Sédentarisation des bédouins et construction de l’état au Kuwait
p. 147-158
Texte intégral
1Cette étude analyse les représentations de l’idéologie tribale bédouine, ainsi que son utilisation et sa manipulation durant le processus de sédentarisation des bédouins accompagné de leur intégration au sein de l’Etat kuwaitien. Elle couvre la période entre les années 1950 et l’été 1990, avant l’annexion iraqienne du Kuwait et l’intervention des forces alliées. La sédentarisation a permis de satisfaire aussi bien les exigences politiques et socio-économiques des bédouins que celles des émirs au pouvoir ; ces derniers ont canalisé ce processus comme un facteur important dans la stratégie de formation de l’Etat.
2Au Kuwait, la découverte du pétrole a progressivement engendré de nouvelles réalités politiques, sociales et culturelles. Ce processus de transformation, bien que nouveau, ne s’est pas produit sans subir d’importantes influences des traditions existantes avant l’ère pétrolière. En effet, ces dernières ont non seulement agi comme le filtre à travers lequel la nouvelle situation a été interprétée, mais l’ancienne structure sociale a aussi constitué le “ciment” permettant d’intégrer les différents éléments de la réalité nouvelle.
3Ce que, faute d’une terminologie plus appropriée, nous appelons “idéologie arabe tribale”, est le facteur qui a permis la création et le fonctionnement de l’ancien Emirat du Kuwait. Cette idéologie a été utilisée pendant la période qui a suivi la découverte du pétrole dans le processus de consolidation de l’Etat. Elle fait partie de l’héritage arabe et son origine remonte à la période pré-islamique. L’historien iraqien Saleh Ahmad al ‘Ali (1953) décrit le fonctionnement de cette idéologie, après la conquête arabo-islamique (fin du viie siècle), à l’époque de la sédentarisation des tribus dans la nouvelle ville de Basra. Le principe du diwan al ‘ata’ adopté à l’époque ressemble à celui de “l’Etat-providence” du Kuwait moderne qui, jusqu’à son invasion en 1990, utilisait l’idéologie tribale tant sur le plan culturel qu’économique et politique. Comme toute idéologie, elle a été interprétée et utilisée par chaque groupe, classe sociale ou communauté, selon ses propres perceptions. Pour atteindre ses objectifs en utilisant la manipulation des perceptions et des actions des différents groupes sociaux, l’élite au pouvoir a essayé d’intégrer ces groupes dans une structure en apparence uniforme, favorisant un sentiment d’unité nationale et facilitant l’hégémonie des factions dominantes (Davis, 1991 ; Davis et Gavrielides, 1991).
Idéologie tribale et rente pétrolière
4Les mythes fondateurs de la cité-Etat du Kuwait, contenus dans les chroniques locales, adoptés par les historiens du régime et intégrés dans les publications officielles de l’Etat, sont riches en symboles tribaux (Al Rashid, 1963 ; Al Qana’i, 1968 ; Abu-Hakima, 1967 ; Scarce, 1985). Ces symboles intègrent les principes de descendance patrilinéaire, de résidence patrilocale et d’autorité patriarcale comme base de l’organisation socio-politique et économique (Al Falah, 1988). Organisée de façon tribale, la ville était gouvernée par la famille des al Sabah appartenant à l’ancienne et puissante tribu des Anazah. Les mythes fondateurs postulaient l’existence d’un “contrat social” qui donnait aux al Sabah la prééminence politique et répartissait entre les autres groupes tribaux les secteurs du commerce et de la navigation (Crystal, 1990 : 18-20). Les al Sabah assuraient la protection de la ciré-Erar en utilisant leurs réseaux avec les tribus bédouines, dont les membres sédentarisés (‘arab dar) étaient recrutés comme guerriers (fidawiya) et gardes du corps. Le principe de descendance patrilinéaire a permis la constitution de groupes sociaux de descendance commune (clans et tribus), parmi lesquels l’on pouvait distinguer des lignages “nobles” (asîl) et “non nobles” en fonction de la “pureté” de leurs origines. Une descendance tribale noble plaçait le groupe tribal au sommet de la hiérarchie sociale et l’endogamie était le mécanisme qui permettait le maintien de cette différenciation sociale. Les traits politiques de la supériorité tribale se caractérisaient par le pouvoir militaire et la possibilité d’offrir une protection aux tribus moins influentes. Sur le plan économique, les signes de noblesse étaient constitués, entre autres, par l’appartenance à une tribu chamelière, ce qui impliquait le dédain du travail manuel (hurfa), y compris l’agriculture.
