1La perception mondiale de la crise écologique dans sa globalité a pris toute son ampleur lors de la Conférence de Rio sur l’environnement et le développement en juin 1992. Ce Sommet de la Terre a connu une représentation planétaire sans précédent : 40000 personnes, 1200 organisations non gouvernementales, et 178 Etats participèrent à cette manifestation mondiale.

2A cette occasion, la finalité écologique a été pour la première fois attribuée à la notion d’ingérence. Michel Rocard alors chef de file de la délégation française, lança l’idée d’un “devoir d’ingérence écologique”1.

3“Ingérence écologique” : le parallèle sera rapidement établi avec l’ingérence “traditionnelle”, dite humanitaire. Il est toujours question de “s’immiscer indûment, sans en être requis ou sans en avoir le droit, dans les affaires d’autrui” pour reprendre la définition de l’auteur de référence en la matière Mario Bettati2. Il s’agit également de défendre une valeur supposée universelle. Cependant, la protection de l’environnement englobe et dépasse à la fois la défense des droits de l’homme.

4Comme l’ingérence humanitaire, la notion d’ingérence écologique pourrait connaître un bel écho médiatique ; par contre, dans le domaine diplomatique, celle-ci se heurterait inévitablement aux souverainetés nationales. Retenons alors de cette expression deux idées. D’abord la force de ses termes devrait servir de mécanisme déclencheur à la mise en œuvre d’une gestion planétaire écologiquement durable. Ensuite cette formule pourrait favoriser l’organisation de secours d’urgence auprès des victimes de catastrophes écologiques.

Le précédent de l’ingérence humanitaire

5Ce préalable doit éclairer notre propos. En janvier 1987, Bernard Kouchner et Mario Bettati organisèrent la première conférence internationale sur le thème “Droit et Morale humanitaire”. Au cours de cette rencontre, la France a officiellement défendu la nécessité d’un devoir d’ingérence humanitaire.

6Sous l’impulsion française, l’Assemblée générale des Nations Unies adopta le 8 décembre 1988 la résolution 43-1313 : celle-ci a permis d’établir les conditions d’exercice de l’action humanitaire internationale auprès des victimes de catastrophes naturelles ou de situations d’urgence du même ordre4. Quelques jours après, cette résolution sera directement utilisée à la demande du gouvernement soviétique pour l’organisation d’opérations de secours après le tremblement de terre ayant dévasté l’Arménie.

7Ainsi l’appel à une ingérence humanitaire a-t-il permis de débloquer la situation pour une meilleure protection des droits de l’homme. La preuve en est que deux ans et demi plus tard le 5 avril 1991, par sa résolution 688 le Conseil de Sécurité exigeait de l’Irak un accès immédiat des organisations humanitaires internationales sur son territoire à tous ceux qui avaient besoin d’assistance5.

8Ce processus de développement du pouvoir de la communauté internationale sur les souverainetés nationales pourrait être étendu à la défense des enjeux environnementaux. Les principes légitimant une ingérence à finalité écologique se regroupent autour de deux principes : le droit de l’homme à un environnement sain et la responsabilité globale de l’homme à l’égard du milieu naturel des générations présentes et futures.

Les principes justificateurs de l’ingérence écologique

9Jusqu’au début des années 1970, la protection de l’environnement n’était envisagée qu’en liaison avec le droit à la santé et le droit de propriété. Le premier principe de la Déclaration finale de la Conférence de Stockholm sur l’environnement en juin 19726 officialisera la reconnaissance d’un droit de l’homme à l’environnement. Mais actuellement ce droit ne dispose d’aucun cadre juridique international qui en assure une définition précise mondialement reconnue (telle que la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme et du Citoyen pour les autres droits de l’homme).

10A ce jour la définition la plus complète de ce droit se trouve dans la Constitution péruvienne du 12 juillet 1979, dont l’article 123 reconnaît à toute personne “le droit de vivre dans un milieu sain, écologiquement équilibré et approprié au développement de la vie ainsi qu’à la préservation du paysage et de la nature”.

11Ce droit appartient à ce que les juristes nomment la troisième génération des droits de l’homme. Cette catégorie comprend en outre les droits à la paix, à la décolonisation, au développement. Ces derniers se caractérisent par leur dualité car ils sont à la fois “opposables” à l’Etat et “exigibles” de lui7. Il s’agit de droits perçus collectivement qui ne peuvent se réaliser pleinement qu’à travers la concertation de tous les acteurs sociaux, à savoir l’individu, l’Etat, les agents publics et privés et la communauté internationale dans son ensemble.

