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Brouillons pour l’avenir

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Christian Comeliau

Paroles

Perspectives de l’altermondialisme

Entretien avec Jean Rossiaud

Jean Rossiaud

Note de l’auteur

Propos recueillis par Christian Comeliau

Texte intégral

1Genève a envoyé au Forum social mondial 2003 une délégation composée d’universitaires (iuéd et Université de Genève) et de membres de diverses associations militantes : pour quoi faire ? Comment résumer la démarche à la base de cette délégation ? Quelles suites peut-on en attendre ?

2Depuis le 2e Forum social mondial (FSM) de Porto Alegre, et sous l’impulsion de nombreux universitaires, il semble être acquis que le monde de la recherche et de la formation se doit d’être présent dans les forums sociaux. Le séminaire que nous avons organisé conjointement en 2003, « Pour une alliance politique entre centres de recherche et de formation et organisations de la société civile », a eu le mérite de poser cette question de manière claire. Il existe une charte des forums ; il suffit d’y adhérer pour qu’a priori il soit possible, pour des institutions universitaires, d’entrer en dialogue (voire en collaboration) avec d’autres institutions, même si les « mandats » et les objectifs des uns et des autres sont par définition différents. Les organisations parties prenantes du processus altermondialiste ont souvent de la difficulté à trouver les outils d’analyse pour la construction d’alternatives. Pour la bonne raison que la grande majorité des outils que nous employons ont été conçus pour comprendre le système en vigueur, et non pas un système qui reste à créer. Les universitaires ont souvent le problème inverse. Ils pourraient bien in abstracto construire des systèmes radicalement différents, mais risqueraient alors de perdre le contact avec la réalité sociale. Le xxe siècle a été le témoin du danger que font courir à la liberté de pensée et à la démocratie des idéologies politiques mises en pratique indépendamment de leur substrat social. Le bilan du totalitarisme est effrayant. Vu sous cet angle, le dialogue et la collaboration entre théoriciens et praticiens sont éminemment nécessaires. Cette collaboration peut se concrétiser dans les domaines de l’information (création d’observatoires), de la recherche (suggestion de la part des organisations de thématiques ou d’angles de recherche spécifiques), de la formation (notamment de cadres), ainsi que de l’expertise (ou de la contre-expertise). C’est un processus en marche, l’enjeu est de ne pas manquer les rendez- vous des forums régionaux, nationaux et continentaux, car c’est sur le local, tout autant que sur le transnational, que se situe l’intérêt de ce type de collaboration.

3Y a-t-il donc un intérêt immédiat et à long terme à s’engager dans les forums sociaux ? Quelles sont les perspectives d’avenir du FSM ? Et surtout à long terme : comment voir le rôle du FSM, notamment dans la recherche d’« alternatives de développement » (thème du présent Cahier) ou d’alternatives à la mondialisation néolibérale ? Comment éviter les dangers de la rhétorique creuse ou d’une démarche purement « festive », mais sans contenu ? Comment éviter la dérive du vedettariat ou du sensationnalisme des médias ? Comment éviter surtout la récupération politique ?

4Tout d’abord, je crois qu’il est important de ne pas réduire l’altermondialisation au FSM en tant que tel. Ni dans le moment annuel du forum (que cela soit au Brésil jusqu’à présent ou en Inde prochainement), ni dans son caractère global. Depuis le 2e FSM qui décida de la décentralisation des forums, c’est un processus qui concerne aujourd’hui tous les continents et qui se développe de manière continue sur l’année. Le FSM – dans cette optique – est à considérer principalement comme la grand-messe du mouvement, festive et rituelle ; anthropologiquement, c’est un moment cathartique, c’est un lieu où le mouvement se donne en représentation : à lui-même d’abord (on sort toujours transformé d’un forum mondial, ressourcé, « réérnergétisé »), au reste du monde ensuite. C’est cela essentiellement que l’on observe à Porto Alegre, et c’est déjà beaucoup. Quant à la question de la récupération médiatique de ce spectacle, elle ne m’inquiète pas et me fait plutôt sourire. Mais je reste convaincu que, sociologiquement, ce n’est pas l’essentiel. L’essentiel, c’est le processus qui se développe à marche accélérée, tant dans sa diffusion géographique que dans sa mobilisation sociale, pour la démocratie et la démocratisation, pour la citoyenneté locale et mondiale.

