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L’économie à la recherche du développement

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Christian Comeliau

Lignes

La résistible imprécision des notions économiques

Rolf Steppacher

Texte intégral

1Le problème de méthodologie économique auquel s’adresse cette note de recherche est celui de l’évaluation critique des significations des notions économiques couramment utilisées en théories et politiques économiques. Cette évaluation est rendue particulièrement nécessaire si l’on se réfère aux tensions qui existent entre mondialisation de l’économie capitaliste et diversité des contextes éco-culturels, et aussi entre rationalité économique et raison éco-sociale. Les notions économiques éclairent-elles, ou au contraire obscurcissent-elles les complexités de ces tensions ?

Potentialités et actualisations des notions : introduction générale

2Pour orienter cette recherche, je propose de distinguer entre potentialité des notions et actualisations des notions.

3Dans leur dimension potentielle, les notions expriment un phénomène qui peut être d’ordre universel, ou qui au moins relève de contextes multiples. Dans la mesure où elle est universelle, la notion est nécessairement hors du temps et hors de l’espace ; dans la mesure où elle est multicontextuelle, elle englobe plusieurs temporalités et plusieurs expressions spatiales. La potentialité d’une notion est toujours multidimensionnelle : elle comprend des aspects quantitatifs et qualitatifs, des stocks et des flux, des aspects masculins et féminins, des valeurs multiples, des significations symboliques, des ombres et des lumières. Elle comprend des éléments complémentaires, mais aussi des éléments opposés et contradictoires : elle englobe donc des relations dialectiques et des tensions internes entre de multiples significations.

4Dans leurs dimensions actualisées, les notions captent une réalité temporelle et spatiale déterminée ; elles expriment ainsi une manifestation culturellement spécifique de leur potentiel. L’actualisation se développe à travers un processus de différenciation, d’intégration, d’harmonisation des éléments différenciés, et de recentrage correspondant à l’évolution d’un contexte spécifique. Ce processus réduit l’ambiguïté du potentiel par un choix sélectif de certains éléments, de préférence à d’autres, au sein de ce potentiel. Les éléments retenus sont intégrés dans un ensemble de notions actualisées, et le tout est centré autour d’une signification culturellement spécifique. Les éléments non retenus dans ce processus d’actualisation sont “oubliés” ; ils sont rejetés dans l’inconscient ou “externalisés” vers d’autres contextes qui seraient seuls capables de leur donner un sens.

5Les rapports entre la potentialité d’une notion et ses formes actualisées sont complexes : la richesse d’un potentiel ne devient visible que dans ses formes actualisées ; la spécificité d’une forme actualisée n’apparaît que par rapport au potentiel ou par rapport à d’autres formes actualisées. D’où un double risque : si un discours exprime le potentiel d’une notion sans référence à l’une ou l’autre de ses possibles actualisations, ses termes n’ont pas de sens, parce qu’ils sont dépourvus de tout contexte et de toute perspective ; par contre, si ce discours transfère des actualisations d’un contexte à un autre, il risque de devenir ethnocentrique ou impérialiste.

6La démarche proposée ci-dessus peut être illustrée par un examen de la notion de “production agricole”. Je préciserai d’abord ce qui différencie la production agricole de la production industrielle, et j’identifierai ensuite les éléments constitutifs du potentiel de cette notion.

Différences entre production agricole et production industrielle

  • 1 Georgescu-Roegen, Nicholas, in Energy and Economic Myths, New York: Pergamon, 1976, pp. 71-102.

7Alors que la production industrielle se fonde sur les ressources abiotiques, et surtout sur les ressources abiotiques non renouvelables, la production agricole, elle, se fonde sur les ressources biotiques (plantes et animaux)1.

8D’où une différence fondamentale. La production industrielle se prête à une croissance exponentielle : une machine à vapeur, un gisement de charbon et un gisement de fer - c’est-à-dire des stocks de ressources - permettent la production d’autant de machines à vapeur qu’il est nécessaire pour utiliser tous les gisements de charbon et de fer. La vitesse de l’augmentation de la production industrielle physique ne dépend donc que du savoir technologique et de l’accumulation de biens d’équipement. C’est ainsi qu’un petit nombre de générations est capable, non seulement de consommer tous les minerais disponibles et accessibles, mais également, en raison des lois thermodynamiques, de modifier le climat global de façon irréversible.

