Écologie contre nature
|Paroles
Néo-colonialisme vert à Madagascar ?
Texte intégral
1Après la Conférence de Rio, nous sommes parvenus à un constat étonnant : scientifiques, experts en développement, ménagères ou industriels, nous sommes tous “verts”. Comment en effet ne pas être d’accord avec la protection de l’environnement et en particulier celle de la diversité biologique, patrimoine de l’humanité ? Voir les industriels faire bon ménage avec les environnementalistes et les représentants des indigènes avait quelque chose de réconfortant. D’où nous venait cette impression que quelque chose sonnait faux ?
2C’est après un séjour aux confins de la brousse malgache que nous avons commencé à comprendre l’origine de ce malaise face à la belle unanimité de Rio. Nous y avons découvert que, si les enjeux politiques et économiques de la biodiversité commencent à peine à percer en dehors des salons feutrés des milieux diplomatiques et des laboratoires spécialisés, la guerre commerciale pour l’appropriation des ressources génétiques a débuté.
3Elle ressemblerait d’ailleurs étrangement à la lutte pour les matières premières qui a caractérisé l’histoire récente, si ce n’était qu’elle profite d’une ambiguïté de taille : alors que celle-ci s’est déroulée par le fait, égoïste, des entreprises transnationales et du colonialisme des Etats industriels, la conquête de la biodiversité s’effectue par l’intermédiaire d’acteurs agissant au nom du bien commun, du “globalisme environnemental”. Bénéficiant d’une image positive du fait de la vague verte, les organisations non gouvernementales de l’environnement et les institutions de recherche, appuyées par, c’est encore plus louable, les organisations bilatérales ou multilatérales d’aide au développement sont en train de répéter des bribes de l’histoire.
4L’île de Madagascar est connue pour sa richesse biologique et son haut taux d’endémisme : 85 % de ses espèces végétales ne se retrouvent nulle part ailleurs. L’île est classée parmi le “G-7 de l’environnement”, les pays les plus intéressants au point de vue de la biodiversité sur la Terre. Cette richesse et son importance ont été reconnues tôt dans l’histoire : les premières mesures de protection de l’environnement datent de la monarchie merina au xixe siècle (pour protéger les terres cultivables de l’ensablement) et le colonisateur français a par la suite mis en place d’importantes mesures de protection (à des fins récréatives et scientifiques, en évitant de perturber les activités économiques) : législation forestière, service forestier et réseau d’aires protégées.
5Mais la situation actuelle des espaces naturels malgaches est fort préoccupante : de nombreuses espèces et plus de 80 % des forêts originelles ont disparu, et la disparition des 10 derniers millions d’hectares de forêts naturelles est annoncée pour l’an 2025. Les sols érodés perdent leur fertilité, les cycles hydrographiques sont perturbés et les écosystèmes s’appauvrissent rapidement. Si cette catastrophe écologique tire son origine en grande partie des pratiques agricoles traditionnelles (écobuage ou culture sur brûlis), des facteurs récents ont amplifié le phénomène. La population de l’île a doublé depuis 1967 et les techniques agricoles n’ont pas été adaptées à cette croissance démographique. L’échec des tentatives de réformes agraires du socialisme malgache et l’affaiblissement de l’influence politique et technique de l’Etat en zones rurales ont contribué à abaisser le rendement des cultures et à accroître la pression sur l’environnement naturel, en particulier par la fourniture du charbon de bois aux villes (il faut voir à l’aube les colonnes de charrettes tirées par des bœufs et remplies de sacs de charbon arrivant à Antananarivo pour comprendre que l’homme dévore la nature) et le défrichement de nouvelles terres.
- 1 Le PE1 comprend sept composantes : biodiversité, sols, système d’information, secteur foncier, éduc (...)
6On observe cependant depuis une dizaine d’années une importante mobilisation pour faire face à cette dégradation de l’environnement. Dès 1985, le gouvernement malgache a adopté une “Stratégie nationale de la conservation pour le développement” et en 1990 Madagascar était le premier Etat africain à initier un “Plan d’action environnemental” (PAE). Ce projet qui s’étend sur 15 ans est devenu opérationnel par un premier “Programme environnemental” quinquennal (PE1) couvrant la période 1991-19951.
7Les objectifs du PAE sont ambitieux : plus de 60 aires protégées doivent être aménagées et d’importants moyens financiers ont été mis à disposition. L’origine et la distribution de ces moyens financiers ne laissent pas d’intriguer : plus de 80 % du PAE sont financés par l’étranger et la composante biodiversité concentre près de 50 % des fonds alloués au Programme. Les six autres composantes se partagent l’autre moitié des fonds.
8Ce déséquilibre reflète sans nul doute les priorités des donateurs et il s’explique par l’histoire du Plan d’action environnemental. L’institution qui a le plus influencé ce Plan est une organisation vouée à la conservation de l’environnement et à la sauvegarde des espèces menacées : le World Wide Fund (WWF). Si de nombreuses organisations ont contribué au processus de création et de mise en œuvre du Plan (UICN, USAID, Banque mondiale, Coopération suisse, UNESCO et PNUD, mais aussi des dizaines d’organisations non gouvernementales et d’universités américaines), la conservation et l’aménagement des milieux naturels riches en biodiversité sont restés les priorités.
