Argentine : un gouvernement sous influence
p. 113-131
Résumé
L’adoption, par l’Argentine de Carlos Menem, d’un néo-libéralisme orthodoxe comme voie unique de croissance et de développement apparaît assez surprenante si l’on se réfère à la tradition de populisme, de nationalisme économique et d’interventionnisme étatique de ce pays et du péronisme. Le programme d’ajustement structurel semble largement approuvé dans l’opinion publique, y compris celle des classes populaires, alors qu’il débouche sur une dépendance extérieure accrue et sur une profonde dégradation sociale.
Marc Hufty rappelle à ce propos les mythes de l’idéologie néo-libérale et l’illusion d’harmonie des intérêts qu’elle entretient. Il montre dans quelles circonstances - celles de l’endettement extérieur, en particulier - les responsables gouvernementaux sont parvenus à créer ce consensus apparent.
Texte intégral
1Constat banal en cette fin de siècle, le néo-libéralisme s’est imposé comme l’unique voie vers la croissance économique. Un peu partout dans le monde, semble-t-il, le développement planifié par l’État a cédé la place à la main invisible du “marché”.
2On ne peut toutefois que s’étonner de l’apparente facilité avec laquelle des pays parmi les plus réfractaires à ce modèle l’ont soudainement adopté. Et les réponses habituelles, qui vont de sa supériorité intrinsèque à l’exemple des dragons asiatiques en passant par l’absence de modèle alternatif après la faillite du socialisme réel, n’expliquent pas par quels mécanismes s’est produite cette étonnante conversion.
3Peut-être nulle part ailleurs le changement n’a-t-il été aussi spectaculaire qu’en Argentine. Bastion du nationalisme économique et de l’interventionnisme étatique jusqu’à la fin des années 1980, ce pays a adopté depuis 1989 des politiques macro-économiques si orthodoxes qu’il serait aujourd’hui l’un des seuls pays au monde à pouvoir se qualifier pour l’adoption de la monnaie unique européenne selon les critères établis à Maastricht1.
4Ce qui peut être considéré comme une véritable révolution par qui connaît l’histoire économique et politique de ce pays ne cesse d’intriguer. Qu’est-ce qui a poussé un des pays d’origine de la théorie de la dépendance à accepter l’ordre économique néo-libéral ? Comment expliquer l’apparent virage idéologique du président Carlos Menem, élu en 1989, et qui se réclamait jusqu’au jour de son élection de l’héritage populiste du péronisme2 ? Ensuite, comment expliquer qu’après six années de mise en œuvre d’un programme d’ajustement structurel allant exactement à l’opposé des promesses électorales de Menem, les Argentins démontrent leur adhésion à son projet en lui accordant 50 % des voix aux présidentielles de mai 1995, contre 47 % en 1989 ? Plus intriguant encore, comment expliquer que le vote des classes populaires, les plus affectées par le programme de libéralisation et traditionnellement les plus opposées à tout projet libéral, reste le plus favorable à Menem3 ? Enfin, si l’on considère les gagnants et les perdants du programme, pourquoi les dominés de l’économie politique se soumettent-ils au projet des dominants ?
Néo-libéralisme dans la Pampa
5Établissons tout d’abord les faits. Prêtant serment comme Président de la République argentine le 8 juillet 1989, le Dr. Carlos Saúl Menem optait, à l’étonnement du monde entier, pour un programme économique résolument libéral. Il agissait ainsi en complète rupture avec la doctrine de son parti, ses propres idées, ses alliés politiques et ses promesses électorales. Son orientation ne laissait place à aucun doute :
6“Le gouvernement actuel a décidé de se lancer, à partir de 1989, dans un processus d’ajustement structurel rigoureux destiné à rétablir les bases d’une croissance économique saine et soutenue, fondée sur une libéralisation générale de l’économie en vertu de laquelle les prix, les taux d’intérêt et le taux de change seraient commandés par le libre jeu des forces du marché.”4
7Depuis 1989 le gouvernement argentin a mis en place l’un des programmes d’ajustement structurel les plus vastes jamais observés : ouverture extérieure commerciale et financière à peu près totale, déréglementation généralisée de la production, du commerce et du travail, désengagement massif de l’État de l’économie et assainissement de ses comptes. Le gouvernement a annoncé, et largement réalisé, son intention de se retirer de toute activité économique qui pourrait être aux mains du secteur privé. Les privatisations déjà réalisées ou prévues touchent tous les secteurs économiques. Des dizaines d’organismes gouvernementaux chargés de réglementer un domaine ou l’autre ont été démantelés ou réduits à leur plus simple expression et des centaines de milliers de fonctionnaires ont été licenciés ou mis à la retraite anticipée.
8La société toute entière a été mobilisée en vue de cette transformation du fonctionnement de l’économie. Et les résultats sont conformes aux objectifs. Malgré la panne de 1995 due à “l’effet tequila”, un retrait massif et soudain des capitaux extérieurs lié à la crise mexicaine de décembre 1994, l’Argentine a connu et connaîtra probablement dans les prochaines années une croissance importante de son PIB et le taux d’inflation le plus bas depuis les années 19405.
9Les nouvelles bases de la politique étrangère de l’Argentine sont le pragmatisme et la normalité6. Contre la tradition nationale d’opposition aux États-Unis, le gouvernement Menem a fait de sa bonne relation avec la puissance du Nord la pierre angulaire de sa politique étrangère. Depuis 1989 son gouvernement s’est appliqué à “mettre l’emphase sur l’élimination de chaque zone de conflit de l’agenda politique commun” et à poursuivre une politique soigneusement alignée sur les intérêts des États-Unis7. Le pays s’est aussi serré la ceinture pour faire face à ses obligations financières externes, au point de recevoir les félicitations de M. Camdessus, Directeur général du FMI, et de retrouver un accès au marché international des capitaux. Cette réintégration s’est concrétisée par son entrée dans le “Plan Brady”, lui méritant à long terme une réduction de 10 milliards de dollars sur les paiements de sa dette commerciale, ainsi que des prêts supplémentaires du FMI et de la Banque mondiale destinés à l’approfondissement de son programme d’ajustement. Enfin, son ouverture aux capitaux et aux investissements étrangers lui a valu de se faire reconnaître par le GATT comme l’un des pays les plus ouverts au monde et de recevoir des investissements étrangers considérables, plus de 40 milliards de dollars de 1991 à 1994.
