1Les comportements contribuant au développement des pratiques de corruption1, du commerce clandestin, des détournements et des malversations en tout genre, situés au cœur de ce qu’il convient d’appeler le complexe de la corruption2, sont liés à une conception ostentatoire, autoritaire, voire même prédatrice du pouvoir, associée à des jeux de clientélisme au sein desquels les réseaux de lignage, de sous-clans ou de clans somaliens – ce qu’il est convenu ailleurs d’appeler « ethnies »3 – demeurent déterminants. Ces pratiques, suscitées par les modes d’administration coloniale (indirect rule), ont été poursuivies par les élites des Etats indépendants. Elles se sont d’autant mieux enracinées à tous les échelons de la hiérarchie sociale que la faiblesse des rétributions, situées pour la plupart en deçà du coût de la vie, nécessite un recours systématique à des stratégies de gains complémentaires et/ou de captation de ressources collectives (Bayart, Ellis et Hibou 1997 : 13).

2En Somalie⁴, à la suite de l’effondrement de l’Etat en 1991, les diverses factions politiques et leurs milices armées, relayant plus ou moins la défense des intérêts de leurs clans respectifs, ont largement investi ces réseaux, exploitant sans scrupule les populations placées de gré ou de force sous leur contrôle. A l’instar de la Somalie, le constat apparaît identique dans maintes régions déstabilisées, où l’économie locale, y compris les apports de l’aide internationale, est proprement mise en coupe dans le dessein d’alimenter la trésorerie de groupes politico-militaires qui s’affrontent pour la conquête du pouvoir.

3Cependant, les gains attachés à la corruption et aux autres activités extralégales sont étroitement associés aux mécanismes de redistribution informelle dans la société, qu’il s’agisse de distributions d’argent ou de biens, de jeux d’influence à l’embauche, ou de tout autre soutien ou faveur accordé sur une base clientélaire (cf. Lambert 1981). L’importance de ces circuits de redistribution révèle à quel point le fonctionnement des réseaux sociaux demeure primordial. La puissance d’un individu ou d’un groupe se mesure d’abord à la capacité d’intégrer les circuits de rente⁵, certes dans un but d’enrichissement mais avec une redistribution au profit de ses obligés. Par ce biais, les élites sont en mesure d’étendre leur influence, renforçant leur position personnelle au sein de leur clan, assoyant leur rang et celui des leurs dans un contexte multiclanique « national ». Grâce au ciment d’une identité clanique sans cesse manipulée, les classes dirigeantes sont en mesure de pérenniser leur emprise économique et politique. Dès lors, les circuits informels et/ou souterrains participent pleinement à la vie économique et, au-delà, à la reproduction des structures sociales.

4Alors que les emplois stables constituent aujourd’hui l’exception, l’attribution d’un poste représente, dans l’esprit de chacun, moins l’accès à un emploi qu’à une position, à partir de laquelle le titulaire jouera de son influence, tissant un réseau de relations – le capital social – susceptible de lui apporter les compléments de revenu indispensables. Ainsi, le revenu des ménages demeure largement tributaire à la fois d’un tiroir économique et d’un tiroir social. Bien que les règles varient selon la provenance de l’argent, l’omniprésence d’un tiroir social impose impérativement une obligation de réciprocité. Le phénomène de clientélisme renforcé par les liens de lignage croît en fonction de la position hiérarchique de l’individu.

5La critique du phénomène selon une perspective institutionnelle privilégie la faiblesse de l’Etat caractérisée par une couverture administrative partielle du territoire, le manque d’indépendance du système judiciaire et l’absence de volonté politique au sommet. Une situation faisant référence au concept de l’« Etat mou » de Gunnar Myrdal6, qui se distingue par une tolérance vis-à-vis de pratiques illicites dont la condamnation se limite au seul discours, d’autant plus véhément qu’il n’est généralement suivi d’aucun effet. La faiblesse de la puissance publique, agissant sur un substrat de pauvreté, caractérisé par un taux élevé d’analphabétisme7, contribue à pérenniser ces comportements, la majorité de la population n’étant que rarement à même de faire valoir ses droits face à l’oppression subie. Et cela d’autant plus que bon nombre des victimes de l’arbitraire et des multiples blocages sont en même temps actives dans ces mêmes circuits, leur participation aux réseaux parallèles et souterrains répondant d’abord à une question de survie.

