J’ai vu des peuples s’enrichir sous des despotes. J’en ai vu se ruiner sous des conseils populaires.
Jean-Baptiste Say

1Alter Natives. Le jeu de mots est tentant pour tous ceux que l’on interroge aujourd’hui sur d’éventuelles alternatives au Sud ; d’autant plus tentant que la dérision permet d’éluder la question et de masquer une angoisse existentielle, tant le bilan paraît à première vue cruel pour ceux qui sont épris d’alternatives concrètes au capitalisme et qui font le bilan de la deuxième moitié du xx^e siècle en ce domaine. Que reste-t-il des espoirs nés de la décolonisation ? Les historiens rapprocheront peut-être un jour les années 1945-1970 de la période 1815-1850 en Europe. Dans les deux situations, les temps de guerre qui précèdent sont ceux d’une fermentation d’idées nouvelles et l’on se trouve en présence d’une contestation active d’ordres sociaux et économiques anciens. Dans le premier cas, il s’agit d’expérimentations à micro-échelle de nouvelles formes d’organisation de la production et des échanges imaginées par des penseurs comme Cabet, Fourier ou Owen. Dans le second cas, l’expérimentation est à l’échelle d’Etats-nations selon des principes le plus souvent directement ou indirectement inspirés des critiques marxistes du capitalisme et de l’impérialisme. Trente ans après – une génération –, les idées et les innovations qui avaient fait l’objet de débats si âpres paraissent presque complètement oubliées parla plupart, et ne subsister que comme revues ou ouvrages poussiéreux abandonnés à la critique rongeuse des souris. Bon nombre des soixante-huitards sont rentrés dans le rang, comme en France la plupart des Saint simoniens avaient rallié le régime de Napoléon III dans un souci d’efficacité…ou de promotion personnelle. Bien évidemment, la comparaison est rapide tant la réalité et l’histoire sont plus complexes que cette chronologie sommaire.

2Retenons que l’après-Seconde Guerre mondiale a construit des alternatives à macro échelle contre le « marché » en cherchant à le supprimer ou à le domestiquer. L’ordre économique nouveau ainsi mis en place devait fonder (ou plutôt déterminer, pour reprendre un terme alors d’usage courant) des relations politiques et sociales elles-mêmes nouvelles. La nostalgie généralement inconsciente de ces alternatives fondées économiquement sur une critique du « marché », sur la nécessité pour les uns de l’encadrer fortement et pour les autres de le supprimer, est à l’origine d’une myopie ou bévue sur les transformations en cours. Telle est l’hypothèse que nous souhaitons argumenter ici.

3Loin de nous l’idée que l’on devrait chercher les alternatives réelles produites aujourd’hui au Sud hors du champ de l’économique, autrement dit hors des rapports de production et d’échange, pour reprendre une terminologie ancienne à l’origine même des catégories à travers lesquelles l’institution de la société est aujourd’hui encore pensée. Nous ne doutons pas que le Sud soit aujourd’hui le ferment de libérations dans l’imaginaire de toute nature, à travers les messianismes et les grands mouvements religieux fondamentalistes ; toutefois, ces ordres nous paraissent plus des formes d’oppression que de libération et nous ne saurions les penser comme alternatives, au sens de réponses positives aux problèmes du temps. Ils passent souvent pour des résistances alors qu’ils sont au sens propre du terme des réactions. Peut-être constituent-ils des accouchements douloureux nécessaires, en l’occurrence par le religieux, pour sortir de l’économisme et de l’individualisme dominants. Ce ne serait pas la première fois que les sociétés humaines progresseraient à reculons. Pour penser des alternatives, dans le champ de la production et des échanges, au Sud comme au Nord d’ailleurs, il convient de sortir de l’économisme hérité en grande partie des xviii^e et xix^e siècles. Pour cela, condition nécessaire mais non suffisante sans doute, il est indispensable de repenser l’opposition Etat/« marché » communément admise et plus généralement ce mythe1 des temps modernes qu’est le « marché »2.

La fin des grandes utopies alternatives

4L’après-Seconde Guerre mondiale a été marqué au Sud par de nombreux essais de transformation socio-économique, avec en toile de fond les tensions à l’échelle mondiale de l’affrontement Est-Ouest, ou plus exactement entre Etats-Unis et Union soviétique. Cet affrontement dualiste était facilité par le fait que les principaux Etats européens sortaient à peine de leur rôle de colonisateurs ou de leur défaite, et que les processus d’unification continent aux émergeaient à peine.

5Chacun pouvait faire son emplette idéologique dans ce qui était devenu le tiers-monde en promouvant tel ou tel modèle. Une alternative paraissait à portée de tous ceux qui la désiraient. De la Chine maoïste à Cuba castriste, de l’Inde de Nehru à l’Algérie aux industries industrialisantes, ou du Sénégal à planification démocratique au vietnam révolutionnaire, il était possible, dans les années 1960, de retenir telle ou telle expérience et telle ou telle figure emblématique. Quand les réalités ne pouvaient plus satisfaire les rêves de pureté, des révoltes et des soulèvements populaires localisés venaient entretenir l’espoir d’un monde meilleur à venir, le plus souvent au bout du fusil : Guevara a, au travers même de son martyre bolivien, entretenu pour certains la flamme. Pour nombre de soixante-huitards européens les lampions se sont éteints au Chili avec le coup d’Etat sanglant du général Pinochet ; acte symbolique étrange : les bourreaux ont tranché les mains du plus célèbre chanteur guitariste du pays.

