Version classiqueVersion mobile

Steppes d’Arabies

 | 
Riccardo Bocco
, 
Ronald Jaubert
, 
Françoise Métral

Synthèses et perspectives pour la recherche

Développement durable et recherche appliquée

Ronald Jaubert

Texte intégral

1Une démographique galopante, un déficit agricole croissant, des problèmes techniques et politiques posés par la maîtrise de l’eau replacent les zones sèches au premier rang des priorités en ce qui concerne les stratégies de développement. Après avoir concentré leurs efforts sur les périmètres irrigués, les politiques agricoles ont depuis quelques années favorisé l’exploitation intensive des zones sèches. L’analyse de l’évolution récente met clairement en évidence le poids des contraintes macro-économiques qui sous-tendent les choix politiques. L’augmentation de la demande en viande, les difficultés économiques auxquelles sont confrontés des pays tels que la Syrie ou la Jordanie ont joué un rôle prépondérant dans l’adoption de stratégies à court terme. Elles s’apparentent à une fuite en avant dont on mesure mal les conséquences.

2Les politiques d’intensification de la production sont souvent présentées comme l’un des principaux obstacles à la mise en œuvre des propositions des programmes de recherche. Le besoin immédiat d’augmentation de la production alimentaire ne semble guère laisser de place aux préoccupations à plus long terme. Cependant, la situation semble évoluer : les autorités, qui ont longtemps ignoré ou nié les risques de dégradation des ressources, abordent désormais ces questions. Les propositions émanant des programmes de recherche peuvent-elles contribuer à la définition de nouvelles stratégies visant à préserver le potentiel productif des régions sèches ?

3Dans son analyse de la contribution de la recherche en matière de définition des politiques, David Nygaard souligne à juste titre l’insuffisance des efforts de communication des chercheurs. Trop souvent, leurs résultats sont ignorés des planificateurs et décideurs politiques. Afin d’être traduits en termes de plan d’action, ces résultats doivent être diffusés sous une forme utilisable. Mais les diverses propositions existantes, testées depuis plusieurs années, permettent-elles d’élaborer une stratégie ? Comme le démontre cet ouvrage, la réponse à cette question est difficile. Le croisement des expériences, les analyses de l’évolution récente du milieu et des systèmes de production laissent apparaître deux lacunes majeures qui renvoient aux objectifs et à l’organisation de la recherche.

Rythmes et ampleur des phénomènes de dégradation

4L’avenir des régions sèches est étroitement lié aux problèmes de la dégradation des sols et des zones de parcours. L’appauvrissement et la disparition fréquente de la végétation naturelle interviennent sur l’ensemble de l’Arabie et du Proche-Orient. Les symptômes d’une fragilisation des sols se font toujours plus nombreux. Cependant, il apparaît que tous ces phénomènes sont encore mal connus. Les mécanismes en œuvre, particulièrement en ce qui concerne l’évolution des sols mis en culture, le rythme de dégradation et son caractère plus ou moins réversible (possibilités de régénération de la végétation) sont autant de paramètres qui nous échappent. Ils sont déterminants tant en matière d’orientation des recherches que de définition de stratégies de développement et d’investissement.

5D’une façon générale, les causes et l’ampleur des phénomènes de dégradation des régions sèches font l’objet d’analyses - ou plus souvent d’interprétations - controversées, parfois au service d’une finalité politique. L’avance du sable engloutissant terres et villages, les sécheresses chassant les hommes sont des images que nous connaissons tous. En mettant en avant les causes physiques, celles-ci justifient les réponses techniques proposées dans la plupart des programmes de lutte contre la désertification. Mais force est de constater que ces derniers s’appuient souvent sur des hypothèses aux fondements scientifiques fragiles. L’hypothèse de la désertification, résultante de l’avancée des déserts, a donné naissance à la stratégie des barrages verts. Cette hypothèse, qui remonte au début des années vingt, n’a jusqu’ici pas été confirmée à une échelle significative, peut-être faute d’études suffisantes. Quoi qu’il en soit, elle a mobilisé des efforts considérables.

