1Qui dit ingérence dit pouvoir : pour telle ou telle raison, une entité quelconque est plus puissante qu’une autre, ce qui lui permet d’intervenir dans les affaires de cette dernière. Mais qui dit ingérence dit aussi jugement moral, explicite ou implicite : l’ingérence est considérée comme condamnable et automatiquement condamnée, sauf rare exception (l’ingérence humanitaire, et encore).

2Sans en être totalement absentes, les notions de pouvoir et donc d’ingérence jouent un rôle réduit en économie. Pourquoi ? Parce que le marché concurrentiel y est considéré comme l’institution centrale. Dans un marché à la fois concurrentiel et en équilibre, la notion de pouvoir économique disparaît en effet, cette notion qui est la clef de voûte de toute l’analyse de Christian Comeliau. Sur un tel marché, les décisions sont prises de manière décentralisée et impersonnelle par l’interaction d’une foule d’agents dont aucun n’a d’influence perceptible sur les prix ou sur les quantités. Le marché concurrentiel est évalué de manière positive en économie parce qu’on démontre que, sous certaines conditions, il débouche sur la meilleure utilisation possible des ressources de production – c’est ce que, dans leur langage, les économistes appellent l’efficacité allocative. Mais il y a une autre caractéristique du marché concurrentiel qui le rend moralement très “sympathique” en tant qu’institution, bien que cette caractéristique-là soit plus rarement mise en évidence : c’est précisément qu’il conduit à la disparition de la 97 notion de pouvoir économique, et donc de tous les problèmes, difficultés et résistances que cette notion peut soulever. Sur un tel marché, un agent quelconque – un acheteur, par exemple – n’est pas livré, pieds et poings liés, au vendeur avec lequel il est en affaires car, s’il n’est pas satisfait pour une raison ou une autre, il pourra se tourner vers d’autres vendeurs : c’est précisément l’existence “d’alternatives”, si l’on nous pardonne cet anglicisme, qui définit l’absence de pouvoir, et cela pas seulement en économie, mais de manière tout à fait générale.

3Entendons-nous bien : on ne prétend pas que tous les marchés sont du type concurrentiel, partout et toujours. Monopoles et monopsones, oligopsones et oligopoles (les cartels, par exemple) existent : lorsqu’un monopoleur a en face de lui une foule d’agents agissant en ordre dispersé, il dispose évidemment d’un pouvoir sur eux. De même, tous les marchés essentiellement concurrentiels (c’est-à-dire avec un grand nombre d’agents des deux côtés du marché) ne sont pas toujours en équilibre. Si, pour une raison quelconque, les prix tendent à être visqueux, il peut y avoir des périodes assez longues où la demande dominera l’offre (et ce sera un marché d’acheteurs, avec excédent d’offre), ou vice versa (et ce sera un marché de vendeurs, avec excédent de demande).

4En lieu et place, la proposition que nous voulons défendre ici est double. Premièrement, la question de savoir si les marchés, en particulier internationaux, se rapprochent suffisamment du modèle concurrentiel est une question empirique et qui demande donc qu’on examine ces marchés de près. Autrement dit, on ne peut pas simplement postuler que le modèle concurrentiel est une fiction et que, par exemple, les acheteurs dominent “évidemment” les vendeurs sur les marchés mondiaux des matières premières. Et, deuxièmement, le modèle concurrentiel représente l’objectif vers lequel on doit tendre non seulement pour des raisons d’efficacité économique, mais aussi pour les raisons morales énoncées plus haut.

5Empiriquement, qu’en est-il des marchés internationaux de matières premières ? Prenons le cas du pétrole. Dans les années 1930, le marché du pétrole était sous la coupe d’un cartel formé des principales compagnies pétrolières. Puis, le vent tourna progressivement, à telle enseigne que, grosso modo de 1973 jusqu’au début des années 1980, c’était l’OPEP qui tenait le couteau par le manche. Aujourd’hui, ceux qui connaissent ce marché s’accordent pour dire que le modèle concurrentiel en est la meilleure représentation. Au risque de généraliser un peu trop, nous dirons que, d’un point de vue empirique, la plupart des marchés internationaux, de matières premières ou d’autres biens, sont vraisemblablement plus proches aujourd’hui du modèle concurrentiel que de tout autre modèle.