5Il semble que les néozapatistes ont joué un rôle important dans la diffusion des idées altermondialistes. Pourriez-vous préciser ce point ?

  • 1 Discussion avec Yvon Le Bot, qui aurait sondé Marcos à ce propos, lors de ses entretiens de 1999.

6En effet, au Mexique, le mouvement emblématique est le néozapatisme. Marcos ne s’est apparemment pas inspiré des théoriciens de la dissidence est-européenne1, et pourtant, même s’il choisit la lutte armée, son discours possède de très nombreuses ressemblances avec le discours démocratique est-européen. Son axe central est la citoyenneté. Sa force : l’organisation synthétique de quatre niveaux de revendications – émanant de quatre types de mouvements sociaux – jusqu’alors dissociés : identitaire (maya), nationalitaire (chiapanèque), de libération nationale (mexicain/zapatiste), mondial/universel (contre l’impérialisme, rebaptisé « contre le néolibéralisme et pour la vie »).

  • 2 Traité de libre-échange entre les Etats-Unis, le Canada et le Mexique.

7Marcos choisit en effet le 1er janvier 1994, le jour de l’entrée en vigueur de l’ALENA2, qui met en péril la propriété communautaire des terres pour les indigènes, pour déclencher au Chiapas une guérilla d’un nouveau type (la « non-violence armée »). La guérilla ne vise pas la prise du pouvoir. Elle revendique la mise en œuvre d’un processus de démocratisation politique, sociale et culturelle en faveur des populations les plus marginalisées. Le discours de Marcos est à la fois très cohérent idéologiquement (une lecture marxiste du système mondial contemporain qui place la globalisation économique au centre de l’analyse) et très souple dans les manifestations de luttes qu’il propose. Son influence médiatique mobilise principalement des jeunes. On disait la « jeunesse » peu politisée, et sa radicalité va surprendre tout le monde : les partis politiques traditionnels, les organisations non gouvernementales ou syndicales, la police elle-même. Nous entrons alors dans une nouvelle phase des luttes urbaines, où les tenants de l’action directe non violente ne dédaignent pas quelques actions musclées et médiatiques contre des symboles de la surconsommation ou de l’impérialisme (McDonald’s, plantations transgéniques, banques, multinationales, etc.). C’est donc au discours poétique et auto-ironique de Marcos que l’on doit la mondialisation spectaculaire de la contestation, autour de l’idée de la lutte « intergalactique » « contre le néolibéralisme et pour la vie ». Le discours néozapatiste a une résonance importante également parmi les intellectuels et les militants internationalistes. Marcos est l’un des premiers à donner un nouveau nom à l’ennemi : néolibéralisme. Ce faisant, le néozapatisme dénonce d’abord une idéologie, désignée comme l’idéologie dominante (la pensée unique) du nouveau système mondial. Il redonne l’espoir de participer à un combat commun, mené de manière coordonnée, au nom de valeurs partagées. Il valorise les luttes locales en y instillant un nouveau souffle révolutionnaire, et plus précisément insurrectionnel. Et ça aussi c’est important.

8En bref, je dirais que l’impact de Marcos est dû à un ensemble de caractéristiques, notamment : premièrement, la vitalité et la complexité de son discours ; deuxièmement, une stratégie politique basée sur la non-violence armée, la démocratisation de la société et la fin de l’idéologie d’avant-garde ; et, troisièmement, une stratégie de communication axée, pour la première fois, sur les nouvelles technologies.

9Quel est le rôle particulier de Genève dans cette mobilisation ?

10A partir de 1998, Genève, qui est le siège de l’OMC et aussi du World Economic Forum (WEF) de Davos, va prendre une place importante dans la mobilisation transnationale. Le premier sommet de l’OMC en mai 1998 est l’occasion d’incorporer les questions liées au libre-échange aux agendas des réseaux d’ONG. Le mouvement antimondialisation est né. Il est encore balbutiant.