10Une analyse réaliste fera cependant observer que cette ouverture a accru considérablement sa dépendance commerciale et financière. Ayant pratiquement cédé sur l’essentiel en échange de très peu, si ce n’est une réputation de meilleur élève de la classe libérale et quelques ristournes ou prêts supplémentaires, l’Argentine semble ainsi s’être placée dans une position de vulnérabilité face aux États-Unis, aux investisseurs internationaux et à ses créditeurs extérieurs. Ses politiques commerciales et financières sont de plus en plus déterminées par les conditions du marché nord-américain.
11Elle ne représente après tout qu’un partenaire d’intérêt mineur pour les États-Unis. Elle ne détient aucune ressource stratégique et ne compte que pour 0,2 % des échanges des États-Unis (importations plus exportations). Par contre, ces derniers constituent le premier créditeur et le deuxième partenaire du commerce argentin, absorbant en 1994 environ 11 % de ses exportations et lui fournissant 23 % de ses importations, ce qui rend la relation fortement asymétrique8.
12Et désormais, lorsque les jongleurs de capitaux à court terme qui parient sur les bourses des “pays émergents” prennent peur, plus émotifs que rationnels, c’est toute l’économie du pays qui se paralyse9. Pour préserver la cote BBB de son crédit fixée à New York par Moody’s, l’Argentine doit adapter sa politique économique, donner des gages supplémentaires de son acceptation des règles du marché en serrant un cran de plus, par exemple en annonçant, comme l’a fait le gouvernement en 1995 au plus fort de la crise du crédit mexicain, un approfondissement des réformes de l’État.
13Si cette ouverture extérieure semble aller à l’encontre des intérêts immédiats du pays, l’espoir est bien sûr qu’elle soit rentable à long terme, par une sorte de renouvellement du miracle asiatique. Cependant, sur le plan domestique, les effets pervers de cette transformation sont à la mesure des succès macro-économiques. Le taux de chômage a atteint un niveau inégalé dans l’histoire, jusqu’à 20 % en 1995, avec un taux de sous-emploi d’au moins 15 %. Les services de santé, l’éducation, le logement populaire et la protection sociale se sont nettement dégradés. Les classes moyennes, orgueil traditionnel de cette terre d’immigration, ont fondu comme neige au soleil et constituent l’essentiel d’une classe de “nouveaux pauvres”10. La malnutrition, à peu près inexistante dans ce pays de pampas infinies, est devenue courante.
14De façon générale, la concentration de la richesse s’est fortement accrue. Quelques grandes entreprises, multinationales étrangères mais aussi groupes nationaux, ont racheté, souvent à des prix nettement sous-estimés, les entreprises privatisées par l’État et capté l’essentiel des bénéfices de la croissance11. Le patronat a réussi à instaurer un nouveau rapport de force défavorable au travail et à battre en brèche F État-providence, résultat des conquêtes populaires péronistes. Sous son impulsion, le Code du travail, jadis contraignant, a été libéralisé au détriment des syndicats, diminuant les charges patronales, simplifiant les négociations collectives, imposant un arbitrage obligatoire et mettant fin au monopole syndical par branche sectorielle. Les salaires n’ont ainsi jamais récupéré leur pouvoir d’achat des années 1980 malgré le fait que le PNB moyen per capita soit passé d’environ 2’500 dollars en 1989 à plus de 8’000 de dollars en 1995.
15Loin d’accepter unanimement ces changements, les syndicats, qui jouissaient par le passé d’un pouvoir considérable sur l’orientation de la politique économique du pays, ne sont pas parvenus à mobiliser leurs membres contre ces réformes. Les acteurs sociaux favorables à l’État “national-populiste” ont en général été incapables de s’opposer au projet du gouvernement Menem, le petit peuple votant de façon répétée en faveur de ce gouvernement, bien que son projet s’oppose apparemment à ses intérêts.
16L’adoption d’un programme d’ajustement néo-libéral par le gouvernement d’un pays en développement qui a dénoncé durant des décennies les inégalités structurelles du système économique mondial (Prebisch n’était-il pas Argentin ?) se conjugue donc avec l’adhésion apparente à ce programme d’une classe populaire traditionnellement militante et anti-libérale ; une double adhésion qui semble désavantageuse à la fois pratiquement et théoriquement pour le pays et ses habitants.
L’idéologie libérale comme instrument de pouvoir
17Le paradoxe prend tout son sens si l’on fait un détour par une perspective historique et théorique. Si l’on examine ses fondements comme idéologie, comme explication du monde dont les postulats ne peuvent être démontrés ni par un raisonnement logique ni par une observation empirique, le libéralisme s’est édifié sur des raisonnements idéalistes plutôt que réalistes, sur ce qui devait être plutôt que sur ce qui était12. Rejetant les structures sociales, l’inégale dotation en richesses ou en capital culturel des individus, et les réseaux qui reproduisent ces inégalités, refusant de voir les relations entre les agents économiques comme un prolongement des rapports de force entre groupes sociaux, cette doctrine économique masquait la réalité des relations du capital avec le travail, des dominants avec les dominés.
18Mais, pour réconcilier les contradictions observables entre la réalité et la théorie, le libéralisme a construit une mythologie, un ensemble cohérent de mythes. La doctrine de l’harmonie des intérêts, mythe fondateur élaboré par les économistes classiques, reposait sur l’idée qu’en cherchant son bien-être, l’individu libre d’entreprendre réalisait celui de la collectivité. L’autorégulation de la main invisible rendait caduque l’intervention du politique dans l’ordre économique13. La croissance économique constante permise par la concurrence et la spécialisation allait, en enrichissant la collectivité, résoudre les conflits d’intérêt entre les groupes. Les économistes classiques ont ainsi conçu un monde virtuel, une réalité idéalisée dans laquelle un ordre économique naturel peuplé d’entités désincarnées œuvrant pour le bien commun et doté de ses propres lois était indépendant d’un État chargé de maintenir l’ordre et considéré au mieux comme un mal nécessaire.
19La théorie économique libérale est devenue la doctrine puis l’arme de combat de la bourgeoisie, classe sociale fondant son pouvoir sur la concentration du capital par la production et l’échange des biens, lorsqu’elle cherchait à s’imposer face à l’arbitraire aristocratique puis au mercantilisme de l’Etat. Elle s’est ensuite transformée en instrument de son hégémonie. Puis, comme l’observait List, elle est devenue l’une des références idéologiques dominante d’un État, la Grande-Bretagne, à l’époque où celle-ci devenait la première puissance industrielle et cherchait à ouvrir les marchés européens. Lorsque les États-Unis ont pris sa place comme puissance hégémonique, après la deuxième guerre mondiale, ils ont repris le flambeau et favorisé, pour remplacer les rapports coloniaux déclarés immoraux, l’extension d’un commerce mondial ouvert, sur la base de la doctrine des avantages comparatifs de Ricardo, renforcée par les économistes néo-classiques. Privilégiant l’harmonie des intérêts entre des nations commerçantes et refusant de considérer les positions structurellement inégales des États pour l’organisation des échanges internationaux, les États-Unis mettaient en place les institutions garantissant cet ordre économique fondé sur le marché (FMI, Banque mondiale, GATT-OMC) et s’assuraient une position commerciale dominante.