9Il en va tout autrement pour la production agricole. Celle-ci est basée sur les ressources biotiques, qui sont caractérisées par une limite supérieure de croissance ; elle dépend de surfaces de sol limitées ainsi que du flux de rayonnement solaire. Les conditions de croissance de la production agricole se distinguent donc radicalement de celles de la production industrielle.

10Une autre différence doit encore être soulignée : celle d’une temporalité beaucoup plus marquée. Chaque organisme vivant connaît un rythme d’évolution qui lui est propre (même s’il est éventuellement modifiable), et ce rythme est dépendant des saisons de l’écosystème tout entier. Il en découle que la production agricole ne peut être organisée qu'“en parallèle”, alors que la production industrielle dans une usine permet une organisation “en ligne” : la première comprend nécessairement des fonds de production non utilisés (sols, biens d’équipement, travail), tandis que la seconde permet une minimisation de la non-utilisation de ces fonds.

11La meilleure preuve que les possibilités de croissance de la production industrielle se distinguent de celles de la production agricole se manifeste dans le fait historique que les pays aujourd’hui “développés” ont, en tant que pouvoir colonial, imposé une division internationale du travail qui leur réservait la croissance exponentielle de l’industrie.

  • 2 Steppacher, Rolf, “L’ingérence écologique et la globalisation de l’économie de marché”, dans : Sabe (...)
  • 3 Myrdal, Gunnar, “A Critical Appraisal of the Concept and Theory of Underemployment”, Appendix 6, As (...)

12Ce n’est pas ici le lieu de discuter des implications écologiques, sociales et économiques de l’actualisation présente du potentiel industriel2. Il suffit d’insister sur les différences radicales de contexte entre production agricole et production industrielle : dès lors chaque notion économique prend une signification radicalement différente dans chacun de ces contextes. Les notions de “chômage” ou de “temps libre” dans un contexte industriel impliquent des causes et des conséquences entièrement différentes de celles de “sous emploi” et de “temps libre” involontaire dans un contexte agricole3. C’est également une source d’erreur que de parler de substitution du capital au travail sans préciser combien d’éléments sont concernés. Il s’agit notamment de la complémentarité entre la machine et l’énergie qui lui est nécessaire et le travail et l’alimentation exigée par les travailleurs. L’alimentation est nécessaire au travailleur pour sa subsistance permanente ; la machine n’exige de l’énergie qu’au moment où elle fonctionne. Mais l’énergie non renouvelable utilisée par la machine est source de dégradation écologique par dissipation. La seule référence à la substitution des fonds (travail et capital) fait abstraction de la complexité de l’impact éco-social de cette substitution économique.

Morphologie du potentiel de la production agricole

  • 4 Steppacher, Rolf, “Das keralesische gesundheitsparadoxon und die Frage der Landwirtschaftlichen Ent (...)

13Le potentiel d’une notion est par nécessité multidimensionnel. Pour illustrer à la fois la richesse d’un tel potentiel et la spécificité de quelques actualisations, définissons quelques aspects fondamentaux de la production agricole par les “formules” suivantes4 :

14La production agricole (PA) et les déchets (D) englobent l’ensemble des plantes et des animaux utiles (Plj et Aj). Cette définition très globale est nécessaire pour plusieurs raisons. De nombreuses plantes et animaux à valeur économique restent à découvrir ; la question de la biodiversité est inhérente à la production agricole. Certes, la définition de ce qu’est une “herbe” et une “mauvaise herbe” se fait à partir d’une perspective culturelle, mais la réduction de la potentialité de l’ensemble des plantes et des animaux utiles à un petit sous-ensemble est le résultat de la projection sur l’agriculture d’une perspective industrielle (avec ses caractéristiques de transport, de stockage, de transformation) : c’est bien pourquoi, jusqu’à récemment, nous appelions beaucoup de produits agricoles des “denrées coloniales”. Autre exemple : la recherche agraire a été concentrée sur les céréales, qui ont été assimilées à une nourriture de base, ce qui est une erreur, à la fois pour les plus pauvres et pour les plus riches. Par ailleurs, une reconnaissance de la potentialité de la production agricole doit également tenir compte de l’ensemble des produits d’une plante ou d’un animal (Pq) : cette exigence est particulièrement importante dans des systèmes de production complexes qui incluent des arbres dans leurs associations de cultures.