11De fait, en 1998 Genève n’aura donné qu’un avant-goût de ce que seront les mobilisations globales à l’avenir. C’est à Seattle (3e Conférence interministérielle de l’OMC en novembre 1999) en effet que le mouvement devient médiatiquement et politiquement incontournable. C’est à Seattle que s’opère la jonction entre les réseaux transnationaux d’ONG (toutes thématiques confondues), le mouvement syndical international (notamment les très puissants syndicats nord-américains) et les mouvements paysans récemment organisés en coordinations internationales (Via Campesina notamment). C’est en ce sens que Seattle pourra être reconnu comme le moment culminant du mouvement antimondialisation. C’est également à Seattle que s’opère la jonction entre les deux branches du mouvement, la branche institutionnelle et prête à la négociation (ONG, syndicats, etc.) et la branche confrontationnelle (anarchistes, black blocks, autonomes, etc.) : ces deux ailes du mouvement ne peuvent plus feindre de s’ignorer. Leur antagonisme devra être résolu, principalement en ce qui concerne le rôle des casseurs dans les manifestations. L’enjeu est de fait la définition de ce que l’on doit entendre par « action directe non violente » ; cette définition doit être négociée ; ce n’est toujours pas le cas aujourd’hui. Il est intéressant de remarquer que Genève occupe une place importante dans les réseaux transnationaux : en effet, c’est à Genève qu’ont été fondés l’AMP (février 1998), puis le réseau international d’ATTAC. Genève est aussi, on l’a dit plus haut, le siège de l’OMC ainsi que du World Economic Forum de Davos. Et c’est Genève que choisit une importante délégation brésilienne d’ONG, qui était accompagnée par le vice-gouverneur de l’Etat du Rio Grande do Sul (Miguel Rossetto, aujourd’hui ministre du premier gouvernement Lula), pour proposer officiellement aux organisations présentes, notamment celles qui se mobilisent contre le Forum économique mondial de Davos, la tenue d’un Forum social mondial à Porto Alegre, en contrepoint au Forum économique mondial de Davos. Une forum au Sud, plutôt qu’au Nord, un forum social plutôt qu’économique. Un forum des citoyens actifs plutôt que des puissants de ce monde. Un forum dans une ville et dans un Etat gouvernés par le Parti des travailleurs (parti rassembleur d’un grande partie de la gauche brésilienne), reconnu pour avoir mis en place une forme novatrice de gestion publique locale : le « budget participatif ».

12Comment décririez-vous les changements qui se sont produits entre la première et la troisième édition du FSM ?

13Le 1er Forum social mondial de Porto Alegre (janvier 2001) peut être considéré comme le moment fondateur de l’altermondialisation. Un forum dont l’ampleur surprend, qui se tient dans la joie, la bonne humeur. On voit la résurgence d’une foi en la possibilité de la transformation sociale, alors que de Davos et de Zurich les médias, CNN en tête, renvoient au monde entier l’image d’une Suisse retranchée derrière ses barbelés, protégeant les détenteurs les plus cyniques du pouvoir économique, politique et idéologique de la planète. L’effet sur l’opinion publique est désastreux. Il est démontré à l’opinion publique mondiale qu’une alternative crédible est en voie de construction. Il est démontré aussi que le mouvement peut être pris dans des confrontations violentes (Göteborg et Gênes en juin et juillet 2001 le confirmeront), mais qu’il peut également réunir pacifiquement des dizaines de milliers de militants, dans l’unique objectif d’approfondir le débat d’idées. Le 1er FSM a consacré les alliances possibles entre les pouvoirs municipaux et la société civile locale, autour des questions relatives à la gouvernance urbaine, à la mise en œuvre des agendas 21 locaux et de la démocratie participative.

  • 3 La mobilisation contre la guerre contribue ainsi à élargir la base du mouvement, en y intégrant de (...)