20Il est bien sûr paradoxal qu’une classe sociale ou un État prône le “laissez-faire” afin de dominer ses concurrents. Prétendre que le marché soit l’agent d’allocation des ressources le plus efficace tout en se réclamant d’un système politique démocratique est tout aussi paradoxal. Comme le système politique est organisé par autorité (le droit d’exercer le pouvoir), l’autorité légitimée par l’État, le système économique est lui aussi organisé par autorité. Dans le système capitaliste libéral, les détenteurs de l’autorité sont les dominants du champ économique : entrepreneurs, marchands, détenteurs de capitaux et leurs représentants14. Cette autorité leur est conférée en vertu de leur capacité à mobiliser le capital économique et ils ne sont responsables que devant eux-mêmes et leurs actionnaires. Rien de moins démocratique donc que ce marché dans lequel les décisions prises par une minorité de possédants et leurs mandataires sont subies par la majorité de ceux qui vendent leur force de travail sans possibilité de s’exprimer, si ce n’est collectivement par les mouvements syndicaux et individuellement comme consommateur, ce “substitut commercial du citoyen”15.
21Cette contradiction entre la démocratie et le libéralisme paraît fondamentale, la première se fondant sur l’égalité politique des citoyens et le second se fondant a contrario sur la propriété privée, source des inégalités entre les hommes16. Les efforts considérables faits par les penseurs du libéralisme pour la résoudre et démontrer le caractère indissociable de ces deux modes d’organisation de la société n’aboutissent au mieux qu’à des compromis instables dans lesquels “égalité” devient “égalité des chances” et “liberté”, “liberté d’entreprendre”, sans considération pour les dotations initiales des individus et les inégalités structurelles de la société17. Dans ces compromis, la démocratie devient “représentative” : un peuple à la souveraineté limitée vote pour des législateurs évoluant dans un système politique caractérisé par la complexité de ses procédures, sa routine bureaucratique et sa perméabilité aux influences des puissants et des lobbies. Vidée de sa substance égalitaire, la démocratie court le risque d’être reléguée au rang de mythe et de paravent à l’hégémonie des élites financières, industrielles et technocratiques.
22Que ce soit au niveau domestique ou international, plus grande est la part de l’allocation des ressources confiée au marché plutôt qu’à l’État, plus grand est le pouvoir des agents dominants du champ économique. Le retrait de l’État de l’économie domestique accroît leur pouvoir relatif dans l’économie politique nationale. La soumission d’une économie nationale aux conditions du “marché global” accroît le pouvoir des agents économiques internationaux relativement à l’autorité politique nationale et aux agents domestiques, ce qui caractérise en général le processus de globalisation de l’économie18. L’acceptation du néo-libéralisme, version monétariste du libéralisme, par les dominés de ce monde, tant au niveau international qu’au niveau domestique, sert les intérêts des dominants du champ globalisé de l’économie19. Elle entraîne aussi, par le recul du politique, un recul de la démocratie, définie comme la capacité des citoyens de contrôler leur devenir collectif.
23De l’intégration accélérée des économies nationales et de leur soumission au marché il résulte que des individus, dont la fonction essentielle est de réaliser des profits maximums en spéculant et dont l’horizon temporel se limite à trois mois, le temps des quartery reports de la plupart des multinationales de la finance, orientent le destin des États et des peuples. Jonglant avec des valeurs fictives sur les marchés incontrôlés d’un “capitalisme casino” dans lequel l’aléatoire et le court terme deviennent les fondements de la décision, les Nick Leeson et les Soros du monde font trembler les gouvernements et, par un processus de punition-rétribution, entreprennent de leur imposer l’apprentissage des limites de leurs marges de manœuvre en matière de politiques publiques et d’allocation des ressources productives20.
Contrainte et violence symbolique : la mécanique de la soumission
24C’est à la lumière de ces réflexions qu’il me semble pertinent d’expliquer la transformation de l’économie politique argentine. Elle réside dans un ensemble complexe de phénomènes politiques et économiques qui s’inscrivent dans la tendance globale à la mondialisation de l’économie et à la concentration du capital économique par la médiation du capital financier. Un premier élément d’explication réside dans la stagnation économique du pays associée à son importante dette extérieure. Cette fragilité économique interne et cette vulnérabilité financière, entièrement dues à des facteurs domestiques, ont permis une ingérence économique croissante des acteurs de l’économie politique internationale dans la formulation de la politique économique de l’Argentine21.
25Durant 50 ans les Argentins ont été incapables de se mettre d’accord sur un modèle de croissance économique et les régimes populistes ont alterné avec les régimes militaires22. Le pays a certes connu une forte croissance jusqu’en 1975, mais au moyen d’une hypertrophie de l’État qui a fini par monopoliser tant l’espace économique que politique. Le mélange de protectionnisme, d’industrialisation inefficace, de faible productivité et de mesures sociales aussi généreuses que coûteuses a fini par étouffer les mécanismes de la croissance et par représenter un cas exemplaire de faillite du modèle du développement économique organisé par l’État.
26Cette fragilité structurelle s’est conjuguée à une vulnérabilité financière d’origine plus récente. L’Argentine était jusqu’à la fin des années 1970 un pays relativement autonome financièrement. La politique économique “néolibérale” mise en place par le ministre de l’Économie Martinez de Hoz sous le régime autoritaire du général Videla (1976-81) a eu pour conséquence de l’endetter massivement23. De plus, la dette extérieure du pays, contractée essentiellement par des entreprises privées à des fins de spéculation contre la monnaie nationale, a été “nationalisée” en 1982, toujours par le régime militaire24. L’État, en fait la Banque centrale de la République, a dû ensuite assumer le 90 % de la dette extérieure en dollars du pays. Et cette dette, de 35 milliards de dollars en 1981, est passée à 59 milliards de dollars en 1989 par accumulation des impayés et rééchelonnement du principal.
