Remarques liminaires

1Toute connaissance qui tend à s’institutionnaliser en discipline, et donc à prendre de l’importance dans le contexte socioculturel, est incitée assez rapidement à se rechercher des antécédents, à se construire une généalogie censée lui donner une légitimité qui, dans la plupart des cas, n’est qu’illusoire dans l’exacte mesure où elle est fondée sur “ce faux objet historique qu’est le précurseur”1. S’il est licite, voire amusant, de se livrer à une recherche érudite sur les pseudo-racines de la pensée écologique depuis l’Antiquité, cela l’est beaucoup moins d’en déduire que la chose, sinon la dénomination, était déjà objet de réflexion chez tel ou tel auteur. L’écologie, en tant que pratique et connaissance d’une réalité matérielle qu’il est loisible d’appeler la nature avec toute l’incertitude et l’imprécision qui s’attache à ce mot, est une création, quant à son objet, de la pensée du xviii^e et du xix^e siècle quant à son appellation. L’écologie, tout à la fois la chose et le nom, est l’aboutissement de la science dite moderne qui s’élabore à partir du xvii^e siècle. Quand bien même elle a mis beaucoup de temps à émerger et à gagner un statut scientifique que certains ne sont toujours pas enclins à lui reconnaître, elle a gagné en importance au fur et à mesure du développement urbain et industriel considéré par beaucoup, à tort ou à raison, comme la cause de la crise des bases mêmes de l’existence. Bien qu’enracinée, en tant que projet, dans la philosophie des lumières et illustrée par des travaux aussi multiples qu’éparpillés, dont quelques-uns sont encore à peine connus, elle doit davantage son succès dans la période contemporaine à sa mise en perspective idéologique par le mouvement écologiste qu’à sa signification purement scientifique. C’est en cela que réside un premier paradoxe qu’il faut évoquer d’emblée pour éviter toute confusion ultérieure. L’écologie en tant que science procède, sans nul doute, de l’effort scientifique de ce qu’il est convenu d’appeler la modernité mais, en même temps, elle est utilisée pour s’opposer à la modernité rendue responsable de la crise environnementale.

2Dès lors, elle est l’illustration presque parfaite de cette fission de l’unité “pratique/connaissance” qui était caractéristique de la pensée antérieure à la mathématisation du monde issue de la révolution copernicienne dont la nouvelle cosmologie opposera apparence et réalité même si les deux termes continueront à être confondus dans la langue naturelle : le soleil continuant à se lever et à se coucher... L’écologie continue d’être le lieu d’ambiguïtés et de paradoxes, plus qu’aucune autre science, agitée qu’elle est par des systèmes de pensée dont les uns ont réalisé la fission citée plus haut et dont les autres se réclament d’une fusion entre pratique et connaissance. Cette agitation, qui confine, parfois, au chaos, explique probablement le contexte passionnel dans lequel s’élabore la protection de l’environnement. Les acteurs du débat ne sont généralement pas contemporains les uns des autres quant à la pensée dont ils se réclament, d’où une série de conflits qui ressortissent à la logique de la communication2. Cette rupture de la communication permet au pouvoir politique, s’il en joue habilement, de promouvoir ou au contraire de retarder certaines mesures selon des intérêts qui n’ont rien à voir avec l’environnement sensu stricto. Les exemples sont assez nombreux pour qu’on ne s’y attarde pas. La Conférence de Rio l’a abondamment montré.

De la fusion à la fission du couple “pratique/connaissance”

3Depuis que l’agriculture a été inventée, il y a en gros 12 000 ans, les sociétés n’ont pas cessé d’accumuler des données sur les interactions naturelles qui leur ont permis de perdurer à travers la mise au point tout à la fois d’informations fonctionnelles pour produire et d’informations régulatrices pour préserver l’environnement dans lequel elles étaient implantées. Les mécanismes de production et ceux de régulation ne sont pas demeurés stables au cours du temps mais ont évolué au fur et à mesure de la projection du travail de reproduction et d’invention dans les territoires où ces sociétés étaient implantées. Ainsi une énorme quantité d’informations a été accumulée sous la forme du couple pratique/connaissance qui a servi au maintien de l’environnement dans la longue durée. Que ce temps long ait été ponctué de réussites et d’échecs est l’évidence même mais la permanence des sociétés agraires, en équilibre dynamique, dont témoignaient les terroirs, un peu partout dans le monde, jusqu’à une date récente, montre assez la valeur empirique de cette pratique/connaissance rassemblée dans la longue durée.