9Le Plan soulève de nombreuses questions, tant dans sa conception et sa finalité que dans sa mise en œuvre. Il nous semble qu’il était urgent de prendre conscience du problème de l’environnement malgache et de tenter de limiter les dégâts, tant pour le bénéfice des populations locales que pour celui du “patrimoine universel”. Mais d’où vient ce soudain intérêt international, nord-américain en particulier, pour la biodiversité malgache ? Si Madagascar ne faisait pas partie du groupe des pays dits de “mégadiversité”, cet argent serait-il parvenu sur place et ces organisations se seraient-elles intéressées au pays ? Existe-t-il un lien entre ce financement et le programme économique du FMI et de la Banque mondiale ? La conservation des espaces naturels constitue-t-elle véritablement une priorité dans un pays au revenu annuel moyen inférieur à 200 US$ et face aux besoins urgents d’une population dénuée de tout ?
- 2 On peut trouver les témoignages de ce débat et de ses conclusions au début des années 1980 dans les (...)
10Tentons une hypothèse : les entreprises des domaines pharmaceutique et agro-alimentaire (ce sont souvent deux branches d’activité d’une même entreprise), principalement nord-américaines, ont pris conscience depuis une vingtaine d’années de l’importance d’apports génétiques constants dans leur production et de l’avenir des biotechnologies. A cette prise de conscience ont participé les milieux scientifiques collaborant avec le secteur privé et les ONG de l’environnement. Il leur a fallu alerter les décideurs politiques en constatant un fait qui avait échappé à beaucoup : la matière première de la révolution biotechnologique se situe essentiellement dans les pays du Sud et elle rétrécit comme peau de chagrin. Que faire ? La réponse est venue au début des années 1980 : entreprendre de vastes programmes d’étude de la diversité biologique dans le monde et de la meilleure manière d’en assurer la conservation et l’accès. Comment ? En mobilisant des ressources destinées à financer la mise en place de vastes programmes de recherche scientifique et l’action des organisations non gouvernementales ou internationales se consacrant à la protection de l’environnement.2
11Le globalisme environnemental aurait donc une origine peu désintéressée ! Cette hypothèse reste à démontrer, mais elle expliquerait ce que nous avons observé à Madagascar, soit une mainmise, au-delà de toute attente, des organisations américaines sur la composante biodiversité du Plan d’action environnemental. Cette mainmise place le pays dans une situation de dépendance qui s’apparente à une forme de néo-colonialisme.
12L’agence bilatérale d’aide au développement américaine, USAID, consacre 85 millions de dollars américains au financement du programme environnemental (programmes KEPEM, SAVEM et Echange dette/nature). Elle participe au financement non seulement de l’institution centrale du PAE, l’Office national de l’environnement, mais à plus de 72 % des fonds de la composante biodiversité du PAE, dont 50 % de sa principale organisation, l’Association nationale pour la gestion des aires protégées (ANGAP). L’ANGAP dépend de ce financement et ses dirigeants sont encadrés par des “conseillers techniques” financés eux aussi par ce bailleurs de fonds. Elle a été constituée comme organisme privé, une condition imposée par les financeurs, ce qui lui permet d’échapper aux vicissitudes politiques malgaches mais qui la place dans une situation potentiellement problématique : en privatisant la gestion d’une partie des espaces naturels, l’Etat perd en partie sa souveraineté. De la sorte, un bien commun se trouve partiellement privatisé, ce qui a des répercussions locales considérables.
- 3 Légalement, le Ministère chargé des forêts délègue sa compétence à l’ANGAP qui, au résultat d’un co (...)
13Le système de gestion des aires protégées mis en place dès les débuts du Plan d’action environnemental se fonde sur des “Projets de conservation et de développement intégrés” (PCDI)3. Il existe actuellement 14 de ces projets concernant les aires protégées jugées les plus importantes. Ils constituent un compromis entre la tentation des conservationnistes d’exclure les populations locales de ces espaces naturels, comme le veut le modèle dominant de création des parcs naturels, et la nécessité de tenir compte des besoins élémentaires de ces populations, ne fut-ce que pour l’impossibilité physique de leur empêcher l’accès aux aires protégées.
- 4 Nous n’incluons pas le WWF, un opérateur important car présent dans 6 PCDI, bien que son financemen (...)
14Il est étonnant ici aussi de constater la mainmise des organisations américaines, ou financées par les Etats-Unis, sur la gestion de ces projets : six des projets sont directement financés par US AID (Programme SAVEM) et sur 18 organisations collaborant à la gestion de ces PCDI, 13 sont américaines4, dont sept universités et une agence humanitaire (Care). Peu ou pas du tout équipées intellectuellement pour gérer l’aspect “développement” de ces projets et malhabiles dans leurs contacts au quotidien, ces organisations se sont souvent attiré l’antipathie des populations locales, qui voient en ces sauveteurs de la nature une contrainte supplémentaire plutôt qu’une bénédiction.