5Le patronage social fondé sur les principes tribaux était la base d’une hiérarchie complexe de relations sociales aussi bien entre les membres des tribus résidant en ville et celles du désert qu’entre les Arabes des tribus et ceux n’y appartenant pas, ainsi qu’avec les étrangers vivant en ville et appelés ‘Ajâm. Les groupes tribaux nobles étaient constitués de commerçants et de guerriers, parfois de pêcheurs de perles. Les autres groupes non nobles, les hawla (Dessouki, 1991), étaient composés de forgerons, de chasseurs et de chercheurs d’eau comme les Suluba et les Rashayda, ainsi que les ‘Ajâm qui exécutaient les travaux manuels, y compris l’agriculture.
6Du fait que, dans l’idéologie tribale, le travail manuel était considéré comme un signe d’infériorité sociale, les hawla et les ‘Ajâm exécutaient les travaux réputés non nobles. Les ‘Ajâm comprenaient des Perses, des Baloutches, des Indiens et des Pakistanais ainsi qu’un nombre restreint d’Arméniens, de Grecs et de Juifs. Toutefois, certains membres de ces groupes étaient d’importants commerçants ou des capitaines de bateaux.
7Avant l’ère pétrolière, plusieurs Kuwaitiens possédaient des esclaves, ces derniers représentant pour leurs propriétaires un symbole de richesse et de statut économique élevé. Les esclaves de sexe masculin étaient employés comme soldats, gardes du corps ou domestiques, parfois comme cultivateurs. Les esclaves de sexe féminin étaient nourrices, domestiques ou concubines (Dickson, 1949 ; Hamza, 1933 ; Mahgoub, 1977 ; Sweet, 1965 ; Cole, 1975 ; Al Falah, 1988 ; Crystal, 1990).
8Dans la cité-Etat, chacun devait fidélité et obéissance aux al Sabah. D’après la tradition tribale, on dénommait cette relation mu’azib (litt. “hôte”) ; elle impliquait une relation de clientèle selon laquelle les personnes n’appartenant pas à une tribu devaient être rattachées à un segment de la structure tribale afin de pouvoir s’intégrer au système. Le patron-protecteur devenait ainsi le responsable “légal” de ses clients-protégés dans toute situation de conflit impliquant d’autres groupes tribaux.
9Ce modèle de structure sociale a subsisté au Kuwait malgré les énormes changements occasionnés par la découverte du pétrole. L’idéologie tribale a fourni le canevas et la logique symbolique pour l’intégration de l’important flux de main-d'œuvre étrangère immigrée, arabe et non arabe. En outre, cette idéologie a également permis l’établissement au Kuwait de nombreux membres de tribus d’origine bédouine comme clients des al Sabah.
10Après la découverte du pétrole, les al Sabah sont parvenus, sous une apparence moderne, à maintenir la structure et l’idéologie tribale dans la réorganisation du système socio-politique kuwaitien. Ainsi, alors que pour certains intellectuels le système kuwaitien était fondé sur la discrimination et la ségrégation (Hill, 1973), pour d’autres il représentait le parfait exemple d’Etat-providence moderne (Hijazi, 1964).
11Le contrôle de la richesse pétrolière a permis aux al Sabah d’ajouter un considérable atout économique à leur traditionnel rôle politico-militaire. En effet, chaque membre de la famille princière reçoit des salaires mensuels de la Trésorerie d’Etat. Par le procédé dénommé tathmin, les al Sabah ont transformé leurs droits de propriété sur les biens immobiliers de la ville en une immense richesse. Comme des rues et des immeubles administratifs modernes devaient être construits dans la vieille ville, propriété des al Sabah, ces derniers reçurent des compensations très généreuses lorsque les bâtisses de la vieille ville furent démolies. De plus, les membres de la famille des al Sabah revendiquèrent des droits de propriété sur de larges étendues de désert près de la capitale, ce qui leur permit de réaliser de gros bénéfices au moment des transactions immobilières pour l’extension du périmètre de la ville.