Frontières incertaines de l’économie souterraine et son enchâssement social

6L’économie souterraine – outre les activités illicites comme le trafic de drogue – englobe une nébuleuse d’activités commerciales et financières extralégales. Mais dans quelle mesure distingue-t-on ces transactions occultes par rapport aux autres ? La plupart du temps, l’économie clandestine, opérant au vu et au su de tous, ne se différencie guère du secteur informel, lequel englobe une multitude d’activités non enregistrées quoique tolérées8. Au-delà, les circuits parallèles et clandestins sont également articulés aux activités économiques dites « officielles », régies par des réglementations plus contraignantes, entraînant ces activités vers l’« informalité », à la lisière de l’illicite même, afin de demeurer concurrentielles. Il apparaît aujourd’hui de plus en plus clairement que l’économie formelle ne peut survivre que flanquée de ses marges parallèles ou clandestines, opérant en conformité avec d’autres codes de valeurs⁹. Dans la Corne de l’Afrique, les importations parallèles selon le système du franco valuta10 et celles opérées par les charchari ou femmes coursières exercent une pression considérable sur le commerce légal qui a perdu des parts de marché, notamment en ce qui concerne les importations de textile, l’électronique et même les automobiles. Ainsi, le constat d’indivision entre les parts légale et extralégale de l’activité économique constitue un des piliers de la compréhension de l’enchevêtrement des réseaux économiques et sociaux, au bénéfice de « protections politiques », une des caractéristiques majeures des sociétés des pays en développement, mais pas exclusivement.

7Les logiques de courtage et de protection et, à un échelon supérieur, une logique de la prédation président à la constitution de réseaux sociaux pesant sur le cours des affaires et de la politique. Les marchés dits « sensibles » ou stratégiques, tels que les carburants ou le khat en Somalie¹¹, sont contrôlés par de hauts responsables politiques ou militaires. A l’occasion des pénuries les plus graves, les marchés de denrées de base se heurtent au même type de contraintes, avec la nécessité de recourir à des protections. Dans les situations de crise aiguë, l’aide alimentaire représente un enjeu qui peut aller jusqu’à l’affrontement entre groupes armés, afin de contrôler les stocks et leur distribution. L’ensemble de ces circuits suscite généralement la mise en place de hiérarchies parallèles liées aux diverses factions en lutte pour le pouvoir. La prolifération de ces réseaux contribue à accentuer la déstabilisation dans des pays qui ne disposent guère des moyens d’assurer l’approvisionnement de la population, abandonnant par là tout contrôle des marchés. Dès lors, l’allégeance à une groupe clanique et à sa milice constitue l’ultime garantie face au risque de flambées de violence, souvent accompagnées du pillage des commerces, des entrepôts et, de plus en plus souvent, des installations des agences d’aide internationale.

8Il y a lieu de constater que toute rupture d’approvisionnement de produits de première nécessité alimente ipso facto un marché spontané florissant, accolé au traditionnel « marché aux voleurs » et à la vente de produits prohibés. A ce stade, toute tentative de définition des activités qualifiées de souterraines comporte des variantes, d’abord en raison du fait que ce qui est prohibé dans un pays peut être toléré, voire légal ailleurs, ce qui est le cas de certaines drogues ou de l’alcool12. Dans le cas du Somaliland, si l’alcool est strictement prohibé sur le territoire de l’ex-Somalie britannique, une majorité de la population masculine chique du khat et, selon les estimations les plus récentes, consommerait quotidiennement du khat d’Ethiopie pour des montants avoisinant 500’000 dollars. Parallèlement, de l’alcool de contrebande de même provenance est très discrètement écoulé à Hargeisa, la capitale du Somaliland. Ces habitudes de consommation représentent une sortie considérable de devises dans un pays dont les apports extérieurs sont limités aux exportations de bétail et aux transferts des travailleurs immigrés (remittances), pour ce qui est de l’économie officielle.

