1Présenté d’emblée comme une recherche sur les alternatives de développement, ou les alternatives au développement, ce Cahier accorde naturellement une large place à la critique radicale de la notion de « développement », entendue comme une réplique de l’expérience occidentale, affirmant la primauté absolue des préoccupations économiques, organisant l’ensemble de l’activité productive autour du critère central de l’accumulation du profit, et assimilant le progrès social à la croissance de la quantité des marchandises mise à la disposition des consommateurs. Cette critique fondamentale est, semble-t-il, admise par l’ensemble des auteurs des contributions à ce Cahier.

2Cependant, notre objectif ne se limite pas à celui d’une critique négative : il nous semble indiscutable que notre temps est marqué par de très profonds défis sociaux, ceux de la faim, de l’illettrisme, de la misère sous toutes ses formes, de l’aggravation des inégalités, de l’exclusion, de l’exploitation systématique des plus faibles par les plus forts, et aussi de la dégradation irréversible des écosystèmes. Et qu’ainsi il serait irresponsable d’en rester à une telle critique sans chercher aucunement les voies positives pour répondre à ces défis.

3Or la critique du développement, qui s’est considérablement enrichie dans les années récentes – conjointement d’ailleurs avec celle de la mondialisation–, a donné lieu, en mars 2002, à l’organisation, par l’association Les Amis de François Partant, d’un important colloque à l’UNESCO sur l’« après-développement »1. Nous voudrions saisir l’occasion de ce colloque et des publications qui lui sont liées pour franchir une étape supplémentaire, mais essentielle, dans la réflexion générale sur les alternatives qui est esquissée dans ce Cahier. Ce que nous voudrions suggérer à cette occasion, en effet, c’est à la fois le sérieux et la difficulté de l’entreprise qui consiste à attaquer la pensée dominante sans renoncer à affronter les problèmes que cette pensée prétend résoudre ; c’est aussi qu’une critique radicale et quasiment unanime du modèle dominant de développement ne débouche pas automatiquement sur un consensus quant aux attitudes et politiques positives à adopter dans ce domaine. Il nous semble d’ailleurs qu’un débat sur les « alternatives » doit justement suggérer que, par rapport à l’avenir du monde, des choix entièrement nouveaux restent à prononcer, et que ces choix ne sont nullement prédéterminés, même de la part de ceux qui partagent l’essentiel de la critique adressée au modèle de développement actuellement dominant.

4Dans les pages suivantes, l’exposé de deux opinions contradictoires à propos de ce courant de l’« après-développement » permet de montrer que le débat donne lieu à des positions très différentes sur les solutions à envisager, et surtout que ces positions peuvent et doivent être débattues. Le débat politique que nous appelons de nos vœux ne fait donc que commencer, même entre nous.

Cessons de combattre des mots

5« Défaire le développement, refaire le monde » : l’entreprise n’est pas modeste, mais on peut l’approuver. La question est de savoir si l’on s’attaque ainsi aux vraies questions, et surtout si l’on se donne les moyens, sinon de les résoudre, au moins de les aborder avec quelque chance de succès. Je suis frappé, pour ma part, de l’inconsistance des propositions qui résultent de cette position spectaculaire, ou plutôt de cette charge héroïque qui, sous couvert de générosité et de renouveau, a tous les accents du désespoir.

6Est-il besoin de dire que beaucoup des meneurs de cette charge sont des amis ou des collaborateurs à l’égard de qui non seulement j’ai la plus grande estime personnelle, mais aussi je partage un accord fondamental sur les raisons de la critique, et même sur le fondement éthique de cette critique ? C’est donc avec d’autant plus de regret que je constate un certain vide de leurs propositions positives, et c’est bien pourquoi je tiens à poursuivre le dialogue.

7Rappelons donc d’abord l’essentiel de cette position. Au-delà de la multiplicité des controverses, cette critique se rapporte, me semble-t-il, à trois points principaux :

1. Le développement s’interprète comme un « appel aux solutions occidentales », il n’est que la poursuite de l’« occidentalisation du monde » (Serge Latouche).