6Notons que, sur un marché concurrentiel, l’évolution du prix réel (corrigé de l’inflation) ou, si l’on préfère, l’évolution des termes de l’échange dépend de l’interaction d’une foule de facteurs liés aux changements technologiques, aux découvertes de nouvelles ressources naturelles, aux produits de substitution, à des modifications possibles dans les goûts et préférences des consommateurs, etc. Il n’y a donc aucune raison pour que les termes de l’échange obéissent à des lois simplistes, comme celle qui voudrait que, pour des causes mystérieuses, les termes de l’échange évoluent systématiquement au détriment des producteurs de matières premières (lesquels, d’ailleurs, ne sont de loin pas tous localisés dans le tiers monde). En fait, comme les travaux de Paul Bairoch et de bien d’autres l’ont montré, chiffres à l’appui, il s’agit là d’une pure légende.

7C’est principalement en raison des considérations qui précèdent que, en tant qu’économiste, nous avons beaucoup de peine à suivre Christian Comeliau dans ses schémas, qui le frappent comme autant d’apriorismes sans grand fondement dans les faits. Ainsi, l’ingérence économique est définie comme “l’intervention autoritaire des gestionnaires de l’économie mondiale dans la gestion des économies nationales”. L’ennui, c’est qu’il n’y a pas de “gestionnaires de l’économie mondiale”, mais un grand nombre d’institutions, d’agents, de gouvernements, d’entreprises, de marchés qui sont en interaction et souvent en situation de rivalité, et dont aucun ne domine le jeu économique mondial. Les gens du FMI et de la Banque mondiale, ou les dirigeants des grandes multinationales, seraient en tout cas très surpris, et peut-être même rigoleraient-ils franchement, si on leur disait qu’ils ont pouvoir de gérer l’économie mondiale tout entière. Certes, la Banque mondiale ou le FMI – pour prendre cet exemple – pose des conditions lorsqu’un pays du tiers monde lui demande un crédit, mais voudrait-on peut-être que ces crédits soient accordés en blanc et, en quelque sorte, automatiquement ? Après tout, l’autarcie est toujours un choix possible, bien que peu attrayant – voir la Corée du Nord. En outre, les conditions mises à ces crédits vont quasiment toujours dans le sens de l’ouverture à des marchés mondiaux dont on peut dire, répétons-le, qu’ils sont en général “raisonnablement concurrentiels”.

8C’est à ce stade qu’intervient le marché concurrentiel en tant qu’objectif. Si l’on veut combattre les blocages et hiérarchies internes (et la plupart des phénomènes d’exploitation qu’on peut observer dans le tiers monde sont d’ordre interne, comme lorsque les élites urbaines s’arrangent pour exploiter les campagnes), si l’on veut favoriser le développement économique pour atténuer et, à terme, abolir la pauvreté, la voie la plus sûre est celle de la croissance via les exportations (export-led growth), de l’ouverture aux marchés mondiaux, et non celle du remplacement forcé des importations par des productions locales subventionnées, protégées et destinées au seul marché intérieur (import-substitution model) – suffisamment d’expériences sur le terrain se sont maintenant accumulées pour qu’on puisse l’affirmer. Et chercher à discréditer les stratégies d’ouverture en invoquant une “mondialisation” ou une “globalisation” synonyme, en réalité, d’ingérence économique nous paraît une entreprise stérile, sans mérite ni avenir.

9Le plus idiot dans tout cela, c’est qu’il serait parfaitement possible, croyons-nous, de s’entendre sur ce qu’on pourrait appeler un tiers-mondisme non doctrinaire à base de solidarité humaine, tout simplement. Aider les pays pauvres est un devoir moral, la justice distributive compte, et ce n’est pas par hasard que pratiquement toutes les religions et la plupart des grandes philosophies affirment qu’on doit assistance à son prochain. A partir de cette prémisse, toutes sortes de questions se posent : quelle doit être la taille de l’aide aux pays du tiers monde ? quelles modalités sont les plus efficaces ? C’est de ces questions-là qu’il faudrait débattre en faisant l’économie d’échafaudages idéologiques à mille lieues du monde réel.