Ingérence économique
|Paroles
Une invitation au dogmatisme ? Le cas du Nicaragua
Témoignage d’ Alejandro E. Martinez-Cuenca, ex ministre du commerce extérieur et de la planification
Texte intégral
Introduction
1A bien des égards, la politique économique actuelle fait l’objet d’un consensus, et cela à juste titre, mais il convient de garder un esprit critique. En effet, il serait vain de vouloir trouver une recette toute faite de la politique économique idéale pour un pays comme le Nicaragua ; il faut plutôt l’élaborer peu à peu, à la lumière de l’expérience et de la réalité quotidienne du pays.
2Ce principe est au cœur de la polémique qui, au Nicaragua, oppose les économistes indépendants et le gouvernement ; on fait pression sur ce dernier pour qu’il accepte le conditionnement dogmatique des institutions financières internationales et conserve ainsi le financement international de son programme économique.
3Le problème, c’est qu’il n’existe aucun ordinateur ou pilote automatique capable de gérer l’économie d’un pays. Au delà du consensus qui règne actuellement, les institutions financières internationales ont encore de vastes territoires à explorer et à comprendre ; il s’agit en effet pour elles de lancer un processus de transition économique parallèlement aux efforts déployés par le pays pour démocratiser ses institutions.
4Il est vrai que, dernièrement, les institutions internationales se sont montrées beaucoup plus sensibles à la question de l’équité au sein des nations. Cependant, le Nicaragua n’a pas encore bénéficié de ce changement d’attitude qui s’effectue à un rythme trop peu soutenu et ne modifie en rien l’attitude dogmatique des institutions en question dans leur approche du processus de transformation.
Intervention des institutions financières internationales (IFI) et faiblesses des gouvernements nationaux
5Le Nicaragua est un sujet d’analyse idéal pour évaluer le degré d’intervention des IFI dans un pays dont le gouvernement et les institutions sont faibles.
6Les institutions financières internationales, le FMI et la Banque mondiale notamment, interviennent directement dans la gestion quotidienne de l’économie. Elles agissent notamment dans les domaines suivants : l’administration des douanes, l’application des réformes gouvernementales sectorielles, la conception, la révision et l’approbation des projets d’investissement publics, la réforme des banques publiques, la gestion quotidienne de la politique monétaire, la législation du travail, etc., pour ne mentionner que les 122 domaines dans lesquels la présence de ces institutions a été ouvertement reconnue dans le mémorandum par pays du FMI ; cependant, le degré d’ingérence est encore plus marqué dans la pratique.
7Deux critères vont nous permettre de définir et d’analyser le problème de cet interventionnisme en vue de créer un processus de transition économique adapté à une situation particulière : le point de vue de l’idéologie ainsi que ses effets sur l’attitude nationaliste face à l’auto-détermination, et celui du pragmatisme et de la viabilité des changements recommandés compte tenu des caractéristiques du pays, ce qui ne laisse que peu de place à l’exploration des vastes territoires qui dépassent la portée du consensus actuel.
8Il apparaît que plus le gouvernement est faible, en termes de consensus politique et de soutien technique interne, plus les IFI sont influentes dans la gestion de l’économie, et plus il y a d’ingérence dans le pays.
9De plus, si les institutions démocratiques d’équilibre des pouvoirs n’en sont encore qu’au stade embryonnaire, l’intervention extérieure n’en sera que plus dangereuse lorsqu’il s’agira d’assurer un développement durable et régulier à moyen et long terme, fondé davantage sur le consensus populaire que sur l’imposition pure et simple de la part des institutions étrangères.
Deux illustrations du cas du Nicaragua
101. On s’accorde à dire qu’en matière de développement économique, un pays doit créer sa propre capacité d’épargne. Comment y parvenir ? La solution réside dans l’examen des conditions spécifiques, ce que les IFI sous-estiment.
- 1 Cf. Alejandro Martinez Cuenca, El comportamiento inversionista en Nicaragua, publié dans le cadre d (...)