6Puis, les masques sont tombés et nombre d’espoirs aussi ; au Cambodge, en Corée du Nord tout comme en Guinée Conakry, la prétendue libération des masses y a, sous des formes diverses, pris un visage de dictature sanguinaire. La lutte des classes était devenue l’alibi d’une minorité défendant ses privilèges au sein d’une économie sinistrée administrée par et pour une bureaucratie devenue à son tour classe exploiteuse. Certes, il peut être facile de relativiser leurs crimes en citant les innombrables despotes que les anciennes puissances coloniales ou tutélaires ont promus. On peut reconnaître une vertu à ceux-ci : dans leur soif de fortune rapide et facile et leur jeu de pouvoir par délégation, ils n’avaient généralement pas prétention à donner des leçons de pureté révolutionnaire.

7Le point commun des grandes utopies et des modèles alternatifs apportés parle tiers-monde, au-delà des rhétoriques politiques, plongeait directement dans l’économique, à travers une volonté affichée soit de faire disparaître le « marché », soit de le dompter en lui fixant des limites fortes, le plus souvent par une limitation des droits privés de propriété. Rien d’étonnant donc que la lecture des classiques de l’économie politique marxiste et sa critique du capitalisme aient pu servir largement de référence à ces expériences et que celles-ci aient généralement pu trouver un appui temporaire dans les pays européens où la planification à la soviétique prévalait, non sans rupture quand apparaissaient, au-delà des conflits de dogme, des oppositions d’intérêt de puissances, grandes ou petites. Les expériences de planification dite indicative et de nationalisation d’entreprises au Nord pouvaient donner raison aux plus timorés des socialistes tropicaux.

8Le caractère exceptionnel d’expériences dites autogestionnaires au Sud et la transformation rapide des mouvements coopératifs en appendices ou relais d’économies étatiques administrées3 ont limité toute réflexion sur la fonction des échanges dans la mécanique sociale et toute expérience sortant de l’opposition binaire « marché »/Etat que les économistes avaient consacrée. Un demi-siècle de socialisme réel paraît n’avoir en rien innové dans la critique du capitalisme, si ce n’est par sa propre autodestruction et avec elle la disparition de beaucoup d’espoirs de changement de système, qu’il portait sur ses fonts baptismaux. Si le Sud, dans son combat pour sa décolonisation, avait paru donner espoir au dépassement du capitalisme dans sa forme impérialiste, l’inventaire des innovations sociales au Sud au bout d’un demi-siècle peut laisser penser que non seulement le « marché »4 est une catégorie indépassable mais que c’est à travers lui que se trouvent les chemins rédempteurs, autrement dit la croissance supposée apporter le développement.

9Il est de plus remarquable que, dans la plupart des pays dits développés, les dénonciations par les partis politiques dominants des inégalités, en particulier de patrimoine et de revenu, se soient tues ou devenues inaudibles, alors que les deux dernières décennies du xx^e siècle ont vu ces inégalités s’accroître considérablement, tant de façon interne qu’internationale, au point que de nombreuses organisations onusiennes en relèvent les dangers. L’important paraît désormais moins, pour ces partis, de contester ces inégalités et la répartition des droits de propriété que de donner les moyens à chacun, à travers un accès au « marché », d’accroître son niveau de consommation, sans par ailleurs se demander si ce niveau supérieur de consommation pour chacun peut durablement être atteint pour tous et en ignorant les équilibres environnementaux fondamentaux de la planète et les droits des générations futures. Le clivage droite/gauche par exemple est largement actualisé à travers une opposition entre ceux qui pensent que les dépenses des riches et le développement des entreprises peuvent indirectement apporter emploi et pouvoir d’achat aux plus pauvres et ceux qui pensent que des interventions directes et des discriminations positives sont nécessaires. Ce faisant, le système organisant la production et les échanges n’est pas fondamentalement mis en cause.

Le « marché » accepté et pacifié au Sud

10En cette première décennie du xxi^e siècle, au Sud plus encore qu’au Nord, le « marché » paraît un sésame incontournable pour le développement, un horizon mental indépassable des transformations sociales : toutes les propositions ou presque paraissent possibles pourvu qu’elles se situent dans le cadre de l’« économie de marché ». Le Sud est donné à voir comme un nouvel eldorado du capitalisme alors que nombre de ses chefs d’Etat et de gouvernement donnent, sans doute avec toute la bonne conscience nécessaire, des gages formels pour être consacrés bon enfant du néolibéralisme encore ambiant.