6Les situations auxquelles nous sommes confrontés présentent certaines analogies. Notre appréciation des phénomènes de dégradation des sols tels que l’érosion éolienne est fondée sur des observations ponctuelles. Certes, elles se sont multipliées au cours de ces dernières années, mais elles ne constituent pas pour autant une étude rigoureuse des phénomènes constatés. Faute d’une connaissance approfondie, l’orientation de la recherche et les programmes d’interventions reposent sur des appréciations souvent divergentes des problèmes et des remèdes suggérés. Selon certains, les cultures devraient être strictement interdites dans les régions dites de steppe. La réimplantation d’arbustes fourragers, aspect sur lequel se sont concentrés les efforts des programmes de recherches agronomiques menés dans la steppe, s’inscrit dans cette orientation. Une approche fondée sur la conservation des ressources vise à réintroduire une végétation proche de la flore naturelle.

7A l’opposé, les tenants d’une politique d’intensification de la production font valoir que les cultures ont été pratiquées dans les zones de steppes depuis les années 1950. Par ailleurs, les risques de dégradation, dénoncés depuis les années 1960, ne se sont pas traduits par une diminution de la production. Certes, ces arguments sont discutables, ces cultures existant depuis quelques décennies, mais à une échelle sans commune mesure avec celle que nous connaissons aujourd’hui. La production ovine s’est effectivement accrue grâce en grande partie à l’utilisation massive d’aliments concentrés se substituant aux pâturages.

8La régénération de la végétation naturelle est une option également discutable. La fragilisation des sols est-elle due à la disparition de la végétation naturelle ou aux techniques de travail ? Michael Jones n’exclut pas le maintien des cultures dans les zones de faible pluviométrie. Sa proposition, associant cultures et arbustes fourragers, semble plus adaptée aux caractéristiques actuelles des systèmes d’exploitation. Est-elle en mesure d’enrayer la dégradation des sols ? Seule une meilleure connaissance des potentialités productives et des conséquences des transformations récentes est susceptible de faire avancer le débat.

9Compte tenu des moyens mis en œuvre pour la recherche appliquée depuis une quinzaine d’années, le manque de connaissance des problèmes de dégradation peut paraître paradoxal. Les budgets annuels cumulés des centres internationaux - dont le domaine d’action couvre également l’Afrique du Nord — s’élève à environ trente millions de dollars. Le problème est moins lié aux moyens qu’aux objectifs et aux contraintes institutionnelles des centres de recherche. En effet, leur fonction est de proposer des améliorations techniques, et les moyens mis en œuvre ont été principalement, sinon exclusivement, concentrés sur cet objectif dont la réalisation conditionne le renouvellement de leurs financements.

10L’observation du milieu ne fait pas partie des prérogatives de ces centres. Ce constat ne fournit cependant qu’une explication partielle. Le fait que les risques de dégradation des ressources n’aient été que récemment pris en considération dans le cadre de l’ICARDA soulève le problème politique. Dans le cas de la Syrie par exemple, les atteintes possibles au milieu écologique ont été délibérément ignorées par les autorités. Une reconnaissance des risques réels ou supposés allait en effet à l’encontre de la politique d’intensification de la production. Le programme de recherche sur la fertilisation dans les zones de faible pluviométrie, cité en exemple dans l’analyse de David Nygaard, a été un succès parce qu’il s’inscrivait partiellement dans cette orientation politique. Une prise en compte des risques de dégradation aurait peut être relativisé l’intérêt des fertilisants, ces derniers risquant de favoriser le maintien ou l’extension de pratiques culturales dégradant les sols (voir la contribution de Michael Jones).

11Sur le plan macro-économique, le manque de connaissances quant aux phénomènes de dégradation des ressources et de leurs conséquences possibles est un handicap certain. A une époque de réduction des dépenses publiques, liée ou non aux politiques d’ajustement structurel, le niveau d’investissement que peuvent justifier les régions sèches est une question cruciale mais d’un abord difficile. Les méthodes classiques de planification et de comptabilité nationale ne tiennent pas compte des coûts environnementaux tels que la dégradation des sols ou de la végétation. D’un point de vue théorique, il est possible d’élargir les systèmes de comptabilité nationale afin d’intégrer ces coûts environnementaux qui seraient estimés en fonction des coûts de réhabilitation ou de la diminution des rendements à terme. En pratique, ils sont d’autant plus difficiles à évaluer que les phénomènes sont mal connus.