15La complexité de la production agricole peut être montrée à travers une structuration complémentaire qui inclut les éléments suivants :

16(2) PA + D = jardins et champs et pâturages et forêts et autres

  • 5 Georgescu-Roegen, Nicholas, in Energy and Economic Myths, New York: Pergamon, 1976, pp. 199-234.

17Tant que le transport n’est pas mécanisé et que la distance demeure donc un facteur important, il y a complémentarité biologique évidente entre ces éléments : peu de travaux mais tous les jours dans les jardins ; des travaux lourds pendant quelques saisons particulières dans les champs ; des animaux qui suivent les saisons des pâturages ; des travaux complémentaires dans les forêts. Plutôt qu’un agrandissement de la surface de son village, une population qui s’accroît au-delà d’un certain seuil critique exige un nouveau village, structuré par la complémentarité de ces divers éléments5.

18La production agricole est particulièrement complexe dans les champs non irrigués et les jardins, où l’on trouve souvent une centaine de plantes et de variétés diverses en cultures associées, avec trois étages d’arbres et un grand nombre de plantes saisonnières. C’est l’imitation de l’écosystème, plutôt que la réduction à l’extrême de sa complexité, qui a guidé le savoir dans les pays du Sud par opposition aux pratiques actuelles des pays du Nord.

19On voit ainsi que la notion de “champ” n’est qu’un élément dans la définition de la potentialité de la production agricole. En tant que potentialité, cette notion englobe elle-même un grand nombre d’actualisations, qui vont des cultures associées de haute complexité jusqu’à la monoculture génétiquement homogène sans mauvaises herbes.

  • 6 Sir Howard, Albert, An Agricultural Testament, Oxford University Press, London, 1943.
  • 7 Steppacher, Rolf, “Introduction à l’économie institutionnelle à l’exemple de la problématique du dé (...)

20Mais les stratégies de développement agricole ont perdu de vue le rôle important que jouent souvent les jardins. Et rares sont les études sur les champs non irrigués, malgré le fait que l’adaptation spontanée des populations s’oriente fréquemment dans ce sens. Depuis longtemps, et malgré les études sur les champs complexes effectuées au début de ce siècle6, la recherche agronomique a été guidée par une approche par plante isolée, et à partir d’une perspective technique et chimique. Cette approche agronomique a été combinée à une recherche économique qui était, soit tautologique (lorsqu’elle utilisait le concept de maximisation de l’utilité), soit purement marchande (lorsqu’elle dévalorisait la production non marchande en lui attribuant un prix zéro). Les deux approches ont perdu de vue la diversité des contextes écologiques et sociaux7. D’où la nécessité de deux définitions supplémentaires : l’une identifiant les systèmes de décision qui définissent la logique de décision, l’autre identifiant les objectifs poursuivis par la production agricole.

21(3) PA + D = marché et système de décision politique et système de décision autonome

22La logique de décision autonome est caractérisée par l’utilisation de l’ensemble des produits de l’ensemble des plantes et des animaux spécifiques à un écosystème déterminé, pour répondre à l’ensemble des besoins non substituables, non homogènes, matériels et immatériels, organisés à partir de valeurs et de savoirs culturellement spécifiques. La logique du marché, elle, est basée sur l’utilisation de quelques produits de plantes et animaux pour lesquels existe un pouvoir d’achat, qui résulte lui-même d’une répartition des revenus à la fois internationale (dans le cas de l’exportation) et nationale (pour le marché interne). Enfin, le système politique de décision définit les paramètres d’ordre autour desquels se mettent en place l’auto-organisation du marché et des systèmes autonomes. Exemple : la stratégie de modernisation agricole visait notamment à garantir des prix minimaux pour certains produits et à subventionner certains inputs ; cette stratégie était donc organisée autour de la combinaison marché / système politique, mais elle ignorait la logique autonome.