4Cette information vécue des civilisations n’a, d’une manière générale, pas été transmise autrement que par voix orale d’une génération à l’autre : ce sont, finalement, les ethno-savoirs dont la diffusion a pu être très variable dans l’enveloppe spatio-temporelle. Toutes les ethno-agricultures, ethno-botaniques et ethno-zoologies, pour ne parler que de celles-là, constituent des savoirs dans lesquels pratiques et connaissances sont étroitement associées mais qui ont été fixées, quand elles l’ont été, fort tardivement et encore très partiellement. Ainsi beaucoup de connaissances fonctionnelles mais surtout régulatrices ont été perdues parce qu’elles ne sont pas entrées dans l’histoire, c’est-à-dire qu’on n’en a pas pris conscience en tant qu’elles pouvaient être “modernes” au sens que donne Pierre Manent à ce terme3. L’entrée dans l’histoire se traduit au xviii^e siècle par la constitution des sciences humaines qui représentent, en quelque sorte, la chronique d’un exil, celui de la nature : de la nature des hommes et de la nature des choses. Dans ces conditions, comment s’étonner que les accumulations antérieures de pratiques et de connaissances aient pu jouer un rôle, marquées qu’elles étaient du sceau de “ce qui va de soi”.

5A cet égard, il faut revenir à la physiocratie illustrée par Quesnay et ses disciples. Ces physiocrates, connus en leur temps comme les économistes, eurent leur heure de gloire entre 1760 et 1770 pour des raisons indépendantes les unes des autres mais qui apportèrent, si j’ose dire, de l’eau à leur moulin : l’engouement pour l’agriculture d’une part et la glorification des droits naturels dans la société primitive4. C’est au moment où l’agriculture traditionnelle va basculer dans le monde moderne qu’elle est l’objet, brièvement, d’un intérêt accru. Ce qu’il faut surtout mettre en évidence dans la pensée du Tableau économique de Quesnay c’est sa structure qui, avant la lettre, fonctionne comme le cycle écologique qui ne sera formalisé que bien plus tard. Cependant ce n’est pas la nature qui est en cause mais l’agriculture qui est la seule, selon Quesnay, à dégager un produit net. L’agriculture va entrer dans l’histoire non pour elle-même mais comme objet d’un calcul dont témoigne le tableau économique. L’agriculture, en tant que rapport à la nature, n’intéresse pas, elle n’est objet d’attention qu’en tant que calcul économique : elle n’entre pas dans l’histoire en tant qu’activité productrice de biens utiles à la subsistance mais en tant qu’elle dégage des biens échangeables. En entrant dans l’histoire par le jeu de la pensée économique, l’unité pratique/connaissance va éclater. Cette fission, provoquée par les sciences entrées dans l’histoire, déterminera une perte considérable d’information régulatrice contenue dans les pratiques dont les sciences d’origine urbaine n’auront que faire puisqu’elles partiront du principe que la nature est inépuisable d’où l’intérêt accru porté à la notion de temps.

6C’est à peu près au moment où interviennent les grands bouleversements techniques et économiques que la ville va prendre en charge l’avenir informationnel de la campagne : tout ce qui est originaire de la campagne est hors de l’histoire et par conséquent hors des sciences en émergence qu’elles soient de la nature ou de l’homme. Le paradoxe est tellement énorme qu’il ne faudrait même pas le rappeler s’il ne durait encore sous des formes perverses : dans le même temps où la pensée occidentale s’inscrit à travers l’idée de nature, elle rejette tout ce qui a pu être accumulé à propos de la nature par ceux-là mêmes qui la travaillent. Ce qui est hors des sciences est frappé, en quelque sorte, d’interdit comme le démontre ce panneau à la Cité des sciences et de l’industrie à Paris : “Cependant, la préservation de la biodiversité possède une dimension Nord/Sud que renforce l’écart entre les savoirs scientifiques – dépendant surtout des pays riches – et la richesse écologique du monde tropical.” En clair, cela signifie que le Nord joue la position dans un réseau de savoirs laissant au Sud le contenu qui, évidemment est payé très peu... en information surtout. Ce qui a commencé à se réaliser au xviii^e siècle sur un plan régional se déroule aujourd’hui sur un plan global c’est-à-dire mondial. Plus encore qu’autrefois, seul le contenu est intéressant pour ceux qui possèdent les savoirs qui doivent déterminer les conditions d’utilisation à l’exclusion de ceux qui ont accumulé hors du temps historique des pratiques et des connaissances. Celles-ci sont comme frappées de nullité par le seul fait qu’elles ne sont pas passées par la porte étroite d’une discipline constituée.

