Les antécédents de la soumission : l’expérience chilienne
p. 57-78
Texte intégral
1Miracle économique, exploit néo-libéral, modèle à suivre, jaguar de l’Amérique latine pour les uns, désastre social, dictature néo-libérale, technocratie inhumaine pour les autres, l’expérience économique chilienne de ces deux dernières décennies constitue un cas d’espèce. Mais peut-on affirmer que cette période ait été caractérisée par une forte ingérence dans les affaires économiques du pays ? Et quels en seraient les traits principaux ?
2L’ingérence a de multiples formes : tantôt intrusion, tantôt immixtion, ou encore intervention dans les affaires d’un Etat. Dans le cas du Chili, on pourrait croire qu’il s’agit d’une situation dans laquelle les acteurs économiques de l’extérieur ont, tout simplement, contraint le pays à une restructuration de l’économie nationale sous la pression du Fonds monétaire international. Cette interprétation est partielle et, à la limite, réductrice.
3Une première hypothèse, plus nuancée, nous mène à envisager le phénomène d’ingérence sur le plan politique comme une condition d’application de la théorie des avantages comparatifs. D’après cette dernière, pour qu’un pays puisse participer avec efficacité à la compétition économique internationale, il doit accroître son degré d’extraversion économique, libéraliser les marchés internes (finance, travail, biens et services) pour permettre une plus grande perméabilité économique et pour garder une certaine stabilité politique. Enfin il doit adapter sa stratégie au jeu des intérêts économiques qui dominent le marché international et soumettre la décision politique à l’action “neutre” et technique du fonctionnement de l’économie.
4Cette “internalisation” s’est amorcée avec la présence des représentants locaux du capitalisme international au sein du gouvernement, ceci à partir du milieu de la décennie 1970. Elle s’achève par la mise en place d’une véritable stratégie économique calquée sur le modèle néo-libéral actuellement dominant dont la priorité est l’intégration de l’économie chilienne au marché mondial.
5Ceci nous mène à formuler une deuxième hypothèse : ce que nous appelons dans ces pages ingérence économique, pourrait être l’aboutissement d’un processus graduel de transformation politique rendue possible grâce aux deux facteurs suivants :
création d’un “partenariat” dans le domaine des affaires, entre acteurs nationaux et internationaux ;
emploi de moyens de répression anti-démocratiques propres à tout régime autocratique, susceptibles de faciliter le succès d’un tel “partenariat”.
6En d’autres termes, l’ingérence économique, que nous concevons comme le fruit de pressions indirectes et directes, extérieures et intérieures, sur l’appareil de l’Etat, a été le fil conducteur de l’histoire du Chili depuis les années 1930. Dans cette optique, le coup d’Etat et l’instauration du régime autoritaire sont l’aboutissement du processus d’ingérence politique dans lequel les institutions de Bretton-Woods sont parmi les acteurs principaux. L’ingérence politique devient, dès lors, la condition structurelle qui a permis la réalisation des objectifs économiques de ce “nouveau modèle chilien”.
7C’est ce que démontre la trajectoire historique de l’économie chilienne.
Les déboires du capitalisme chilien entre 1930 et 1970
8Avec la crise mondiale de 1930, une série de mesures protectionnistes et interventionnistes ont été appliquées en faveur du capitalisme chilien affaibli et, à partir de 1938, transformées en un processus d’industrialisation par substitution d’importations (ISI). Devant la faiblesse des capitalistes locaux et l’impossibilité de compter sur des capitaux étrangers, l’Etat a coordonné ce processus, qui jouait un rôle très actif dans la plupart des activités économiques.
9Ce nouveau modèle de développement tourné vers l’intérieur, mis en place par une coalition de partis de gauche au pouvoir, est venu ainsi satisfaire les attentes des différents secteurs sociaux pro-capitalistes appuyant politiquement le modèle. Alors que l’ISI a été maintenu, pour l’essentiel, jusqu’en 1970, l’activité économique la plus importante et internationalement la plus efficace, à savoir le secteur des exportations, a été contrôlée par des capitaux étrangers. Il s’agit là d’une situation de dépendance du capitalisme chilien face au capitalisme nord-américain, donc d’un processus d’expansion du capital international.
10Ces transformations économiques ont été accompagnées par un processus de démocratisation croissante qui a permis l’élargissement des conquêtes sociales et, depuis 1925, l’incorporation progressive à la vie collective de groupes sociaux auparavant restés à l’écart. Parallèlement, le système politique s’est développé de manière importante.
11Cependant, et malgré les bons résultats atteints, l’ISI a été confronté, à partir de 1953, d’une part aux problèmes structurels – forte concentration des revenus, marché intérieur trop limité, inefficacité économique, décroissance des activités industrielles... – et d’autre part aux problèmes conjoncturels – forte inflation et hausse du chômage.
12C’est ainsi que des mesures néo-libérales ont été appliquées afin de revitaliser l’ISI. En 1955, le président nationaliste et populiste Ibàñez, dont l’objectif principal était de contrôler l’inflation, fit appel à la Mission Klein-Saks1, chargée d’appliquer le premier programme de stabilisation de type monétariste ainsi que d’autres réformes structurelles dans l’économie. La récession qui en résulta a néanmoins frustré la droite dans sa politique de soutien et empêché le suivi intégral du programme. Cet appel à la Mission s’explique par le besoin du gouvernement de l’époque de compter sur d’importants prêts étrangers et révèle une situation d’ingérence idéologique indirecte et voulue.
13Le gouvernement conservateur (1958-1964), représentant les intérêts de la bourgeoisie industrielle locale, a essayé pour sa part de donner une impulsion à l’ISI avec l’appui du capital étranger, un endettement externe et la diminution du rôle de l’Etat dans l’économie. Cette politique de caractère libéral et le programme de stabilisation orthodoxe proposé par des technocrates du milieu patronal n’ont cependant pas eu le succès escompté et ont dû être abandonnés sous les pressions des syndicats et des partis de gauche.
14Le gouvernement démocrate chrétien (1964-1970) en ses débuts a mis sur pied des réformes sociales et économiques importantes. Il a choisi de s’engager, en 1967, dans une politique de stabilisation orthodoxe pour contrôler l’inflation et le déficit public. Ceci a donné lieu à la montée du chômage et à la diminution de la croissance économique. Ce choix technocratique, qui a ralenti ou même stoppé certaines politiques réformistes, a provoqué de graves divisions au sein du parti ainsi que la polarisation d’une fraction importante de la population, dans une certaine mesure au profit de la candidature du socialiste Salvador Allende.