9A titre d’exemple, dans la République voisine de Djibouti, dotée d’une législation économique libérale, le coût des importations de khat – 10 tonnes quotidiennes – contribue au développement de l’activité des contrebandiers qui, parfois, opèrent encore à l’aide de caravanes de chameaux en direction de l’Ethiopie. Cependant, au cours de la dernière décennie, une partie du trafic au départ de Djibouti s’est déplacée vers le Somaliland, où les taxes portuaires et douanières apparaissent plus avantageuses (Bayart, Ellis et Hibou 1997 : 41).

La rente parallèle de ses modes de perception

10L’activité première d’un grand nombre d’acteurs économiques consiste à s’interposer dans les circuits commerciaux et financiers, y compris ceux de l’aide internationale, afin d’en tirer un bénéfice. Ils agissent à titre d’intermédiaires, au nom de leur groupe social (lignage, sous-clan, etc.)13. De telles actions tendent à dégager des formes de rente (commissions perçues, positions acquises...), qui s’imposent grâce aux liens sociaux basés sur la parenté réelle ou supposée. Ain que le système fonctionne et qu’un individu ou un groupe soit à même de renforcer son implantation dans ces circuits et/ou de maintenir son pouvoir d’intercesseur en faveur des « siens », il faut qu’il puisse jouer à la fois de deux types d’échange : l’économie du privilège et l’économie du don, soit une forme d’accumulation redistributive. Les gisements susceptibles d’alimenter des transactions relevant du « complexe de la corruption » ayant évolué depuis quelques années, l’aide s’est globalement substituée aux grands contrats publics d’équipement. Désormais, on assiste à une intense activité de soumission de projets proposés à diverses agences, précisément par ces intermédiaires. Certains projets s’apparentent à de véritables coquilles vides ou recouvrent plus ou moins ouvertement des intérêts privés chapeautés par des ONG locales.

11Pareille situation va de pair avec un assèchement des ressources à tous les échelons de l’appareil d’Etat, qu’il s’agisse des effets de la guerre ou des conséquences des politiques d’ajustement structurel. Dans le cas du Somaliland, il convient d’ajouter les effets du récent embargo saoudien sur les exportations de bétail (de février 1998 à mai 1999), qui ont tari les ressources de l’Etat, quand bien même le niveau des salaires de la fonction publique était déjà symbolique par rapport à la réalité du coût de la vie. Face à cette situation, chacun use de sa position de pouvoir pour en tirer un profit personnel. En juillet 1998, le président Egal s’est résolu à démettre de ses fonctions le maire d’Hargeisa et celui de Gabiley a été emprisonné en décembre 1998. Les deux ex-maires sont accusés d’avoir détourné une partie de l’octroi et des taxes municipales et d’avoir tiré avantage d’opérations foncières. Mais le cas de l’ancien maire d’Hargeisa, un proche du président entre-temps promu vice-ministre, se situe au cœur de la bataille politique entre le clan du président Egal et son opposition. Au-delà du trou financier, ce sont tous les jeux d’influence et les allégeances claniques qui en constituent l’enjeu, sur fond d’allégations de corruption à grande échelle¹⁴. Mais si une partie de la population est exaspérée par ces révélations, il convient de voir que pour tout un chacun, le profit personnel demeure vital, à l’image des enseignants dont la rémunération officielle ne couvre de loin pas le coût de la vie, à tel point que les écolages perçus ont fini par être inclus dans les rémunérations¹⁵.