12Les al Sabah, appelés au Kuwait “les Cheikhs”, construisirent aussi des immeubles résidentiels dans les zones réservées aux expatriés. Leur location généra d’énormes profits puisqu’au Kuwait les étrangers ne sont pas autorisés à être propriétaires. Les Cheikhs investirent également dans le commerce en s’associant discrètement avec des commerçants ‘Ajâm ou avec des Palestiniens, voire d’autres Arabes.
13Afin de pallier le mécontentement des commerçants traditionnels d’origine tribale qui voyaient leur champ d’action empiété par les al Sabah, ces derniers leur cédèrent une partie des contrats gouvernementaux et leur accordèrent une possibilité limitée de participer au processus de prise de décision en créant un Parlement (Gavrielides, 1987 ; Crystal, 1990).
14Les al Sabah autorisèrent les Arabes d’origine non tribale, tels les Palestiniens, à vivre et à travailler au Kuwait. Par la suite, ce droit fut étendu aux étrangers non arabes, tels les Indiens et les Pakistanais. Au Kuwait, toutes ces communautés vivaient sous le patronage des al Sabah. Dans certains cas, des citoyens kuwaitiens furent autorisés à être kafîl (sponsor et garant légal) de travailleurs étrangers. Ce droit était perçu par les Kuwaitiens de statut social inférieur comme un signe de mobilité sociale car, selon l’idéologie tribale, ils pouvaient ainsi bénéficier du statut de “patrons”. La plupart des expatriés était employée par le gouvernement et se trouvait, de ce fait, sous le patronage des al Sabah. Comme tous les travaux manuels, y compris la majorité des tâches techniques et administratives, étaient accomplis par des expatriés, les al Sabah purent sauvegarder chaque secteur de l’économie de l’emprise d’un quelconque groupe national.
15Jusqu’à récemment, une “division ethnique du travail” prévalait, semblable à celle décrite par l’ouvrage classique de Coon (1953). Les Indiennes chrétiennes de Goa étaient employées comme domestiques et gouvernantes, les Baloutches comme gardiens de maisons habitées par des Kuwaitiens et les Egyptiens de Saïd comme gardiens d’immeubles loués à des étrangers. Les Nubiens étaient généralement des cuisiniers. Les professeurs égyptiens enseignaient la religion, les sciences sociales et les lettres, alors que les professeurs palestiniens étaient nombreux dans les sciences naturelles et l’anglais. Les Syriens du Hawrân étaient employés dans les ateliers de réparation de pneus, alors que les Arméniens d’Alep, à l’origine des chaudronniers, constituaient la majorité des mécaniciens automobile. Les Sikhs d’Inde géraient les magasins de pièces détachées et les Palestiniens étaient souvent des managers ou employés dans les administrations publiques et les entreprises privées. Les Arabes d’Iran étaient engagés comme ouvriers du bâtiment, les Omanais comme coursiers, les Yéménites de Mahra comme petits commerçants et les Egyptiens de statut social inférieur comme éboueurs.
16Le travail manuel étant déprécié dans l’idéologie tribale, les Kuwaitiens considéraient la richesse pétrolière comme un moyen permettant de réserver les travaux dégradants aux étrangers. Les groupes non nobles, tels les sunna’, les Suluba et les Rashayda qui, avant la découverte du pétrole, exécutaient les travaux manuels, avaient le sentiment de bénéficier d’une certaine mobilité sociale dont ils étaient redevables aux al Sabah, leurs patrons.
Sédentarisation bédouine au Kuwait
17C’est dans ce système social et idéologique qu’a eu lieu la sédentarisation des tribus bédouines au Kuwait. Dans la perspective des al Sabah, la sédentarisation des bédouins était nécessaire pour contrebalancer, d’une part, les Palestiniens et les étrangers non arabes et, d’autre part, les commerçants et les autres Kuwaitiens qui avaient acquis le droit de vote et de représentation au Parlement. Ainsi les raisons de la sédentarisation des bédouins au Kuwait furent-elles économiques et politiques à la fois.