7Pour faire comprendre cette situation, on peut reprendre le modèle de Moscovici relatif aux états de nature. Dans l’état de nature organique, l’unité pratique/connaissance est pleine et entière et sa cohérence est assurée par l’habileté, la manière de faire en quelque sorte, qui est plus importante que le reste. Par l’état de nature mécanique, cette unité commence à être ébranlée par le jeu des calculs et elle éclate littéralement avec l’état de nature cybernétique ou synthétique5. Du point de vue des processus utilisés, le premier état de nature s’inscrit dans ce qu’on peut appeler le processus de domestication qui partant de ce qui est donné à l’échelle 1/1 va découper des échelles plus petites 1/n (n étant plus grand que 1) pour produire des écosystèmes entièrement dépendants de l’intervention humaine sans laquelle ceux-là ne pourraient pas subsister. Avec l’état de nature mécanique qui prend en compte les forces à travers le paradigme de la mécanique, illustré dès le xvii^e siècle par la science de plus en plus mathématisée. Moins connu Simon Stevin, dans ses Eléments de l’art de peser, apportera une contribution non négligeable à l’analyse des machines6.

8L’état de nature mécanique, pour Moscovici, peut être défini comme le transfert des habiletés humaines à des machines et, à cet égard, il convient de relever que la machine fait déjà intervenir un autre processus qui est celui de la simulation puisque la prise en compte des échelles est inversée. En effet, on ne part pas d’une échelle 1/1 mais d’une échelle 1/n pour tenter de produire ensuite selon des échelles dans lesquelles n devient progressivement plus petit. Ce processus a atteint son plein épanouissement dans le troisième état de nature cybernétique ou synthétique. C’est le processus inverse de la domestication qui prend toute sa signification à partir de modèles qui ont fait totalement éclater l’unité pratique/connaissance. La disqualification de cette unité traditionnelle va donc contraindre à retrouver, souvent à grands frais, mais sous une forme nouvelle, des informations régulatrices qui existaient déjà dans les ethno-cultures, considérées comme des objets scientifiques dignes d’être analysés mais sans valeur opératoire particulière en ce qui concerne leur signification pratique. Certes, l’anthropologie appliquée s’est largement développée mais elle a encore peu pénétré le domaine de l’environnement dans lequel elle aurait pu apporter des éléments d’un intérêt majeur.

9En d’autres termes, les ethno-cultures qui auraient pu fournir des moyens d’intervention locaux dans la crise de l’environnement n’ont pas été mobilisées. Au contraire même, leurs apports ont été banalisés, voire éliminés, au profit de connaissances tirées des sciences de la nature et des sciences humaines. Cette “scientifisation modernisante” a fait tourner le dos à tout ce qui pouvait être récupéré d’utile dans l’unité pratique/connaissance traditionnelle. Ainsi, dès le xviii^e siècle, l’ingérence des sciences historiquement constituées ne va pas cesser de s’affirmer dans le rapport homme-nature. Certes, les unités traditionnelles, dans une mesure difficile à préciser, seront consignées par les sciences mais elle ne subsisteront qu’après avoir reçu le nihil obstat scientifique officiel.