2. Ces solutions se caractérisent d’abord par leur économisme, c’est-à-dire par la primauté systématique, sinon par l’attention exclusive, qu’elles accordent aux dimensions économiques du progrès.

3. Comme ce cadre économique est lui-même spécifique, le « progrès » se traduit essentiellement par l’accroissement de la quantité de biens et services mis à la disposition du consommateur par le marché ; c’est le thème de l’objectif de la croissance, selon lequel « plus égale mieux ». Et le cadre de référence est celui de la « réification », au sens freudien et marxien, ce qui veut dire, selon Ivan Illich, que « la perception des besoins réels se change en une demande de produits manufacturés » (p. 25).

8Je n’ai aucune objection avec ce constat général, avec lequel je suis même profondément d’accord.

9Je suis cependant déjà beaucoup moins d’accord avec certaines formules qui lui sont associées. Je me demande d’abord ce que veut dire la négation brutale de l’importance planétaire de la réflexion des Lumières, quand on la disqualifie en une phrase affirmant que « l’universalisme des Lumières n’est que le particularisme de la “tribu occidentale” », et quand on affirme la relativité de toute espèce de valeurs (Serge Latouche, p. 61). Je m’interroge aussi sur l’annonce de l’objectif général de la réflexion du colloque par Serge Latouche, qui parle étrangement de « bricoler une modernité acceptable » (introduction, p. 1) : c’est l’amorce de la dérision dans un sujet qui ne s’y prête guère, d’autant plus que l’auteur affirme dans la foulée la nécessité de « retrouver l’objectif du bien commun ». Je pense encore à la critique récurrente, mais non explicitement qualifiée, des notions de « besoins » et de « rareté » (Gilbert Rist, Marie-Dominique Perrot) et même de la notion de « problèmes » (Emmanuel Ndione) – comme si ces mots du vocabulaire courant n’étaient pas parmi les mieux adaptés à la situation réelle qu’il s’agit de débattre, à condition bien sûr de désamorcer les manipulations idéologiques considérables dont ils font l’objet :mais cela, c’est justement le travail des « experts », laissez au moins s’exprimer les hommes et les femmes avec leurs mots habituels !

10Plus important encore, je voudrais attaquer le traitement de deux arguments majeurs du raisonnement, précisément parce que sur le fond je suis en plein accord avec eux.

• C’est d’abord le thème de la croissance : mille fois d’accord, au-delà de toutes les critiques d’ordre technique que cette notion appelle, si l’on s’en prend à la croissance en tant qu’objectif central, voire unique, du développement. Mais sa nécessité ne peut être éliminée d’un revers de la main…Peut-on sérieusement et immédiatement exiger, par exemple, une décroissance globale de 4 % par an pendant trente ans pour raison de crise climatique (Thierry Jaccaud, p. 9), quand on connaît le niveau actuel de satisfaction des « besoins » (pardon pour ce terme, il faut bien parler français) chez une majorité de la population de la planète, et que cette population continue de s’accroître à près de 2 % par an ? Je crois pour ma part qu’il faut profondément revoir ce problème, que la croissance indéfinie est évidemment impossible, qu’il faut désagréger le concept, et surtout qu’il faut lui retirer son statut d’objectif central. Mais je ne vois pas comment on peut faire tout cela en écartant le « problème » (pardon encore) par une simple boutade…

• C’est ensuite l’assimilation persistante, et totalement illégitime, de l’économie à l’économie marchande. Je sais bien que cette assimilation s’explique par l’histoire de la science économique, et d’ailleurs aussi par les positions actuelles de la plupart des économistes, y compris la majorité des Prix Nobel. Cependant, il me paraît aberrant de vouloir attaquer « l’économie », et donc écarter le raisonnement économique, sous un tel prétexte. Il est au contraire urgent d’étudier la dimension « non marchande » de l’économie, et de resituer l’économie à sa place subordonnée grâce à cet élargissement. Mais on n’y parviendra pas en essayant de ridiculiser l’économie en général.

11Je pourrais poursuivre longuement, mais je veux déboucher sur ma critique essentielle à l’encontre de la notion de l’après-développement et du courant de pensée qui semble la défendre sous sa forme actuelle.