15Les organisations malgaches sont à peu près absentes de la gestion de la composante biodiversité. Lorsqu’elles existaient, elles ont été négligées ou on les a “inventées” pour placer une feuille de vigne sur cette nudité, leur attribuant des mandats allant au-delà de leur capacité d’absorption et les obligeant à gonfler leurs effectifs, ce qui les a placées dans la situation où une partie de leur personnel est directement rétribué par les bailleurs de fonds. Cette stratégie, si elle répond à la nécessité (éthique ?) de s’assurer une participation nationale, place ces ONG dans une situation de dépendance contraire à l’esprit du partenariat et les transforme en sous-contractants.
16La biodiversité malgache est en train de se transformer en une province des Etats-Unis. Ce phénomène permet-il de supposer un bénéfice pour les entreprises mentionnées plus haut ? Les recherches qui se déroulent dans les domaines botaniques et biologiques, la collecte d’échantillons de la flore et de la faune malgache, se sont intensifiées spectaculairement. Est-il permis de faire un lien direct entre cette recherche scientifique et les entreprises pharmaceutiques ou agro-alimentaires ? Dans le domaine de la recherche botanique, le Missouri Botanical Garden, bien connu pour ses liens avec le National Cancer Institute, est le principal récolteur d’échantillons malgaches dont il détient une des plus importantes collections au monde. De nombreux biologistes, botanistes et ethno-botanistes agissent comme “collecteurs” et le savoir extrait de cette recherche sera inévitablement mis à profit au Nord, les Malgaches ne disposant pas de la filière scientifique et industrielle capable de mettre à profit cette information.
- 5 L’exemple bien connu de la pervenche rose de Madagascar, une espèce endémique mais maintenant culti (...)
17L’urgence de la situation (était-elle réelle ?), la nécessité de trouver les fonds et la capacité de les gérer imposaient un programme rapide, au-delà de la capacité de mobilisation des institutions malgaches. Cependant la forme substitutive que prend ce programme nous interroge. Les décideurs malgaches, mis en garde contre le colonialisme par leur histoire, sont certainement conscients de cette dépendance, mais ils sont pris dans le jeu politique d’une lutte pour des gains individuels immédiats. L’Etat manque de la plus petite marge de manœuvre financière pour s’autonomiser dans le domaine. Les cordons de la bourse sont tenus soigneusement liés par la Banque mondiale et les organisations de la coopération. Comment dans ce contexte s’assurer que les bénéfices futurs de la biodiversité (par l’intermédiaire des biotechnologies) bénéficieront au pays et, qui plus est, à ses 90 % de population rurale5 ?
18Sous la “couverture” de la conservation de la diversité biologique et d’un “patrimoine commun de l’humanité” se déroule une guerre commerciale pour l’accès aux ressources génétiques comme matières premières. Les organisations internationales, gouvernementales ou non gouvernementales, de l’environnement, la communauté scientifique et les entreprises privées ont des intérêts communs dans la mise en place d’un système global de gestion de la biodiversité. Ces intérêts communs se concrétisent par le financement dans les pays du Sud (Madagascar dans ce cas) de “plans d’action environnementaux”. En mettant en place ces plans, les pays concernés acceptent les priorités des pays industrialisés (conservation plutôt que développement) et courent le risque de perdre une partie de leur souveraineté nationale sur leurs ressources ainsi que leur contrôle sur les revenus potentiels de la mise en marché des produits dérivés de la biodiversité. Tout ceci ne donne-t-il pas une sensation de déjà vu ?
19Désormais, au risque de jeter un pavé dans la mare aux eaux tranquilles des environnementalistes, il faudra distinguer divers tons de vert. Environnement, en ton nom, que de drôles de choses se disent et se font...
Notes
1 Le PE1 comprend sept composantes : biodiversité, sols, système d’information, secteur foncier, éducation-sensibilisation environnementale, recherche et appui aux institutions.
2 On peut trouver les témoignages de ce débat et de ses conclusions au début des années 1980 dans les rapports de commissions du Congrès des Etats-Unis sur la question.
3 Légalement, le Ministère chargé des forêts délègue sa compétence à l’ANGAP qui, au résultat d’un concours et avec l’accord du bailleur de fonds (la Banque mondiale-IDA), mandate un gestionnaire.
4 Nous n’incluons pas le WWF, un opérateur important car présent dans 6 PCDI, bien que son financement et son personnel dirigeant sur place soient essentiellement américains.
5 L’exemple bien connu de la pervenche rose de Madagascar, une espèce endémique mais maintenant cultivée comme plante ornementale dans le monde entier, est éloquent. Bien que des tonnes de cette plante quittent l’île chaque année pour servir de matière première à la constitution d’une drogue contre la leucémie, presque tous les profits qui en sont tirés restent au Nord et les maigres bénéfices de la vente de cette plante qui parviennent sur l’île restent en mains privées. Comment pourrait-il en être autrement ; on trouve la plante dans le monde entier et de nombreux pays pourraient en constituer une source alternative.
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