Du « tout Etat » au « moins d’Etat » : libéralisation du marché foncier en Algérie
p. 229-235
Texte intégral
1L’échec du projet de développement socialiste lancé après l’indépendance a poussé les autorités algériennes à engager des réformes visant à instaurer une économie de marché. Le poids de la dette extérieure et la baisse des revenus pétroliers ont par ailleurs nécessité le recours au Fonds monétaire international pour l’ajustement des comptes externes. Un premier accord de rééchelonnement a été conclu en 1994 qui a soumis le pays aux conditions de la stabilisation macroéconomique et l’a lancé dans un processus d’ajustement structurel. L’Etat s’est ainsi désengagé de la production et de la distribution des biens et des services, mais aussi de la gestion directe des infrastructures, au profit du marché.
2Le domaine du foncier illustre tout à fait la portée de ce processus de désengagement des pouvoirs publics, à la fois par les enjeux socio-économiques et politiques qu’il représente, mais aussi parce que l’Etat avait occupé une place centrale dans les opérations de gestion et de production foncières. Quel bilan peut-on tirer de ce passage du « tout Etat » au « moins d’Etat » dans le domaine foncier en Algérie ?
Le « tout État » : volontarisme et dérive
3La politique du « tout Etat » s’était illustrée par la « municipalisation » des sols, l’administration des prix et le monopole des pouvoirs publics sur les transactions foncières1. Elle avait pour principal objectif la satisfaction des besoins de la population en matière de logement, grâce notamment à une stratégie de distribution contrôlée et guidée par les collectivités locales. En outre, cette politique, dite des « réserves foncières communales », devait permettre la préservation des terres agricoles contre l’urbanisation, la maîtrise de la croissance des villes, la démocratisation de l’accès au sol, la lutte contre la spéculation foncière, et la levée de la contrainte foncière pour la réalisation des projets de développement.
4Cependant, malgré tout un arsenal juridique, les résultats de sa mise en œuvre ont été loin d’atteindre les objectifs visés : la spéculation foncière s’est développée et a encouragé les déviations à la réglementation, l’occupation du sol n’a pas pu être contrôlée et les terres agricoles situées à la périphérie urbaine ont servi à l’implantation de quartiers informels sous-équipés. La pratique du clientélisme, des liens de famille et de la corruption dans le fonctionnement des circuits de distribution a induit une discrimination pour l’accès au sol au profit des personnes qui maîtrisaient les réseaux de la filière publique. Il s’est avéré ainsi que les acteurs fonciers publics avaient utilisé le pouvoir stratégique que leur donnait le monopole pour satisfaire avant tout des intérêts personnels. Cette dérive a fixé les limites de la stratégie du « tout Etat » et justifié l’introduction d’une réforme ouvrant l’allocation des ressources foncières au marché.
Une nouvelle politique foncière : « moins d’État » et marché
5En 1990, l’avènement d’une nouvelle loi sur le foncier mettait fin au monopole public et libéralisait les transactions portant sur les terrains urbains2. Après avoir assumé un rôle de distribution et de contrôle, l’Etat devait désormais assurer la régulation du libre marché afin de corriger ses « imperfections » dans l’atteinte des objectifs du développement urbain. A cet effet, un nouveau cadre d’intervention a été mis en place, ayant pour but d’organiser l’intervention des pouvoirs publics et de l’adapter aux règles de l’économie de marché.
6Ce cadre s’articule autour d’un schéma basé sur la « complémentarité » et la « concurrence ». La « complémentarité » se traduit à deux niveaux : une complémentarité externe, entre secteurs public (Etat) et privé (marché), et une complémentarité interne, relative à la structure hiérarchique des organisations publiques et à la forme de décentralisation de l’Etat algérien, chargée de répartir les tâches entre les différents échelons de l’appareil d’Etat. La « concurrence », tant entre le privé et le public qu’entre organismes publics, est considérée comme un garde-fou contre les dérives bureaucratiques ainsi que comme un facteur de stimulation qui doit motiver les acteurs dans l’exercice de leur mission de service public, en particulier les établissements publics autonomes à caractère commercial et industriel, tels les agences de régulation foncière et les offices de gestion immobilière.
7Les principes qui sous-tendent le fonctionnement de ce cadre font référence aux réflexions actuelles sur la réforme de l’administration publique, comme la nouvelle gestion publique, qui visent à rendre plus efficace l’action de l’Etat dans le contexte d’une libéralisation des marchés. Parmi les points importants, on relève la spécialisation, la hiérarchie, la coopération et la complémentarité au sein de l’appareil d’Etat, le partenariat public-privé, la mise en concurrence, l’autonomie financière et l’utilisation de procédés de gestion empruntés aux opérateurs privés.
8Huit années se sont écoulées depuis l’instauration du « moins d’Etat ». Le désengagement au profit du marché a-t-il permis de « mieux » atteindre les objectifs du développement urbain et d’améliorer l’efficacité des services publics ?
