A propos de la résistible imprécision...

1Dans un précédent cahier de l’IUED, Rolf Steppacher avait stigmatisé la “confusion linguistique” et le recours du discours international à des “notions dont les présupposés théoriques et méthodologiques (contenu, portée, signification) restent fort imprécis”1. Pour voir plus clair dans la multiplication de notions générales et vagues telles que “développement durable”, “globalisation” ou “développement social”, il proposait de “distinguer le potentiel d’une notion de ses actualisations possibles”.

2C’est cette même distinction que nous lui avons demandé de rappeler et de décrire ici, tant elle nous est apparue essentielle pour démonter les mystifications suscitées par la théorie économique actuellement utilisée en matière de développement, et pour mettre en valeur les phénomènes de “violence symbolique” qu’elle entraîne, aux dépens des intérêts d’une majorité semi consentante, mais au profit de ceux d’une minorité en position dominante.

3Comme Rolf Steppacher l’avait déjà suggéré, en se référant d’ailleurs à Nicolas Georgescu-Roegen2, cette distinction s’applique avec une acuité particulière aux notions d’une discipline scientifique qui fait l’objet – ou qui devrait faire l’objet - d’un effort pour changer de “paradigme”, c’est-à-dire pour transformer le modèle de référence de son organisation et de ses applications sociales. Or cette question est bien celle qui sous-tend la réflexion esquissée dans l’ensemble de ce cahier : c’est parce que la théorie économique est aujourd’hui dominée par une seule école de pensée, qu’une seule signification - ou un seul ensemble de significations, fût-ce au prix de quelques contradictions internes - est imposée, par un effet de violence symbolique, aux dépens de toutes les autres possibles. C’est donc cette domination d’un courant théorique partiel qui permet et qui provoque une réponse globale, mais biaisée, aux intérêts des groupes sociaux en présence.

4Citant rapidement l’exemple de la notion de “capital” et de celle de “don”, Rolf Steppacher analysait dans son article de 1995 les conséquences de cette imprécision à propos de deux notions centrales : celle d’économie de marché et celle de “globalisation”. Sur la première, il notait que les actualisations proposées dépendent du cadre institutionnel qui entoure la notion de marché : or ce cadre dépend lui-même d’une décision politique, qui reflétera inévitablement le rapport des forces entre les groupes sociaux. Quant à la globalisation, son contenu est nécessairement tributaire des circonstances historiques dans lesquelles elle s’inscrit : celle qui s’impose aujourd’hui ne reflète que l’effondrement du bloc soviétique et le triomphe apparent du libéralisme et des forces du marché.

5Il ne s’agissait là que d’exemples. Mais la réflexion abordée dans le présent cahier nous a convaincus de la multiplicité de ces exemples, et donc de la fécondité heuristique de la distinction proposée entre potentialité et actualisations des notions économiques. Nous n’avons malheureusement pas été en mesure de multiplier les démonstrations qu’appelaient les thèmes de nos discussions préliminaires sur la “violence symbolique” de la théorie économique en matière de développement. Citons cependant quelques-uns de ces thèmes.

6Comment parler de développement sans raisonner sur la notion, ô combien équivoque, de “besoins”, et sans se référer d’une manière ou d’une autre à l’actualisation tellement partielle de ces besoins que constitue le modèle de consommation occidental ? Comment ignorer l’exigence - omniprésente dans les stratégies et projets de développement internationalement reconnus - de la “rationalité économique”, avec ses corollaires de la productivité, de l’efficacité, de la rentabilité ?

7Comment aborder la relativité des méthodes proposées par la théorie dominante pour identifier, formuler, mesurer les “avantages”, les “coûts” et les “risques” associés à ces choix prétendument rationnels ? Comment montrer le réductionnisme économico-financier extrême qui s’exprime dans la notion d’“équilibre”, telle qu’elle est couramment imposée dans les programmes d’ajustement structurel, ou dans celle de réciprocité des obligations, telle qu’elle est pratiquée dans le domaine de l’endettement international ?

8Sur tous ces points et sur de nombreux autres, nous avons besoin d’un raisonnement à la fois beaucoup plus large et beaucoup plus rigoureux que celui qui découle de la théorie économique aujourd’hui dominante. Il faut cependant répéter l’évidence : la réponse à un tel défi dépasse de très loin, non seulement les possibilités de ce modeste cahier, mais aussi les capacités d’une équipe qui serait beaucoup plus nombreuse et plus compétente que la nôtre, et peut-être même celles de la présente génération d’économistes et de “spécialistes” du développement. A notre connaissance, il ne peut d’ailleurs exister de recette simple pour y répondre.

9La distinction proposée ici entre potentialité et actualisations des notions économiques n’est donc pas une recette passe-partout, et nous n’entendons pas la présenter comme telle. Nous croyons simplement que, dans l’effort de réflexion considérable que nous voudrions stimuler, la distinction proposée peut se révéler particulièrement féconde.

10C’est en ce sens que nous avons demandé à Rolf Steppacher d’en rappeler ici brièvement le principe, de l’illustrer par l’exemple de la production agricole, et de revenir enfin aux ambiguïtés qui en résultent pour la théorie.