27En 1989, lorsque Menem est arrivé au pouvoir, l’État devait rembourser six milliards de dollars par année, mais les surplus commerciaux du pays ne se montaient qu’à 3,5 milliards de dollars. Pour combler ce déficit et assurer ses obligations générales, il devait emprunter à des conditions de plus en plus désavantageuses. L’accès au marché international des capitaux lui étant fermé depuis la crise de la dette de 1982-83, si ce n’est pour rééchelonner les dettes courantes, il devait donc emprunter sur le marché domestique. Mais l’absence de confiance des détenteurs de capitaux l’obligeait à émettre des obligations à très court terme et à intérêts réels très élevés, ce qui avait pour effets d’accélérer l’inflation et d’éponger le capital qui aurait pu être investi, et donc d’accentuer la stagnation économique.
28Au cours des années 1980, la situation virtuelle de faillite de l’État et les contraintes pesant à court terme sur son budget ont limité progressivement l’efficacité de ses instruments de politique économique. La politique économique du pays a été conçue et orientée de plus en plus en fonction des détenteurs de capitaux internes et externes, et le marché a peu à peu remplacé l’État comme principal mécanisme d’allocation des ressources et de régulation des conflits entre les acteurs sociaux, mais dans une dynamique essentiellement spéculative25. Avec la dépendance croissante de l’État face au financement domestique et international, ces agents économiques ont acquis un important pouvoir de contrainte sur la gestion macro-économique du pays, lié à leur capacité de précipiter une crise en retirant leurs capitaux du pays ou en refusant de prêter à l’État les sommes dont il dépendait à très court terme26.
29Le président Raúl Alfonsin, prédécesseur de Menem, avait, entre 1983 et 1985, engagé un rapport de force avec les créditeurs externes du pays, recherchant un appui interne basé sur un pacte entre les forces politiques et une alliance externe avec l’Accord de Cartagena, menaçant les créditeurs du continent de se retrouver face à un “cartel des débiteurs”. Devant le refus du péronisme syndical d’adhérer au pacte et l’échec de la collectivisation des négociations sur la dette, son équipe économique avait tenté de mettre en place un programme de stabilisation hétérodoxe, le Plan austral, appuyé timidement par les institutions de Bretton Woods. Ce programme de stabilisation sans récession, basé sur l’hypothèse de la nature inertielle de l’inflation, avait, par suite des blocages structurels de l’économie et du manque de confiance des détenteurs de capitaux, conduit le pays au bord du gouffre avec une inflation de 3200 % en 1989 et la chute de tous les indicateurs économiques27.
30Pour redresser l’économie du pays, Carlos Menem se devait d’engager immédiatement une restructuration en profondeur et l’exemple d’Alfonsin lui indiquait avec précision quelle était sa marge de manœuvre. Il avait besoin immédiatement de capitaux frais, et seuls le FMI, la Banque mondiale et le gouvernement des États-Unis étaient en mesure de lui fournir les sommes nécessaires. De plus, il devait convaincre les créditeurs privés du pays de rééchelonner à nouveau leurs prêts. La condition pour recevoir l’aval des institutions financières internationales et la confiance des créditeurs du pays était désormais d’appliquer ce qu’il est convenu de nommer le Washington consensus, un ensemble de prescriptions concernant la nature des politiques économiques que devraient adopter les pays en développement pour favoriser la croissance économique28.
31Ce “consensus”, qui intègre l’essentiel de la pensée économique néo-libérale, s’est imposé au cours des années 1980 comme un dogme, à la limite du religieux, à l’ensemble du champ du développement29. L’accès des pays en développement aux capitaux internationaux est désormais conditionné par un “régime international du financement du développement”, remarquable dans sa cohérence car il réunit pour la première fois les acteurs intervenant dans les domaines de l’aide au développement et de la circulation des capitaux privés (organisations financières internationales, décideurs gouvernementaux, agences d’aide bilatérales et multilatérales, banques privées, théoriciens de l’économie et du développement). Fondé idéologiquement sur le Washington consensus, il constitue un instrument d’une redoutable efficacité pour l’inclusion des pays en développement à l’économie mondialisée30.
32Un deuxième élément d’explication réside dans la nécessité à laquelle faisait face Carlos Menem, une fois persuadé du caractère inévitable de l’ajustement néo-libéral, de mettre en place une “coalition gagnante” lui permettant d’appliquer son projet de réformes. Il lui fallait aussi, afin de s’assurer un minimum de stabilité politique, persuader ses électeurs que son retournement idéologique ne violait pas la tradition péroniste et allait dans le sens de l’histoire. Le “peuple péroniste” devait accepter le libéralisme car il était nécessaire que les classes populaires et moyennes acceptent de sacrifier leurs demandes à court terme pour le bien-être à long terme de la collectivité.
33Élu en s’appuyant sur une coalition de type “national-populiste”, Menem était rapidement arrivé à la conclusion qu’il aurait été erroné de se reposer sur cette coalition pour gouverner et ce, pour deux raisons : la faiblesse des membres de cette coalition et la nécessité de s’allier aux acteurs du régime international du financement du développement. La hiérarchie militaire avait perdu toute légitimité comme acteur politique par le terrorisme d’État pratiqué en 1976-79 et s’était auto-exclue du jeu politique après l’aventure désastreuse des Malouines en 1982, à l’exception de quelques groupes d’extrême droite qui avaient adhéré à la coalition ménémiste. Les syndicats péronistes avaient constitué le principal obstacle au gouvernement d’Alfonsin, mais ils souffraient d’un discrédit considérable par suite de leur participation au régime d’Isabel Perón et allaient constituer le principal obstacle aux réformes. Le troisième groupe d’acteurs membres de cette coalition, les entrepreneurs liés au marché interne, avait perdu beaucoup de son importance au cours du processus de désindustrialisation des années 1978-81.
34Menem, dénué de scrupule en politique, a cherché avant même son élection des alliés qui pourraient lui fournir les réseaux et les financements nécessaires à son projet de réforme31. Il a pris contact en particulier avec trois personnalités représentatives des entrepreneurs ou des cercles libéraux : Jorge Born III de la firme Bunge & Born, Alvaro Alsogaray et son petit parti libéral, et Domingo Cavallo, à la tête d’un institut privé de recherche, la Fundación Mediterranea (IEERAL). Les dirigeants de la firme Bunge & Born, convaincus par les sondages de l’imminente victoire de Menem avaient préparé un diagnostic de l’économie nationale et un plan à l’aide de l’économiste Lawrence Klein, prix Nobel. Ils ont constitué, avec Alvaro Alsogaray, le principal allié de Menem en 1989, allant jusqu’à déléguer deux de leurs cadres dirigeants comme ministres de l’Économie du gouvernement Menem. Étrange alliance s’il en fût que celle du péronisme avec une firme multinationale autrefois accusée de tous les maux par le général Perón lui-même !