15La fin de l’expansion de l’ISI et le processus de concentration capitaliste et de transnationalisation de l’économie, depuis la fin des années 1950, ont porté atteinte aux intérêts de la classe ouvrière et à la frange la plus défavorisée de la population. De là est née une consolidation de leur conscience politique qui a remis en question le modèle capitaliste et provoqué un conflit croissant avec la base politique en place depuis 1938. Dès 1960, les propositions faites par la bourgeoisie – appui aux investissements étrangers et élargissement des libertés pour le secteur privé – et par les classes moyennes – intégration économique et investissement étranger – ne sont plus acceptées, à cause des inégalités liées à l’internationalisation de l’économie pendant le processus d’accumulation.
Une ingérence politique directe
16Le caractère indirect de cette ingérence, marqué par des stratégies d’incitation et d’encouragement déguisées des acteurs internes, est ainsi temporairement modifié pendant la période 1970-1973 au profit d’une action plus directe et ouverte des Etats-Unis et de la bourgeoisie chilienne.
17Les affirmations d’autonomie et d’indépendance politique et économique du pays, de solidarité avec le tiers monde, de non-alignement, de refus de l’impérialisme interventionniste nord-américain et de diminution de la demande d’aide étrangère considérée comme coercitive pour les intérêts nationaux, tous ces éléments implicites dans la politique de l’Unité populaire ont provoqué la réaction capitaliste2. Le projet de construction de la voie chilienne vers le socialisme de l’Unité populaire est venu interrompre le processus historique de consolidation de l’orientation pro-libérale.
18Des dispositifs divers qui relèvent de l’ingérence politique sont graduellement mis en place afin d’éviter le triomphe de l’Unité populaire (UP), lors des élections de septembre 1970, à savoir : le financement d’appui aux candidatures pro-capitalistes, des menaces économiques, une ample campagne publicitaire contre l’UP et l’élaboration d’une stratégie commune d’action des acteurs internes et externes du capitalisme international, parmi lesquels et de manière flagrante, les actions interventionnistes de l’ITT. Le caractère de ces dispositifs montre qu’en cas de danger, le capitalisme international adhère au vieux principe selon lequel la fin (faire barrage à Allende) justifie les moyens. Dans son excellent ouvrage, Joan Garcés parle “d’ingérence politique scandaleuse et presque obscène des Etats-Unis”3.
19La victoire de Salvador Allende, le 4 septembre, n’a pas stoppé l’avance de l’intervention internationale. Un nouvel élément s’y greffe afin d’éviter la prise du pouvoir par l’UP : la terreur. L’assassinat du général Schneider, le 22 octobre 1970, illustre bien la logique de violence imposée par les opposants nationaux et internationaux de l’UP qui ont voulu inciter Allende à réagir violemment. Pourtant ces actions, ainsi que l’intensification des pressions économiques, n’ont pas suffi à empêcher la ratification de son succès électoral par le parlement, le 24 octobre 1970.4
20Avec Allende au pouvoir, la stratégie consiste dès lors à déstabiliser le gouvernement afin d’obliger le président à renoncer à son mandat ou à provoquer une situation économique et politique insoutenable, créant ainsi les conditions d’un renversement du gouvernement.
21Ainsi, et bien que durant les seize premiers mois du mandat d’Allende la situation économique et politique ait été bonne, le blocus économique international, le marché noir organisé par les groupes économiques internes et les grèves des travailleurs et des camionneurs, financés par le capitalisme international, ont précipité la crise économique et politique qui éclate dès mars 1972. Cette dernière provoque une crise politique au sein de l’Unité populaire et l’empêche de bien gérer les conflits.
22Devant l’impossibilité d’agir par la voie légale suite au triomphe de l’Unité populaire lors des élections législatives de mars 1973, la droite envisage le coup d’Etat militaire illégal, préparé depuis 1972, comme étant l’unique moyen pour se débarrasser du gouvernement de gauche. C’est la phase décisive, le summum de l’ingérence politique : la violence totale.5
23En ce qui concerne le phénomène d’ingérence, les principales leçons politiques de ce processus sont au nombre de trois.
D’abord la modification sensible des rapports de forces politiques en faveur d’une plus grande marge de manœuvre des classes dominantes et des intérêts économiques constitue une condition essentielle pour la consolidation de l’ingérence. Avec le déplacement à droite de la Démocratie chrétienne, la marginalisation et l’écrasement de la gauche provoquent un déséquilibre politique qui anéantit toute possibilité de réaction contre les abus des plus puissants. Cette situation est renforcée par le retour sur la scène politique, après quarante ans de mise à l’écart, d’une armée dont l’élite collabore volontiers avec la bourgeoisie et que les troupes suivent, obéissantes.
Ensuite, le caractère contraignant de la globalisation qui néglige complètement le droit à l’autodétermination des peuples se trouve confirmé ; les Chiliens ne sont pas en situation de gérer leur propre destin dans le respect de la légalité et des droits internationaux. L’impossibilité d’invoquer le droit international conduit ainsi à la violence irrationnelle.
Enfin, la réussite de l’ingérence politico-militaire, en l’absence d’une raison légitime de la violation du droit international et des droits de l’homme, permet l’intrusion illégale ; elle entraîne la mise en place d’une stratégie de collaboration entre des acteurs internes et externes. L’ingérence politique illégale et transnationale, par la participation active de l’opposition anti-démocratique chilienne, réussit de ce fait à détruire un gouvernement légalement institué, prêt à limiter la dépendance politique et économique provoquée par un déséquilibre des rapports de force entre acteurs locaux et internationaux. Hors de cette complicité, la légitimation de l’ingérence internationale serait impensable.
24Le risque encouru a fait prendre conscience au capitalisme international du besoin de mettre en place des conditions plus favorables à son expansion. L’exacerbation de l’ingérence politique vis-à-vis du gouvernement Allende est l’exemple du seul moyen d’éliminer à jamais les possibilités d’une nouvelle action contre les privilèges des plus puissants.
25Les fondements qui permettent l’internalisation définitive de l’idéologie néo-libérale sont ainsi en place. Reste à convaincre le gouvernement militaire de jouer le jeu néo-libéral.
Autoritarisme politique et néo-libéralisme économique
26Avec l’instauration du régime militaire, une contradiction essentielle apparaît. Le nationalisme des militaires, fondé sur un sentiment d’unité et de solidarité avec le peuple et qui défend les valeurs fondamentales de la patrie liées à la doctrine de la Sécurité nationale, n’est pas nécessairement compatible avec les intérêts économiques internationaux expansionnistes. Les militaires ne sont ainsi pas des interlocuteurs obligeants.