23Il est évident que les stratégies de développement agricole dépendent des objectifs poursuivis. Il est donc important d’identifier les caractéristiques de la production agricole par rapport à ces objectifs. Si Cess est la consommation essentielle, Cc la consommation cérémonielle, Ire les investissements de reproduction vus dans une perspective évolutive, Cl la consommation de luxe, X et M les exportations et les importations, et R les ressources agricoles mises à la disposition de l’industrialisation, ces catégories peuvent être regroupées autour des perspectives suivantes :

  • 8 Steppacher, Rolf, Surplus, Kapitalbildung und wirtschaftliche Entwicklung - Zur Relevanz der Physio (...)

24La perspective autonome, celle d’un village par exemple, est centrée sur les objectifs de consommation essentielle, de consommation cérémonielle et d’investissement de reproduction ; l’écoulement d’excédents éventuels sur un marché n’est pas exclu, mais la perspective centrale est celle de la reproduction interne. Les asymétries des sociétés agraires se manifestent dans la consommation de luxe d’une minorité privilégiée : les physiocrates en discutaient déjà8. La perspective coloniale visait le transfert des richesses vers les métropoles. L’exportation d’aujourd’hui s’organise sous la pression de l’endettement, qui a introduit un critère mécanique - l’intérêt - à effet exponentiel sur la production du vivant. La perspective industrielle vise le transfert des surplus agricoles (alimentation et autres ressources) vers les villes. Toutes ces catégories de surplus sont définies par des perspectives extérieures à l’agriculture. Dans la relation entre campagne et ville se pose depuis toujours le problème central : qui doit s’adapter à quel risque, et à quel taux d’échange ?

  • 9 Bromley, Daniel W., Economic Interests and Institutions, The Conceptual Foundations of Public Polic (...)

25En réalité, cette définition pose le problème du pouvoir, qui est défini à travers les conditions institutionnelles. Celles-ci définissent les droits, les obligations, les non-droits et les privilèges des membres d’une communauté9. On peut alors se référer aux modes de propriété pour identifier quatre systèmes de base. N’oublions pas que chaque plante, chaque animal dans le monde est soumis à l’un de ces systèmes.

26(5) PA + D = propriété communautaire et propriété privée et propriété étatique et accès libre

  • 10 Hardin, Garrett, “The Tragedy of the Commons”, Science 162, 13 December 1968.

27Sans aucun doute, la transformation de la propriété communautaire en propriété privée ou en propriété étatique durant la phase coloniale a modifié profondément la répartition des droits, obligations, privilèges et non-droits dans de nombreuses communautés. Si l’on considère l’importance de la complémentarité des ressources biotiques, identifiée dans la relation (2) ci-dessus, on peut s’imaginer l’impact sur les communautés qu’a eu l’appropriation des forêts par l’État colonial. Le problème est tout aussi important quant à la destruction des forêts : l’État est incapable de gérer les forêts contre les populations, mais les communautés villageoises sans droits autonomes sont aussi incapables de gérer les forêts ; telle est la double contrainte qui a fait passer les forêts dans un système de libre accès. Jusque récemment, l’omission fondamentale des stratégies agricoles portait sur la notion de propriété communautaire : Hardin, par exemple, dans son article sur “La tragédie des communs”, confondait encore propriété communautaire et accès libre10.

28On voit ainsi que, en tant qu’éléments du potentiel de la notion de production agricole, les systèmes de propriété définissent des formes particulières d’actualisation de cette même notion. En tant que potentiel, le concept de propriété communautaire englobe un ensemble très vaste de réglementations d’accès aux ressources ; par ailleurs, le potentiel du concept de propriété privée inclut notamment l’ensemble des systèmes de location, tels que le métayage ou le fermage.

29Revenons finalement au concept de ressources utilisées en production agricole :

30(6) PA + D = (sols et travaux et biens d’équipement) et ressources abiotiques renouvelables et non renouvelables et ressources biotiques et savoir technologique et argent en tant que denrée

31Durant une longue période, ce qui a caractérisé le développement agricole fut le transfert mondial du modèle des pays industrialisés ; accroissement du rendement par hectare et par ouvrier grâce à l’introduction de ressources biotiques externes à l’écosystème (plantes à haut rendement), de ressources abiotiques renouvelables (irrigation) et non renouvelables (engrais, pesticides), et de biens d’équipement dépendant de ressources abiotiques non renouvelables. Cette stratégie était basée sur un savoir technologique transféré qui mesurait la productivité par plante isolée ; elle exigeait notamment un stock et un flux d’argent considérablement accrus, d’où le recours au critère de solvabilité en tant que critère décisif de décision en matière de production agricole.