12La portée essentielle du droit de l’homme à l’environnement se situe dans son interdépendance avec le droit à la vie. Cette caractéristique pourrait permettre, au nom de la défense d’un droit fondamental, une intervention dans les affaires d’un Etat.

13La force du concept d’ingérence écologique par rapport à celui d’ingérence humanitaire provient justement du fait que le droit à la vie, ainsi défendu, s’envisage dans une dimension à la fois “intergénérationnelle” et universelle. En effet, l’absence de protection de l’environnement agit sur l’écosystème global de la planète en produisant des dégâts non visibles immédiatement. Ainsi, l’émission non contrôlée de gaz carbonique dans l’atmosphère engendre des dommages immédiats tels que l’accroissement du nombre de cancers de la peau dans les zones les plus exposées. Des conséquences néfastes sont également envisageables à moyen terme, comme les prévisions d’augmentation de la température globale du globe.

14La mise en œuvre d’une ingérence écologique, visant au respect d’un droit de l’homme à l’environnement, suppose au niveau mondial la reconnaissance et l’application préalable d’un droit d’information et de participation de tout individu en matière d’environnement. Dans sa Déclaration finale la Conférence de Rio a largement reconnu ces principes, ce qui a permis de mettre en valeur le changement du statut du citoyen face à un droit de l’homme à l’environnement : il n’est plus seulement un destinataire des mesures de protection mais aussi un acteur.

15Conjointement avec la protection d’un droit de l’homme à un environnement sain, le principe de responsabilité est susceptible d’encourager le processus de solidarité écologique internationale. L’exercice de l’ingérence au nom des droits de l’homme se fonde sur le même principe de solidarité de l’espèce que celui de protection de l’environnement. La prise de conscience de l’urgence écologique (en réponse aux nombreuses catastrophes touchant l’environnement) a favorisé le temps du “contrat naturel”8 et la citoyenneté mondiale dans la mesure où la protection de l’environnement s’est métamorphosée en besoin collectif de responsabilité planétaire.

16La solidarité nouvelle sous-tendue par les notions d’ingérence et d’environnement s’inscrit dans un mouvement global de renouveau éthique. Le philosophe Gilles Lipovetsky annonce à ce propos, dans son dernier ouvrage, la venue de “l’heure des hymnes à la responsabilité sans frontière, écologique, bioéthique, humanitaire, économique et médiatique.”9

17Un autre philosophe, allemand Hans Jonas, se trouve à l’origine du courant d’actualisation de l’éthique par l’intermédiaire d’une “mutation de l’agir humain”10. Celui-ci part de l’idée d’un effet boule de neige de la technologie ; l’usage pacifique quotidien que nous faisons de la technique et sur laquelle repose toute l’existence civilisée : “l’apocalypse rampante [devient] plus importante que l’apocalypse brusque et brutale”11.

18Le moyen de susciter cette prise de responsabilité se trouve dans le concept “d’heuristique de la peur” de Hans Jonas ; cette peur est “détectrice” parce qu’elle met en lumière l’étendue des menaces qui guettent l’homme. Le concept d’ingérence écologique doit aujourd’hui nous faire prendre conscience que nous sommes responsables du futur le plus lointain de l’humanité. L’enjeu suprême devient la perpétuation même de l’espèce humaine.

19En conséquence, le besoin de structures juridiques internationales se fait de plus en plus sentir au sein de la communauté internationale. En effet se développe progressivement l’idée selon laquelle les actions de certains peuvent mettre rapidement en danger la survie et le bien-être de tous.

20Actuellement l’engagement de la responsabilité s’effectue en fonction de règles conventionnelles. Mais on lui préfère plus souvent le système de ce qu’Alexandre Kiss appelle la soft responsibility, qui permet de réparer les dommages à l’environnement par des moyens tels que la négociation ou encore l’indemnisation ex-gratia intervenant sans reconnaissance officielle de la responsabilité12. En outre, la doctrine voit s’opposer les tenants de la responsabilité pour faute, principalement constitués du milieu industriel, et ceux de la responsabilité pour risque, comprenant la majorité des spécialistes de l’environnement.

21Cependant la mise en jeu de l’obligation internationale des Etats en matière d’environnement doit s’effectuer en fonction d’une responsabilité différenciée13 telle qu’elle est énoncée dans le principe 7 de la Déclaration de Rio : “Etant donné la diversité des rôles joués dans la dégradation de l’environnement mondial, les Etats ont des responsabilités communes mais différenciées.”

22Déjà envisagé dans l’article 23 de la Déclaration de Stockholm en 1972, le Protocole de Montréal du 16 septembre 1987 relatif à la protection de la couche d’ozone l’a pleinement consacré. Ce texte prévoit en effet des mesures adaptées aux pays en développement, comme la possibilité pour eux de disposer d’un délai de dix ans et d’une assistance financière pour appliquer les dispositions prévues par le Protocole.

