1Les relations entre Etat et bédouins en Arabie Saoudite ne peuvent être simplement interprétées dans le cadre des politiques de développement à l’égard des populations nomades. Ces relations, dont nous retraçons les étapes les plus significatives, s’inscrivent plutôt dans une logique de contrôle des tribus bédouines, adoptée par un pouvoir central progressivement consolidé au cours du xx^e siècle.

2Le thème qui sous-tend notre étude est celui des politiques de sédentarisation. Si, au cours de ce siècle, celles-ci n’ont pas constitué l’unique dimension des rapports entre Etat et bédouins, la sédentarisation des groupes nomades a cependant représenté un phénomène très important pour lequel l’Etat saoudien a engagé des moyens considérables. Pour mieux saisir les permanences et les changements dans ces interventions, nous avons distingué quatre phases historiques principales.

L’Islam wahhabite : stratégies de sédentarisation et de mobilisation politique, 1900-1930

3La dimension religieuse, “incorporée” par l’Etat saoudien dès sa naissance, permit aux al Séoud de mobiliser les bédouins sous la bannière de la guerre sainte, le jihad. C’est en 1913, lorsque la lutte avec les al Rashîd de Hâ’il entra dans sa phase décisive, que fut constitué Y Ikhwân (litt. “les frères”), organisation confrérique ayant pour but de coordonner l’action de ceux qui soutenaient la cause des al Séoud. Cette même année, à la suite des actions militaires menées par ‘Abd al’Aziz ibn Séoud, les Ottomans furent expulsés de la région de Hasa. En effet, la “reconquête” des territoires qui au début du xix^e siècle faisaient partie de l’Emirat séoudien, alors à son apogée, exigeait la mise en place d’un appareil militaire bien plus efficace que celui qui avait permis les premiers succès autour de la bourgade de Riyad. Celui-ci était principalement constitué d’habitants d’oasis, pour la plupart paysans, et de villageois, en majorité petits commerçants (Rosenfeld, 1965). Il fallait pourtant avoir recours aux bédouins et les encadrer dans une organisation capable de leur conférer, en plus de leur mobilité, les mêmes qualités militaires que celles des populations sédentaires d’Arabie centrale : loyauté à l’égard des émirs, régularité et disponibilité au recrutement immédiat (Habib, 1978 : 14-15).

4En analysant le sens des prêches wahhabites, on perçoit aisément l’importance du jihad dans le processus de sédentarisation des bédouins. La notion de hijra (litt. “migration”), centrale à la doctrine du mouvement wahhabite, d’une part indique l’abandon de la vie nomade, considérée comme contraire aux enseignements du Prophète, et d’autre part dénomme les villages (hijra, pl. hujâr) créés pour les bédouins “convertis”. Ainsi, les bédouins qui, en devenant membres de l’Ikhwân, se convertissaient au Wahhabisme et épousaient la cause des al Séoud, étaient également censés abandonner la vie nomade, vendre leur bétail et s’installer dans un des nouveaux bujâr. Ici, la sédentarisation revêtait un caractère “mystique” marqué. D’après le fondateur du mouvement wahhabite, le mot hijra désignait “le déplacement de la terre du polythéisme vers la terre de l’Islam”. En ce sens, devenaient Ikhwân les bédouins qui se sédentarisaient pour mettre leurs forces au service de l’Islam. Cette décision, en outre, était vécue comme une “réactualisation rituelle” d’un épisode décisif de l’histoire musulmane. Comme l’affirme Habib, éminent historien du mouvement Ikhwân : “Comme la fuite du prophète Mahomet de la Mecque vers Médine, qui marqua l’aube de l’Ere islamique, la hijra des bédouins symbolise la rupture irrévocable avec le passé nomade” (Habib, 1978 : 17).1

Cooptation des élites bédouines et politique des subventions, 1930-1950

5Dans les années qui suivirent le démantèlement de l’Ikhwân,2 le nouvel Etat saoudien abandonna la politique de mobilisation sous le signe du jihad, au profit de nouvelles logiques de contrôle des tribus bédouines.