18Des tribus du Najd, d’Arabie de l’est, d’Iraq, de Syrie et, dans une moindre mesure, de Jordanie, s’établirent au Kuwait. Les bédouins établirent tout d’abord leurs campements à la périphérie de la ville, comme ils le faisaient dans le passé lorsqu’ils y venaient pour faire du commerce. Petit à petit, ces campements devinrent des bidonvilles, connus localement sous le nom de ‘ashîsh. Certains membres des dites tribus obtinrent la nationalité (jinsiya) kuwaitienne, ainsi que des maisons situées dans des lotissements spécialement réservés. Ils furent encouragés à demander des prêts garantis par le gouvernement auprès des banques, ceci afin d’acheter des terrains aux al Sabah et d’y construire des immeubles locatifs. Ces derniers étaient conçus pour “encercler” le quartier commerçant de Kay-fan, le quartier palestinien de Hawalli et celui de Sharq, habité en majorité par des Chiites. Le système de ségrégation spatiale fut également arrangé en fonction de la désignation des bureaux de vote prévus par la loi électorale. Celle-ci favorisait la surreprésentation des bédouins au Parlement, au détriment notamment des commerçants (Gavrielides, 1987).
19Plusieurs membres des tribus susmentionnées furent également engagés comme policiers et gardes du corps, remplaçant ainsi les anciens fidawiya. En outre, de nombreux bédouins devinrent chauffeurs de taxi, puisqu’il fut décidé de leur réserver en exclusivité le monopole de l’obtention des licences. Comme tout citoyen kuwaitien, les bédouins purent aussi avoir accès gratuitement à un grand nombre de services, dont la santé et l’enseignement, y compris la possibilité de bénéficier de bourses d’études pour l’étranger. Grâce aux études, plusieurs purent ainsi obtenir des postes de cadres au sein de différentes administrations.
20Encouragés à s’établir au Kuwait dans le but d’augmenter la population indigène, “menacée” par la présence massive d’expatriés, les bédouins étaient conscients des motifs que cachait l’attitude des al Sabah. La raison principale de leur sédentarisation ne fut pas l’attrait du partage de la richesse pétrolière. La découverte du pétrole coïncida avec la période de déclin des bases économiques traditionnelles du nomadisme pastoral, à savoir le commerce et le transport caravanier. Les bédouins vinrent au Kuwait par vagues successives, s’établissant comme de coutume à la périphérie de la ville et sollicitant l’hospitalité des membres sédentarisés de leurs tribus (‘arab dar).
21Les al Sabah ont toujours entretenu des relations avec les tribus du désert par le recrutement de fidawiya et à travers les mariages. En effet, la famille princière fait non seulement partie de la tribu des ‘Anazah, mais elle est également affiliée à d’autres tribus importantes, tels les ‘Ajmân, “oncles maternels” (akhwal) des al Sabah. L’Emir actuel du Kuwait se serait marié plus de cent trente fois depuis 1978 avec des femmes de tribus nobles. Ainsi, lorsque les bédouins vinrent au Kuwait, ils le firent en tant “qu’invités” des membres de leur tribu. Les al Sabah étaient leur mu’azib, leur offraient l’hospitalité, partageant avec eux une partie de leur richesse. Le fait d’être accueillis, employés et payés par les al Sabah était perçu comme une partie intégrante des droits et des obligations régissant les relations intertribales. La richesse pétrolière était en quelque sorte considérée comme un “butin” qui devait être redistribué par le chef de tribu. En outre, l’accès à la richesse des Cheikhs était considéré comme un signe honorifique qui démontrait l’origine noble des tribus, ce sentiment étant confirmé par le fait que les Cheikhs exigeaient en retour la loyauté des bédouins. De plus, les “emplois” pour lesquels les bédouins furent engagés devaient simplement servir à justifier la redistribution de la richesse à l’intérieur d’un Etat moderne. Ces types d’emploi étaient en harmonie avec l’idéologie tribale qui déprécie le travail manuel. Les bédouins furent principalement engagés comme gardiens et soldats pour les Cheikhs, ce qui coïncidait parfaitement avec l’image des guerriers des tribus asîl. Enfin, ils furent autorisés à faire du commerce, occupation considérée “noble”.