23Ainsi la mise en œuvre d’un processus d’ingérence écologique doit à la fois être issue de ces principes et de la volonté de les faire respecter au niveau international. En pratique, l’exercice d’une ingérence écologique serait lié à l’existence de certaines conditions de déclenchement, de contenu, et d’acteurs.

Les critères de l’ingérence écologique

24Le déclenchement d’une opération d’ingérence écologique trouve son origine dans la découverte de l’urgence. Ce critère pose le problème de l’appréhension du danger. Il est plus difficile d’évaluer les conséquences d’une catastrophe écologique que celles d’un désastre humanitaire. Les effets sont fréquemment invisibles à court terme. Les exemples de conséquences à long terme sont nombreux : les maladies liées aux radiations ionisantes, les cancers de la peau en réaction à la dégradation de la couche d’ozone, les conséquences à terme d’un mauvais retraitement des déchets toxiques.

25Dans l’appréhension de l’urgence, un “générateur ordinaire” s’avère nécessaire ; ce dernier permet de déclencher un processus de prise de conscience qui peut ensuite susciter une intervention à finalité écologique. Il peut s’agir soit d’un dommage à l’environnement causé à un pays tiers, soit d’un crime écologique international. Le dommage doit porter atteinte aux deux pôles du droit à l’environnement c’est-à-dire la santé humaine et l’équilibre écologique14.

26Quant au crime écologique international, celui-ci présente, selon le juriste italien Amadeo Postiglione, la caractéristique d’affecter l’environnement à la fois naturel et humain. Dès 1976, la Commission du droit international15 a consacré cette orientation, qui signale comme possibilité de crime la violation grave d’une obligation internationale dont l’importance est essentielle pour la sauvegarde et la préservation de l’environnement humain. Le crime écologique international pourrait donc appartenir à la catégorie du “crime contre l’humanité”16.

27L’amorce d’une ingérence écologique suppose que la communauté internationale intègre dans le système juridique “l’universalité géographique” de l’écologie. Ce concept pose ici de manière directe la question des rapports ambigus entre l’environnement et la souveraineté : “la frontière divise, tronçonne, distribue. L’environnement unifie, tout entier animé par l’interpénétration et les influences réciproques de ses éléments constitutifs”17.

28Le phénomène écologique entraîne une atténuation des contraintes juridiques liées à la rigidité des frontières. En effet, l’essor technologique et la multiplication des risques de pollutions transnationales ont permis la généralisation de la théorie du bon voisinage : sic utere tuo ut alienum non laedas, “use de ton bien et agis sans occasionner de dommages”.

29Le critère de transnationalité pour déclencher une ingérence écologique peut recouvrir trois types de situation : la défense d’une éthique de responsabilité internationale – au sens où il existe un devoir moral à venir en aide à un pays sous la menace d’un danger écologique –, l’existence d’un fait dommageable à un sujet de droit international, et enfin l’atteinte de la communauté internationale en général par des dangers environnementaux globaux.

L’exercice de l’ingérence écologique

30Le traitement de l’urgence a connu un précédent significatif dans la création en 1992 d’un Centre des Nations Unies pour l’assistance environnementale d’urgence au sein du Programme des Nations Unies pour l’environnement. L’objectif de ce nouvel organe (précisé dès 1988 par son initiateur Mikhaïl Gorbatchev) était de venir en aide aux gouvernements pour faire face à des situations écologiques d’urgence. Dans sa formulation initiale cette institution devait viser à “envoyer promptement dans les zones où la situation écologique se serait brusquement aggravée, des groupes internationaux de spécialistes qui analyseraient la situation et formuleraient des recommandations pour en limiter et en éliminer les conséquences négatives”. Il s’agissait ainsi d’un premier pas vers la constitution d’un corps international d’experts”18. L’objectif initial, assez ambitieux, a été revu à la baisse, pour aboutir à un petit organe de coordination servant de centrale téléphonique et de centre d’échange. Par ailleurs, depuis juillet 1994, cet organe a été rattaché au Département des affaires humanitaires et non plus au PNUE. Ce changement est le résultat d’une évolution vers une orientation plus humanitaire qu’écologique.

Les acteurs en présence

31Comme dans le précédent de l’ingérence humanitaire, il faut distinguer quatre types d’acteurs, regroupés en deux catégories : les acteurs publics, à savoir les Etats et l’ONU, et les acteurs privés, c’est-à-dire les ONG et les individus.

32Les Etats disposent de la possibilité d’agir dans le cadre de conventions, en exigeant le respect de ces textes. Ils peuvent également intégrer de nouvelles règles de droit international dans la coutume. Une telle évolution est envisageable pour la reconnaissance du droit de l’homme à l’environnement.

