1La théorie économique peut-elle expliquer et guider le processus de développement ? La discipline définie par les termes d’“économie du développement” a-t-elle encore un sens aujourd’hui ? Ou bien n’est-elle plus qu’une vaste mystification au profit de quelques intérêts particuliers, obscurs mais puissants ?

2L’ambition de ce cahier est de souligner les écarts profonds qui se creusent entre la réalité sociale du développement telle qu’elle apparaît aux yeux de ceux qui tentent de la comprendre - et, autant que possible, de la maîtriser - et les représentations et dérives qui découlent du recours à la théorie économique dominante en matière de développement.

Un constat d’inadéquation et de manipulation

3Ambition démesurée ? Sans aucun doute. Si nous avons décidé de l’aborder malgré tout, c’est d’abord en raison du constat d’une double évidence : celle d’un monde en bouleversement accéléré dans son organisation économique, politique, sociale et culturelle ; et celle d’une aggravation et d’une complication considérables des problèmes de développement, non plus seulement dans quelques pays “attardés”, mais sur l’ensemble de la planète, au Nord comme au Sud à l’Ouest comme à l’Est. Un Institut qui se veut spécialisé dans les études de développement ne peut guère passer sous silence un tel défi. Et ce défi est d’abord politique.

4Mais il est aussi intellectuel et scientifique. D’où une deuxième raison à notre témérité, qui procède d’un second constat : celui d’un retard considérable de l’appareil de concepts et de raisonnements qui permettent d’analyser ce changement social et d’agir sur lui. Constat de portée générale pour les sciences sociales, même s’il est limité ici aux instruments économiques.

5De surcroît, ce retard ne nous apparaît pas comme un simple phénomène d’impuissance générale, qui rejaillirait de manière égale sur tous les groupes concernés : pour ceux qui maîtrisent davantage l’appareil conceptuel de l’économie et le langage qui l’exprime, le retard lui-même, les insuffisances, l’inadéquation profonde des théories deviennent occasion de manipulation et d’affirmation de pouvoir. Et l’un des procédés favoris d’une telle manipulation est de prendre la partie pour le tout, en affirmant qu’une notion particulière ou un critère partiel méritent d’être généralisés sans examen critique, surtout lorsque cette généralisation peut progresser à travers de larges zones de vide théorique. Qu’importent dès lors les fictions et les faiblesses réelles des théories, si elles permettent d’affirmer la suprématie des intérêts particuliers des groupes qui les défendent, et de l’imposer à tous les autres ?

L’hypothèse de la “violence symbolique”

6C’est ce constat de manipulation sélective, fondée sur les inégalités de pouvoir, qui nous a suggéré le recours à une notion centrale pour éclairer et illustrer notre hypothèse de travail. Cette notion est empruntée au sociologue Pierre Bourdieu : c’est celle de la “violence symbolique”.

7La violence symbolique est un mode de relations sociales qui découle de l’effort mené, par un groupe dominant, pour généraliser l’usage d’un ensemble de symboles, en particulier celui de concepts, de raisonnements, de langages spécifiques. Cet usage engendre un système de croyances qui a pour résultat de forcer le dominé à se conformer à la volonté du dominant, mais qui le force “de plein gré”, si l’on peut dire, c’est-à-dire avec son consentement et sans qu’il ressente cette violence en tant que telle.

8Or c’est exactement ce que fait aujourd’hui la théorie économique - la théorie “dominante”, justement - dans la mesure où elle fait violence à la réalité sociale, et donc aux hommes qui peuplent cette réalité, en divisant arbitrairement celle-ci, en privilégiant certaines composantes au détriment des autres - c’est le passage du partiel au global évoqué plus haut - et en prétendant forcer la réalité à se rapprocher de cette théorie plutôt que l’inverse.

9La théorie dominante réalise ce coup de force à travers l’appareil de concepts qui lui est propre, avec l’articulation qu’elle établit entre ces concepts, ainsi qu’avec les hypothèses et les postulats qu’elle énonce, puis à travers les modes de raisonnement qu’elle dégage, et surtout les critères d’action politique qu’elle prétend définir sur cette base. Ce coup de force lui permet notamment :

10(a) d’imposer à de multiples sociétés hétérogènes les exigences de ce qui constitue le “système mondial” actuel (système d’économie, de société, de civilisation), et le mode de développement qu’il diffuse, caractérisé par la prédominance des préoccupations et des structures économiques ; dans cette conception, il faut noter que l’homme n’existe qu’en tant que “homo economicus” (ce qui signifie, non pas qu’il n’a aucune autre caractéristique, mais que toutes ses autres caractéristiques sont et doivent être subordonnées à l’économique), et que le lien social est essentiellement un lien économique ;

11(b) de faire admettre qu’il n’y a en définitive qu’une seule politique économique “rationnelle” de gestion de la société, celle qui correspond à la présentation formalisée d’un marché parfait de concurrence ; dans cette perspective, le théorie du marché n’est plus seulement explicative, heuristique, elle devient normative, elle montre un chemin que toutes les sociétés doivent impérativement emprunter.

12Le consentement à ce coup de force - qui permet de le considérer comme un effet de violence symbolique - paraît quasi unanime chez les principaux acteurs en présence, dominants et dominés, qu’il s’agisse d’organisations internationales, d’appareils étatiques, d’entreprises, ou même d’économistes théoriciens et de chercheurs, et cela dans un nombre croissant de sociétés contemporaines. Quant aux autres acteurs, leurs avis importent peu, car ils ne sont pas considérés comme de véritables acteurs, ils ne constituent que des “sujets” du jeu économique. Ce consentement quasi unanime permet ainsi d’instaurer une sorte de normalisation, dans des sociétés où l’on pouvait s’attendre au contraire à une très grande diversité.