6Entre la fin des années 1920, lorsque les territoires des al Séoud eurent atteint une extension équivalente à celle du royaume actuel, et la fin des années 1930, quand les revenus du pétrole commencèrent à affluer dans les caisses de l’Etat, le gouvernement adopta des attitudes nouvelles à l’égard des groupes bédouins. Ces stratégies, par ailleurs récurrentes en Arabie dans l’histoire des relations entre organisations politiques d’origine sédentaire et tribus nomades, ont bien été synthétisées par T. Niblock : “En échange des subsides fournis par le Trésor public et de la reconnaissance accordée par Abd al Aziz à leur pouvoir et autorité administrative dans leurs propres territoires... les leaders tribaux assurèrent et renforcèrent la loyauté tribale (plus particulièrement bédouine) au régime. L’assurance d’un accès direct et fréquent auprès du Roi renforça l’implication des leaders tribaux envers les al Séoud et la fidélité solide ainsi créée fournit la base de l’enrôlement des tribus bédouines dans la ‘White Army’ (plus tard la Garde Nationale). Ces liens furent encore renforcés par les mariages entre le clan des al Séoud et ceux des leaders tribaux : Abd al Aziz lui-même prit des épouses venant des familles des leaders de chacun des groupes tribaux principaux” (1982 : 90).

7Cependant, l’attitude du pouvoir central à l’égard des groupes nomades ne fut pas uniforme. En effet, la politique de cooptation des leaders tribaux ne concerna que les groupes qui avaient activement soutenu les al Séoud à l’époque des luttes contre leurs principaux rivaux, les Hachémites et les al Rashîd. La générosité du pouvoir central ne s’étendit aux groupes ennemis d’antan que dans les années 1970.

8La logique de cooptation des élites tribales, utilisée par les al Séoud, ne constitua pas un fait nouveau par rapport à l’histoire des relations entre formations proto-étatiques et tribus nomades des steppes d’Arabie. Mais cette stratégie, adoptée jusque-là de façon discontinue, devint dès les années 1930 un instrument de domination politique à grande échelle, voire un élément essentiel à la constitution de l’Etat saoudien. Ce moyen de s’assurer la loyauté des nomades, qui constituaient à l’époque plus de la moitié de la population du royaume, entraîna de plus la mise en place d’un système de subventions à la fois massif et ramifié. La majeure partie de ces subventions était constituée par des privilèges spéciaux accordés aux élites tribales, ainsi que par des biens en nature, destinés soit aux cheikhs soit aux membres de leurs tribus.3

9Le traitement de faveur réservé aux cheikhs permit la mise en place d’une série de mesures à l’égard des communautés bédouines. Ces mesures ne visaient plus directement les objectifs de la sédentarisation – politique momentanément abandonnée après les révoltes des Ikhwân et l’échec des hujâr – mais concernaient le système de gestion des ressources qui avait caractérisé jusque-là les communautés nomades d’Arabie.

10En 1925, la pratique de la razzia (ghazw) fut officiellement interdite et les droits des groupes bédouins sur leurs territoires tribaux (dirah) abolis. On peut penser que les bédouins accueillirent favorablement l’interdiction de la razzia, pratique devenue de plus en plus violente et meurtrière avec la diffusion des armes à feu. En revanche, l’abolition des droits sur les dirah tribales ne put être acceptée que grâce à la médiation des leaders bédouins et au système de subventions.

11Sur la base des dispositions de 1925, chaque bédouin pouvait en principe accéder aux ressources situées hors de son territoire tribal traditionnel. Il ne semble pas que cela ait eu, à cette époque, des effets considérables sur les déplacements et sur l’exploitation des ressources des pasteurs nomades, déjà habitués à franchir les limites territoriales sur la base d’accords intertribaux. Cependant, les mesures de 1925 introduisirent une dynamique nouvelle dans les rapports entre Etat et tribus bédouines, car elles décrétaient la fin de l’autonomie politique des groupes nomades. En effet, elles destituaient les tribus de tout pouvoir de décision en ce qui concernait leurs droits sur les ressources territoriales.

Rente pétrolière et politique de sédentarisation, 1950-1970

12Avec l’afflux des revenus pétroliers, la fin des années 1940 marqua un nouveau tournant dans l’histoire entre bédouins et Etat. Le recrutement des bédouins dans les structures étatiques, en particulier par la création de la Garde Nationale et de la Police Religieuse, devint de plus en plus fréquent et contribua à diffuser parmi les nomades l’image d’un Etat redistributeur de richesses. Les ressources pétrolières devaient en effet permettre l’essor d’une économie nationale fondée sur les importations et caractérisée par une consommation à grande échelle, ce qui tendit à accentuer l’intervention de l’Etat et à modifier de manière sensible le système économique des tribus bédouines.