10A la discontinuité introduite dans le monde de la production par la révolution industrielle correspond une autre discontinuité dans le monde de la connaissance par l’irruption des sciences qui ne reconnaissent pas le bien-fondé de l’acquis des savoirs traditionnels. Cette apparente cohérence dans le comportement va se traduire par une rupture persistante entre le “vécu naturel” d’une part et le savoir accumulé sur le rapport au naturel d’autre part. Le premier est en quelque sorte oblitéré avant même d’avoir été recueilli et le second, tout pauvre qu’il peut être, lui est substitué. On notera, à cet égard, qu’il est question dès le xviii^e siècle d’une économie de la nature dont Linné semble avoir été l’initiateur. L’utilisation même du terme économie est révélatrice de la rupture évoquée précédemment. La nature n’est plus regardée de la même manière puisque, pour l’économie classique, elle est un “donné” à utiliser et à gérer non pas tant en fonction de ce qu’elle est mais en fonction des désirs et des besoins que les hommes projettent sur elle.

11Les ingérences de la science dans le rapport homme-nature sont d’abord intellectuelles, puisque depuis deux siècles, on s’efforce en Occident de substituer un “savoir” savant à un “savoir” quotidien qui, le plus souvent, est exproprié par la science qui ne fait pas le retour vers le réel et dont la violence rationaliste des concepts ne laisse aucune chance à la pensée traditionnelle qui, elle, possède une plus grande vertu : celle de préserver sur le plan pratique le jeu des interactions.

Les ingérences de l’économie de l’environnement

12Il ne s’agit pas de procéder à une critique dénonciatrice de l’économie qui s’est emparée du contrôle de l’environnement mais de montrer comment l’économie intervient d’une manière paradoxale dans la question de l’environnement.

13Faut-il rappeler tout d’abord que l’environnement, même si on le réduit à sa plus simple expression, est d’abord caractérisé par des éléments réels 46 c’est-à-dire des flux d’énergie et de matière qui se combinent à travers des cycles organiques et inorganiques d’une part et qui sont recomposés par des systèmes culturels d’autre part. Autrement dit, tous ces processus sont sous-tendus par les trois grandes logiques : éco-bio-anthropo-logiques qui sont en interaction constante. La résultante de ces interactions n’est finalement rien de plus mais rien de moins non plus que l’ensemble des écosystèmes humains que produisent les hommes pour satisfaire leurs besoins à un moment donné en un lieu donné. En d’autres termes, il s’agit de la projection de systèmes culturels dans des écosystèmes “naturels” pour autant que cet adjectif ait encore un sens ou dans des écosystèmes qui ont déjà été l’objet d’interventions mais qui sont repris et remaniés dans une perspective différente. Quoi qu’il en soit, les sociétés sont toujours confrontées à des cycles organiques et inorganiques dont les modifications par l’action anthropique peuvent s’avérer dans le temps long préjudiciables à leur équilibre dynamique. Jusqu’à une période récente, la méconnaissance de ces équilibres a eu pour conséquence que la partie non humaine des écosystèmes n’était pas directement prise en compte mais considérée comme un donné autorégulé qui pouvait se reconstituer et se régénérer de lui-même. Deux siècles d’industrialisation et d’urbanisation intensives ont tout simplement révélé que l’environnement n’était pas inépuisable et indestructible mais, au contraire, de plus en plus fragile et donc susceptible d’être détruit, du moins partiellement, d’une manière irréductible.

14La constatation, non contestable et d’ailleurs de moins en moins contestée, que l’action humaine pouvait mettre en danger les bases mêmes de l’existence a conduit à poser le problème de la sauvegarde de l’environnement dont les premières manifestations remontent au milieu du siècle dernier mais dont la diffusion ne remonte guère au-delà d’une trentaine d’années. C’est alors que va se mettre en place l’un des paradoxes les plus extraordinaires de la société occidentale contemporaine. En effet, au lieu de se poser des questions sur la situation des flux réels et de leur interaction et de chercher à modifier la nature et l’importance des ponctions d’énergie et de matière dans les processus de production d’échange et de consommation déclenchés par nos conceptions technico-économiques, nous nous sommes ingéniés à considérer essentiellement les flux réels à travers leurs signes monétaires. Nous avons ainsi établi une sorte de correspondance entre des choses réelles indépendantes de nous et des signes dépendants de notre système et nous en avons déduit que le jeu sur les signes pouvait constituer une régulation des choses réelles par voie de conséquence. Cela revient à dire que nous avons recherché dans le système, responsable lui-même de la crise de l’environnement, les moyens de surmonter cette crise, d’où le développement de l’économie de l’environnement. La contradiction n’est évidemment pas mince ! Par ce jeu sur les signes, nous avons inventé cette escroquerie qui a pour nom la “gestion de l’environnement” alors que nous devrions savoir que nous ne pouvons que gérer l’utilisation que nous faisons de l’environnement. Quand bien même nos connaissances des mécanismes de la biosphère augmentent sans cesse, celles-ci sont toujours notoirement insuffisantes pour songer à une gestion globale et la seule solution qui nous reste est celle de la gestion locale de notre utilisation de l’environnement. Qu’est-ce à dire ? Que chaque fois que nous mettons au point une fonction de production qui va se prolonger par des processus d’échange et de consommation, nous devrions concevoir une fonction de régulation qui s’appuie sur les connaissances utiles de l’environnement que nous avons déjà acquises.