12En Somalie, les filières commerciales et financières régies par le système franco valuta et les diverses formes de contrebande préexistaient à l’effondrement de l’Etat. Si la contrebande remonte à la tradition de l’économie caravanière, les autres formes de commerce parallèle visaient, à l’origine, à contrecarrer le dirigisme économique instauré par le régime du général Mohamed Siyad Barre (1969-1991). Le contrôle autoritaire des flux commerciaux et la tutelle imposée aux banques par l’application d’un strict contrôle des changes sont apparus comme autant d’entraves aux affaires – une des causes du conflit et du séparatisme « nordiste », du fait de la forte présence de commerçants issaks dans les réseaux commerciaux. Avec le contrôle de facto instauré par les différentes factions militaires qui se sont substituées à l’Etat dès janvier 1991, ces réseaux d’importation parallèles comme toutes les opportunités de taxes locales sont devenus autant d’enjeux stratégiques. Et les différentes milices claniques s’affrontent périodiquement afin de s’assurer un contrôle exclusif de tel ou tel port, aéroport ou barrage routier, les principaux lieux à péage, sans compter des filières telles que le khat, les armes et le marché des denrées alimentaires acheminées par l’aide internationale. Même au Somaliland réputé plus stable, plusieurs conflits localisés ont éclaté autour du contrôle du port de Berbera, sans compter que les deux principales villes, Hargeisa et Burao, ont à nouveau été dévastées par des conflits inter-claniques qui se sont prolongés jusqu’en 1995.

13A l’image de l’articulation née dans les années 80 entre les réseaux commerciaux contrôlés par les commerçants issaks et le Mouvement national somalien (MNS/SNM) en lutte pour l’indépendance du Somaliland¹⁶, les connections forcées entre réseaux « civils » et les groupes politico-militaires se sont étendues aux autres régions du centre et du sud de la Somalie. L’omniprésence des appareils des partis nés des ambitions de clans rivaux contribue à pérenniser le climat de guerre et banalise les modes de prélèvements par la contrainte. Face à la militarisation des réseaux économiques régis presque exclusivement par les circuits parallèles et souterrains, de même qu’à la banalisation des pratiques d’extorsion sous le prétexte de taxes et de protection, quelle place peut encore être attribuée à des réseaux dépourvus d’appuis politiques ou armés ? A contrario, toutes les factions somaliennes sont généralement liées à quelques hommes d’affaires influents de leur clan et toute défection peut être lourde de conséquences. Mohamed Ato, ex-financier et homme d’affaires lié au chef de guerre Hussein Aideed (Hawiyé/Habr Guedir), a fondé sa propre milice et s’est depuis allié à son adversaire, Ali Mahdi (Hawiyé/Abgal). De même, au Somaliland, le personnel politique est aujourd’hui dépendant des quelques grands commerçants (les tycoons) qui contrôlent le marché d’exportation du bétail, la principale ressource d’exportation, et assurent en retour l’essentiel de l’approvisionnement en denrées.

La corruption dans les circuits de l’aide

14Depuis 1991, une prolifération d’ONG ont vu le jour – au Somaliland, près de 500 ont été enregistrées par les autorités, dont 300 pour la seule ville d’Hargeisa – dans le dessein de capter une part des financements de l’aide. Ainsi, les partenaires locaux, avec lesquels l’aide internationale est appelée à collaborer, sont rattachés à des institutions dépourvues de moyens, recouvrant parfois des structures utilisées à d’autres fins. La frontière entre ONG non lucrative et entreprise privée apparaît ici fort ténue. Compte tenu de la structure clanique de la société, tout individu appartient ipso facto à plusieurs groupes par lien de parenté et il est rattaché à un groupe de payeurs de diya17. Par extension, chaque officiel et/ou personnalité se voit associé de près ou de loin à une ONG. Il en résulte que des centaines de projets d’assistance et/ou de réhabilitation circulent entre les agences internationales, assortis de lettres de recommandation à en-tête officiel ou émanant de personnages influents. L’administration du Somaliland n’a pas négligé cette opportunité : une lettre de recommandation dûment estampillée accompagnant la plupart des documents de projets est payante (40 dollars par lettre assortie d’un sceau officiel), au même titre que l’enregistrement officiel d’une ONG nouvellement constituée coûte 100 dollars. Une source de rentrées appréciable pour certains ministères, si celles-ci sont effectivement comptabilisées et ne partent pas les poches de celui qui a apposé le timbre officiel18.

