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Pratiques de la dissidence économique

 | 
Yvonne Preiswerk
, 
Fabrizio Sabelli

Controverses

Systèmes économiques alternatifs : le retour du refoulé

Beat Bürgenmeier

Testo integrale

1Un regard attentif porté sur les différentes pratiques économiques observables au sein de notre société n’éclaire pas seulement des échanges marchands, mais porte également sur les activités non marchandes qui se rencontrent aussi bien dans le domaine public que privé. Pour rester schématique, nous pouvons distinguer trois secteurs.

2Le premier, qui fait l’objet du courant principal de la théorie économique, concerne le marché. Un long débat théorique, qui remonte à J.S. Mill, n’a pas seulement mis en évidence le fait que le marché connaît des échecs, mais a proposé des instruments incitatifs, conformes au modèle concurrentiel, censés les corriger (Mill, 1848). Ces instruments se servent des transferts monétaires afin de corriger les inégalités dans la distribution des revenus et des fortunes, visent un aménagement institutionnel du marché afin de corriger des situations de concurrence imparfaite par des lois sur les cartels et sur la protection de la bonne foi en affaires et proposent une approche par des biens publics, notamment dans le cas d’un monopole naturel et de la protection de l’environnement. Ajoutons à cette énumération classique des échecs de marché le fait que dans certains domaines particulièrement sensibles du point de vue de la moralité publique, il y a absence de marchés, la société étant amenée à organiser certaines activités économiques par la vie associative ou par l’économie du don en général.

3Par conséquent, deux autres secteurs de l’économie se sont développés parallèlement et en parfaite complémentarité par rapport au marché. Il s’agit, d’une part, de l’économie publique et, d’autre part, du tiers secteur qui regroupe toutes les formes de la coopération économique privée allant de la simple entraide dans les rapports de bon voisinage et de la vie associative jusqu’aux organisations plus établies, telles que les mutualités et des coopératives. Des activités économiques hors marché font donc partie intégrante des pratiques sociales. Elles peuvent être bénévoles ou rémunérées d’après d’autres critères que ceux qui régissent les relations marchandes.

4La contribution d’Alexandre Ziegler y voit des systèmes qu’il qualifie de surcroît comme alternatifs par rapport au marché. Notre thèse, par contre, y voit une réponse à « la question sociale » qui s’est posée de tous les temps à l’économie. Cette question porte sur la manière dont la société assure sa cohésion. Cet objectif n’est pas servi par le marché, dont la tâche primordiale consiste à allouer efficacement les ressources productives. Dans cette optique, le marché exerce un effet d’exclusion. Du côté de l’offre se trouvent exclues toutes les entreprises qui produisent à des coûts marginaux supérieurs au prix d’équilibre. Ces entreprises sont donc éliminées au nom de l’efficacité économique. Du côté de la demande, par contre, elles se trouvent exclues par les demandeurs dont le pouvoir d’achat est insuffisant pour leur permettre d’être acheteurs au prix d’équilibre. Cette fois, l’élimination peut être parfaitement injuste. Le lien entre l’efficacité et l’équité que le mécanisme de marché crée reste donc très fort. Ce lien entretient une tension permanente entre des objectifs économiques et sociaux, et expose la cohésion sociale à des conflits qui ne sont apaisés que par des pratiques économiques non marchandes.

5Nous analysons donc ces pratiques comme étant indispensables au fonctionnement des marchés. En effet, les trois secteurs se trouvent en étroite interdépendance et assurent la cohésion de la vie économique et sociale. C’est la raison principale pour laquelle nous préférons traiter les pratiques économiques hors marché sous l’appellation qui a eu cours au début de ce siècle, à savoir « l’économie sociale », au lieu de les qualifier de « systèmes alternatifs ».

6L’économie sociale nous amène à porter un regard sans parti pris sur le fonctionnement de l’économie. Elle s’appuie sur des hypothèses comportementales qui n’excluent pas la rationalité économique, mais qui lui donnent une interprétation plus procédurale qui va au-delà des coûts de transaction qu’Alexandre Ziegler privilège un peu trop exclusivement dans son explication. En effet, dans l’optique de l’économie sociale, la rationalité économique n’est plus substantielle, mais désigne un comportement concret qui ne conduit pas forcément à des stratégies de maximisation d’utilité ou de profit. Dans de nombreuses situations pratiques de la vie économique, les acteurs se contentent de réaliser une satisfaction « normale » et non pas maximale, en reconnaissant que d’autres comportements dictés par la compassion et la sympathie conduisent à limiter la recherche « du plus grand bonheur ».