12A partir d’une critique légitime des déviations du système mondial, ce courant prend plaisir à tout casser et s’arrête, très étrangement, à une position qui me paraît étrangement nihiliste. Ce serait simplement illogique s’il ne s’agissait que d’une position intellectuelle. C’est en réalité beaucoup plus inquiétant, dans la mesure où le sujet du débat est fait de problèmes humains dramatiques, qu’on ne se donne même plus la peine d’évoquer et pour lesquels, en tout cas, on ne croit pas devoir proposer le moindre début de solution. Je ne ferai pas l’injure aux protagonistes de ce courant de supposer qu’ils ignorent ces problèmes, et encore moins qu’ils les méprisent. Faut-il croire alors qu’ils espèrent un retour impossible à une sorte de société traditionnelle idéalisée ? Ou bien qu’il suffit de rendre leur liberté aux acteurs individuels pour que les solutions collectives se dégagent d’elles-mêmes (retour paradoxal au théorème libéral, selon lequel la somme des intérêts individuels suffirait à construire un intérêt général) ?

13Je me demande parfois si ce n’est pas – à l’insu même des protagonistes de ce courant critique – la dérive paternaliste de la « coopération au développement », ainsi que la tradition intellectuelle limitant l’« économie du développement » à l’« économie des pays pauvres », qui expliquent ce mépris facile à l’égard des stratégies de développement… N’est-il pas urgent de rappeler que les vrais problèmes sont aujourd’hui mondialisés, qu’ils concernent désormais la survie même de la planète, et qu’ils sont aussi à nos portes et dans nos banlieues ?

14Plus grave encore : il me semble qu’en adoptant une position de dérision aussi radicale à l’égard d’un mot, sans rien faire pour en renouveler le contenu, on rend irréalisable ce qui constitue sans doute l’exigence centrale du « développement » (j’assume le terme, parce que je continue à croire à la nécessité et à la possibilité d’un progrès social) dans notre monde : celle d’un véritable débat politique, qui vienne se substituer aux solutions autoritaires et uniformisantes de l’Occident hégémonique.

15Résumons et généralisons.

1. Les maux du monde actuels sont dramatiques et nul n’est autorisé à les ignorer. Ces maux sont dus largement à l’histoire et au modèle de développement qui en résulte, c’est-à-dire aux hommes. Mais c’est d’abord aux réalités et à leurs causes qu’il faut s’attaquer, puis aux perspectives de l’avenir et aux marges de manœuvre qu’elles laissent ouvertes.

2. Le but de cette révolte contre les aberrations actuelles du modèle de développement et de la réflexion pseudo-scientifique qui l’appuie est donc légitime et éminemment souhaitable, en tant que démarche initiale : elle est nécessaire, mais elle demeure très insuffisante. La recherche d’alternatives n’est pas un exercice d’incantation : elle ne consiste pas à s’attaquer à des mots, comme si les murailles d’intérêts qui défendent ce modèle allaient s’effondrer automatiquement au son des trompettes de Jéricho de l’après développement.

3. Plutôt que d’abandonner un terme sans rien mettre à la place, il est donc urgent de renouveler et de poursuivre une réflexion ambitieuse sur le« développement ». Bien sûr, je ne suis pas opposé par principe à l’usage d’un autre mot, mais ce changement de terminologie me paraît difficile, improbable et finalement très secondaire. Dans cette réflexion nouvelle, à la fois plus théorique et plus concrète, les objectifs majeurs devraient être notamment :

• l’étude des conditions concrètes de vie des collectivités, des difficultés qu’elles révèlent et de leurs perspectives d’amélioration, mais aussi des causes systémiques qui les expliquent ;

• la promotion des concepts et raisonnements nécessaires pour rendre à l’économie la place instrumentale qu’elle n’aurait jamais dû abandonner ;

• la promotion des concepts et raisonnements nécessaires pour dégager l’analyse économique des présupposés marchands qui la limitent illégitimement ;

• l’organisation permanente d’un véritable débat politique sur les perspectives de développement.