11Personne au Nicaragua ne doute qu’il faille créer une culture de l’épargne. Cependant, en raison de dissensions internes prolongées, le pays est fortement décapitalisé. Les estimations les plus optimistes démontrent qu’au cours des trente dernières années, soit entre 1960 et 1993, le Nicaragua, un pays qui compte 4,4 millions d’habitants, a investi un montant total de 10 milliards de dollars (tant dans le secteur privé que public)1 ; or pendant cette même période, le pays a connu ce que j’appellerai un phénomène de dévinvestissement total, entraînant une perte d’actifs et une fuite de capitaux équivalant à près de 9,7 milliards de dollars. Le Nicaragua a donc cruellement besoin de recapitalisation. Il y a peu d’espoir que la définition d’une politique d’épargne techniquement correcte suffise à faire brusquement remonter la courbe de l’épargne. Une telle politique doit pouvoir s’appuyer sur des instruments inédits et adaptés qui facilitent la recapitalisation des secteurs de production ; or c’est là que les organisations financières multilatérales interviennent et opposent leur refus en vertu de leur approche dogmatique selon laquelle il est possible d’obtenir la richesse en laissant simplement agir le marché, comme par magie.
122. En économie, on pense généralement qu’une diminution du montant des dépenses gouvernementales peut contribuer à l’effort de développement.
13L’acceptation d’une telle proposition ne devrait cependant pas forcément déclencher une réduction aveugle et systématique du rôle économique du gouvernement, et ce d’autant moins lorsque les marchés n’ont joué aucun rôle, comme c’est le cas au Nicaragua. Par conséquent, plutôt que d’opérer des réductions draconiennes, il vaut mieux transformer le rôle du gouvernement afin de parvenir à un certain équilibre.
14Les réductions systématiques ne feront que provoquer davantage d’anarchie et de chômage, ce qui peut avoir des conséquences dramatiques étant donné qu’il n’existe aucun système de sécurité sociale capable de prendre en charge les chômeurs, même ceux de courte durée.
15L’approche dogmatique des IFI et du gouvernement a débouché sur l’augmentation du taux de délinquance et de frustration auquel s’ajoute un taux de chômage de 60 %, injectant ainsi les germes de la déstabilisation dans tout le Programme économique de stabilisation.
16En résumé, l’exercice du gouvernement et la transformation économique doivent aller de pair. A mon avis, l’influence et l’ingérence des IFI au Nicaragua fragilisent l’exercice du pouvoir et continueront à le faire tant que l’intervention dogmatique des IFI ne sera pas remplacée par un processus interne de recherche de consensus, ce qui permettra la création d’un nouveau genre d’institutions pouvant favoriser la transformation sociale et économique du pays.
Un nouveau problème
- 2 NDLR : le “syndrome hollandais” désigne une tendance des pays disposant de ressources naturelles ab (...)
17Un nouveau phénomène particulièrement dangereux pour les pays en développement comme le Nicaragua apparaît dans de nombreux gouvernements européens, qu’ils soient de droite ou de gauche. Ces gouvernements ont de plus en plus souvent recours au “syndrome hollandais”2 d’une part pour justifier la réduction de leur assistance aux pays en développement et d’autre part pour leur permettre d’accorder davantage de pouvoir aux IFI afin que ces dernières canalisent les sommes – réduites – d’assistance étrangère.
18Cette situation est très préoccupante. Tout d’abord, je ne vois pas en quoi l’argument du “syndrome hollandais”, qui a peut-être fonctionné pour certains pays africains, peut constituer un principe général s’appliquant à tous les pays en développement.
19Certains gouvernements européens peuvent invoquer ce “syndrome” lorsqu’ils désirent diminuer leur assistance aux pays en développement afin de pouvoir disposer de ces fonds pour leurs besoins internes. Cependant, sur le plan de la mondialisation, j’estime qu’il s’agit là d’un argument très dangereux qu’il convient de modifier.
20Ensuite, si l’on accorde davantage de pouvoir aux IFI sans leur imposer de transformer radicalement leur approche dogmatique de la stabilisation et de la croissance économiques, les IFI risquent de continuer à intervenir chez nous en vertu de cette approche dogmatique et fondamentaliste, sans nous permettre d’adopter une approche différente, plus réaliste, pour la transformation de nos économies à un moindre coût social, économique et politique.
21La question cruciale est donc ici de savoir s’il est possible de gouverner dans certaines parties du monde sans que les IFI opèrent un changement d’attitude dans leur manière d’intervenir.
Notes
1 Cf. Alejandro Martinez Cuenca, El comportamiento inversionista en Nicaragua, publié dans le cadre de “Materiales de Estudio y Trabajo #13” par FIDEG et Friedrich Ebert Stiftung, Managua, février 1994.
2 NDLR : le “syndrome hollandais” désigne une tendance des pays disposant de ressources naturelles abondantes, et particulièrement de pétrole ou de gaz, à abandonner toute rigueur dans leur politique d’allocation des ressources.
© Graduate Institute Publications, 1994