33Les Nations Unies ont défini précédemment les conditions d’exercice de l’assistance humanitaire auprès des victimes de catastrophes naturelles et de situations d’urgence du même ordre. Ce type de résolution pourrait s’étendre aux désastres purement écologiques, à savoir ceux qui ne laissent a priori apparaître que des conséquences immédiates sur le milieu naturel (comme les marées noires).

34A l’origine du devoir d’ingérence humanitaire se trouve l’action continue d’ONG telles que Médecins sans Frontières. En effet les ONG grandissent à la fois en nombre et en influence, et particulièrement dans les pays en développement du Sud. Il existe ainsi de puissantes organisations non gouvernementales en matière d’environnement : Greenpeace, le WWF, Environnement sans Frontière ou encore l’Equipe Cousteau. Ces organisations ont montré qu’elles étaient prêtes à agir – en particulier Greenpeace – pour que l’environnement soit respecté19.

35Enfin, les individus sont les plus concernés par l’ingérence écologique : ils se retrouvent en effet au premier plan des risques lorsque survient une catastrophe et ce sont bien souvent eux les responsables de la dégradation du milieu. Etant donné l’enjeu planétaire des risques écologiques, l’opinion publique dans son ensemble doit être mobilisée par le biais des médias. Encourager le devoir de participation et d’information des citoyens reste le meilleur moyen de dévoiler rapidement l’existence de dangers écologiques.

Les limites de l’ingérence écologique

36Le spectre du néocolonialisme se retrouve attaché à toute forme d’ingérence, qu’elle soit humanitaire ou écologique. Ainsi la Conférence ministérielle qui a eu lieu en juin 1991 à Beijing sur l’environnement et le développement a clairement affirmé : “les considérations écologiques ne sauraient être prétexte à ingérence dans les affaires intérieures des pays en développement, pas plus qu’une excuse pour subordonner l’aide ou le financement quelles que soient les conditions, ou pour imposer des obstacles au commerce”20.

37La crainte des pays en développement est manifeste : ceux-ci redoutent l’ingérence des grandes puissances au nom d’un intérêt général, ne les concernant pas toujours dans l’immédiat. Ainsi lors de la Conférence de Rio, de nombreux pays sont restés sur leur position en limitant les dispositions initialement contraignantes de certaines conventions. Donnons ici les exemples de la Convention sur la biodiversité, ou plus flagrant encore, la “Déclaration de principes, non juridiquement contraignante mais faisant autorité, pour un consensus mondial sur la gestion, la conservation et l’exploitation écologiquement viable de tous les types de forêts”.

Les perspectives futures

38Devant l’obligation de mettre en œuvre le droit de l’environnement au niveau international, il devient urgent de créer des institutions internationales de gestion et de règlement des conflits. Cette perspective s’inscrit dans le mouvement général de création de tribunaux internationaux à vocation spécialisée (tel que celui créé par la Convention de Montego Bay sur le droit de la mer) ou à finalité générale comme la Cour internationale de justice.

39La voie vers la mise en place d’un Tribunal international de l’environnement a été tracée en avril 1989 par le Congrès de Rome21, au cours duquel Amadeo Postiglione a appelé à la création d’un tel tribunal auprès des Nations Unies.

40La création d’une telle institution a été également souhaitée le 11 mars 1989, dans la Déclaration de La Haye sur la protection de l’atmosphère, signée par vingt-quatre pays. Ne concernant toutefois que la préservation de l’atmosphère, cette proclamation constitue un grand pas en avant dans l’institutionnalisation internationale des normes de droit de l’environnement.

41Au regard de ce portrait rapidement brossé, apparaissent les multiples dimensions de la notion d’ingérence écologique. La tentative d’approche du contenu et des acteurs d’une ingérence écologique reste très hypothétique, et en complète référence au droit international humanitaire, voire aux rares essais d’interventions écologiques. Mais ce qu’il faut avant tout retenir c’est l’importance du mécanisme de légitimation préalable à l’exploitation de la notion. Deux avancées majeures pour la légitimation de la notion doivent être accomplies en cette fin de millénaire. Il s’agit d’abord de l’affirmation juridique internationale du droit de l’homme à l’environnement, détour obligé pour la mise en œuvre “légale” d’une ingérence écologique. D’autre part, il faut également encourager la reconnaissance progressive d’une responsabilité pour risque et le processus actuel de codification du dommage à l’environnement comme fait international illicite. Ces deux progrès constitueraient un facteur d’évolution notable du droit de la responsabilité en faveur d’une ingérence écologique.