27Réussir à gérer ce paradoxe est l’une des réussites les plus importantes des conseillers économiques de la junte militaire. Pourtant, cela n’a pas été facile car, jusqu’au milieu de 1976, l’économie chilienne n’a pas montré de véritables signes de récupération. Par ailleurs, les résultats des politiques de réajustement économique, appliquées à partir de 1973, sont qualifiés de désastreux.
28Même si ses mesures vont dans le sens de la libéralisation de l’économie, les actions et les déclarations politiques du gouvernement semblent s’éloigner, en 1976, de la réussite de la démocratie libérale. Le gouvernement craint que les coûts et les sacrifices subis par la population ne le privent de la légitimation populaire dont il a besoin.
29Par ailleurs, les militaires sont déçus par l’opinion internationale qui ne semble pas réaliser l’importance de leur lutte contre ce qu’ils appellent la subversion marxiste internationale, d’autant plus que les accusations contre les violations des droits de l’homme placent le gouvernement dans une situation assez inconfortable. Il s’ensuit une revalorisation de la doctrine de la Sécurité nationale censée protéger contre ce qui est ressenti comme une agression externe. Cette doctrine se doit aussi de réveiller le sentiment d’unité nationale, de souligner les valeurs traditionnelles de la patrie, d’harmoniser le progrès matériel et spirituel et de renforcer la lutte contre le marxisme. C’est ce que Pinochet appelait la “démocratie autoritaire et moderne”. Cette dernière doit être sélective et épurée de ses vices antérieurs, la gestion du pouvoir revenant à des techniciens compétents et neutres. Elle ne constitue pas, selon les militaires, une solution définitive, mais instaure un système à long terme. Selon Pinochet, “le processus entamé le 11 septembre 1973 est un chemin sans retour”6 qui doit donner naissance à un “esprit public nouveau”.
30Pour arriver à leurs fins, les militaires souhaitent un projet de transformation sociale radicale afin d’éliminer l’esprit sectaire, de légitimer l’aspect radical de leur intervention et de détruire à jamais un système politique dont ils seraient exclus. Ce projet se cristallise à partir de 1976 par l’application intégrale de la politique économique proposée par les Chicago boys.
31Le discours initial proposait de vaincre l’inflation en rétablissant les équilibres de base de l’économie, de poser les fondements d’une croissance stable, de restaurer rapidement la démocratie dans une situation d’exception. Ce discours a été abandonné en faveur d’un projet ambitieux destiné à créer un nouvel ordre social détruisant celui existant jusqu’en 1973.
32La transformation radicale du rôle de l’Etat et la libéralisation de l’économie sont les deux piliers de cette politique caractéristique de l’autoritarisme libéral.
La transformation de l’État
33Cette transformation était essentielle pour maîtriser la contradiction entre le nationalisme protecteur des militaires et l’ouverture économique. Ainsi, l’Etat est devenu une sorte de père protecteur et de gardien répressif du capitalisme dont les caractéristiques pourraient se définir comme suit :
Un Etat subsidiaire, qui limite notablement ses activités – particulièrement dans son rôle d’agent économique – en supposant que le secteur privé puisse les accomplir et les satisfaire. Dans la sphère sociale, il focalise son attention en faveur des groupes sociaux les plus défavorisés afin de leur permettre de participer au jeu du marché. Son rôle subsidiaire est fondé sur deux valeurs sociales essentielles : la liberté individuelle et l’égalité des chances. Pozo et Vergara définissent ainsi cette notion de liberté individuelle : “c’est simplement la faculté de prendre des initiatives d’ordre économique et de choisir ce qu’offre le marché... sans subir la contrainte du marché”. Ces mêmes auteurs expliquent que l’égalité des chances “se définit par l’absence de discrimination : tous sont égaux devant le marché et les chances se répartissent de manière égalitaire, impersonnelle, sans ingérence de l’Etat...”7 L’Etat manifeste moins sa préoccupation pour les plus défavorisés que sa volonté de permettre la création de conditions favorables au fonctionnement du marché en tant qu’instrument régulateur de toute activité économique.
Un Etat hautement interventionniste qui favorise une économie fondée sur les activités capitalistes, non pas en agissant directement sur les prix mais en prenant des mesures indirectes concernant les taux de change et d’intérêt, les tarifs douaniers, la diminution des salaires et des dépenses publiques, etc. A partir de 1983, ces mesures sont particulièrement profitables aux activités industrielles, aux exportations et aux finances publiques.
Un Etat plus autonome politiquement car, du fait de son indépendance face aux partis politiques, il est moins dépendant des politiques conjoncturelles. Depuis la Déclaration de principe de 1974, le gouvernement militaire a réaffirmé à maintes reprises sa volonté de réaliser le bien commun général sans se soucier des majorités et des minorités occasionnelles. L’Etat devient ainsi le promoteur d’une démocratie sélective dont les dirigeants “devront répondre à des critères de capacité morale et intellectuelle, qu’ils soient nommés ou élus, où les partis ne seront que des courants d’opinion sans vocation au pouvoir”8.
Un Etat plus autonome économiquement, puisqu’il doit sa réussite au contrôle strict de ses finances et à la diminution de ses obligations traditionnelles. Ceci lui permet, après la crise 1982-83, d’appuyer des restructurations importantes et coûteuses qui sont au bénéfice du capitalisme chilien.
Un Etat militarisé, avec une organisation gouvernementale et administrative rigide, centralisée, verticale, fortement hiérarchisée et professionnelle à tous les échelons de la nation. Ce mode d’organisation est illustré par la personnalisation et la concentration du pouvoir autour de la figure de Pinochet.
La libéralisation de l’économie
34Les profonds déséquilibres économiques hérités par le régime militaire en septembre 19739 amènent le gouvernement à pratiquer un programme de stabilisation classique – intense et rapide – qui cherche le rétablissement des équilibres et la normalisation de l’économie, en s’attaquant plus particulièrement au contrôle de l’inflation.
35Les maigres résultats obtenus ont donné lieu au renforcement des postulats monétaristes des Chicago boys, qui occupent des positions encore secondaires dans l’équipe économique du régime. En 1975, Milton Friedman et Arnold Harberger arrivent au Chili pour persuader la Junte et Pinochet des avantages de l’application d’un modèle d’économie ouvert. Quelques semaines plus tard, Pinochet se décide à accorder tout son appui aux Chicago boys, qui deviennent les concepteurs et les exécutants de la politique économique du pays.
36Selon eux, l’inefficacité réside dans l’allocation de ressources provoquée par le protectionnisme face à la concurrence et à l’excessive intervention étatique. Le marché des capitaux, trop réglementé et limité, une inflation très élevée créant d’énormes déficits budgétaires, appellent l’urgence de la construction d’un nouveau modèle économique. C’est ainsi que le marché devient l’acteur principal qui guide toutes les activités économiques.