Quel bilan ?
9La libéralisation du marché foncier a eu pour conséquence directe un développement urbain « anarchique » où l’habitat individuel domine la production immobilière. Le passage d’un urbanisme de planification à un urbanisme régulé a donné lieu à des actions d’acquisition et de production motivées essentiellement par la spéculation et la constitution de rentes. Ainsi, l’occupation du sol s’est effectuée d’une manière ponctuelle, bien souvent sur des terres agricoles et en faisant fi des plans d’urbanisme, ce qui exigera des opérations de régularisation a posteriori.
10Devant cet état de fait, les pouvoirs publics devront certainement supporter des coûts supplémentaires pour l’implantation des équipements et des infrastructures indispensables à l’équilibre du tissu urbain. Le désengagement de l’Etat, qui aurait dû permettre la diminution de ses dépenses, va par un effet pervers entraîner leur augmentation. Face à la baisse des ressources financières publiques et au poids de la dette extérieure, la correction des éventuels déséquilibres dans les espaces urbains semble d’ores et déjà compromise. Cela ne fera sans doute qu’accentuer les disparités spatiales dans les villes et fragilisera un peu plus la cohésion sociale, déjà fortement affectée par la crise politico-économique, dont la grande manifestation a été la dégradation de la sécurité des personnes.
11L’accès au sol, que le libre marché devait en théorie faciliter, s’est caractérisé par une double discrimination qui provient de la non-solvabilité de la population et de sa non-maîtrise du fonctionnement des circuits administratifs. En effet, alors qu’à l’époque du monopole public, l’accès au sol était limité par le clientélisme, les liens familiaux et les intérêts particuliers, le marché privé a vu les prix monter en flèche de sorte que l’exclusion se produit désormais en vertu de ces prix trop élevés au vu des capacités financières de la population, capacités érodées par les mesures restrictives liées à l’ajustement structurel. L’exclusion engendrée par cette impuissance financière, associée au désengagement de l’Etat de la production du logement social, ne peut que contribuer à alimenter la « frustration » sociale, à raviver le sentiment d’injustice et à accentuer les tensions dans la ville.
12L’Etat n’a pas su jouer son rôle de régulateur. Les possibilités prévues par la législation pour agir sur le marché, en particulier la préemption lors des ventes de terrains et les instruments fiscaux, n’ont pas été vraiment exploitées. L’action des pouvoirs publics a été surtout dominée par la mise sur le marché de terrains dont ont tiré profit en premier lieu la bureaucratie foncière et leurs alliés dans l’appareil d’Etat. La cession des parcelles publiques aux particuliers ne paraît pas découler d’une stratégie de l’offre pour agir sur les prix du marché privé, comme cela pourrait se faire en théorie, mais elle est plutôt la conséquence de la spéculation foncière, dynamisée par la privatisation des terres publiques, qui permet de réaliser des plus-values appréciables. L’écart des prix entre le public et le privé, d’un rapport variant entre le double et le quadruple, permet en effet d’effectuer des gains importants qui, transférés en rente, mettent le bénéficiaire à l’abri du besoin.
13Le fonctionnement du cadre d’intervention présente des distorsions face à la logique du schéma « complémentarité-concurrence ». Ainsi, la concurrence ne semble pas réellement intervenir dans la sphère d’action des pouvoirs publics, en raison essentiellement du statut de la fonction publique qui n’encourage ni les initiatives, ni la compétition. Il n’y a pas de rapport entre la compétitivité des agents et leur rémunération, pas plus que de programmes de promotion ou de récompenses comme cela se pratique au sein des entreprises privées. Devant l’insuffisance de son salaire, l’intérêt qui motive l’agent administratif reste le profit personnel qu’il peut tirer de son activité professionnelle, dans ses rapports avec les administrés. En fait, cela renforce les possibilités de dérive et de détournement de la mission de service public pour la satisfaction des intérêts privés.
14La concurrence dans le champ du marché foncier paraît limitée face à un marché privé insuffisamment développé, qui souffre d’une opacité de l’information, d’une rétention foncière et d’une dynamique spéculative. Quant au marché public, plus avantageux en termes de prix et de localisations, il est sujet à des convoitises qui favorisent la non-transparence des procédures de gestion, de production et de cession foncières. Le manque de communication et la mauvaise circulation de l’information constituent ainsi une entrave réelle à la mise en place d’une concurrence effective entre les intervenants sur le marché foncier.