13Pendant les années 1950, dans une ligne idéologique modernisatrice bien différente de celle des hujâr, la possibilité d’acquérir des équipements techniques de pointe induisit le gouvernement à prôner à nouveau une politique de sédentarisation à l’égard des nomades. Ainsi, des projets de développement agricole dans les zones de steppe, conçus entre autres pour transformer les bases économiques du système nomade pastoral, furent lancés dans le wadi Sirhan au nord-est du pays, et à Haradh, dans les régions orientales du royaume. Ces projets ne visaient pas l’association de tribus différentes sur un même site. Au contraire, on estimait que l’homogénéité tribale aurait constitué un atout supplémentaire pour la réussite des programmes.

14Toutefois, le manque de préparation technique, largement dû à l’absence d’une formation préalable qui aurait directement et activement impliqué des bédouins dans chaque projet, fut considéré comme la principale cause de l’échec des projets de sédentarisation. En réalité, au-delà des questions techniques, les principaux problèmes relevaient des conflits créés par le passage d’un système traditionnel d’accès aux ressources à un autre. A propos du projet de Haradh, lancé au début des années 1960 et dont les bénéficiaires étaient les bédouins de la tribu des al Murra, Cole (1975 : 157) a constaté que certaines fractions faisaient preuve de résistance quant à leur participation car les membres d’autres clans y jouaient un rôle dominant et étaient, de ce fait, en mesure d’accéder plus facilement au nouveau système de redistribution des ressources.

15La faillite des grands programmes de sédentarisation dans la steppe conduisit le gouvernement saoudien à choisir des stratégies d’intervention juridiques indirectes et à adopter notamment une politique d’attribution de la propriété foncière à titre individuel et privé.

Politiques de redistribution foncière et modifications dans le système d’accès aux ressources, 1970-1990

16Pour comprendre cette dernière phase, il faut remonter aux mesures juridiques adoptées en 1925, qui avaient visé l’abolition des droits des tribus bédouines sur leurs territoires. Ces mesures, jamais révoquées depuis leur promulgation, constituèrent la base légale à partir de laquelle l’Etat put mettre en place un projet de redistribution des terres aux bédouins (Hajrah, 1982).

17L’application de la loi sur la privatisation des terres ne concerna directement que les régions du royaume où la présence de nappes phréatiques souterraines d’origine très ancienne permettait, grâce aux technologies modernes, de pratiquer une agriculture irriguée. Parmi les effets provoqués par l’attribution individuelle des terres, il faut souligner la tendance, de la part des unités domestiques bédouines, à se transformer en petites entreprises fondées sur l’exploitation combinée des terres et du bétail, la terre servant à produire du fourrage pour les animaux vendus sur le marché. On assista presque partout à une différenciation de richesse entre les unités domestiques pouvant bénéficier de terres et de subventions nécessaires au démarrage d’une production fourragère, et les unités exclues du système redistributif. La ligne de démarcation entre les unes et les autres relevait de l’efficacité plus ou moins grande des relations que les différentes sections des tribus entretenaient, à travers leurs cheikhs, avec les autorités. Il n’en reste pas moins que ce système de redistribution foncière et d’accès aux subventions ne s’inscrivait que partiellement dans la logique traditionnelle de gestion des ressources. Il ne s’agit pas ici de revenir à l’image fruste d’une société bédouine traditionnellement “égalitaire” (Asad, 1979), mais simplement de souligner que, avec la nouvelle législation, on passa d’un droit collectif d’accès aux ressources à un droit fondé sur la propriété individuelle de la terre et que ce passage ne put que conduire à une différenciation socio-économique de plus en plus accentuée entre les unités domestiques à l’intérieur des différents groupes tribaux.

18Au-delà de ces inégalités entre propriétaires et non-propriétaires, une différence majeure apparut entre ceux qui pouvaient, grâce à l’essor d’une économie de profit, réinvestir hors du secteur pastoral, et ceux qui ne le pouvaient pas. Au début des années 1980, la région de Hâ’il, en Arabie du Nord, offrait des exemples significatifs de cette tendance. L’attribution des terres aux bédouins provoqua une vaste mobilisation des individus appartenant aux unités domestiques qui en avaient bénéficié. On assista à la pleine utilisation du travail des femmes, des enfants et même des personnes âgées dans le cadre d’une logique productive nouvelle, orientée vers le marché.

19D’autres chercheurs (Fernea, 1987) qui ont travaillé sur la même région et la même période que nous4 pensent que ces transformations indiquent l’avènement d’une société de classes avec, d’une part, des individus riches, à même de gérer de grands troupeaux et, de l’autre, une masse “prolétarisée” de bédouins survivant avec très peu d’animaux et représentant une réserve de force de travail.