37Du point de vue des résultats, l’extrême libéralisation du marché des capitaux et du secteur externe a provoqué un processus de fort endettement vis-à-vis de l’extérieur10 et des déficits commerciaux insoutenables. La crise externe commencée en 198111 accentue encore ces déséquilibres et accélère l’échec de la politique d’ajustement automatique par le biais du marché qui est pratiquée par les Chicago boys, malgré la croissance économique rapide des années 1977-1981.
38Comme la crise de 1982-83 provoque des doutes quant à la viabilité du modèle, certains militaires et groupes liés au secteur productif proposent de revenir vers un modèle économique plus nationaliste et interventionniste. Cependant, le pouvoir militaire et technocratique, amplement motivé, persiste dans ses visées, en argumentant que la crise n’est que conjoncturelle.
39Entre 1984 et 1987, les négociations d’un programme de stabilisation avec le FMI et d’un programme d’ajustement structurel avec la Banque mondiale ont démontré que, lorsque l’Etat sert les intérêts de l’idéologie néolibérale, sa présence n’est pas antinomique avec les postulats du FMI et de la Banque mondiale.
40L’Etat, qui encourage le secteur des exportations par une politique de mini-dévaluations de la monnaie et accorde des traitements tributaires spéciaux, protège aussi dans une certaine mesure les activités de substitution d’importations. Il opère un sauvetage du secteur financier au bord de la faillite12 et paie ponctuellement les services de la dette. En plus, il finance l’augmentation des salaires du personnel des Forces armées, seul secteur appartenant à l’Etat qui s’accroît significativement de 42,3 % pendant le régime militaire, exception faite de quelques courtes périodes insignifiantes. Il finance l’achat d’armements et de matériel dissuasif et répressif pour le contrôle politique de la population.
41Depuis 1984, le moteur de l’économie est le secteur des exportations qui sait profiter des conditions favorables des prix internationaux et d’une augmentation de la demande de produits. Le processus de diversification des produits primaires, la diminution de l’importance du cuivre dans le total des exportations (qui chute de 80 % avant 1974 à moins de 40 % actuellement) et l’insertion croissante de l’économie dans le marché mondial (les exportations représentent 38 % du PIB en 1989) sont les éléments les plus significatifs de ce secteur.
La logique des acteurs en présence
42Pour que les économistes de l’Ecole de Chicago puissent poursuivre leur stratégie économique, le gouvernement militaire doit prendre des mesures de protection politiques, institutionnelles ou autres. Ceci pose la question de la nature des rapports – et de leur bonne réputation – entre les Chicago boys et les acteurs internes et externes de la politique néo-libérale.
Qui étaient les Chicago boys
43Issus des meilleurs milieux sociaux chiliens, formés à l’Université Catholique de Santiago, ils se spécialisent dès 1955 à l’Université de Chicago. Idéologiquement, ils suivent les postulats monétaristes de Milton Friedman. Pour eux, la croissance économique chilienne repose sur une conception technocratique de l’action économique.
Les antécédents historiques des Chicago Boys
44Sous l’administration du général Carlos Ibàñez, entre 1927 et 1931, de jeunes économistes composent l’équipe économique du ministre des Finances Pablo Ramirez. Surnommés los cabros de Pablo Ramirez, ils donnent, par leur style jeune et technocratique, l’image que prolongeront bien plus tard les Chicago boys. C’est pourtant la conception monétariste de stabilisation économique de la Mission Klein-Saks qui sera l’idéologie la plus proche des Chicago boys. Selon Ricardo French-Davis : “Le gouvernement13 justifia sa décision en disant que pour faire face à la crise il était nécessaire de bénéficier d’un concours technique indiscutablement idoine et qui de par son caractère étranger donnerait aussi des garanties d’objectivité et d’impartialité dans ses énoncés et conclusions.”14
45Pendant la période 1958-1964, les Chicagos boys ont assumé la première responsabilité d’importance avec l’élaboration du plan économique du gouvernement conservateur de Jorge Allesandri. En 1967-68, le gouvernement démocrate-chrétien d’Eduardo Frei leur propose certains postes de second rang. Pour des raisons politiques, ils n’accèdent pas aux postes supérieurs et, de ce fait, s’effacent. Durant le gouvernement du socialiste Salvador Allende, n’ayant aucune possibilité d’influencer les décisions économiques de l’Unité populaire, ils préparent secrètement un programme de politique économique pour le Chili. Imaginaient-ils déjà ce qui allait se passer ?
Chemise blanche et penacho15 rouge
46Il n’est pas possible de comprendre le rôle joué par les Chicagos boys dès 1975-76 sans faire référence aux liens qui ont uni les élèves de Friedman et Harberger et les élites des Forces armées chiliennes, notamment celles de la marine (qui ont été à la tête du coup d’Etat de septembre 1973). Quatre points communs existent entre la conception économique des Chicago boys et la doctrine militaire, à savoir : un refus idéologique et pratique complet du communisme ; un dogmatisme de part et d’autre qui cherche le bien pour le pays ; une action marquée par la notion de discipline ; une formation technique et professionnelle qui se veut sans empreinte idéologique.
47Jusqu’au début de 1975, le gouvernement s’est appuyé sur un groupe de spécialistes économiques conservateurs (les gremialistes) qui, dit-on, n’arrivaient pas à surmonter la crise du moment. Ainsi, ce sont les militaires qui font appel aux Chicago boys. En quête d’une démocratie sélective et d’un projet de légitimation radicale, les militaires trouvent en eux un groupe n’appartenant à aucun mouvement politique et incarnant la nouvelle mentalité qui allait leur permettre de mener à terme leur projet “d’épuration culturelle”. Ce projet militaire – plus ce que Patricio Silva appelle l’inflation idéologique de la période 1967-1973 – “permettra à la machine idéologico-publicitaire du régime militaire... de diffuser l’équation : intellectuels = agitation, politique = chaos”16. Ajoutons que dans ce discours l’on trouvera en permanence l’équation Chicago boys = efficacité apolitique, gouvernement militaire = ordre et sécurité.