15L’économie travaillant sur les signes des choses et non sur les choses elles-mêmes à travers les prix et les quantités, l’environnement n’est pris en compte que d’une manière insuffisante et cela d’autant plus que les procédures sont mises en place après coup. La contradiction fondamentale réside dans le fait que l’on veut préserver les choses non pas en s’attachant à leur processus mais aux signes monétaires qui les représentent. Pour le moins, il faut, comme d’ailleurs on commence à le faire dans les éco-bilans, prendre en compte les choses à travers les processus dans lesquels elles circulent. Autrement dit, une véritable économie de l’environnement fonctionnerait en amont au moment où l’on établit une fonction de production qui implique la combinaison de multiples facteurs de production. Le choix des facteurs et leur place dans le processus, depuis leur origine jusqu’à leur consommation, en passant par les phases de transformation créatrices de déchets et de nuisances devraient être analysés. Cela suppose, évidemment, une augmentation du facteur travail dans l’entreprise pour procéder à ces analyses essentiellement orientées du côté de la régulation et du contrôle d’une part mais aussi une augmentation de l’information globale à disposition d’autre part. Ce serait aller dans la direction du sustainable development ou développement soutenable que de se situer ainsi à l’origine même des choses.

16La gestion de l’utilisation de l’environnement n’a de sens que si l’on s’attaque à ce que l’on fait des choses. Les taxes deviendraient quasiment inutiles si la régulation et le contrôle étaient intégrés par l’entreprise, dès l’origine. Evidemment, les taxes, dans la plupart des cas, ne sont, en fait, que des crypto-impôts qui assurent des recettes pour les autorités mais n’ont qu’un faible effet sur l’environnement lui-même. La taxe sur le C0₂ a toutes les allures d’une “escroquerie d’Etat” telle qu’elle est conçue : son objectif ne sera pas atteint ou dans une faible mesure mais, en revanche, elle constituera un remarquable impôt indirect. Par ailleurs, il y a ingérence écologique paradoxale dès que l’économie imagine des taxes pour lutter contre des phénomènes dont on ne maîtrise pas absolument la compréhension du processus. Si l’on peut admettre dans l’état actuel de nos connaissances que le C0₂ est en corrélation avec l’effet de serre, est-on parfaitement au clair sur les véritables origines du processus ? Loin de moi l’idée de mettre en cause ce qui a déjà été acquis dans ce domaine mais je crois que la question, même si elle reste sans réponse, mérite d’être posée.

17On touche, ici, le problème de l’ingérence intellectuelle, légitimée par la science, qui est d’autant plus inacceptable qu’elle est, assez souvent dans le domaine écologique, fondée sur une connaissance partielle, voire très incomplète, de la nature ou en tout cas sur une connaissance de la nature pour l’utiliser et non pour la comprendre. En d’autres termes, l’économie de l’environnement projette des concepts et des méthodes, davantage sur des mythes que sur des réalités avérées. Nous nageons dès lors en plein paradoxe et peut-être touchons-nous là une aporie de l’économie de l’environnement. Ce n’est évidemment pas la seule.