15Dans le processus de mise en œuvre d’un projet de réhabilitation ou de développement, il est important de prendre en compte l’« esprit de corruption » pervertissant toute transaction. Du point de vue des autorités du pays bénéficiaire, les décisions sont souvent prises en fonction non de la finalité du projet réputé d’intérêt public, mais du montant des commissions ou ristournes, voire de l’attribution du projet à telle on telle ONG locale avec laquelle elles ont partie liée. Les multiples contacts avec les ministères somalilandais illustrent ces divergences d’intérêts dans les mécanismes de l’aide et le montage des financements internationaux attachés aux projets. On constate que ce qui importe à certains a d’abord trait aux avantages personnels – voitures, positions socioprofessionnelles et/ou versements directs -susceptibles d’être obtenus au détriment de la matérialisation du projet. En phase de réalisation, le projet aura à faire face à d’autres ponctions et donnera généralement naissance à une entreprise peu efficace, parce que d’autres priorités interviennent, comme la nécessité sociale et politique de placer des amis ou des parents, leur offrant ainsi l’opportunité d’accéder à une rente de situation et, par là même, de conforter sa position hiérarchique dans la société.

16Au bas de l’échelle, les opportunités de fraude surgissent essentiellement durant les phases d’exécution d’un projet. Cela est en particulier le cas lorsque que le projet débouche sur des réalisations d’ouvrages d’infrastructure. Avec le pillage des matériaux, le détournement des stocks ou d’équipements, des individus ou des entreprises contribuent au développement d’une sorte de capitalisme populaire à travers des réseaux parallèles susceptibles de recycler ces biens – cela sans compter les opportunités de fraudes dans le secteur de la maintenance. Partout le carburant représente un produit stratégique. Même assorti d’un contrôle de stock rigoureux, le fuel utilisé pour les véhicules, générateurs, etc., connaît un coulage important. Plus encore, en amont, il faut compter avec les méandres des circuits d’approvisionnement passant par telle ou telle administration, voire l’armée qui monopolise ce marché. Outre les autorisations diverses (importations, achat, transport, etc.) relevant de procédures parfois longues et tortueuses, il y a lieu de s’assurer les bonnes grâces du vendeur, du transporteur et des autres intermédiaires incontournables dans la filière¹⁹.

17Dans l’esprit des « développeurs », la notion de corruption revêt souvent la forme d’une sorte de boîte noire, argument utilisé à tout venant comme l’explication ultime face à l’échec d’un projet de développement et/ou aux blocages de l’aide humanitaire. Cette condamnation univoque a le plus souvent pour effet de masquer les pratiques à la base du fonctionnement de l’économie locale, mais aussi le manque de rigueur et les manquements dans la gestion des projets par les agences.

18Quant aux donateurs, ils laissent également transparaître des zones d’ombre dans les processus de « priorisation » et de choix de partenaires et de projets. Il en va de l’image des différentes organisations, mais souvent, plus prosaïquement, de la promotion professionnelle de fonctionnaires internationaux. Des préoccupations qui prennent le pas sur des considérations de développement, sous le couvert de procédures compliquées. Le souci affiché de privilégier le qualitatif a parfois de la peine à masquer d’autres enjeux, notamment le choix arbitraire des organisations avec lesquelles il convient de collaborer, en fonction d’intérêts politiques non explicites (choix idéologiques, préférence nationale, etc.).

19De telles attitudes « gangrènent » les têtes, parmi les décideurs comme au bas de l’échelle avec des exécutants soucieux d’assurer leur survie au quotidien. Cette situation est aujourd’hui renforcée par l’absence d’éthique caractérisant un système économique et social hypercompétitif ayant faussement assimilé la corruption à un ensemble d’opportunités de rente, et à un moyen d’augmenter à court terme l’efficacité des réseaux économiques. Finalement, qu’importe les moyens auxquels on recourt, ceux-ci étant justifiés par la crainte de se voir distancer par un concurrent.