35Mais au bout de quelques temps la tourmente économique devait emporter le plan Bunge & Born et, après une période de transition, Domingo Cavallo prenait en main les rênes de l’économie. Démocrate-chrétien à l’origine, Cavallo est arrivé un peu par hasard au péronisme. Doté de grandes qualités intellectuelles, comptable et économiste de formation, il part pour les États-Unis en 1975 et obtient en 1977 un doctorat de l’Université de Harvard. Il y croise quelques-uns des économistes néo-classiques les plus influents de notre époque (Arrow, Felstein, Musgrave, Samuelson, Fisher).
36Ce passage à Harvard sera déterminant dans la formation de son réseau de contacts internationaux et pour son orientation idéologique. La thèse qu’il y soumet illustre en effet sa conversion des idées cépaliennes au monétarisme32. Membre du Comité de l’Institut de développement économique de la Banque mondiale, il fait désormais partie de ceux qui vont répandre la “bonne parole” au Sud et à l’Est, un réseau d’économistes formés dans les universités occidentales, investis à leur retour au pays de la responsabilité de concevoir et mettre en œuvre les programmes d’ajustement appliqués un peu partout dans le monde, et qui ont contribué à convertir l’Amérique du sud populiste à la “solution libérale”33.
37De retour au pays Domingo Cavallo participe à la création de la Fundación Mediterránea, un think tank financé par les principaux groupes industriels de la province de Córdoba et ayant pour fonction principale de défendre les entreprises de l’intérieur du pays à Buenos Aires. En 1987 il entre en politique et est élu député national sur une liste commune avec le parti péroniste. Son influence sur le président date d’une tournée du candidat Menem en Europe, destinée à contacter de possibles investisseurs et à tisser un réseau d’alliances. Menem observe avec intérêt que Cavallo parle le langage de la haute finance. Il lui accorde une place de plus en plus importante dans son entourage, au point de se faire donner la leçon en économie34. Cavallo sera ministre des Affaires étrangères de 1989 à 1991. Il représente dès lors le visage sérieux du “nouveau péronisme” et en vient à constituer une sorte de garantie personnelle vis-à-vis des créditeurs et des investisseurs extérieurs, ce qui lui procure un prestige, une marge de pouvoir et une autorité indéniables au sein du gouvernement. C’est donc sciemment que Cavallo se voit attribuer le ministère en février 1991, étant considéré par le président comme la personne la plus à l’aise dans les réseaux financiers internationaux, la plus habilitée à dialoguer avec les créditeurs extérieurs du pays et la mieux à même d’appliquer des réformes correspondant à leurs souhaits35. Il sera l’auteur du “Plan de convertibilité” sur lequel repose le programme d’ajustement depuis 199136.
38Cavallo remplit une autre fonction essentielle. Il contribue, au cours d’innombrables interventions télévisées et radiodiffusées et par des livres et des articles, à éduquer les Argentins au libéralisme, en leur présentant les obligations auxquelles le pays doit faire face et son absence de marge de manœuvre en matière de politique économique dans la réalité actuelle de l’économie globalisée. Il n’est pas, et de loin, le seul à assumer cette fonction. Une véritable batterie de prophètes libéraux effectuent un travail de persuasion en profondeur, que ce soient les Peter Drucker et autres gourous du capitalisme global, invités par le gouvernement et des fondations privées, ou les vedettes du libéralisme médiatique local, comme Mariano Grondona et Bernardo Neustadt, qui animent des talk shows parmi les plus écoutés du pays. Un des effets importants de la crise argentine, mais surtout des hyperinflations, a en effet été de déplacer le débat principal de l’économie politique argentine depuis la question traditionnelle de la distribution des richesses vers le problème du contrôle de la masse monétaire, investissant ainsi les spécialistes en la matière et les économistes en général en experts dominant le champ du politique et parfois en prophètes.
39Ces discours ont certainement fortement contribué à l’acceptation par la population argentine du projet de Menem. Cette activité pédagogique, cette distillation de la mythologie libérale, engage en effet des ressources impressionnantes : l’autorité et la légitimité de celui qui s’adresse à la nation, son prestige personnel, la solennité et le décorum des interventions, les heures et les lieux d’écoute soigneusement choisies. Le président Menem lui-même a fait un effort considérable pour persuader les Argentins, et surtout le “peuple péroniste”, que son retournement idéologique n’en était pas un, invoquant le passage à un programme orthodoxe du général Perôn lui-même en 1953 et manipulant les textes “sacrés” du péronisme pour leur faire dire que l’essentiel réside dans le succès, peu importe la méthode37. Par un contact soutenu avec les médias, sa personnalisation du pouvoir et la manipulation habile de la rhétorique et de la symbolique péroniste, Menem a apparemment réussi à convaincre son électorat.
40Au nom des promesses d’un avenir meilleur, un lent travail de manipulation des consciences a réussi à faire croire aux dominés de l’économie politique argentine qu’il était dans leur intérêt de penser et d’agir de manière conforme aux intérêts des dominants, ceux qui tirent profit à court et long terme de la restructuration économique en cours. C’est par ce processus de violence symbolique que les dominés adhèrent aux thèses qui vont contre leurs intérêts réels et ajustent inconsciemment leurs structures subjectives (leurs préférences) aux structures objectives (l’absence d’alternative possible). Par rapport à la contrainte, qui a été le propre des régimes militaires qui ont tenté d’imposer le libéralisme en Argentine, il est beaucoup plus efficace de légitimer le modèle en persuadant la population qu’il s’agit de la seule voie possible. Et qui, après les traumatismes causés par les épisodes d’hyperinflation, ne serait sensible à cette manipulation des rêves (l’Argentine fera à nouveau partie des pays les plus riches en l’an 2000 !) qui s’appuie sur des exemples concrets, le Chili ou les dragons asiatiques ?