14Le 2e FSM Alegre (2002) marque encore une progression dans la structuration du mouvement, parce que l’adoption d’une charte des principes de Porto Alegre permet à d’autres segments sociaux, transnationaux et locaux, de se reconnaître dans le mouvement et d’y articuler leurs réseaux. Trois avancées remarquables sont réalisées : premièrement, ce forum marque l’arrivée dans le cadre de l’altermondialisation des réseaux de l’économie sociale et solidaire. Ces entreprises, dont l’objectif est de produire des biens et services mais à des fins non lucratives, présentent une alternative concrète et actuelle au capitalisme. En deuxième lieu, pour la première fois, des centres de recherche et de formation (tel l’iuéd) entrent en tant que tels dans le processus de Porto Alegre. Leur objectif est d’instituer des réseaux de chercheurs et de formateurs qui travailleront en collaboration avec les organisations du mouvement altermondialiste. Enfin, et c’est le plus important, sur le plan de la mobilisation sociale, le 2e FSM restera dans l’histoire comme celui qui décida de la décentralisation du mouvement et de la création de forums sociaux continentaux, nationaux, régionaux et locaux. Le moment était venu de relier effectivement, systématiquement, les actions politiques concrètes, locales, souvent limitées, à des réseaux nationaux, régionaux, transnationaux. Ce processus inédit est aujourd’hui à l’œuvre. Ni le foisonnement de réseaux de réflexion et d’action, ni l’importance en termes de mobilisation ne peuvent être évalués aujourd’hui. Mais il est déjà certain, après le Forum social européen de Florence (novembre 2002) et sa manifestation pacifique de plus d’un million de personnes, et, surtout, après les manifestations antiguerre du 15 février 2003, décidées à Florence, en collaboration avec le Comité de coordination du Forum social mondial, que la puissance de ce mouvement possède des caractéristiques inédites puisqu’il va susciter des manifestations sans précédent dans le monde entier et amener à la fois à la mobilisation du monde musulman et à la fusion du mouvement antimondialisation et des mouvements pacifistes et anti-impérialistes3.

15Le 3e FSM (2003) continue à élargir la base idéologique et sociale du mouvement. Sans abandonner aucun des thèmes précédents, il met un accent sur la démocratisation de l’information et de la communication et sur la mise en réseaux de médias alternatifs à l’échelle planétaire.

16Voilà pour la genèse et le développement du mouvement. Ce qui reste impressionnant, c’est qu’à peine huit ans après le lancement au Chiapas d’un réseau néozapatiste, moins de quatre ans après Seattle, un mouvement de citoyens planétaires s’est structuré et se trouve aujourd’hui incontournable. Avec sa troisième édition, le FSM a prouvé qu’il pouvait s’inscrire dans la durée, tout en effectuant des sauts qualitatifs importants dans sa capacité de mobilisation et sa structuration idéologique. C’est à ma connaissance le plus grand mouvement social de tous les temps : aucun mouvement précédent ne pouvait se targuer d’avoir une base sociale aussi large ; aucun n’avait la capacité de mobiliser autant d’individus en aussi peu de temps et sur tous les continents.

17Comment caractériser – même s’il n’y a pas à proprement parler de « programme » – les idées-forces que soutient le FSM, notamment en contraste avec celles défendues à Davos ?

18La question du programme est une « fausse question ». L’une des différences fondamentales de ce type de mouvement par rapport à ses prédécesseurs est précisément que la question du programme est secondaire. C’est avant tout le processus (de démocratisation) qui est l’enjeu partagé par l’ensemble des organisations parties prenantes. L’idée-force autour du concept de citoyenneté est, à mon sens, celle de radicalisation des principes idéologiques de la Révolution française : radicaliser la liberté dans la notion d’autonomie du sujet ; radicaliser la solidarité en universalisant les droits (également ceux des générations futures) ; radicaliser l’égalité en y intégrant la diversité. Le mouvement en tant que tel ne cherche pas la prise du pouvoir et n’a donc pas besoin de mettre en place des stratégies d’avant-garde ou de compromis politique pour conquérir l’Etat. Certes, il est possible que de nouvelles coalitions politiques naissent des rencontres successives. Ce sera alors aux partis politiques qui les composeront de mettre en place un programme négocié de gouvernement ; le mouvement gardera son entière autonomie par rapport aux décisions politiques (probablement douloureuses) prises dans ces nouvelles conditions. L’exemple du mouvement social brésilien et du PT nous montre qu’il est possible – et souhaitable – de dissocier les appareils politiques des mouvements sociaux.

19A l’inverse, le Forum de Davos représente l’ensemble des forces au pouvoir ; leur programme est la gestion statique du système ; ni la remise en cause de ses fondements ni, encore moins, sa transformation radicale ne peuvent y être abordées.

20Peut-on soutenir que les enjeux soulevés par le mouvement altermondialiste sont réellement parmi les plus importants pour notre temps ?