32L’exemple de la production agricole qui vient d’être examiné ne prétend pas analyser les questions du développement agricole, mais seulement suggérer le nombre d’éléments nécessaires pour identifier la richesse du potentiel d’une notion et la spécificité de ses actualisations.

33La spécificité de l’actualisation de la production agricole dans les dernières décennies peut ainsi être identifiée de la manière suivante. On a retenu :

  • de la définition (1), que la production agricole utilisait un sous-ensemble très restreint de plantes et animaux ;

  • de la définition (2), que la production agricole était orientée vers les champs et les pâturages, au détriment de la complémentarité des jardins et des forêts. De plus, l’interprétation dominante de l’usage de ces champs était celle de monocultures génétiquement homogènes et sans mauvaises herbes, au détriment des cultures associées et des arbres ;

  • de la définition (3), que la stratégie agricole visait l’auto-organisation des marchés, avec pourtant une organisation autour des paramètres étatiques, mais au détriment de l’auto-organisation autonome ;

  • de la définition (4), que les objectifs de cette stratégie étaient définis à l’extérieur de l’agriculture, qu’ils visaient la consommation de luxe d’une minorité ainsi que l’exportation et le développement industriel, au détriment des besoins fondamentaux de la population rurale et des impératifs d’une reproduction évolutive ;

  • de la définition (5), que les notions de propriété implicitement acceptées par cette stratégie étaient celle de la propriété privée pour les champs et les pâturages et celle de la propriété étatique pour les forêts, au détriment du potentiel de la propriété communautaire ;

  • de la définition (6), que cette stratégie reposait sur certaines ressources spécifiques.

34Au total, cet exemple montre que c’est seulement en identifiant la richesse de la potentialité d’une notion que l’on peut découvrir la spécificité d’une actualisation de cette même notion et les suppositions implicites qui s’y attachent. Nous revenons ainsi à des considérations plus théoriques.

Ambiguïtés des notions dans le langage courant et dans la théorie

35Toutes les notions sociales sont “dialectiques”, en ce sens qu’elles sont inévitablement entourées d’une ombre de significations non explicitées. Ceci se vérifie autant dans l’utilisation courante des notions économiques que dans leur conceptualisation proprement dite par les théories.

36Imaginons une discussion entre deux ou plusieurs personnes qui utilisent des notions économiques courantes telles que échange, marché, utilité, capital, travail, argent, substitution, etc. Alors même que ces personnes appartiennent à une même culture, au-delà d’un “noyau” de significations plus ou moins clair, elles associeront des significations différentes à ces notions, en fonction de projections inconscientes, d’attachements émotionnels, de confusions internalisées. Et même si elles affirment se comprendre réciproquement, il n’est pas sûr que ce soit effectivement le cas. Quand ces personnes proviennent de contextes culturels différents, l’incertitude liée à l’utilisation des notions s’accroît : d’où les problèmes liés aux traductions, aux négociations internationales et à d’autres formes d’échanges, qui rappellent combien la dialectique de la potentialité d’une notion est active, alors même qu’on veut l’“oublier” dans l’usage de formes actualisées de cette notion. A partir de notre exemple de la production agricole il est facile de comprendre pourquoi les dialogues entre paysans et experts sont tellement difficiles, pourquoi les stratégies agricoles provoquent autant de coûts sociaux et écologiques, y compris la “folie des vaches” dans les pays industriels, pourquoi des alternatives telles que l’agro-sylviculture se sont développées, etc.

  • 11 cf. Steppacher, Rolf, Surplus, Kapitalbildung und wirtschaftliche Entwicklung - Zur Relevanz der Ph (...)