22Les motifs purement utilitaires de l’installation des bédouins au Kuwait ressortent aussi du fait que plusieurs d’entre eux étaient également citoyens d’Arabie Saoudite, de Bahrain et de Qatar. Par exemple, un fauconnier du roi d’Arabie Saoudite, membre de la tribu des ‘Ajmân, vivait avec ses frères au Kuwait et travaillait comme “pendulaire” en Arabie Saoudite. Un membre d’une des tribus les plus importantes de la région étudiait aux Etats-Unis, alors que ses parents vivaient en Iraq ; il avait obtenu trois bourses d’études en tant que citoyen de trois Etats du Golfe : l’Arabie Saoudite, le Qatar et le Kuwait. Relevons qu’il possède également un passeport iraqien.
Basra-Kuwait : reproduction du modèle tribal ?
23Un parallèle intéressant peut être établi entre le phénomène de sédentarisation des bédouins au Kuwait au xxe siècle et celui qui s’était produit dans la ville de Basra dans la dernière partie du viie siècle. L’idéologie tribale, élément commun aux deux processus, a engendré des conditions structurelles similaires. L’historien iraqien Saleh al ‘Ali (1953) a décrit l’organisation sociale et économique de Basra au premier siècle de l’Ere islamique.
24Des tribus bédouines en provenance d’Arabie de l’est s’installèrent à Basra, une ville-garnison (misr) nouvellement fondée. Ces tribus étaient composées de guerriers ayant pris part à la conquête arabo-islamique. En tant que tels, ils étaient directement intégrés dans le diwan al ‘ata’, ce qui signifie qu’ils percevaient annuellement du gouvernement une somme d’argent en échange des services rendus en tant que guerriers. En plus de ce salaire, ils avaient droit à des attributions annuelles de blé ainsi qu’à des prêts du bayt al mal jouissant d’une durée indéfinie de remboursement. Le calife Omar avait mis en place cette structure afin d’encourager la sédentarisation des bédouins à Basra. Ce furent en tout quarante clans qui s’installèrent ; durant le règne de ‘Ali, 60’000 bédouins furent enregistrés dans le diwan. Le gouvernement désignait pour chaque clan un ‘arîf (préfet) à qui il payait une somme annuelle de 100’000 dirhams en argent, redistribuant ce dernier aux membres du clan. Le fait d’être enregistré dans le diwan al ‘ata’ était perçu comme un honneur et comme un symbole de haut rang. Les bédouins non asîl n’y figuraient pas. Leur statut était équivalent à celui des bédouins du Kuwait contemporain auxquels on ne reconnaît pas le droit à la citoyenneté et aux bénéfices que cela implique. On les nommait bidûn qui signifie “sans”. Le fait de recevoir la ‘ata’ était un honneur (sharaf) et non de la charité (ma’una). Par ailleurs, ces bédouins étaient les seuls autorisés à monter une race spéciale de chevaux connue sous le nom de al baradhin.
25Tous les fonctionnaires importants de la ville de Basra, ainsi que les grands commerçants, étaient d’origine tribale. Ces derniers fournissaient et équipaient les armées, et ils avaient obtenu les contrats pour la construction de la nouvelle ville, y compris les immeubles administratifs, les canaux et les ponts.
26En ville, le travail manuel était exécuté pat les ‘Ajâm, paysans pour la plupart et issus des populations conquises, qui avaient émigré vers la ville après les guerres de conquête, attirés par la possibilité d’y trouver un emploi. Aucun ‘Ajâm n’était autorisé à être enregistré dans le diwan al ‘ata’. Ils devaient être rattachés à des groupes tribaux en tant que mawali (clients) afin de bénéficier d’une reconnaissance au sein de la structure sociale tribale. Chaque mawla devait porter un wasm (marque), un tatouage sur le cou ou sur le poignet, ou alors un bracelet en métal (tawq) muni d’un sceau représentant son statut. En plus du travail manuel, les mawali étaient également employés comme experts dans l’administration, le commerce, les travaux d’ingénierie, la médecine et la finance. Ils étaient également percepteurs d’impôts (dahaqin). Une division ethnique du travail se développa entre les mawali : les Perses, les Indiens, les Juifs et les Chrétiens étaient banquiers ; les bouchers étaient des Juifs, les vendeurs étaient des Maji et les pharmaciens des Chrétiens.