41Il existe certes un discours d’opposition qui s’exprime dans les médias, au sein du Parti justicialiste et des partis d’opposition. Mais les médias soutiennent majoritairement le projet gouvernemental, véhiculant les mythes libéraux et encourageant la consommation. S’ils formulent des critiques, c’est au sujet de problèmes spécifiques de la gestion gouvernementale, par exemple la pauvreté et, en association avec quelques juges courageux, la corruption. Le pouvoir tend à réagir de deux manières : le contrôle direct et indirect. La Cour suprême a été complètement noyautée par les amis du président et les juges dérangeants muselés, par exemple en leur assurant une promotion, lorsqu’ils deviennent trop gênants38. Le contrôle de la presse s’exerce par une gamme de moyens allant d’une loi contre la diffamation tout à fait disproportionnée (le gouvernement a reculé), au boycott publicitaire d’un média, en passant par le passage à tabac de journalistes trop curieux par de mystérieux inconnus. Tout autoritarisme dans la société argentine n’a pas disparu avec le dernier régime militaire et ces procédures illustrent bien le paradoxe entre la nécessité d’un État fort pour mettre en place le néo-libéralisme et celle du démantèlement de l’État conformément aux préceptes de ce modèle.
42C’est en partie ce changement de modèle qui cause la paralysie de l’opposition politique. Le principal parti d’opposition, l’Union civique radicale de Raul Alfonsin, constitue un rassemblement de forces politiques que l’on pourrait situer au centre gauche, mais historiquement l’Union a défendu globalement le même projet de société que le péronisme. Arrivée par sa douloureuse expérience de gestion du pays aux mêmes conclusions que Menem, elle ne propose que des ajustements mineurs à son projet néo-libéral.
43Une opposition s’est manifestée au sein même du parti au pouvoir, rassemblant la droite nationaliste et la gauche sociale du Parti justicialiste, ce qui a donné l’occasion à de violentes diatribes contre le ménémisme39. Et si au sein de son parti, le président dispose en abondance des ressources nécessaires pour assurer la conformité idéologique, il n’a pu empêcher des scissions mineures. Certains secteurs politiques, dont “Chacho” Alvarez, un dissident du péronisme, se sont regroupés pour former un nouveau parti beaucoup plus critique, le Frente Grande, qui a su remplacer pour un moment le radicalisme comme premier parti d’opposition après les présidentielles de 1995. Mais cette alliance est restée instable, ne proposant au mieux qu’un libéralisme “humanisé”.
44Ce n’est pas, comme le signale Silvia Sigal, que les Argentins soient soudain devenus des adeptes du néo-libéralisme. Mais il sont convaincus que la cause des malheurs du pays réside dans le modèle étatiste et que l’entreprise privée est plus efficace pour gérer l’allocation des ressources40. Les discours sont bien sûr associés à des stimulants matériels concrets. Le plan de convertibilité a mis fin de façon spectaculaire à l’inflation, ce qui fait de Cavallo un sauveur pour les petites gens incapables de préserver leur pouvoir d’achat41. De plus, le plan de convertibilité, qui a eu pour conséquence de surévaluer le peso par rapport au dollar, permet à ceux qui en ont les moyens de profiter de biens de consommation importés et de s’offrir des voyages à l’étranger à bon marché. Et au cours du boom de la consommation qui a suivi la stabilisation due à la loi de convertibilité et à la dollarisation de fait de l’économie argentine (1992-94), la plupart des ménages se sont endettés en dollars car les taux d’intérêt y étaient moins lourds que sur les emprunts en pesos. Toute dévaluation impliquerait une augmentation de leur charge financière. Ces emprunteurs ont donc un intérêt direct à ce que soit maintenue la parité dollar-peso, donc le plan de convertibilité et le projet Menem42.
Conclusion
45En étudiant l’histoire politique et économique récente de l’Argentine, il est donc possible de dévoiler certains des mécanismes par lesquels le néo-libéralisme s’impose aux pays en développement : la contrainte financière forçant les gouvernements à s’intégrer au marché global et à appliquer des politiques économiques orthodoxes, et l’internalisation de l’ordre économique mondial par une violence symbolique qui pousse les perdants du système à accepter les valeurs des gagnants. Cette internalisation passe par une “éducation” des décideurs politiques et de la population dans laquelle les réseaux d’économistes formés à l’école néo-libérale jouent un rôle déterminant. Elle aboutit lorsque les autorités politiques sont convaincues qu’il n’existe pas d’autre issue que celle proposée par le régime international du financement du développement, lorsqu’elles acceptent de mettre en œuvre un programme économique qui correspond aux priorités des acteurs extérieurs et lorsque la population se résigne devant l’inévitable.
46Le phénomène a pris une dimension globale dont l’Argentine représente un des cas les plus caractéristiques. Les mécanismes décrits n’auraient cependant pu agir sans certaines préconditions qui rendent chaque cas particulier. Sans un endettement massif au cours des années 1989-91 le pays aurait peut-être eu une marge de manœuvre plus grande. Bien que l’on connaisse l’effet push du crédit international à cette époque on peut se demander, dans le contexte argentin, si cet endettement massif et encouragé par l’État n’a pas été délibéré, en vue d’accroître la vulnérabilité financière du pays et l’influence de ses créditeurs, et d’imposer par un scénario machiavélique l’hégémonie interne de la bourgeoisie financière et industrielle contre la coalition national-populiste qui régnait sur l’économie politique argentine de l’après-guerre. Délibéré ou non, ses conséquences ont déterminé les choix actuels du pays en matière de politique économique.
Notes de bas de page
1 Ces critères sont les suivants : un maximum de 3,2 % d’inflation, de 3 % de déficit budgétaire et de 60 % de dette publique en % du PIB. L’Argentine remplissait ces conditions fin 1995 de même que Taïwan, Singapour, le Luxembourg et la Suisse (Courrier international, N° 275, 25-31 janvier 1996, page 32, d’après des chiffres du Spiegel).
2 C’est avec raison que Gary Mead, du Financial Times (1-9-88) et The Economist (17-9-88 et 1-10-88) le qualifiait en 1988 de “old-style union-backed Peronist” et de “old-fashioned populist”, “squarely in the tradition of populism, nationalism and caudillismo”. Menem a été élu en mai 1989 sur une plate-forme fondée sur trois promesses : ses qualités personnelles (“Sigânme, no les voy a defraudar”), une augmentation massive des salaires (salariazo) et la reconsidération du remboursement de la dette extérieure (voir son programme électoral : Menem, C. S. & Duhalde, E. A., La revolución productiva : De la Argentina especuladora a la Argentina del trabajo, Buenos Aires, Fundación Lealtad, 1989). Cet appel charismatique pour une relation directe entre le peuple et le leader constitue un des traits caractéristiques du populisme politique (Del Barco, R., El Regimen Peronista 1946-1955, Buenos Aires, Ed. Belgrano, 1983). La continuation de l’interventionnisme étatique et du nationalisme économique supposée par son programme économique est typique du populisme économique (Dorabusch, R., & Edwards, S. Eds, The macro-economics of Populism in Latin America, Chicago, The University of Chicago Press, 1991).
