1Les historiens des idées devront un jour nous expliquer comment s’est imposé le mythe - sauf erreur dans les années 1970 - selon lequel les études du développement avaient été “traditionnellement dominées par l’approche économique”, et peut-être aussi quel aura été la fonction de ce mythe. En réalité, les pionniers du développement ont eu pour mérite de prolonger la grande tradition de l’économie politique, celle qui va des économistes classiques à Keynes, en passant naturellement par Marx. Ils savaient que le développement exigeait des changements sociaux et culturels de grande ampleur, dont l’impulsion et la direction devaient provenir de l’État concerné, des institutions internationales, des grandes puissances économiques. Faut-il rappeler le sens profond des travaux de Lewis, de Singer, de Myrdal, de Prebish, de Hirchmann, de Rosenstein-Rodan ou même de Chenery ? Rostow ne don-nait-il pas à sa théorie des étapes le sous-titre de “Manifeste anticommuniste”. Ces théoriciens furent aussi des praticiens, puisqu’ils furent directement impliqués dans les travaux et l’action de la Banque mondiale et des Nations Unies. À ce titre, ils connaissaient les enjeux politiques du développement. Les théories de la modernisation des années 1960, issues des réflexions sur le développement, visaient précisément à comprendre les aspects culturels et politiques du changement social. En fait, les inspirateurs du néo-libéralisme - des Hayek, Friedman, ou Bauer - ont contredit les théories du développement qui étaient en vogue dans le système des Nations Unies, non pas en refusant les postulats de l’économie politique, mais en préconisant une autre stratégie de changement, en misant avant tout sur la dynamique du marché, par défiance à l’égard de l’État et de sa planification.

2Autre mythe, plus dangereux celui-là : celui d’une approche holistique du développement. Le théoricien du développement, au même titre que l’historien, sait bien que les changements sociaux ont des origines très diverses ; il connaît aussi la difficulté de hiérarchiser les variables en cause dans le cadre d’une analyse cohérente. Le théoricien du changement social doit tendre vers une approche holistique en construisant ses hypothèses, ses démonstrations logiques, ses validations empiriques. Le praticien doit s’en méfier, parce les efforts de construction holistique donnent le vertige d’un pouvoir absolu, celui du Prince éclairé qui use de sa science et de son autorité politique pour accélérer le processus de développement en agissant simultanément sur tous les aspects de la modernisation. Comment ne pas succomber à cette tentation ? Si le Prince et ses experts en développement prétendent agir simultanément sur l’épargne et les investissements, sur la structure de la production et sur l’orientation du marché, s’ils veulent pour cela façonner la sphère des valeurs, des institutions et des pratiques qui affectent le cours du développement, ils s’engagent nécessairement vers une mobilisation autoritaire des forces sociales, ce qui implique la répression des tendances politiques divergentes. Staline fut incontestablement un bon artisan de l’approche holistique. Après les expériences plus récentes des États autoritaires, si souvent encensées par certains théoriciens du développement (Samir Amin, par exemple), les partisans du néo-libéralisme ont beau jeu de limiter leur théorie de la croissance au libre fonctionnement du marché.

3Il est toujours tentant de chercher à comprendre et à maîtriser la nature et la finalité des changements sociaux, mais cet effort n’aboutit jamais complètement. L’histoire a peut-être un sens, mais il nous échappe, et les expériences politiques du xx^e siècle nous commandent de rester humbles à cet égard. Toutes les tentatives visant à donner une explication cohérente et globale des phénomènes sociaux, qu’elles soient d’inspiration philosophique, théologique ou technocratique, relèvent de prétentions idéologiques et portent en elles des germes de totalitarisme. Dans le domaine du développement, les explications restent partielles, et les politiques qui en découlent doivent nécessairement impliquer une grande diversité d’acteurs, dont les décisions et projets ne seront pas nécessairement coordonnés, ni toujours convergents, prévisibles et rationnels. En conséquence, les efforts d’analyse et de prospective en matière de développement sont certes indispensables, mais leur validation empirique est forcément aléatoire. Notre siècle nous a appris à nous méfier des philosophies de l’histoire. Ne surclassons pas en “théories” nos préférences doctrinales. Reconnaissons que les sciences sociales ne peuvent prétendre qu’à des théories partielles de certains aspects du changement social.

4La notion de violence symbolique n’ajoute rien. Elle est enchaînée à l’art divinatoire d’intellectuels supposés connaître le fin mot de l’histoire, capables de démystifier les discours ou les pratiques des autres, et naturellement dépourvus à titre individuel d’aliénation de classe, voire même d’aspirations et d’intérêts inconscients. Pourquoi céder à cet effet de mode ? La notion d’aliénation de Marx est bien suffisante pour dénoncer les constructions culturelles et idéologiques qui entravent aujourd’hui le processus de développement. Les parents qui perdent leurs enfants en bas âge au Mali ne croient pas aux théories néo-libérales de la Banque mondiale. Leurs dirigeants politiques non plus. Ils ont en revanche d’autres sources d’aliénation idéologique et culturelle, non moins pernicieuses pour le bien-être de leur société. Transigeons sur le concept de violence structurelle, déjà un peu plus rigoureux !