48Une fois installés au pouvoir, les Chicago boys ont largement légitimé l’action et les propos du gouvernement afin de permettre cette difficile mais nécessaire coexistence entre libéralisme économique et autoritarisme politique. La nécessité de l’efficacité économique, au centre de ce discours, liée au rappel permanent du désastre économique et politique des années démocratiques, a renforcé ce mariage d’intérêt idéologique et a permis le renouvellement permanent du discours légitimateur. Si on laisse de côté les coûts sociaux du modèle et si l’on s’en tient strictement à la cohérence entre leurs postulats et leurs résultats concrets, force est de reconnaître leur succès qui légitime ainsi d’autant plus la logique technocratique. Patricio Silva explique à ce propos : “Ce ne fut pas le simple discours technocratique mais plutôt la transformation et modernisation réelle de la société chilienne qui a renforcé les positions technocratiques, et cela non seulement à l’intérieur du gouvernement, mais aussi à d’autres niveaux de la réalité nationale.”17
Ces frères jumeaux nommés Chicago Boys
49Par ailleurs il ne faut pas oublier que les Chicago boys agissaient sur deux fronts différents pourtant liés : d’un côté on trouve ceux qui composaient l’équipe économique du gouvernement et, d’un autre côté, ceux qui étaient à la tête (gerencia) des groupes financiers. Ceci explique bien, par exemple, les avantages et les bénéfices reçus par ces groupes jusqu’en 1983. Le gouvernement a eu une attitude fort favorable à l’égard des “anciens collègues de ses partenaires”.
50En appuyant les Chicago boys, qui jouissent d’une réputation mondiale indiscutable de néo-libéralisme, le gouvernement a donné aux investisseurs étrangers et au couple FMI-Banque mondiale la confiance dont ils avaient besoin. C’est ainsi que le Chili a été le pays latino-américain à recevoir la plus grande quantité d’argent au cours de ces dernières années. Pourquoi dès lors Hernan Büchi, l’un des Chicago boys et ministre des Finances de Pinochet, n’a-t-il pas gagné les élections présidentielles de décembre 1989 ? Certaines pistes peuvent nous éclairer. D’abord, malgré la prétendue non-politisation de son équipe économique, il a fini par se confondre avec l’image d’un homme politique dont les évocations d’anti-Unité populaire ont fait resurgir des querelles du passé. Par ailleurs, le prétendu modèle d’une économie apolitique a eu les effets inattendus d’une distinction entre le politique d’une part et une économie aux compétences techniques d’autre part, valorisant dans la classe politique l’idée selon laquelle il était possible de reconstruire la démocratie tout en humanisant le modèle économique afin de lui donner un visage social. Ainsi, le triomphe de Patricio Aylwin, candidat de la coalision de centre-gauche, répond en partie au refus majoritaire de l’autoritarisme politique en faveur d’un système démocratique néo-libéral humanisé, comme si l’on pouvait songer à humaniser un système économique d’offre et de demande qui n’a comme valeur que celle de l’argent et où l’homme est un individu dont la valeur dépend de son pouvoir d’achat.
51Quoi qu’il en soit, le régime militaire ne serait jamais parvenu à réussir son modèle économique sans l’utilisation de moyens ouvertement antidémocratiques. A l’image des pyramides d’Egypte, on ne peut pas seulement se fier à leur apparence merveilleuse et ignorer les conditions historico-politiques de leur construction. De même on ne peut prendre acte du miracle économique chilien en oubliant ceux qui ont payé le prix de cette mégalomanie. Mais quels ont été les ressources mobilisées pour construire cette pyramide de cristal au Chili ?
Les moyens de la mise en place du modèle
Réformes institutionnelles
52Il y a eu la réorganisation territoriale. Elle débute en 1973 par la fondation de la Corporation nationale de réforme administrative (CONARA) chargée de l’élaboration d’un projet de réforme nationale, régionale, provinciale et communale. Elle est appliquée à partir de 1978 et comporte quatre volets 70 principaux : la déconcentration administrative, le Fonds national de développement régional, l’établissement de zones géographiques avec des bénéfices tributaires et une réorganisation du territoire fondée sur une conception géopolitique (en 13 régions, 55 provinces et 328 communes). Cette structure pyramidale, grâce aux choix des responsables à tous les niveaux, permet d’optimiser la circulation de l’information, l’application échelonnée et délocalisée de la décision prise de manière centralisée. Elle est renforcée par le caractère hiérarchisé et vertical de l’organisation des Forces armées et mène à la concentration et à la personnalisation du pouvoir exécutif auxquels sont soumis tous les autres pouvoirs.
53Les syndicats ont joué un rôle très important dans l’organisation sociale des travailleurs chiliens comme instruments de revendication et de négociation face aux politiques patronales et nationales. Après la période 1973-1976, caractérisée par une persécution sanglante des travailleurs (notamment des ouvriers), l’activité syndicale a subi un contrôle généralisé atteignant des extrêmes en 1976. En 1979, face à la pression des syndicats des pays industrialisés et au possible boycott des exportations chiliennes, le gouvernement met en place une réforme du travail, le “Plan Laboral”, qui reconnaît la représentativité des syndicats des travailleurs et leur confère certaines soi-disant libertés. Hélas, avec cette réforme du travail, le pouvoir de négociation des travailleurs (qui n’était plus collectif mais individuel) s’est considérablement affaibli. Le pouvoir des revendications et des luttes syndicales ainsi que la légitimité du syndicat ont été bafoués et le droit de grève banni. Ce Plan a instauré le licenciement comme punition des récalcitrants et a réduit les charges sociales des entreprises, au nom de la rationalisation économique, de la dépolitisation de ces entreprises et de l’activité productive en général.
54A cela s’ajoute un facteur contraignant primordial, l’importante hausse du chômage qui sévit tout au long de la période libérale. Par ailleurs, la structure même du travail change. Selon la classification de Diaz18 : il y a une plus grande dispersion du travail ; le rythme de tertiérisation de l’emploi salarié augmente ; un segment social important se constitue avec une main-d’œuvre salariée informelle, des changements dans la composition fonctionnelle (le nombre des employés augmente plus rapidement que celui des ouvriers).
55A travers la réforme financière et ses interventions, l’Etat veut rendre le système financier national plus efficace et plus dynamique. Le marché devient ainsi le seul moyen de provoquer une nouvelle conscience compétitive entre les entrepreneurs. Ainsi, en décembre 1973, le gouvernement a créé une loi déclarant une liberté totale des taux d’intérêt et l’élimination des entraves pour l’assignation d’emprunts. En 1974, l’entrée de banques étrangères est autorisée et, en 1977, il n’existe plus de restrictions pour les investissements étrangers que l’on facilite même. La suite est bien connue ; cette extrême liberté permet une forte concentration du secteur dans les mains d’un petit groupe de capitalistes nationaux et aboutit à un endettement externe très important. La crise de 1982 provoque la faillite des principaux groupes financiers hautement endettés et l’Etat intervient pour empêcher une faillite généralisée. Après avoir assaini le secteur, le gouvernement coordonne une nouvelle politique de privatisations, cette fois avec le concours du capital étranger et l’aide de mécanismes tels que la conversion de la dette externe. Ainsi, une fois encore, l’Etat réarticule le capitalisme privé national, cette fois avec une forte présence du capital transnational.