3 Selon une enquête publiée par la revue Noticias le 21 mai 1995, 59 % des électeurs de “niveau socio-économique bas” ont voté pour Carlos Menem, 51 % de ceux de “niveau moyen à bas”, 40 % de ceux de “niveau moyen” et 41 % de ceux de niveau “élevé”. Plusieurs séries de scrutins, provinciaux et nationaux, ont d’ailleurs confirmé la popularité du gouvernement et du Parti justicialiste (péroniste), qui conserve une nette majorité au Congrès et dans la plupart des provinces du pays.
4 “Rapport du gouvernement argentin”, in GATT. Examen des politiques commerciales : Argentine. vol. 2, 1992, page 15.
5 4,5 % de croissance du PIB par année en moyenne pour 1990-95 ; un taux d’inflation (IPC) de 3,9 % en 1994 et 1,6 % en 1995.
6 Domingo Cavallo, alors ministre des affaires étrangères, cité par Russell, R. & Zuvanic, L., “Argentina: Deepening Alignment With the West”, Journal of Interamerican Studies and World Affairs, 33 (3), 1991, pp. 113-134.
7 Russell, R. & Zuvanic, L., ibidem.
8 The Economist Intelligence Unit, Argentina: Country Report. Le premier partenaire commercial du pays est le Brésil depuis 1994.
9 En quelques mois plus de 8 milliards de dollars ont été retirés des banques du pays, 34 d’entre elles ont fait faillite ou ont fusionné et le PNB a baissé de plus de 4 % en 1995. Commentaire éclairé de The Economist Intelligence Unit (1995-96): “The government has removed all investment barriers to encourage inflows into domestic capital markets (...) This has made Argentina’s capital market one of the most open in the world. However, what was regarded as an attractive feature when foreign capital was flowing inwards turned out to be a problem after the Mexican currency crisis in December 1994”.
10 Cette érosion n’est pas récente, elle date de 1976-81, mais elle s’est accélérée et a touché de nombreux secteurs jusqu’alors épargnés.
11 Les principaux groupes nationaux qui ont profité des privatisations sont Techint, firme italo-argentine, Perez Companc et Macri.
12 Bürgenmeier, B., La Socio-économie, Paris, Economica, 1994, chap. 2.
13 Carr, E. H., The Twenty Years Crisis 1919-1939 : An Introduction to the Study of International Relations, London, MacMillan, 2d Edition, 1946.
14 Lindblom, C, Politics and Markets: the World’s Political Economic Systems, New York, Basic Books, 1977. Il est bien sûr nécessaire de nuancer car l’État est aussi un acteur déterminant pour l’organisation du marché : aucun pays industriel n’a bâti sa richesse sans que l’État n’y régule les marchés locaux et n’y organise le marché national. La différence est évidemment fondamentale : Polanyi, K., La grande transformation : Aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gallimard, 1983 (édition originale de 1944, Chap. 5).
15 Bourdieu, P., “Allocution devant les cheminots de la Gare de Lyon”, 12 décembre 1995, reproduite dans Libération du 14 décembre 1995.
16 Rousseau, J.-J., Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité entre les hommes, 1755.
17 Borón, A., State, Capitalism and Democracy in Latin America, Boulder, Lynne Rienner Publishers, 1995.
18 Comeliau, C, “Mondialisation, internationalisation, ingérence”, in Comeliau, C. (sous la dir. de), Ingérence économique : la mécanique de la soumission, Les Nouveaux Cahiers de l’IUED, IUED/P.U.F, 1994, pp. 17-28.
19 Le monétarisme, développé entre autres par Milton Friedman de l’Université de Chicago, postule essentiellement une relation entre la variation du stock de monnaie dans une économie et le revenu national.
20 Strange, S., Casino Capitalism, London, Basil Blackwell, 1986.
21 Voir Comeliau, C. (sous la dir. de), Ingérence économique : la mécanique de la soumission, Les Nouveaux Cahiers de l’IUED, IUED/P.U.F, 1994. L’ingérence économique y est définie comme l’intervention autoritaire des gestionnaires de l’économie mondiale dans la gestion des économies nationales.
22 Pour la notion d’alternance bloquant le développement du pays, se référer à O’Donnell, G., “State and Alliances in Argentina, 1956-1976”, The Journal of Development Studies, 15 (1), 1978, pp. 3-33, ainsi qu’à Rouquié, A., Pouvoir militaire et société politique en République argentine, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1978.
23 Je renvoie le lecteur à mon “50 années de réformes économiques en Argentine”, in Etienne, G., & Revel-Mouroz, J. (Eds.), Economies d’Asie et d’Amérique latine : changements de caps, Genève, Olizane (CRAM/ Études orientales/ IHEAL), 1993, pp. 100-124. Martinez de Hoz n’a en réalité pas pu complètement libéraliser l’économie car les militaires ont limité ses réformes, mais il a entrepris de “discipliner l’économie” par une ouverture aux capitaux extérieurs, avec pour résultat un fiasco historique. Voir Schvartzer, J., La politica economica de Martinez de Hoz, Buenos Aires, Ed. Hyspamerica, 1986.
24 Cette “nationalisation”, effectuée par Domingo Cavallo alors qu’il était président de la Banque centrale en 1982, a consisté, dans une situation de crise qui semblait justifier cette opération, à échanger la dette due à des créditeurs extérieurs en dollars par des entreprises privées argentines contre une dette due en pesos à la Banque centrale. Les entreprises, devenues pour certaines incapables de rembourser en dollars, devaient ainsi reprendre la production. Elles ont fait une excellente affaire car cette dette nationale s’est rapidement dévaluée !
25 Smith, W. C, “State, Market and Neoliberalism in post-Transition Argentina: the Menem Experience”, Journal of Interamerican Studies and World Affairs, 33 (4), 1991, pp. 45-82. Ikonikoff, M., “Comment une économie de production s’est effacée au profit d’un système purement spéculatif, Le Monde diplomatique, mai 1985, pp. 26-27.
26 Il est difficile de différencier les investisseurs nationaux des étrangers, car ce sont souvent les détenteurs de capitaux argentins eux-mêmes qui prêtent à l’État, directement mais à partir de l’étranger ou en passant par des intermédiaires financiers tels les banques nord-américaines. Les capitaux placés à l’extérieur, dits capitaux en fuite, ont été financés par l’État en 1979-81 qui a mis en place à cette époque les conditions d’une véritable mise à sac des finances publiques. Ces capitaux se montent, coïncidence troublante avec le montant de la dette du pays, à environ 50 milliards de dollars.