L’économie politique du développement

13La critique des effets abusifs de la théorie dominante paraît donc bien souhaitable, et l’hypothèse proposée utilisable. Mais encore fallait-il, pour éviter de se perdre dans des généralités sans implications concrètes, restreindre considérablement l’ambition et le domaine d’application d’une telle critique.

14D’abord en réaffirmant - après avoir essayé d’en convaincre tous nos collaborateurs, à qui nous imposions des délais assez courts - que ce travail collectif était conçu, non pas comme l’aboutissement de longues et volumineuses recherches, mais comme un point de départ provocateur, destiné à stimuler la réflexion et à suggérer de nouvelles perspectives de recherche pour l’avenir.

15Ensuite, en ne cherchant pas à répéter les critiques les plus générales qu’a soulevées la théorie économique dans les décennies récentes (critique de la rationalité utilitaire, par exemple, ou critique d’une approche mécaniciste ignorant les lois du vivant), et en concentrant cette réflexion sur un aspect plus précis du domaine qui est le nôtre, celui des études de développement.

16Domaine bien difficile à préciser, comme chacun sait, en raison de son caractère inévitablement global et normatif. Mais au moins pouvions-nous tenter de le circonscrire en rappelant la formule traditionnelle (hélas peu utilisée aujourd’hui, du moins en français) de “l’économie politique du développement”. En première approximation - c’est-à-dire sous réserve des difficultés qui seront évoquées dans certains textes ci-dessous - nous considérerons que “l’économie politique du développement” se distingue par sa référence aux exigences de “gestion politique de la société”1. Plus précisément :

• par opposition à une conception unanimiste fondée sur l’harmonie des intérêts, elle se réfère à la diversité des intérêts en présence, ainsi qu’à celle des acteurs et celle des enjeux de leur action ;

• sur cette base, elle essaie de comprendre la diversité des mécanismes d’arbitrage entre ces intérêts et entre ces actions : ces arbitrages sont définis par les institutions, en particulier celle du marché et celle du processus politique ;

• elle tente ainsi de se dégager des contraintes trop étroites de certains fondements de la théorie traditionnelle, en particulier : l’individualisme méthodologique et le réductionnisme de l’homo economicus, l’argent comme mesure du bonheur et le travail comme désutilité2, la prétendue souveraineté du consommateur et du citoyen, la correspondance démocratie/ marché, la croissance de la production de marchandises et la maximisation de l’échange comme conditions du bien-être ;

• elle place au centre de sa problématique la notion de choix, et elle tente sur cette base d’identifier les termes des alternatives ouvertes aux décideurs individuels et collectifs, ainsi que les conditions d’expression de l’“offre” et de la “demande” (ce qui suppose une tension nécessaire entre le rôle des responsables politiques et celui des techniciens) ; d’où l’importance particulière, dans cette approche, des modes d’expression des préférences sociales, ainsi que des modes de définition de la “valeur sociale” et de la rationalité des décisions collectives.

Vue d’ensemble des contributions proposées

17Au total, on le voit, notre ambition n’est autre que de contribuer à une vaste recherche collective : celle d’une méthode plus riche, et moins tributaire des présupposés politiques de la théorie dominante pour analyser et maîtriser, dans la mesure du possible, les composantes économiques du développement.

18Sous la rubrique “Lignes”, un texte introductif de Christian Comeliau essaie de caractériser les principales faiblesses structurelles de la théorie économique dominante, lorsqu’on en fait le seul fondement académiquement légitime et politiquement correct de l’analyse et des politiques du développement.

19Rolf Steppacher propose une distinction méthodologique qui nous paraît essentielle pour la critique, et surtout pour la reconstruction conceptuelle : c’est la distinction entre les “potentialités” générales des notions économiques et leurs “actualisations” dans un contexte social et culturel spécifique.

20Suivent ensuite les analyses critiques de diverses notions qui revêtent une importance centrale en économie du développement. Jean-Philippe Peemans étudie l’“utopie globalitaire” de la mondialisation modernisatrice. Caroline Gerschlager montre que le marché ne constitue qu’une forme parmi d’autres de l’échange. Andràs November oppose les notions d’emploi et de travail. Marc Hufty analyse un exemple concret de l’influence politique de cette dérive théorique, celui de l’Argentine.

21Sous la rubrique “Controverses”, Pierre de Senarclens s’attaque à l’ambition même d’une théorie générale du développement, Béat Bùrgenmeier souligne le “retour du social dans l’économie” à propos de l’utopie globalitaire, Isabelle Schulte-Tenckhoff propose un regard critique sur l’échange et Maria-Elena Rodriguez analyse les contradictions entre le discours et les politiques en matière de travail en Amérique latine.

22La rubrique “Paroles” propose deux entretiens. Le débat avec George Corm permet de prolonger la réflexion sur la reconstruction de l’économie politique et sur “l’immoralité de la puissance” et l’entretien avec Gérald Berthoud ré-analyse les notions de marché et d’échange marchand.

23Les “Points d’appui” comportent enfin quelques repères bibliographiques établis par Jean-Paul Lacoste, ainsi qu’un compte rendu du dernier ouvrage de Pierre Thuillier, compte rendu que l’auteur a bien voulu compléter de ses commentaires personnels.