37Cette difficulté se retrouve également dans la conceptualisation qu’opère la théorie économique. Toute l’histoire de la pensée économique en témoigne : les actualisations des notions s’y réalisent à travers une succession de “bifurcations”, qui correspondent à des évolutions particulières du contexte culturel occidental. Chaque école de pensée se fonde sur une sélection des éléments qui, au sein du potentiel d’une notion, lui paraissent plus pertinents dans la perspective choisie. Cette sélection se fait, bien évidemment, au détriment d’autres actualisations possibles. Rappelons par exemple que, chez les classiques, dont Marx, la notion de capital englobait la consommation essentielle ; et que la notion était encore plus large chez 48 les auteurs de l’économie historique (List) et de l’économie institutionnelle (Veblen)11. Mais l’économie du développement a suivi les modèles keynésiens de croissance, qui se fondaient sur la distinction entre “consommation” et “investissement”, distinction importante pour l’utilisation des capacités dans les pays industriels, mais secondaire pour les questions de développement dans les pays du Sud.

Le réductionnisme des théories économiques aujourd’hui dominantes et ses conséquences : fiction, ethnocentrisme, arithmomorphisme

  • 12 pour l’argument le plus développé de cette problématique, Bund & Miscreor Eds, 1996, Zukunftsfähige (...)

38Mais les théories économiques aujourd’hui dominantes - en particulier les théories néo-classiques - vont bien au-delà d’un processus sélectif inévitable. Dans ces théories, l’actualisation des notions se réalise, non seulement par rapport à un choix jugé pertinent de certains aspects factuels d’une réalité spécifique et empiriquement vérifiable, mais par rapport à un ensemble d’hypothèses axiomatiques, de fictions normatives, qui concernent l’image de l’homme, de la société et de la nature. Les éléments ainsi actualisés sont ceux qui soutiennent la théorie de l’autorégulation du marché : par exemple, l’homme est supposé poursuivre avant tout son bien-être matériel, le faire de manière individuelle, et la notion de bien-être suppose acquisition de marchandises. Il en résulte évidemment que l’utilisation de telles notions actualisées permet de favoriser certains intérêts particuliers par rapport à d’autres intérêts particuliers. L’exemple le plus frappant est celui de l’endettement du Sud à l’égard du Nord. Comme le capital, la dette est une notion qui concerne le rapport entre le présent et le futur. Mais l’endettement du Sud n’est défini qu’en termes étroits de capital financier, et ignore ainsi les aspects écologiques de la potentialité de la notion de capital. De ce point de vue, il est évident que les pays industriels s’endettent depuis longtemps par leur style de vie par rapport aux générations futures, surtout celles des pays du Sud12.

  • 13 Georgescu-Roegen, Nicholas, The Entropy Law and the Economic Process, Harvard University Press, Cam (...)

39Cette forme d’actualisation élimine les éléments du potentiel des notions qui les lie à un paramètre d’ordre éco-social déterminé (ceux qui concernent la régulation du marché, en particulier) ; plus généralement, elle élimine tous les aspects de la réalité qui ne correspondent pas aux hypothèses théoriques. C’est ainsi, notamment, que les notions économiques sont réduites en notions “arithmomorphiques”13 ; c’est ainsi, également, que l’“ombre” est éliminée de la théorie économique. L’ombre n’en disparaît pas pour autant, bien entendu. Mais le résultat de cette forme d’actualisation est l’“externalisation” des autres éléments du potentiel : ceux-ci sont rejetés vers le contexte éco-social, où d’autres disciplines que la théorie économique sont supposées les prendre en charge.

40L’élimination de certains éléments de la réalité par la théorie économique fait surgir un vide, une sorte de trou noir : celui-ci attire toutes sortes de préjugés, de projections et de rationalisations, qui se substituent à des connaissances professionnelles. L’exemple de l’homo oeconomicus est révélateur : par un acte de définition, à peu près tout le savoir d’un grand nombre de disciplines en sciences sociales est éliminé et substitué par les projections d’un conditionnement culturellement spécifique qui, ensuite, est rationalisé comme rationnel. D’où le danger que les économistes confondent leurs notions actualisées avec des notions universelles, c’est-à-dire avec la potentialité de ces notions, et qu’ils projettent ainsi de manière ethnocentrique un ensemble de valeurs capitalistes, mais idéalisées, sur d’autres contextes culturels de la planète, ou même sur l’ensemble de ceux-ci. Un bon exemple est celui du processus de mondialisation, jugé tellement caractéristique de notre époque, mais qui demande de toute évidence une évaluation critique de ce point de vue.