56La réforme fiscale date de 1975. Elle est d’une grande importance pour la promotion du secteur privé et pour l’amélioration des finances publiques. En effet, l’application de la TVA et la diminution du volume des impôts directs et des tarifs douaniers ont signifié un transfert important de ressources vers la bourgeoisie et le secteur exportateur. Pour l’Etat, l’application de la TVA et la modernisation du système ont permis une augmentation des recettes fiscales et, par conséquent, une stabilisation des comptes publics dans un contexte où la rigueur des dépenses était strictement associée au contrôle inflationniste.
Instruments financiers
57Entre 1977 et 1981, la libéralisation du système financier, la libéralisation généralisée des importations et la politique de maintien du peso surévalué, ont été les facteurs explicatifs du fort endettement externe. Il s’agissait au départ de promouvoir l’entrée de l’investissement étranger tout en confiant la gestion des ressources au secteur privé local qui pratiquait des taux d’intérêt très élevés pour favoriser l’arrivée des fonds étrangers. Avec l’aval des Chicago boys, qui maintenaient de bons rapports avec le système financier international, ce secteur financier local a pu concentrer les ressources et prendre le contrôle de nombreuses entreprises et banques dénationalisées par l’Etat. La consommation de biens importés a été stimulée au détriment de la production locale. Entre 1977 et 1982, l’importation de biens de consommation (voitures, appareils électro-ménagers, boissons alcooliques, etc.) a coûté au Chili 6246 millions US$.19
58S’ensuivent une récupération économique et un bon dialogue avec le FMI et la Banque mondiale. Bien que les principales réformes et la politique monétariste menées à partir de 1973 n’aient pas l’appui technique des institutions de Bretton-Woods, celles-ci approuvent les mesures appliquées. Mais en 1983, on signe le premier accord avec le FMI et, en 1985, un accord avec la Banque mondiale. Le caractère des négociations est exemplaire face aux exigences habituelles de tels accords. La stratégie de bon élève des autorités chiliennes visait une entrée minimale de ressources financières. La rapide récupération de la croissance de l’économie chilienne, à partir de 1984, a servi à mieux défendre les accords établis par le gouvernement avec ces institutions (paiement du service de la dette) et, ensuite, à légitimer le modèle.
Instruments politiques
59Pour réussir ces réformes et instruments, il était impératif d’éliminer des espaces de représentation et d’expression. Cela a été le cas, par exemple, avec la fermeture du parlement et la prise en charge de la fonction législative par la Junte militaire, fonction assumée par quatre membres des Forces armées. A l’Université, on nomme des recteurs délégués, on contrôle certaines carrières (notamment sociologie et journalisme), on élimine progressivement des subsides étatiques et on privatise la presque totalité des instituts supérieurs. Ces actions visent à l’épuration mentale, à la dépolitisation et à la professionnalisation extrême de l’enseignement. Le troisième élément fondamental est celui de l’affaiblissement des syndicats, déjà mentionné.
60C’est ainsi que sont contrôlés les moyens de communication et donc de l’information, d’abord notamment avec l’interdiction et la censure politique, ensuite de tous les journaux exception faite de El Mercurio, journal conservateur, de la télévision et de la radio (cette dernière jouissant d’un peu plus de liberté mais à maintes reprises attaquée par des individus “non identifiés” et presque toujours “non localisés”). L’objectif de ce contrôle était de limiter la connaissance des faits, d’en manipuler la compréhension, d’influencer et de confondre l’opinion.
61La répression politique, elle, a eu pour objectif de détruire toute forme d’organisation politique qui aurait pu mettre en péril la sécurité intérieure du pays en provoquant une instabilité politique et économique. Pour coordonner ce programme de répression, le gouvernement a créé en 1973 la DINA (Direction nationale d’informations) devenue, en 1976, la CNI (Centrale nationale d’informations), organes civico-militaires sous la tutelle du ministère de l’Intérieur. Ces organisations furent les principaux protagonistes du programme de terreur appliqué au Chili.
Conséquences du processus
62La croissance économique, la stabilité macroéconomique, l’autonomie économique de l’Etat, l’internationalisation et l’ouverture de l’économie, le développement et la diversification des exportations (qui ont donné naissance à une nouvelle classe d’entrepreneurs20) ainsi que l’amélioration de l’industrie sont les transformations économiques les plus intéressantes provoquées par l’implantation du modèle néo-libéral. On note aussi une concentration plus importante du revenu national, une augmentation de la pauvreté et une baisse des revenus de la classe salariée ainsi que la tertiarisation du marché du travail. Face aux pressions de tous ordres, le discours économique d’aujourd’hui parle encore de l’importance du contrôle des principaux agrégats macro-économiques comme étant la base de la croissance économique.
63La recomposition du paysage et du tissu social est là, avec l’apparition d’une nouvelle bourgeoisie industrielle, d’une nouvelle classe d’entrepreneurs, et la division de la classe ouvrière (les mineurs du cuivre se considérant comme des ouvriers de première catégorie). Il en résulte un processus de fragmentation et de recomposition de la structure sociale, un élargissement du fossé entre les plus riches et les plus pauvres, un affaiblissement et une diminution de la classe moyenne. Il s’est agi de diviser et d’affaiblir pour mieux régner.
64Les déséquilibres territoriaux s’aggravent du fait d’un développement sélectif des régions et d’un renforcement de la centralisation à Santiago. Les zones d’Antofagasta (cuivre), de la vallée centrale (produits agricoles), du sud tempéré (bois) et de la côte (produits de la mer) ont reçu un appui considérable au détriment des régions intermédiaires.
65La crise écologique est due à la surexploitation des ressources naturelles. Il n’existe pas au Chili d’instances de surveillance du patrimoine écologique, qu’il s’agisse des zones à forte saturation, de la pollution des eaux et de l’air ou de la dégradation de l’environnement.
L’assimilation interne du modèle néo-libéral
66Dans le cas du Chili, il ressort que l’ingérence économique est le fait de l’assimilation interne du modèle économique néo-libéral, suite à une action concertée entre des acteurs-partenaires nationaux et internationaux d’une part, et le besoin réciproque de légitimation politique entre les militaires et les Chicago boys d’autre part.