21Sans aucun doute. A la fin du xxe siècle, la modernité est arrivée à une impasse écologique, politique et sociale. Je ne suis pas de ceux qui voient, dans la crise de la modernité, la fin de la modernité et le passage à une postmodernité. Au contraire, ce qui crée la crise du système mondial actuel, c’est l’emballement du système lui-même ; il serait plus judicieux de parler alors, comme on l’a fait, de surmodernité ou d’hypermodernité, car l’enjeu épistémique et social est de savoir comment faire effectuer au système un saut de complexité, tout en approfondissant ses principes idéologiques fondateurs : plus de subjectivité individuelle et sociale, plus de diversité écologique et culturelle, plus de solidarité locale et planétaire. Voilà la trame idéologique du mouvement ; elle est complexe car il ne s’agit pas de hiérarchiser ces principes, mais de les prendre dans leur unité dialogique ; elle ouvre un champ potentiellement infini de pratiques locales et transnationales.

22Et dans le court terme, compte tenu de l’aggravation considérable des tensions internationales (autour de la guerre en Irak, mais pas uniquement), le mouvement ne risque-t-il pas de s’effilocher, voire d’imploser, sous la pression de la diversité des intérêts et des valeurs défendues ?

23Oui, effectivement. C’est un risque que les organisations doivent prendre au sérieux, mais je crois que ces contradictions internes peuvent être surmontées. Le 3e Forum social mondial de Porto Alegre doit être considéré dans cette perspective, celle d’une crise qui met en évidence les dangers externes et internes qui pèsent sur le mouvement, ses limites et ses potentialités.

24Le mouvement, encore très jeune, traverse peut-être sa première crise de croissance ; il est en passe de s’institutionnaliser et cela comporte un certain nombre de risques. L’enjeu de son institutionnalisation est d’éviter de tomber dans les mêmes travers que ceux dans lesquels sont tombées les Internationales socialistes, communistes ou trotskistes. Cela pourrait aboutir à une perte de la diversité géographique, sociale, idéologique, thématique et stratégique. Le fait que la prochaine édition aura lieu en Inde donne une occasion d’échapper à une trop forte prégnance latine (Europe méditerranéenne/Amérique latine). Un autre risque, peut-être plus grand encore, serait que les organisateurs patentés se coupent de sa base la plus militante, la plus engagée et la moins conventionnelle, en particulier celle qui est animée par les jeunes radicaux, proches des mouvements de squatters et des écolo-anarchistes comme Reclaim the Streets ou son homologue américain Earth First. Car ce qui est manifeste dans les mobilisations contre la mondialisation néolibérale, c’est qu’elles coïncident, pour une bonne partie, avec l’irruption d’un mouvement de jeunesse, d’un mouvement culturel, dont l’idéologie et la stratégie politiques ne sont pas toujours simples à comprendre pour les autres composantes – plus institutionnalisées – du mouvement. Perdre cette mobilisation-là ou, pire, la voir se retourner contre des dirigeants jugés trop enclins aux compromis aurait de lourdes conséquences pour le mouvement.

25Cependant, à côté des risques internes mentionnés, il existe également un risque que je qualifierais d’externe : par le fait même de sa structuration internationale et par sa capacité inédite de mobilisation, le mouvement est en passe de devenir incontournable dans l’espace public mondial et, par là même, il se met en danger, car il menace ceux qui profitent de la crise du système, du manque de régulation sociale et politique de la mondialisation. Ils ne sont pas les plus nombreux, mais ils sont assurément les plus puissants.

Notes

1 Discussion avec Yvon Le Bot, qui aurait sondé Marcos à ce propos, lors de ses entretiens de 1999.

2 Traité de libre-échange entre les Etats-Unis, le Canada et le Mexique.

3 La mobilisation contre la guerre contribue ainsi à élargir la base du mouvement, en y intégrant de manière plus conséquente les mouvements pacifistes et antimilitaristes, qui avaient littéralement disparu depuis la guerre de 1991 contre l’Irak. En effet, le 30 septembre 2001, des manifestations « pour la justice globale » et « pour l’annulation de la dette » étaient prévues partout dans le monde pour s’opposer à la réunion du FMI et de la Banque mondiale qui devait avoir lieu à New York. Cette réunion, suite aux attentats du 11 septembre, a été annulée. Les manifestations ont cependant été maintenues sous le slogan « Pour sortir de la terreur globalisée, luttons pour la justice globale » ; il s’agissait notamment de se solidariser avec les victimes de la terreur aveugle aux Etats-Unis, de refuser les représailles guerrières, d’exiger le désarmement généralisé et d’annuler la dette extérieure des pays pauvres.

Auteur

Sociologue ; maître enseignant et chercheur à la Faculté des sciences économiques et sociales de l’Université de Genève.

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