12La disparité entre les moyens alloués aux recherches techniques et ceux disponibles pour des recherches de “fonds” renvoie aux problèmes de dégradation des régions sèches tels qu’ils étaient perçus dans les années 1970. Même si la complexité des problèmes était reconnue, l’idée que les efforts devaient être concentrés sur le transfert de techniques ayant démontré leur efficacité en Australie ou aux Etats-Unis par exemple, restait largement dominante. Dans ses conclusions relatives à la désertification et à la lutte contre la sécheresse, la Conférence de Rio met nettement l’accent sur le besoin de renforcement des connaissances et de surveillance des zones menacées. Une telle prise de position a le mérite d’amener les bailleurs de fonds à reconsidérer leurs critères d’allocation de financement. Elle pourrait déboucher sur un renforcement des moyens en faveur des études de milieu, tant physique qu’humain, qui sont encore trop rares aujourd’hui. Comme le souligne David Nygaard, cela comporte le risque que l’institutionnalisation des problèmes de dégradation engendre un nouveau problème politique.

Les institutions et les règles régissant les échanges marchands et non marchands

13La capacité de la recherche à contribuer à la définition de stratégies appropriées dépend en partie de la pertinence des domaines d’investigation choisis et de ses objectifs. Dans les programmes de recherche et les projets d’amélioration, les régions sèches sont souvent considérées comme des entités définies en fonction de leur caractéristiques climatiques. Le Proche-Orient n’y fait pas exception ; les programmes d’amélioration des steppes, soutenus par la FAO ou la Banque mondiale, sont principalement axés sur ce domaine agro-écologique. Dans le même ordre d’idée, le mandat de l’ICARDA - qui est actuellement réexaminé et sera vraisemblablement élargi – se limite à l’agriculture pluviale des régions dont la pluviométrie annuelle est comprise entre 600 et 200 mm. Il exclut en conséquence les steppes et les périmètres irrigués.

14Ces définitions de domaines d’action isolent et segmentent les régions sèches, faisant ainsi abstraction des relations d’échanges et de complémentarités auxquelles plusieurs contributions font référence. Les régions sèches ne sont pas et n’ont jamais été isolées. Historiquement, elles étaient un lieu de passage entre l’Asie et l’Occident. Par ailleurs, les nomades ont toujours entretenu des relations d’échanges - parfois conflictuelles - avec les populations rurales et urbaines. L’adaptation des bédouins aux profonds changements auxquels ils ont été soumis se traduit par un bouleversement des relations d’échanges et une intégration croissante dans l’économie de marché (voir l’étude de Timothy Treacher). L’analyse de ces relations d’échanges et de complémentarités revêt une importance particulière ; elles sont en effet au centre du problème et conditionnent en grande partie l’avenir des régions sèches et les possibilités de préservation des ressources. L’utilisation des zones sèches s’inscrit dans un ensemble complexe d’échanges marchands et non marchands. L’intensification de l’élevage ovin et les risques de dégradation qui en résultent sont liés à l’intégration de l’élevage dans l’économie de marché. Mais c’est également parce qu’ils sont insérés dans un réseau d’échanges que les agro-pasteurs peuvent faire face aux effets des sécheresses ou du moins les atténuer.

15Il est impossible d’analyser l’évolution récente sans tenir compte des échanges. Il en est de même en ce qui concerne les perspectives d’avenir et les possibilités de préservation des ressources. Le domaine d’investigation ne peut être restreint aux seules régions sèches et a fortiori aux zones de cultures ou aux terrains de parcours comme c’est encore le cas. Il est nécessaire d’y inclure les périmètres irrigués, les régions côtières ainsi que les marchés du mouton, des aliments et des capitaux, afin d’englober l’ensemble des ressources liées entre elles au sein des systèmes de production.

16Cette approche soulève cependant la question de l’objectif de la recherche. Le problème auquel elle doit faire face n’est pas de préserver les régions sèches en tant que telles mais d’optimiser l’exploitation d’un ensemble de ressources les incluant. Cet objectif peut être atteint en exploitant au mieux les complémentarités régionales – actuelles et potentielles – et la mobilité des troupeaux. Une telle approche modifie sensiblement les perspectives et il est probable que les solutions se situent en partie dans les zones irriguées, dans les régions côtières et dans les marchés.

17Enfin, l’exploitation des complémentarités soulève la question de l’organisation économique et sociale de la production. Quelles sont les ressources exploitées ? Quel est aujourd’hui le poids des tribus dans l’organisation de la production ? Quelles sont les institutions et les règles régissant les échanges et la production ? Ces questions restent en partie inexplorées. Avec l’évaluation des phénomènes de dégradation, elles constituent une priorité en matière de recherche.

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Cette publication numérique est issue d’un traitement automatique par reconnaissance optique de caractères.
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search