67Cette assimilation interne n’a donc été possible qu’à travers ce que nous appellerons un processus combiné de quatre formes d’ingérence interne. On ne peut pas comprendre la situation actuelle du Chili sans prendre conscience de cette situation d’ingérence interne. Ces quatre formes d’ingérence peuvent être définies comme suit :
L’ingérence sur la structure et le fonctionnement de l’Etat
68L’objectif est de limiter l’ingérence de l’Etat sur le libre jeu du marché, dans l’initiative privée en tant qu’agent économique, et par ailleurs de renforcer l’emprise de l’Etat au niveau de la société et sur le politique. Cette intrusion s’est manifestée, par exemple, par la privatisation des entreprises étatiques. Durant le gouvernement militaire, sur les 507 entreprises d’Etat qui existaient sous le gouvernement de Salvador Allende, 394 ont été privatisées. En 1986, cinq des dix plus grandes entreprises chiliennes appartiennent à des groupes économiques privés de l’étranger. Ces interventions sur la structure de l’Etat ont aussi causé la diminution des dépenses publiques : le coefficient de dépenses par rapport au PIB est passé de 44,7 % en 1973 à 29 % en 1982.
L’ingérence policière de l’Etat dans la vie politique
69Le but de cette forme d’ingérence a été de limiter et de contrôler l’action des partis politiques et des mouvements syndicaux. La fermeture du Parlement, la dissolution des partis politiques, la promulgation de la loi anti-terroriste, qui accorde toute liberté d’action aux institutions policières et civiles contre la contestation politique et économique, ainsi que l’application, à partir de 1980, de l’article 24 transitoire de la nouvelle Constitution, légitimant la violence d’Etat, ont permis, parmi beaucoup d’autres éléments, ce que Patricio Silva appelle “l’étatisation de la politique”21.
L’imbrication des enjeux économiques dans la décision politique
70Elle répond à la logique selon laquelle le politique se réduit à un mécanisme, à une technique de prise de décision et à une représentativité tout en réservant au marché un rôle canalisateur et d’expression des besoins des individus. Ainsi, le jeu politique devient tributaire du marché, les intérêts économiques définissant l’orientation des choix politiques. La notion d’intérêt collectif est dès lors réduite à une simple addition d’intérêts individuels.
L’ingérence dans la pensée sociale
71Elle est caractérisée par la militarisation et l’idéologisation économique de la conscience sociale. L’idée de la révolution culturelle et de l’épuration idéologique explique bien cette forme d’ingérence. Le 11 septembre 1976, Pinochet déclarait que le Chili “assume une doctrine reposant sur les principes de l’indépendance nationale et de l’anticommunisme, fondée sur une philosophie humaniste d’inspiration chrétienne, au service permanent de l’homme et aussi éloignée du totalitarisme marxiste, doctrine intrinsèquement pernicieuse, agression permanente, au service de l’impérialisme soviétique”22.
72Sergio Bitar, ministre des Mines sous Allende et actuel sénateur de la République, déclarait en 1979 que “l’ouverture politique et la démocratisation du pays impliquent le remplacement total du modèle économique” car il y a, selon lui, une incompatibilité essentielle entre le modèle économique néo-libéral et la démocratie23. Pourtant, aujourd’hui, cinq ans après la fin de la dictature, le Chili reste le modèle néo-libéral à suivre et les indicateurs économiques ne semblent pas le démentir. Comment expliquer cette contradiction apparente entre les paroles de Sergio Bitar et la situation actuelle où la démocratie semble faire bon ménage avec le néo-libéralisme ? Il est vrai qu’après les années du miracle économique, et pendant la crise de 1982-83, le gouvernement a procédé à certains remaniements dans la politique économique. Aucun des principes de base, à savoir : l’ouverture vers l’extérieur, la libéralisation des marchés et le rôle prépondérant du secteur privé, n’ont pourtant été remis en cause.
73Il doit s’agir ici d’un changement de mentalité, car l’aboutissement de l’ingérence politique et de la mise en place d’un modèle économique a radicalement transformé la société chilienne.
74Patricio Silva souligne l’attitude de la classe politique en affirmant que “le gouvernement est contraint de démontrer son autorité devant la société civile afin d’éviter ou de faire barrage à une vague de demandes sociales et économiques après 17 ans de dictature, lesquelles pourraient mettre en péril la stabilité économique et, ultérieurement, la propre consolidation de la démocratie dans le pays”24. Eugenio Tironi, en expliquant l’orientation pragmatique et les objectifs modérés des partis politiques, ajoute que, “si ces tendances se confirment, la société chilienne sera alors définitivement entrée dans une nouvelle phase historique, dans laquelle modernisation et démocratie pourront encore aller de pair”25.
75Cette transformation des mentalités est sans doute un des plus lourds héritages des dix-sept ans de dictature néo-libérale. Les paroles de Manfred Max-Neef traduisent bien cette réalité : “Le Chili est aujourd’hui une société triste et très peu heureuse ; c’est de là que surgissent ces attitudes d’hyperconsommation, lesquelles manifestent un vide spirituel... Ne vendez pas comme authentique ce qu’on fabrique maintenant. Ce n’est pas de l’économie mais de la crematistica. Celle-ci est la préoccupation pour l’argent selon Aristote. La seule chose qui préoccupe actuellement ce sont les flux monétaires et cela est de la crematistica. C’est une aberration que de l’appeler économie.”26
76L’expérience traumatisante des années de dictature militaire a bouleversé le processus de la politique au Chili. Les secteurs de droite, du centre et de la gauche s’accordent volontiers pour trouver un consensus face aux conflits, afin d’éloigner au maximum tout risque de confrontation ouverte qui pourrait actualiser le fantasme des années militaires. Ce consensus se construit sur l’accord implicite de la nécessaire protection de la démocratie renaissante, ceci en dépit des manifestations qui expriment le mécontentement de tout un pan de la population, car cette dernière subit le lourd fardeau des coûts sociaux sans jouir des bénéfices du système. Les timides efforts qui sont faits pour rendre justice aux victimes de la dictature restent vains à cause de la présence de Pinochet à la tête des armées. Par ailleurs, il y a refus de reconnaître les injustices sociales implicites dans le modèle économique. Ce sont là deux phénomènes majeurs qui provoquent, d’une part, le malaise de la population face à l’attitude de la classe politique qui veut protéger la démocratie à tout prix27 et, d’autre part, son incompréhension du nouveau style technocratique appliqué en politique.
77Pour clore provisoirement ce débat sur les formes d’ingérence, il nous semble important de relever que la question n’est pas de se débarrasser des intrus aux allures paternalistes, mais de libérer le Chili de cette pensée préconçue qui veut que la démocratie repose sur les lois du marché. En effet, pour la classe politique chilienne, le marché et la gestion technocratique de l’Etat ont effacé le débat politique. Toute autre voie risquerait de provoquer un nouveau cycle infernal d’ingérence politique et de violence. Comment peut-on, dès lors, repenser la démocratie ? Comment lui redonner la profondeur sociale et politique dont le marché n’est qu’un élément ? Le Chili devra bien, demain, affronter ces véritables questions d’avenir.