27Les esclaves faisaient également partie de la structure sociale de Basra. Capturés pendant la conquête, ils appartenaient pour la plupart aux bédouins asîl. Les esclaves exécutaient les mêmes tâches que les ‘Ajâm. Leur nombre connut une diminution importante après la décision du calife Omar d’affranchir tous les esclaves arabes ou musulmans qui ne désiraient plus être rattachés à leur maître. De nombreux esclaves étaient soldats aux côtés de leur maître. Les types de relations entre maître et esclave, de même que le travail que ce dernier devait effectuer, étaient régis par un système fort complexe. La pratique la plus répandue était celle du al-ma’dhun qui consistait à garantir à l’esclave le droit de travailler librement tout en donnant à son maître une partie de son salaire. J. Crystal a fait état de l’existence d’une pratique similaire encore en vigueur actuellement au Qatar (1990).
28Au risque de nous engager sur une voie réductionniste, nous ne pouvons résister à la tentation de comparer le Kuwait moderne à la ville de Basra du viie siècle. Basra comme Kuwait ont connu des transformations économiques, politiques et sociales soudaines, résultant de l’afflux de richesse. Dans les deux cas, cette richesse n’a pas été la conséquence d’un mode d’organisation et de production local. En effet, les habitants des deux villes n’ont pas directement engagé leur force de travail ou leur capital pour produire ou extraire cette richesse. Dans le cas du Kuwait, elle provenait des revenus pétroliers, obtenus grâce à un procédé de production totalement étranger à la société locale. Dans le cas de Basra, la richesse provenait du butin de guerre et de la taxe kharaj. Du point de vue de l’idéologie tribale, ces deux sources inattendues de richesse étaient considérées comme ghanima, c’est-à-dire que, selon la tradition tribale, elles devaient être distribuées par les chefs aux membres de leurs tribus. Etre membre d’un groupe autorisé à recevoir la richesse impliquait l’appartenance à une élite, à un groupe asîl. Recevoir une partie du butin était par conséquent un acte honorifique.
29Une autre similitude entre Basra et Kuwait réside dans le fait que les groupes tribaux recevaient de la Trésorerie non seulement des appointements mais aussi des “prêts” et des dons. Ils pouvaient également profiter de traitements préférentiels tels que l’accès à des emplois au sein de l’appareil gouvernemental ou dans le domaine commercial, fonction honorable et considérée comme méritoire, une sunna. Un certain nombre d’Arabes à Basra n’étaient pas autorisés à recevoir la ‘ata’ ; ils étaient de ce fait considérés comme inférieurs et engagés pour les travaux manuels. Cette situation était également vécue par les Arabes kuwaitiens dénommés bidûn (sans citoyenneté), considérés comme des citoyens inférieurs. Dans les deux cas, l’Etat décidait de l’appartenance des individus à une tribu, et l’endogamie était utilisée pour maintenir la “pureté du sang” des membres à l’intérieur d’une tribu.
30Les travaux domestiques ainsi que les emplois qui demandaient des compétences techniques étaient exécutés, au Kuwait comme à Basra, par des expatriés. Les expatriés du Kuwait moderne n’étaient pas marqués à l’aide de colliers ou de tatouages mais ils étaient reconnaissables par les Kuwaitiens puisque aucun d’entre eux n’avait le droit de porter l’habit kuwaitien, la longue robe blanche (dishdasha) et la coiffure typique (ghurta wa ‘agal). L’habit blanc ne représente pas seulement l’uniforme local, il signifie également que la personne qui le porte ne peut exécuter des tâches manuelles. Lorsque la construction de Basra fut terminée et qu’il y eut un surplus de travailleurs expatriés, le gouverneur al Hajjaj ordonna l’expulsion des ‘Ajâm de Basra. Cela signifiait que ces personnes n’avaient aucun droit de résidence. Des expulsions similaires ont eu lieu dans le Kuwait contemporain.
31En résumé, l’idéologie tribale sur laquelle reposent la société kuwaitienne et la légitimité de l’Etat peut se retrouver dans le cas de la ville de Basra qui a connu au viie siècle des circonstances structurelles comparables. La situation économique était similaire : dans les deux cas, la richesse provient de la distribution du trésor de l’Etat.
Bibliographie
Des DOI sont automatiquement ajoutés aux références bibliographiques par Bilbo, l’outil d’annotation bibliographique d’OpenEdition. Ces références bibliographiques peuvent être téléchargées dans les formats APA, Chicago et MLA.