18Le mythe du développement durable, que la pensée occidentale a vendu un peu partout dans le monde et que l’on retrouve dans une quantité de travaux de recherche est, tout au plus, une métaphore ce qui, en soi, n’a rien de critiquable car cela permet de comprendre sinon d’agir ou d’agir sinon de comprendre. Il ne s’agit pas moins d’un mythe car le développement durable est lui-même une aporie de l’économie de l’environnement en raison des deux principes de la thermodynamique comme l’a montré Georgescu-Roegen. Il y a une impossibilité physique à assurer un développement durable. Même si l’on définit le développement durable non pas comme un état d’harmonie préfixé mais plutôt comme un processus de changement dans lequel l’exploitation des ressources, les choix d’investissements et les changements institutionnels sont rendus compatibles avec les besoins futurs, et pas seulement avec les besoins présents, cela ne change rien au problème, d’autant moins que l’économie des pays du Sud, pour y parvenir, devra mettre l’accent sur les activités agricoles et forestières qui utilisent moins de matériaux et d’énergie. En d’autres termes ce sont les pays du Nord et leurs systèmes scientifiques qui, à travers les résolutions internationales, dicteront ce qui doit être fait. Une fois de plus les apports en information régulatrice des ethno-activités des pays du Sud devront s’effacer devant l’information plus fonctionnelle que régulatrice véhiculée par l’économie.

19Il en résulte une expropriation, voire une oblitération, de la connaissance des choses locales au profit de la connaissance des signes des choses élaborés au niveau global. L’ingérence, finalement, se ramène à une substitution de signes à des réalités. Le problème est extrêmement grave car dans ce processus de substitution c’est tout le retour vers les choses réelles qui est condamné. L’ingérence par les signes de la pensée est, peut-être, l’une des plus perverses dans la mesure où elle ébranle tout le système des connaissances traditionnelles qui servait de soubassement à la projection locale du travail. Lorsque les bases mêmes de l’existence culturelle sont battues en brèche, ce sont les moyens de l’identification qui sont touchés d’une part et les moyens de s’insérer dans un contexte culturel donné d’autre part.

20L’ingérence n’est pas seulement paradoxale par rapport à l’espace mais encore par rapport au temps. Rappelons-le encore et toujours, nous ne sommes pas contemporains les uns des autres et nous ne sommes souvent pas contemporains de nous-mêmes. Les connaissances scientifiques que nous élaborons et que nous diffusons à profusion à travers le monde ne peuvent pas être reçues le plus souvent d’une manière adéquate par ceux-là même à qui nous les apportons parce qu’ils sont insérés dans des milieux où les structures d’accueil, pour les valoriser, n’existent pas. Tout au plus, ces connaissances jettent-elles l’opprobre sur les ethno-connaissances qui sont ainsi détruites et avec elles les systèmes d’interaction dont elles sont porteuses : on ne sait pas utiliser les nouvelles connaissances et on n’ose plus se servir des anciennes. Ainsi, des populations entières sont jetées dans l’inhibition de l’action préjudiciable évidemment à leur équilibre.

21Osons l’hypothèse impie et posons-la : la gestion de l’utilisation de l’environnement dans ce qu’il est convenu d’appeler, aujourd’hui, les pays du Sud, ne passe pas par la science, dont l’origine plonge ses racines dans le xvii^e siècle européen, mais dans la réhabilitation des connaissances traditionnelles que nous avons cherché à éradiquer comme si elles avaient été des “maladies” endémiques retardatrices de la modernité. Notre ingérence, dans ce domaine, est en train de détruire la socio-diversité intellectuelle dont nous pourrions tirer parti. Ainsi, une fois de plus, nous assurons notre domination, non pas par la force, comme dans les siècles antérieurs, mais par l’information. La lutte est non seulement encore plus inégale mais elle est dangereuse pour celui qui la mène puisqu’il se prive d’un capital irremplaçable qu’il ne saura pas, parce qu’il ne le pourra pas, reconstituer. La plupart de nos connaissances actuelles sont destinées à devenir des mythes au fil du temps car contrairement à ce que l’on croit généralement, le savoir n’est pas la tombe mais bien le point de départ de la mythologie7. Pourquoi ce que nous considérons comme des mythes dans les sociétés traditionnelles ne serait-il pas susceptible de devenir des connaissances utilisables ?