Notes de bas de page
1 Firme new-yorkaise de conseil économique, ayant de très bons rapports avec le FMI et le gouvernement américain.
2 Lire à ce propos : Marie Noëlle Sarget, Système politique et parti socialiste au Chili : Un essai d’analyse systémique, Paris, L’Harmattan, 1994 (Collection Recherches et documents, Amérique Latine), notamment les pages 337-378.
3 Joan Garcés, Allende y la experiencia chilena : Las armas de la politica, Barcelona/Caracas/Mexico, Editorial Ariel, 1976, 403 p. Titre original : Allende et l’expérience chilienne, Paris, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques (FNSP).
4 Lors des élections du 4 septembre, Allende obtint 36,3 % des suffrages contre 34,8 % du candidat de droite et 27,8 % du candidat démocrate chrétien. Selon la Constitution chilienne, pour être élu président il fallait obtenir 50 % + 1 des votes. En cas contraire, la décision finale revient au parlement qui doit choisir entre les deux candidats les mieux placés. Le parlement chilien a traditionnellement choisi celui qui est arrivé en tête, même s’il n’y est pas contraint. C’est pourquoi, entre le 4 septembre et la mi-octobre, la droite et le capitalisme international (notamment l’ITT, la compagnie transnationale nord-américaine propriétaire de la compagnie de téléphones du Chili) ont cherché à tout prix à pousser la démocratie chrétienne à voter en faveur du candidat de la droite. Pourtant, consciente du risque incalculable que cela entraînait et rassurée par la signature d’un compromis de respect de la légalité et de la démocratie par l’Unité populaire, elle a voté majoritairement en faveur de Salvador Allende.
5 Lire à ce sujet l’article de Victor Gonzalez Seliano, “El largo viaje de un ejército hacia la noche... : La Experiencia Chilena”, Nueva Sociedad, n° 81, janvier/février 1986, pp. 59-68, ainsi que l’article de Jorge Tapia Valdés, “La doctrina de la seguridad nacional y el roi politico de las fuerzas armadas”, Nueva Sociedad, n° 47, mars/avril 1980, pp. 23-45.
6 Louis Guistet, “Le Chili du onze septembre”, Problèmes de l’Amérique Latine, n° 45, Paris, La Découverte, octobre 1977, p. 11.
7 Hernan Pozo et Pilar Vergara, “Les politiques sociales du régime militaire”, Problèmes d’Amérique latine, n° 94, 4e trimestre 1989, pp. 116-117.
8 Louis Guistet, op. cit., p. 11.
9 Inflation à plus de 300 %, développement de marchés noirs, rareté de biens essentiels, comptes publics fortement déficitaires, réserves de devises très basses, etc.
10 La dette externe passe de 4.048 millions US$ en 1973 à 5.195 millions US$ en 1976 et à 15.591 millions US$ en 1981.
11 Baisse des termes de l’échange, montée des taux d’intérêts internationaux et réduction abrupte du crédit externe.
12 Les ressources ont été estimées à 6,5 % du PIB durant la période 1983-84, et de 11 % du PIB pour la période 1985-86.
13 Soulignons qu’il s’agit du deuxième gouvernement du général Carlos Ibàñez et que c’est encore lui qui fait appel à une équipe de technocrates. Ce n’est pas par hasard que les Chicago boys eux aussi ont été appelés par des membres des Forces armées. Guillermo O’Donnel, en se référant aux origines des régimes militaires en Amérique du Sud, identifie la technocratie civile comme “des exécuteurs clefs des politiques des régimes militaires dans leur essai pour contrôler et finir avec la crise économique, politique et institutionnelle...” (Cité par Patricio Silva, op. cit., p. 145). Notons encore que le premier gouvernement du général Carlos Ibàñez était une dictature.
14 Ricardo French-Davis, Polìticas econòmicas en Chile : 1952-1970, Santiago, Centra de Estudios de Planificaciòn Nacional y Ediciones Nueva Universidad, 1973, p. 25.
15 Il s’agit d’un ornement que les soldats de la bourgeoise Ecole militaire du Chili arborent sur leurs casques lors des défilés militaires importants, marquant ainsi leur opposition aux “économistes en chemise blanche”.
16 Patricio Silva, op. cit., p. 147.
17 Patricio Silva, op. cit., p. 153.
18 Alvaro Dìaz, “Restructuring and the New Working Classes in Chile”, UNRISD (DP 47), Genève, octobre 1993.
19 Patricio Meller, Ajustement et équité au Chili, Etudes du Centre de Développement (Série : Ajustement et équité dans les pays en développement), Paris, OCDE, 1992.
20 Cecilia Montero, “Les nouveaux entrepreneurs”, Problèmes d’Amérique Latine, n° 4, janvier-mars 1992, p. 119.
21 Patricio Silva, “Intelectuales, tecnocratas y cambio social en Chile : pasado, presente y perspectivas futuras”, Revista mexicana de sociología, año LIV/n° 1, janvier-mars 1992, p. 151.
22 Louis Guistet, op. cit., p. 12.
23 Sergio Bitar, “Libertad economica y dictadura politica : La Junta Militar chilena 1973-1978”, Nueva sociedad, n° 43 Costa Rica, Editorial Nueva Sociedad Ltda., julio/agosto 1979, p. 68.
24 Patricio Silva, op. cit., p. 162.
25 “Révolution à la Pinochet. Le régime militaire chilien en perspective”, Problèmes d’Amérique Latine, n° 94, 4e trimestre 1989, p. 31.
26 Interviewé par Soledad Miranda dans un périodique chilien, avant les élections présidentielles de mars 1994, Manfred Max-Neef est économiste et prix Nobel alternatif en économie par ses contributions visant à restaurer la dignité de la vie. Il a écrit, entre autres, La economìa descalza et Desarrollo a escala humana (en collaboration avec d’autres auteurs). Il a été en 1994 candidat indépendant à la présidence de la Républque. Persuadé du fait qu’il ne serait pas élu (les chances d’être élu au Chili en qualité d’indépendant étant presque inexistantes), il avait comme objectif de réussir à parler des sujets importants dont on ne parle pas comme, par exemple, l’homme, la nature, la félicité, l’art, la liberté et la beauté. Il a obtenu 5 % des suffrages provenant de jeunes pour la plupart.
27 Voir, à ce propos, l’article de Gérard Teulière, “Démocratie sous surveillance au Chili”, Le Monde Diplomatique, septembre 1993, p. 24.
Auteurs
Assistant, IUED, Genève
Economiste, assistant de recherche, United Nations Research Institute for Social Development (UNRISD), Genève
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