L’aide accordée à une économie de guerre liée aux réseaux souterrains

20Une situation troublée ou un conflit déclaré sur un substrat de crise économique ont pour effet de renforcer des réseaux parallèles et souterrains préexistants, de même qu’ils en suscitent de nouveaux. Ainsi assiste-t-on au renforcement du caractère illicite des transactions. Face à l’adversité, les liens traditionnels se ressoudent sur une base identitaire fermée, à l’échelle du lignage ou du sous-clan, et génèrent des organisations bientôt en mesure de se substituer localement aux institutions d’un Etat en déshérence. A travers ces réseaux, on observe une combinaison de hiérarchies « traditionnelles » et « modernes », nées de l’établissement des institutions politiques et militaires ou de la circulation de l’argent. L’assemblée des anciens (elders), institution séculaire, a retrouvé un rôle de première importance du fait de l’absence de toute structure étatique. Au Somaliland, ce rôle a même été officialisé par l’établissement d’une assemblée des aînés (Guurti) dont les attributions ne sont pas négligeables : en effet, cette assemblée est consultée sur tous les grands sujets et, lors de la Conférence de Boroma en 1993, elle a élu le président Mohamed Ibrahim Egal. Au-delà, un parti politique, une milice ou une confrérie religieuse sont susceptibles de constituer autant de réseaux capables de se substituer à l’Etat, percevant à leur profit les taxes sur les mouvements de marchandises et les flux financiers, y compris sur l’aide octroyée au pays. A ce stade, la logique de courtage et celle de l’autorité prédatrice se combinent car un intermédiaire armé peut en tout temps imposer ses exigences de prélèvement, comme l’a tristement illustré l’exemple de Baidoa en 1992.

21L’accroissement des besoins des milices armées requiert des sources accrues de financement et la mise en place de filières d’approvisionnement, qu’il s’agisse d’armes, de carburant, de denrées provenant de l’aide internationale, sans compter les fonds nécessaires à la rémunération des miliciens. Avec la militarisation des réseaux constitués autour d’un noyau clanique et clientélaire, la collusion entre les circuits de rente et la force armée constitue un moyen efficace d’asseoir un pouvoir de l’ombre à travers des hiérarchies « officieuses », craintes de tous et soumettant l’ensemble de la population à la loi du silence (Bayart, Ellis et Hibou 1997 : 44).

22Par-delà le conflit, l’exemple de la Somalie – un pays qui, en son temps, avait acquis la réputation de « cimetière de l’aide étrangère »²⁰ – nous a donné depuis plus de deux décennies un aperçu significatif de projets inachevés et de détournements opérés au détriment des filières de l’aide. A la base du système, on dénombre toute la palette des réactions possibles, y compris les plus extrêmes, telles que l’appropriation de l’assistance par le pillage, ou encore le détournement des chargements d’aide et/ou de montants appartenant aux agences actives dans le pays. Face au chaos militaire qui s’est installé dans le pays dès 1991, un marché de services « très spéciaux » a permis à des chefs de milice d’amasser des devises, grâce à la location d’escortes armées « de protection » aux organisations d’aide humanitaire et aux Nations Unies.

23Les activités souterraines fondées sur l’usage de la force ainsi que la revente de l’aide peuvent représenter une source de profit considérable. Le régime de Siyad Barre comme les groupes qui lui ont succédé ont largement ponctionné les fonds attribués à la Somalie par des Etats et des compagnies privées, en vue d’en retirer des dividendes politiques, militaires ou financiers. Depuis lors, les personnalités qui ont aujourd’hui hérité des lambeaux de l’Etat somalien n’hésitent pas à reprendre à leur compte ces contacts, traitant notamment avec des compagnies internationales et leur accordant contre rémunération des permis d’entreposage de déchets industriels toxiques – au Somaliland, des informations ont récemment fait état de sites d’entreposage datant des années 80 et recelant des produits chimiques et radioactifs –, des autorisations de pêche dans les eaux territoriales très riches en ressources halieutiques, etc. Par ailleurs, il y a lieu de relever l’existence de taxes sur les envois de fonds des expatriés, évalués au Somaliland entre 200 et 300 millions de dollars par an21, et le contrôle du commerce du khat au moyen de prélèvements perçus sur les barrages de contrôle22, une pratique également imposée aux autres marchés d’import-export, sous la forme d’octroi et/ou de taxes de protection.