27 Voir Manzetti, L., The International Monetary Fund and Economic Stabilization: The Argentine Case, New York, Praeger, 1991.
28 Il s’agit d’une sorte de recette : ouverture commerciale et financière vers l’extérieur, réduction drastique et amélioration de l’intervention gouvernementale dans la vie économique, réduction des déficits publics, accroissement de l’épargne par la dérégulation des taux d’intérêt, incitations fiscales et mesures pour encourager le retour des capitaux en fuite : voir Williamson, J., “Introduction”, in Williamson, J. (Ed.), Latin American Adjustment : How Much Has Happened ?, Washington, Institute for International Economics, 1990, pp. 7-20.
29 Jeffrey Sachs, conseiller de nombreux gouvernements de pays “en transition”, fait le commentaire suivant à propos d’un ouvrage de Balassa datant de 1986: “What is striking about the Balassa volume, as well as the rhetorical fervor behind ‘growth-oriented’ adjustment in the Baker Plan, is the nearly religious belief that a dramatic freeing of markets and reduced government regulations are the key to rapid and sustained recovery“, Sachs, J. D., “Recent Studies of the Latin American Debt Crisis”, Latin American Research Review, 23 (3), 1988, pp. 170-179. Le concept de champ est utilisé au sens que Bourdieu lui donne, par exemple Bourdieu, P., Questions de sociologie, Paris, Les Ed. de Minuit, 1984.
30 Ce lien est désormais rendu explicite par certaines agences bilatérales de coopération. En Suisse par exemple, la Direction de l’aide au développement et de l’aide humanitaire (DDA-OFAEE) adoptait cette position dans son Mémorandum au Comité d’aide au développement de l’OCDE publié en 1993 : ”(...) tout d’abord, elle soutient en priorité les PED [pays en développement] qui s’engagent activement dans la voie des réformes économiques fondées sur les principes de l’économie de marché, la privatisation et la promotion du secteur privé, la libéralisation des échanges, et le redimentionnement de l’État dans les fonctions essentielles qui lui sont reconnues”. Je développe l’idée de ce régime international dans Un gouvernement sous influence : la politique du passage à l’économie de marché en Argentine, thèse en préparation, IUHE1.
31 Voir Cerniti, G., El jefe : Vide y obra de Carlos Saúl Menem, Buenos Aires, Pianeta, 1993.
32 La thèse de Domingo Cavallo porte sur les effets initiaux des politiques monétaires de stabilisation à partir du cas argentin entre 1945 et 1976. On en trouve une synthèse dans Varela, L. & Zicolillo, J., Un domingo en el purgatorio. Radiografia de un hombre y de un pais entre la salvación y las Hamas, Buenos Aires, Ed. BEAS, 1992, pp. 345-411.
33 Voir par exemple Conaghan, C. M., et al., “Business and the ‘Boys’: The Politics of Neoliberalism in the Central Andes”, Latin American Research Review, vol. 25, N° 2, 1990, pp. 3-30; et Nylen, W. R., “Selling Neoliberalism: Brazil’s Instituto Liberal”, Journal of Latin American Studies, vol. 25, 1993, pp. 301-311.
34 Voir Santoro, D , El hacededor : una biografía política de Domiguo Cavallo, Buenos Aires, Planeta, 1994 ; ainsi que Várela, L. & Zicolillo, J., op. cit.
35 Dans une entrevue avec le quotidien allemand Die Welt, Cavallo répond à la question de savoir pourquoi Menem ne l’a pas nommé plus tôt au ministère : “Mon temps n’était pas venu. Mes idées semblaient trop radicales. Les expériences des ministres de l’Économie m’ayant précédé m’ont appris que la seule solution était d’adopter des réformes profondes et globales”, cité dans Fundación Mediterránea Newsletter, 8 (4), April 1993.
36 Pour mettre fin à la tendance inflationniste récurrente de l’économie nationale, une loi (Ley de convertibilidad) assure depuis le 1er avril 1991 un taux de change fixe de la monnaie nationale avec le dollar des États-Unis, à un taux de 10 000 australes pour un dollar (un peso pour un dollar après le 1er janvier 1992) et une convertibilité sans restriction de la monnaie.
37 Voir entre autres Baizán, M., Desde el poder, Carlos Menem responde, Buenos Aires, Ed. Corregidor, 1994, dans lequel on lit par exemple que le général Perón aurait fait la même chose (p. 24) et que c’est lui qui avait le premier suggéré une alliance avec les États-Unis (p. 55). Pour des analyses sérieuses du ménémisme, voir Campione, D. & Muñoz, I., El estado y la sociedad de Alfonsín a Menem, Buenos Aires, Ed. Letra Buena, 1994 ; Zorrilla, R., El fenómeno Menem, Buenos Aires, Grupo Editor Latinoamericano, 1994 ; et Martínez, O. et al., El Menemato : Radiografia de dos años de gobierno de Carlos Menem, Buenos Aires, Ed. Letra Buena, 1991.
38 Selon une enquête de Noticias (10 de marzo de 1996), sur 108 fonctionnaires ou amis du gouvernement mis en accusation pour corruption, 3 ont été effectivement condamnés.
39 Voir par exemple l’ouvrage au titre évocateur de Barcia, H. & Ivancevich, N., La traición de Ali Baba, Buenos Aires, Baires Edita, 1991.
40 Sigal, S., “Crise politique et crise économique en Argentine”, in Collin Delavaud, A. & Neffa, J. C. (Eds.), L’Argentine à l’aube du troisième millénaire, Paris, Credal, 1994, pp. 17-27.
41 L’hyperinflation qu’a connue le pays au cours de la première moitié de 1989 a été si traumatisante qu’elle est l’une des raisons principales d’absence de réaction de la société aux mesures d’ajustement, selon l’avis de nombreux observateurs de la vie politique argentine, en particulier de David Rock, dans une communication à un symposium qui s’est tenu à l’université de Princeton les 25 et 26 mars 1994 (“Argentina : A Decade of Democracy”, organisé par The Program in Latin American Studies of Princeton University), mais aussi de Wynia, G. W., Illusion and Reality in Argentina, New York, Holmes & Meier, 2nd ed., 1992, pp. 3-15.
42 Comme le précise une enquête parue dans le Clarín du 12 février 1995 sous le titre “La mayoría de los endeudados vota a Menem”.
Auteur
Politologue, assistant, IUED, Genève

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