20Quant à nous, il nous semble que le groupe domestique exerce, à travers la mobilisation totale de la main-d'œuvre disponible, une forme efficace de résistance au processus préfiguré par Fernea. S’il n’est pas question de douter de l’existence d’une différenciation sociale entre groupes domestiques, il serait pourtant hâtif de considérer les communautés bédouines comme dépourvues de défenses face à ce qui menace leur système d’organisation sociale (Lancaster, 1980a ; 1980b ; 1981). Nous estimons que la mobilisation de la main-d'œuvre domestique, qui correspond effectivement à une forme nouvelle de production, marque un tournant décisif dans l’histoire des tribus bédouines, à savoir leur insertion dans le système d’élevage marchand. Cette tendance confirme également la souplesse de la société bédouine et apporte des éléments fort importants pour sa compréhension.

21En d’autres termes, nous attribuons au groupe domestique bédouin un rôle différent de celui qui lui a été assigné par certains experts des sociétés nomades (Cole, 1981 ; Ibrahim & Cole, 1978). Ces derniers considèrent l’isolement et la sous-productivité comme les caractéristiques fondamentales des unités domestiques bédouines. Nous préférons, au contraire, souligner leur flexibilité et leur adaptabilité à “l’écologie culturelle”. En effet, la perspective d’un groupe domestique comme corps social sous-productif se fonde sur l’idée que le travail de ses membres ne peut être complètement absorbé par l’économie pastorale. Or cette thèse est bâtie sur un postulat, souvent implicite, qui consiste à penser la société bédouine comme une société de purs pasteurs. Nous récusons ce postulat sur la base des données relevant de l’histoire même des groupes bédouins, qui permet d’affirmer que leur économie n’a jamais été exclusivement limitée au domaine des activités pastorales. En outre, il faut s’interroger sur la notion de sous-productivité des unités domestiques bédouines. Si celle-ci est évaluée en fonction des activités pastorales, on se trouve en effet devant une incohérence de taille : la société bédouine qui, d’après les données archéologiques, historiques et ethnologiques, n’a jamais été une société de pasteurs “purs”, serait en défaut par rapport à ce qu’elle n’a jamais été (Fabietti, 1990). Comme l’a bien démontré Khazanov (1984), dès leur apparition dans le Croissant Fertile au 9e siècle avant J.-C, les bédouins furent insérés dans un système économique complexe comportant l’exploitation de ressources différentes et à l’intérieur duquel la mobilité, la flexibilité et l’échange ont toujours “structurellement” joué un rôle essentiel (Kupper, 1957 ; Lancaster, 1988).

22S’il n’a jamais été possible de démontrer que les communautés bédouines étaient fondées sur une forme pure et exclusive d’exploitation des ressources pastorales, nous croyons que le groupe domestique à l’intérieur de ces sociétés pourrait être vu comme une unité sociale flexible vers laquelle converge un certain nombre de ressources produites par des individus “mobiles”. Ainsi considéré, il semble plutôt se présenter comme l’unité sociale la plus apte à apporter des réponses efficaces aux changements qui ont affecté les groupes nomades ; ceux survenus dans les tribus bédouines d’Arabie du Nord confirment nos hypothèses.

L’Etat et les bédouins : sédentarisation et politiques de détribalisation

23En examinant dans une perspective globale les interventions de l’Etat au cours de ce siècle, il est possible de mettre en évidence les logiques politiques des autorités saoudiennes à l’égard des nomades, à partir des mesures juridiques adoptées entre les années 1920 et 1940. Certains chercheurs pensent que ces dernières ont été prises pour mettre fin aux conflits fréquents qui éclataient entre tribus nomades à propos de l’accès aux ressources (Cole, 1981). Nous pensons, quant à nous, que les interventions étatiques sur le plan juridique, au-delà de leur caractère “pacificateur”, en privant les communautés bédouines de leurs droits traditionnels, ont visé à nier le droit des nomades à contrôler et à gérer leurs ressources de façon autonome. Ainsi, l’Etat a cherché à invalider la politique des accords intertribaux pratiquée jusque-là et à affaiblir simultanément un des facteurs de cohésion les plus importants des sociétés bédouines.