7Par conséquent, l’économie sociale met l’accent sur la formation des normes et des valeurs sociales. Elle cherche à répondre à la question de l’origine des différentes variables que la théorie économique dominante inclut dans une fonction d’utilité individuelle. Elle cherche donc à définir le bien commun au-delà d’une simple addition de fonctions d’utilité et renoue avec la distinction sociologique entre la société et la communauté (Tönnies, 1991).

8Si la théorie économique dominante définit une société formée par des individus sachant chacun pour soi ce qui est dans leurs intérêts, celle de l’économie sociale se réfère plutôt au concept de la communauté humaine qui implique un consensus implicite sur quelques valeurs fédératrices. Les différentes pratiques de l’économie sociale, telles qu’elles se trouvent codifiées dans des institutions, des mœurs et des coutumes, s’inspirent donc de courants philosophiques qui s’inscrivent plus dans la tradition des sciences humaines que dans celle des sciences économiques qui ne leur vouent guère d’attention. La référence à la pensée d’économie sociale se trouve d’ailleurs souvent censurée et ne figure que rarement dans les enseignements de base de la science économique contemporaine.

9Une des raisons de cette censure tient au fait que l’économie marchande se réfère explicitement à l’utilitarisme, tandis que l’économie non marchande s’inspire du contrat social qui implique également des activités économiques au service de la cohésion sociale.

10Il reste à expliquer pourquoi les formes de coopération, de mutualités et de bénévolat, fortement promues au tournant du xixe siècle, ont connu malgré leur essor – notamment en France – un développement si modeste par la suite. La réponse à cette question est double.

11La première réponse insiste sur le fait que l’économie sociale s’inscrit dans une doctrine alimentée par des penseurs utopistes (Proudhon, 1846). Son caractère doctrinaire ressort clairement des recommandations du Bureau international du travail, qui cherche à promouvoir les coopératives, notamment dans le tiers-monde (BIT, 1984). Historiquement, ce mouvement s’est discrédité en Europe à cause de scandales dus à une mauvaise gestion (Gueslin, 1987), mais leur échec relatif tient à un aspect plus fondamental, qui fournit la deuxième réponse.

12L’évolution du progrès technique a nécessité un apport de capitaux jamais connu auparavant afin de financer des investissements massifs dans le domaine de la recherche et du développement. La forme juridique de la société anonyme était mieux à même de mobiliser le capital que la coopérative. Il n’y a dès lors rien d’étonnant à ce que nous comptions aujourd’hui en Suisse environ dix fois plus de sociétés anonymes que de coopératives. A partir de ce constat, on peut légitimement s’interroger sur l’efficacité économique des coopératives et du tiers secteur en général. Cette question a connu de tout temps un traitement controversé. Selon les uns, s’inspirant notamment des modèles de la bureaucratie, l’économie sociale n’est pas le mécanisme d’allocation des ressources le plus efficace (Mintzberg, 1982). Pour d’autres, partant de la théorie des contrats, l’économie sociale peut être tout aussi efficace que les marchés (Salane, 1994). L’efficacité allocative dépend en définitive des conditions concrètes qui se trouvent à l’origine du fonctionnement de l’économie. Si, par exemple, une coopérative est comparée à une entreprise qui détient un monopole, son action allocative peut être meilleure pour autant qu’elle utilise le profit pour abaisser son prix de vente.

13A notre avis, l’essentiel de l’économie sociale se trouve dans le vaste domaine de la participation économique. Il a trait à des mouvements locaux, tels que des associations de quartier, et s’inspire des formes de démocratie directe et de prise d’influence des collectivités locales dans des décisions économiques qui sont souvent prises hors contexte. Dans ce sens, l’économie sociale peut, en effet, être un système alternatif exprimant une résistance aux pratiques économiques dominantes dans la mesure où ces pratiques renforcent des inégalités sociales et participent à la dégradation de l’environnement naturel.

Autore

Doyen de la Faculté des sciences économiques et sociales, Université de Genève.

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