41Il faut noter aussi le problème de mesure qui s’attache à cette dissociation entre les notions admises par la théorie économique et la diversité de la réalité. Les éléments dissociés sont rejetés dans la catégorie des “externalités” par le calcul micro-économique ; le calcul macro-économique les renvoie aux nombreux problèmes de liaisons entre l’économique et le contexte éco-social, mais sans permettre de mesurer celui-ci. L’évaluation implicite des aspects dissociés à l’aide d’“un prix zéro” n’est pas neutre : c’est en fait une dévalorisation. Il conviendrait au contraire de mesurer ces aspects (souvent qualitatifs plutôt que quantitatifs) par des ensembles nouveaux d’indicateurs, non homogènes parce que non réductibles à une seule dimension (monétaire ou énergétique).

Les distorsions induites dans l’analyse

42Mais l’actualisation qui présente des notions économiques sous forme arithmomorphique induit un biais dans l’analyse de la réalité économique et sociale : elle comporte une pseudo-précision pour quelques aspects de cette réalité, au détriment des connaissances élémentaires sur d’autres aspects. Si l’on tient compte en outre des marges d’erreur inévitables, même dans les meilleures statistiques économiques des pays industrialisés, et a fortiori dans les autres ; si l’on admet qu’à certains concepts arithmomorphiques (tels que l’utilité) ne correspond rien de mesurable dans la réalité sociale ; si l’on constate que certaines mesures utilisées, par exemple dans les analyses coûts-bénéfices, n’expriment rien d’autre que les préférences des technocrates qui les ont calculées, ou ne se fondent que sur des relevés peu significatifs, la pertinence des formes actualisées des notions économiques devient encore plus douteuse.

43Autre problème d’analyse créé par cette forme d’actualisation : elle fait obstacle à l’interdisciplinarité. La raison en est simple. La potentialité des notions incluent encore les éléments qui intéressent plusieurs disciplines. Mais la possibilité de collaboration entre disciplines se perd à partir du moment où les éléments significatifs pour une discipline sont éliminés par l’actualisation d’une autre discipline. D’où la nécessité, pour mettre en œuvre cette approche interdisciplinaire, d’un cheminement en retour vers la potentialité des notions, en “remontant” les diverses “bifurcations” qui ont été pratiquées jusqu’au point où les aspects significatifs pour deux ou plusieurs disciplines peuvent à nouveau être intégrés. Pour revenir à l’exemple de l’homo oeconomicus et des exclusions sur lesquelles se fonde ce concept, l’analyse du comportement économique et de sa rationalité doit inclure les motivations inconscientes et donc le savoir de la psychologie des profondeurs.

44Le même type d’obstacle se présente à l’encontre du dialogue interculturel. L’utilisation des notions actualisées rend impossible un dialogue interculturel substantiel si elle exclut la référence aux potentialités de ces mêmes notions.

Conclusion : pouvoir, défis majeurs et perspectives d’analyse

45Le point commun à ces différentes distorsions qui sont introduites dans l’analyse de la réalité sociale, et dans les politiques qui s’en inspirent, par ce recours exclusif à certaines formes d’actualisation, ce sont les dimensions sous-jacentes de l’approche qui en résulte concernant les relations de pouvoir. L’utilisation des formes actualisées de notions est toujours liée à des questions de pouvoir. Puisque les notions actualisées excluent, par définition, certains aspects de la réalité, l’utilisation de ces notions exclut également les intérêts associés aux aspects exclus. Ceux qui prétendent défendre ces intérêts sont réduits à une situation de non-pouvoir par le simple fait du recours aux notions actualisées.

46Par ailleurs, il est frappant de constater à quel point les économistes sont impuissants face aux problèmes majeurs de notre temps, qu’ils soient de nature écologique ou sociale. La recherche de solutions à ces problèmes est marquée par le manque de créativité et d’innovation. Mais celles-ci sont rendues impossibles si l’on n’utilise que des notions actualisées à l’extrême ; elles exigent au contraire de s’appuyer sur les tensions caractéristiques des potentialités des notions.