24Les réglementations des années vingt n’eurent pas d’effets dans l’immédiat, mais plutôt quelques décennies plus tard, à la suite de la diffusion de moyens modernes de transport qui accrurent la mobilité des éleveurs et aboutirent à une véritable déstructuration de l’espace pastoral de plusieurs régions d’Arabie. Grâce aux transports motorisés, les déplacements devinrent moins ordonnés et le contrôle social que les groupes exerçaient auparavant sur leurs territoires se relâcha.

25Traditionnellement, la tribu réaffirmait son identité dans la gestion du territoire. Ce modèle de gestion était fonction de la distribution irrégulière des pluies et des ressources végétales ; les mouvements des troupeaux étaient négociés à travers des accords entre les diverses sections tribales et en relation au système des droits prioritaires sur les puits exploités par des groupes différents. A partir des années i960, le modèle nomade pastoral traditionnel tend à disparaître. Durant les années 1970, à la suite de la prolifération des puits creusés avec des techniques modernes, on observe la formation de grandes concentrations de bétail, là où les pluies avaient été les plus abondantes ; la pression excessive exercée sur les pâturages a abouti à leur surexploitation et à leur dégradation.

26Le déclin des fonctions de la tribu en tant qu’unité de gestion des ressources communes ayant été indirectement provoqué par des interventions juridiques, on peut affirmer que les dispositions des années vingt font partie d’un projet de détribalisation, plus ou moins explicite, mené par l’Etat saoudien à l’égard des groupes bédouins. Ces mesures juridiques ont d’ailleurs remplacé, sur un autre plan, les objectifs poursuivis par les al Séoud à l’époque du mouvement des Ikbwân, par un brassage des groupes tribaux dans les hujâr (Farra, 1973). Il nous paraît important d’établir un lien étroit entre politiques de sédentarisation et de détribalisation, pour repérer le fil conducteur des stratégies étatiques à l’égard des groupes nomades au cours des phases historiques que nous avons décrites. En outre, là où les conditions de la sédentarisation coïncidaient avec un nouveau mode d’accès aux ressources – c’est-à-dire l’appropriation privée du foncier – les liens tribaux subirent un processus de relâchement plus marqué que dans le cas où la sédentarisation était favorisée par des subventions, phénomène observé avant les années 1970. La politique étatique suivie jusqu’au moment de la promulgation des lois sur la distribution individuelle des terres nous apparaît donc comme qualitativement différente de celle menée après cette date. Jusqu’à la fin des années soixante, sédentarisation et détribalisation furent poursuivies au moyen du brassage de groupes tribaux différents, stratégie réalisée au travers de subventions qui incitèrent les bédouins à abandonner le mode de vie pastoral, responsable aux yeux des autorités de la permanence du système tribal. Au cours des dernières vingt années par contre, suite à l’introduction d’une nouvelle législation d’accès à la propriété foncière, on a davantage assisté au déclin de la tribu en tant que groupe solidaire (corporate group).

27L’appropriation privée des terres n’est pas un phénomène inconnu chez les bédouins d’Arabie. A l’origine de la formation des Emirats bédouins du xix^e siècle, le “glissement” en dehors du système tribal qui s’était produit pour certains lignages et l’accès à la suprématie politique étaient le plus souvent liés au contrôle de la production agricole des oasis par les leaders tribaux. La différence essentielle entre cette situation et celle d’aujourd’hui réside dans le fait que l’appropriation privée des terres est non seulement généralisée, mais de plus encouragée par l’Etat.

Conclusion

28Au terme de cette récapitulation des phases qui ont caractérisé la politique saoudienne à l’égard des nomades, nous pouvons souligner deux tendances fondamentales : d’une part, l’intrusion progressive de l’Etat dans les affaires tribales et, d’autre part, une exploitation des ressources de plus en plus orientée vers le marché.

29Ces deux tendances ne sont pas sans rapport entre elles. S’il est vrai que l’ingérence de l’Etat s’est traduite par un leur déclin des communautés bédouines en tant qu’organismes capables de gérer politiquement les espaces tribaux, il est aussi vrai que le maintien actif des groupes nomades ne semble avoir été possible que là où les bédouins ont pu entreprendre un système de production marchande. C’est bien dans cette perspective qu’il faut interpréter la mobilisation et la réorganisation de la force de travail des membres des unités domestiques bédouines. Certes, celles-ci se sont transformées en de véritables petites entreprises, mais la mobilisation et la réorganisation de la main-d'œuvre disponible semblent également être la principale et la plus récente des réponses élaborées par le monde bédouin face aux interventions de l’Etat et à la disparition des politiques tribales de gestion des ressources pastorales.