5Quelles structures ? Les fondateurs de la CEPAL et de la CNUCED, et de manière plus radicale encore les théoriciens de la dépendance, mettaient en cause les rapports de domination centre-périphérie inscrits dans la dynamique du système capitaliste. Ils souhaitaient une transformation de l’État du “tiers monde”, mais aussi un changement non moins profond des structures de l’économie et de la politique internationales. Ils se sont tus, emportés par la mort ou réduits au silence par l’échec des politiques d’industrialisation qu’ils préconisaient, par les contraintes de l’endettement et des programmes d’ajustement structurel, par les attraits du pouvoir (Fernando-Henrique Cardoso), par la reconfiguration des rapports de force économiques et politiques que l’on associe à la globalisation. Avec l’effondrement du régime de Bretton Woods, la libéralisation des marchés financiers et les progrès des techniques de communication, les États ont perdu leur autonomie macro-économique. En outre, avec la déliquescence de l’État dans plusieurs pays du Sud et la clochardisation des Nations Unies, les politiques de développement ont cédé le pas aux ONG, aux entreprises de secours humanitaire, aux exhibitions et homélies du Dr. Kouchner, aux facéties du PNUD ou de la Banque mondiale sur la congruence du marché et des indicateurs de développement humain.

6Quel développement ? Dans le bon vieux temps, c’est-à-dire au lendemain de la seconde guerre mondiale, le concept signifiait, dans la communauté des chercheurs concernés, mais également dans le grand public, l’analyse des conditions permettant aux pays situés en marge de la civilisation industrielle de rattraper leur retard socio-économique ; il désignait également les stratégies visant à atteindre cet objectif. Ce retard du “sous-développement” était alors mesuré en termes d’espérance de vie, de niveau d’éducation, de conditions d’hygiène et de santé, de bien-être matériel, etc. Vers la fin des années 1960, la critique de la société de consommation, associée à la naissance des courants écologiques, a débouché sur une remise en cause des finalités de la civilisation industrielle. Ce sentiment d’aliénation, aux relents d’un certain romantisme, conduisit à rendre suspecte la notion même de développement et l’idée de modernité qui lui était liée, et naturellement les pratiques hégémoniques qui découlaient de ces discours. Si l’éloge de la pauvreté comme “richesse des nations” et le refus du développement associés à l’idéalisation des peuples et des conditions de vie du “tiers monde” trouvèrent un certain écho dans la région lémanique, il fut difficile de recenser ses véritables adeptes parmi les populations pauvres du Sud.

7Ce discours tendant à miner la signification du concept de développement resurgit aujourd’hui et crée paradoxalement de curieuses convergences idéologiques. Les adeptes du néo-libéralisme participeraient volontiers à l’enterrement du concept de développement, et rallieraient ses orphelins dans l’étude de la croissance économique, processus censé résoudre à terme les problèmes de pauvreté. La notion de développement leur rappelle à juste titre l’État, sa planification et ses interventions, qu’ils n’aiment pas. Certains humanitaires se méfient également comme de la peste du développement et de ses institutions (Rony Brauman). La Banque mondiale et surtout le PNUD ont pour leur part beaucoup élargi les indicateurs de développement, associant ses finalités à tout un éventail d’objectifs sociaux, culturels et politiques, même si les stratégies préconisées par ces institutions restent fondées sur la dynamique du marché. Dans une autre perspective stratégique, Christian Comeliau souhaiterait également faire du développement une “théorie du changement social de longue durée” qui s’appliquerait à toutes les régions du monde.

8Il est incontestable que le développement relève de l’économie politique et qu’à ce titre il ne se résume pas à l’idée de croissance économique. Cependant, il vaudrait mieux abandonner ce concept que de l’utiliser dans un sens trop général pour signifier tous les aspects positifs du changement social, y compris “la sécurité des collectivités” et “la protection des écosystèmes globaux de l’environnement”, comme semble le souhaiter Comeliau.

9De toutes les manières, je doute sérieusement, comme je viens de le suggérer, que l’on puisse jamais construire une théorie générale du changement social, une théorie qui soit en quelque sorte universellement valable. La négation du concept de développement ou la démarche consistant à faire exploser son contenu sémantique équivaudraient à prétendre que les pays pauvres du Sud n’ont pas de problème spécifique, soit parce qu’ils doivent simplement suivre la dynamique du marché, comme l’affirment les néo-libéraux, soit parce que leurs difficultés de changement économique et de modernisation n’ont pas de caractéristiques propres. Je continue de penser, au risque d’être politiquement incorrect, que les problèmes des pays de l’Afrique subsaharienne ne sont pas ceux des banlieues sinistrées des pays industrialisés.

10En fin de compte, je regrette ces réserves à l’égard de la position de Christian Comeliau, car je suis d’accord avec les critiques qu’il formule contre une vision trop économiste du développement, aussi bien qu’avec ses préoccupations éthiques et ses orientations politiques. Je pense pour ma part que les réflexions sur le développement et les efforts de théorisation qui en découlent gagneraient à se pencher à nouveau sur l’articulation entre les centres et leurs périphéries, sur les conséquences de la globalisation et des accords de l’Uruguay Round pour les pays pauvres du Sud sur la régulation des marchés financiers et des entreprises transnationales. Elles devraient prendre aussi très au sérieux les nouveaux phénomènes d’anomie liés aux carences ou à la désintégration des États dans certaines régions du Sud. Elles devraient également se pencher sur l’énorme défaillance des institutions internationales, des mécanismes d’intégration régionale, sur l’absence de véritable forum multilatéral pour négocier et aménager les conflits d’intérêt entre les grandes puissances économiques et les pays pauvres. La neuvième session de la CNUCED a eu peut-être raison de souligner qu’il était désormais “universellement reconnu” que l’entreprise constituait l’un des principaux moteurs de la croissance et du développement. Il n’en demeure pas moins que le libre fonctionnement du marché n’offre aucune garantie de régulation politique et sociale. En outre, la croissance n’est pas nécessairement compatible avec la protection de l’environnement ou avec la justice et l’équité, qui sont également les conditions du développement. C’est la raison pour laquelle Comeliau a raison de réaffirmer les dimensions éthiques et politiques de ce processus de changement social.