Format
- APA
- Chicago
- MLA
ABU HAKIMA, M. A.
1967 Tarikh al-Kuwayt, Kuwait, Government Press.
AL ‘ALI, S.A.
1953 Al tandhimat al ‘ijtima’iya wa-l-iqtisadiya fi-l-Basra fi-l-qarn al-awal al-hijri, Beirut, Dar al-Tali’a.
AL FALAH, N.
1988 “Al taghayur al ‘ijtima’i fi-l-duwal al muntija li-l-naft (mujtama’ al Kuwayt)”, Annals of the Faculty of Arts, vol. 11 (57), Kuwait, Kuwait University.
AL QANA’I, Y.
1968 Safahat min tarikh al Kuwayt, Kuwait, Government Press.
AL RASHID, Y.
1963 Al Kuwayt fi mizan al-baqiqa wa-l-tarikh, Kuwait.
COLE, D.P.
1975 Nomads of the Nomads, Chicago, Aldine.
COON, C.
1953 Caravan. The story of the Middle East, New York, Holt, Rinehart & Winston.
CRYSTAL, J.
1990 Oil and politics in the Gulf. Rulers and merchants in Kuwait and Qatar, Cambridge, Cambridge University Press.
DAVIS, E. & GAVRIELIDES, N. (eds.)
1991 “Statecraft, historical memory and popular culture in Iraq and Kuwait”, Statecraft in the Middle East. Oil, historical memory and popular culture, Miami, International University Press, pp. 116-148.
DAVIS, E.
1991 “Theorizing statecraft and social change in Arab oil producing countries”, in E. Davis & N. Gavrielides (eds.), Statecraft in the Middle East. Oil, historical memory and popular culture, Miami, International University Press, pp. 1-35.
DICKSON, H.R.P.
1949 The Arab of the Desert, London, Allen and Urwin.
DESSOUKI, A.,
1991 “Social and political dimensions of the historiography of the Arab Gulf”, in E. Davis & N. Gavrielides (eds.), Statecraft in the Middle East. Oil, historical memory and popular culture, Miami, International University Press, pp. 92-115.
GAVRIELIDES, N.
1987 “Tribal democracy: Anatomy of parliamentary elections in Kuwait”, in L. Layne (ed.), Elections in the Middle East, Boulder, Westview Press, pp. 153-213.
HAMZA, F.
1933 Qalb jazirat al ‘arab, Riyadh, Maktabat al-Nasr al-Haditha.
HILL, A.
1973 “Segregation in Kuwait”, in B. Clard & M.B. Cleave (eds.), Social patterns in cities, London, Institute of British Geographers.
HIJAZI, A.
1964 “Kuwait: Development from semitribal, semicolonial society to democracy and sovereignty”, American Journal of Comparative Law, 13, pp. 418-438.
MAHGOUB, M.
1977 al-Kuwayt wa-l-hijra, Alexandria, al-Hay’a al-Misriya al ‘ama li-l-kitab.
SCARCE, J.
1985 The evolving culture of Kuwait, Edinburgh, The Royal Scottish Museum.
SWEET, L.
1964 “Pirates and policies: Arab societies of the Persian or Arab Gulf, 18th Century”, Ethnohistory vol. 2 (3), pp. 262-280.
1965 “Camel raiding of North Arabian Bedouin: a mechanism of ecological adaptation”, American Anthropologist, 67, pp. 1132-1150.
Auteur
anthropologue - Department of Sociology and Anthropology, State University of New York at Cortland, Cortland NY 13045 (USA)

Le texte seul est utilisable sous licence Creative Commons - Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International - CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Côté jardin, côté cour
Anthropologie de la maison africaine
Laurent Monnier et Yvan Droz (dir.)
2004
La santé au risque du marché
Incertitudes à l’aube du XXIe siècle
Jean-Daniel Rainhorn et Mary-Josée Burnier (dir.)
2001
Monnayer les pouvoirs
Espaces, mécanismes et représentations de la corruption
Giorgio Blundo (dir.)
2000
Pratiques de la dissidence économique
Réseaux rebelles et créativité sociale
Yvonne Preiswerk et Fabrizio Sabelli (dir.)
1998
L’économie à la recherche du développement
Crise d’une théorie, violence d’une pratique
Christian Comeliau (dir.)
1996