15Alors que les méthodes de gestion du secteur privé auraient dû être intégrées dans le fonctionnement des établissements publics, les anciennes pratiques administratives et les représentations d’un Etat socialiste providence à rente pétrolière persistent. L’absence d’un processus de formation et d’apprentissage collectif au sein de l’administration, qui impliquerait une volonté de changement interne à l’organisation publique, peut en partie expliquer ce phénomène (Finger et Bürgin, 1997). Mais la structure de l’Etat algérien, qui s’appuie principalement sur l’institution militaire garante de l’unité nationale et sur la technocratie, indispensable à la gestion des affaires, constitue un facteur important dans l’orientation du comportement des acteurs publics. La place stratégique qu’occupe la bureaucratie dans le fonctionnement des institutions et dans la consolidation du pouvoir lui a permis de tirer profit de la libéralisation du marché pour acquérir avantages et privilèges comme elle avait pu le faire par le passé avec la municipalisation du sol (Harbi, 1980). Cela n’a pu que générer des résistances au développement de l’esprit d’entreprise et d’initiative et réduire ainsi considérablement l’apport du système « complémentarité-concurrence » à l’efficacité de l’action de l’Etat dans un domaine aussi sensible que celui du foncier.
Conclusion : plus ou moins d’État ?
16Dans le cas algérien, la libéralisation du marché foncier et le désengagement de l’Etat ont eu jusqu’à ce jour des effets plutôt négatifs en termes économiques, sociaux et urbanistiques. Le « moins d’Etat » n’a pas engendré le « mieux d’Etat », malgré l’utilisation de dispositions technico-juridiques visant à améliorer l’action des pouvoirs publics dans une économie orientée vers le marché, et les dysfonctionnements apparus pendant la période du « tout Etat » subsistent, ce qui remet en cause l’efficacité accrue habituellement associée au « moins d’Etat ». Face à la fin du monopole public, souvent perçue comme une menace, les acteurs publics ont développé des stratégies de résistance et de détournement afin de conserver les positions confortables qu’ils occupent depuis l’époque du « tout Etat ».
17En pratique, le schéma « complémentarité-concurrence » ne peut fonctionner convenablement sans une réforme en profondeur de l’Etat et de son administration qui sont très imprégnés par la culture du système socialiste à rente pétrolière. Comme le souligne la Banque mondiale (1997), il est important de prévoir des garde-fous contre les dérives et de veiller au bon fonctionnement des mécanismes de contrôle qui limitent l’arbitraire. Il y a lieu de motiver le personnel par le biais d’une rémunération suffisante qui les mettrait à l’abri des tentations de la corruption et par un plan de carrière organisé suivant le mérite. Il faudrait également développer la communication et encourager l’esprit de responsabilité et de compétition au sein de la fonction publique. Le désengagement de l’Etat aurait donc dû nécessiter avant tout un renforcement de ses capacités pour faire face au nouveau contexte de l’économie de marché, même si cela aurait entraîné une augmentation des coûts et des dépenses.
18Il a été reproché au « tout Etat » sa bureaucratie, sa rigidité, son incapacité à satisfaire les besoins de la population et à contrôler le développement urbain. Pourtant, la libéralisation du marché, le « moins d’Etat », l’assouplissement des procédures et la « débureaucratisation » n’ont pas réussi à améliorer la situation foncière dans les villes. Au contraire, le désordre et l’anarchie se sont installés et des dérives parfois plus importantes que celles de deux décennies de « tout Etat » sont apparues. L’instauration du marché libre a contribué à la déstructuration de l’appareil d’Etat et à l’affaiblissement de l’autorité publique. En somme, bien que les défenseurs du marché libre soient tentés de justifier les effets négatifs de la libéralisation par l’insuffisante profondeur des réformes et le rôle encore trop important à leurs yeux que joue l’Etat, le « moins d’Etat » ne semble pas constituer une condition préalable au « mieux d’Etat » en Algérie.
19Comment éviter que le désengagement ne se transforme en une déliquescence de l’Etat qui compromettrait l’existence même de ses institutions et fragiliserait la cohésion sociale ? Le « mieux d’Etat » ne devrait-il pas être atteint plutôt par le renforcement des moyens de l’Etat que par son désengagement ? Le « plus d’Etat » serait-il un moindre mal dans le cas algérien ? Ces interrogations, qui se situent à l’antipode du principal objectif du processus de désengagement, restent actuellement insolentes. Comme les acteurs privilégiés se asont adaptés à ce processus et que les organisations financières internationales pèsent de tout leur poids en faveur de cette solution, le dogme de la réduction des dépenses publiques et du développement du libre marché prévaut.
Bibliographie
Banque mondiale, 1997, L’Etat dans un monde en mutation. Rapport sur le développement dans le monde 1997, Banque mondiale, Washington D.C.
Finger M. et S. Bürgin, 1997, « Apprendre le changement dans le secteur public », in: Finger M. et B. Ruchat (dir.), Pour une nouvelle approche du management public, Seli Arslan, Paris, 1997, pp. 191-211.
Harbi M., 1980, Le FLN : mirage et réalité, J.A., Paris, 1980.
Notes de bas de page
Auteur
Doctorant, IUED, Genève.
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