurs, va se concentrer sur des espaces de plus en plus restreints et abandonner des zones entières, des zones immenses et sur lesquelles des populations demeureront pourtant qui attireront sur elles l’attention ?

9Pardonnez-moi d’avoir raisonné en homme politique mais c’est au fond ce que j’ai pris l’habitude d’être. Ma préoccupation est celle-là : comment à partir de ce que vous savez, qui est à la fois la dégradation, la fragilité, mais aussi la survie et l’exigence (dégradation et fragilité du milieu, survie et exigence des sociétés), les gestionnaires du monde - et quels sont-ils - vont-ils gérer un héritage et un avenir ?

Auteur

Président de l’Institut du Monde Arabe, 1 rue des Fossées St-Bernard, 75005 Paris (France)

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