Une aide intégrée à un marché et un contexte social complexe

24Aller au-delà de la simple description de l’irruption de pratiques telles que la corruption et les détournements jusque dans les circuits de l’aide s’avère malaisé, car le corpus d’informations factuelles est avant tout véhiculé par des conversations et la rumeur, relayées de cas en cas par la presse. Dépasser ce stade nécessite d’envisager d’abord ces pratiques comme irrémédiablement liées à un tissu économique donné avec ses composantes sociales. En effet, la tentation de la corruption affecte la quasi-totalité des transactions, de même que les détournements de marchandises et de fonds sont monnaie courante. De tels agissements découlent pour partie des nombreuses obligations sociales auxquelles les individus sont tenus de répondre. Il s’agit là de deux traits culturels profondément ancrés dans ces sociétés et encourageant ce type de comportements, à savoir l’importance des rapports interpersonnels de haut en bas de l’échelle sociale et le secret entourant la plupart des transactions. Dans toutes les sociétés où de telles pesanteurs culturelles sont à l’œuvre, de manière plus ou moins dévoyée, on voit progressivement la corruption s’ériger en système économique²³.

25Désormais, l’aide humanitaire se déploie au cœur de la dynamique conflictuelle. Financièrement d’abord, car bien souvent l’aide humanitaire reste la seule ressource extérieure qui soit encore injectée dans des pays ravagés par des conflits internes qui ne suscitent plus de véritable intérêt de la part des grandes puissances²⁴. Elle représente un enjeu d’autant plus important qu’elle se déroule dans un cadre hypercompétitif entretenu par un contexte général de raréfaction des ressources et/ou de pénuries. Dans de nombreuses régions, à l’instar de la Somalie, une économie axée sur des activités prédatrices s’est instaurée à travers les systèmes de protection et de racket mafieux institués par les groupes armés qui se partagent la « rue ». Les nombreux barrages militaires à péage, édifiés dans le but de contrôler les mouvements des hommes et des marchandises, peuvent assurer par ailleurs une fonction de relais dans le trafic des stupéfiants et des armes. Toutes ces activités assurent d’abord l’entretien des appareils politico-militaires des belligérants. Cependant, compte tenu de l’état de l’économie régionale, elles demeurent le plus sûr moyen d’assurer la subsistance de familles entières. Ainsi, le caractère forcé des prélèvements demeure au cœur du système de corruption et des dysfonctionnements des marchés. Au-delà de l’indignation suscitée par le « complexe de la corruption », les diverses pratiques émargeant sur les budgets de l’aide, il y a lieu de voir que ces agissements relèvent d’un fonctionnement affectant l’ensemble du tissu économique.

26Si les effets corrupteurs de l’aide internationale sur un pays et ses élites en particulier sont connus et dénoncés, l’exemple de la Somalie démontre à quel point les différentes catégories de la population bénéficiaire de l’aide se révèlent avant tout les otages des structures claniques de la société. De longue date, les réfugiés sont devenus une source de richesse pour le pays entier et, à l’issue de la guerre de l’Ogaden (1977-1978), le dénombrement des réfugiés était devenu une source de polémique entre les Nations Unies et le régime de Mohamed Siyad Barre. Malgré des preuves évidentes d’une surévaluation du nombre de réfugiés dans les camps – les réfugiés urbains assistés par leurs parents n’étaient pas pris en compte –, l’assistance octroyée au pays n’a pas été révisée à la baisse, pour partie avec la complicité des donateurs et protecteurs de l’heure, les Etats-Unis et l’Italie, qui ont inauguré ici une politique très généreuse d’aide et de crédits assortis d’un faible contrôle. Dans de nombreuses situations ultérieures, la surestimation des comptabilités des plus macabres en cas de famine et/ou de guerre, que ce soit en Ethiopie, au Rwanda ou au Soudan, n’est pas apparue dénuée d’intérêts – pour les bénéficiaires comme pour les agences humanitaires et les donateurs – car c’est essentiellement sur la base de ces évaluations que le volume de l’aide internationale est déterminé.