47Il apparaît donc indispensable de rétablir la relation complexe entre potentialité et actualisations des notions économiques, et de s’appuyer sur elle pour aborder ces problèmes majeurs. A mon sens, la réflexion permettant de rétablir cette relation pourrait notamment recourir aux sources d’inspiration suivantes :

  • l’histoire de la pensée économique, riche d’une diversité de notions actualisées ;

  • les courants de pensée économique alternative, tels que ceux de l’économie institutionnelle, de l’économie évolutive, de l’économie écologique ;

  • certains travaux modernes en sciences sociales sur les notions économiques, en particulier les travaux de nature épistémologique et méthodologique ;

  • l’anthropologie économique, riche en actualisations de notions économiques non européennes ;

  • la mythologie, qui abonde en connaissances sur la potentialité des notions ;

  • la linguistique, qui peut informer sur des bifurcations importantes dans le processus d’actualisation de notions ambiguës, et qui renvoie ainsi à la potentialité des notions ;

  • les sciences du vivant, les plus riches en connaissances sur l’intégration d’éléments différenciés ;

  • la psychologie des profondeurs, la plus riche en connaissances sur la relation complexe entre potentialités et actualisations humaines.

48A défaut de faire dialoguer ces disciplines, nous resterons piégés dans la “résistible imprécision des notions économiques”.

Notes

1 Georgescu-Roegen, Nicholas, in Energy and Economic Myths, New York: Pergamon, 1976, pp. 71-102.

2 Steppacher, Rolf, “L’ingérence écologique et la globalisation de l’économie de marché”, dans : Sabelli, Fabrizio (sous la direction de), Écologie contre nature. Développement et politiques d’ingérence. Nouveaux Cahiers de l’IUED, IUED/P.U.F, mars 1995, pp. 45-47.

3 Myrdal, Gunnar, “A Critical Appraisal of the Concept and Theory of Underemployment”, Appendix 6, Asian Drama, vol. III, New York: Pantheon, 1968, pp. 2041-2961.

4 Steppacher, Rolf, “Das keralesische gesundheitsparadoxon und die Frage der Landwirtschaftlichen Entwicklungsperspective”, Klaus Seeland (Hrsg.), Gegenseitiges Verständnis als Entwicklungsprozess, Beitrage zur Theorie und Praxis der Entwicklungszusammenarbeit, Grüsch: Rüegger, 1989, pp. 175-206.

5 Georgescu-Roegen, Nicholas, in Energy and Economic Myths, New York: Pergamon, 1976, pp. 199-234.

6 Sir Howard, Albert, An Agricultural Testament, Oxford University Press, London, 1943.

7 Steppacher, Rolf, “Introduction à l’économie institutionnelle à l’exemple de la problématique du développement agricole dans le tiers monde”, Itinéraires, IUED, Genève, 1982.

8 Steppacher, Rolf, Surplus, Kapitalbildung und wirtschaftliche Entwicklung - Zur Relevanz der Physiokratie und der institutionellen Oekonomie fur das Problem der Kapitalbildung in unterentwickelten Ländern. Liebefeld/Bern: Lang Druck, 1976.

9 Bromley, Daniel W., Economic Interests and Institutions, The Conceptual Foundations of Public Policy, Oxford: Basil Blackwell, 1989.

10 Hardin, Garrett, “The Tragedy of the Commons”, Science 162, 13 December 1968.

11 cf. Steppacher, Rolf, Surplus, Kapitalbildung und wirtschaftliche Entwicklung - Zur Relevanz der Physiokratie und der institutionellen Oekonomie fur das Problem der Kapitalbildung in unterentwickelten Ländern, Liebefeld/Bern: Lang Druck, 1976 et Hodgson G.M., 1994, “Capital Theory”, Hodgson G.M., Samuels W.-J. & Tool M.-R., The Elgar Companion to Institutional and Evolutionary Economics, Aldershot, Edward Elgar, pp. 33-37.

12 pour l’argument le plus développé de cette problématique, Bund & Miscreor Eds, 1996, Zukunftsfähiges Deutschland - Ein Beitrag zu einer global nachhaltigen Entwicklung, Studie des Wuppertal Instituts fur Klima, Umwelt, Energie, Basel, Birkhäuser, pp. 126 ss.

13 Georgescu-Roegen, Nicholas, The Entropy Law and the Economic Process, Harvard University Press, Cambridge, Mass., 1971, chapitre 2.

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