11Il est frappant que les critiques les plus radicales de l’Occident, tels les adeptes de l’intégrisme musulman, acceptent les règles des « échanges marchands », en mettant en cause seulement certaines de leurs modalités, comme le niveau de rémunération des matières produites dans les pays du Sud et le partage de la valeur ajoutée entre Nord et Sud, ou encore la pratique des taux d’intérêt lors des prêts (en proposant une participation aux bénéfices et aux pertes, donc une prise de risque plus importante pour le prêteur). Si l’on se tourne vers une autre forme contemporaine d’intégrisme, le fondamentalisme hindou, force est de constater que le gouvernement au pouvoir à Delhi autour du BJP a été un bon élève du FMI et de la Banque mondiale dans ses plans dits d’ajustement structurel et, à travers les politiques de désinvestissement (autrement dit de privatisation), il a fortement réduit l’emprise directe de l’Etat dans les processus de production et d’échange. Ce n’est certainement pas de ce côté que l’on peut espérer trouver, si on les cherchait, des alternatives« hors marché » satisfaisantes.

12La corruption dans les pays du Sud est une autre manifestation de la domination du « marché », pour peu qu’elle soit comprise comme un processus d’intermédiation dans les relations internationales et dans la gestion de la vie quotidienne. Ainsi se négocie un accès à divers services, biens et fonctions, qui sont réputés gratuits.

13Prenons trois exemples de propositions dont la médiatisation permet à un public dépassant le champ des spécialistes d’en avoir connaissance et qui sont des propositions pratiques visant directement ou indirectement à libérer les populations du Sud : celle dite de la taxe Tobin, celle du commerce équitable et celle de la microfinance. Dans les trois cas, le « marché » se trouve mobilisé ; dans certains cas son essor est stimulé pour améliorer la situation des plus démunis. Difficile donc au premier abord de comprendre ces propositions comme des alternatives.

14L’idée du groupe ATTAC de taxer les mouvements de capitaux spéculatifs à l’échelle internationale, quand bien même cette mesure ouvrirait des potentialités redistributives pour financer l’aide publique au développement, suppose de fait l’acceptation des flux internationaux de capitaux et propose en quelque sorte de les endiguer en renchérissant les mouvements spéculatifs. Si l’on doit juger la méthode à l’effet médiatique produit pour introduire des questions essentielles dans le débat public, on ne peut que saluer, voire appuyer l’initiative. Mais si l’on pense que les taux proposés sont très insuffisants pour rendre les revenus des placements spéculatifs beaucoup moins rentables que des investissements productifs réels, est-ce fondamentalement différent d’une proposition qui consisterait à vouloir réduire ou éradiquer la prostitution grâce à un impôt sur le commerce du sexe ?

15La mise en place de relations fondées sur un commerce dit équitable (dont l’étiquetage d’un café a popularisé la proposition) est une labellisation de « marchandises », quant à leurs conditions de production – exclusion du travail des enfants par exemple – et de rémunération des producteurs notamment. Là encore la méthode est vertueuse pour introduire une réflexion sur une éthique de la consommation. Mais la pratique s’inscrit-elle dans autre chose qu’un « échange marchand » entre producteurs du Sud et consommateurs du Nord et une instrumentalisation du « marché » à des fins politiques et morales ?

16Troisième exemple, la microfinance. Qu’il s’agisse d’épargne, de prêt ou d’assurance, la monnaie se trouve placée au cœur de ces dispositifs dits semi formels comme vecteur même de l’opération. Pour ce qui est du crédit, que celui-ci soit un prêt productif ou bien un prêt à la consommation, dans les deux formes il s’agit d’une insertion renforcée dans l’« économie de marché » en tant que producteur ou en tant que consommateur. Si l’on prend le cas des dispositifs fondés sur l’assurance (forme montante de la microfinance après les succès des premiers dispositifs fondés sur l’épargne ou le crédit), il n’est pas question objectivement de réduire les risques, mais, à niveau de risque donné, de mutualiser leurs coûts grâce à une cotisation. Le « marché » apparaît donc comme le cadre même de l’essor des projets et dispositifs de microfinance. N’est-ce pas d’ailleurs sur le constat de l’échec de la distribution de crédits administrés, notamment via les banques publiques de développement, que la microfinance a été soutenue… par les autorités publiques ?

17De façon générale, au-delà du cas particulier de la microfinance, un terme revient de façon récurrente dans les expériences de lutte contre la pauvreté : l’empowerment. Ce terme signifie qu’à défaut de pouvoir changer la société par le haut et d’agir par un prélèvement sur les revenus et patrimoines des plus riches au bénéfice des plus pauvres, il convient de donner aux plus démunis, ou, dans une version base/sommet, de les encourager à s’emparer des moyens réels d’agir dans leur société. L’ordre économique n’est pas changé par des transferts de droits de propriété ou de revenus, mais, en conservant les mêmes institutions, il est proposé que ceux qui en sont de fait exclus trouvent aussi une place et soient admis sur un pied d’égalité au banquet républicain. L’activation économique de chacun comme producteur, comme épargnant, voire comme prêteur, mobilise pour se faire positivement les canaux de l’« économie de marché ». Il paraît a priori difficile de qualifier d’alternatives des pratiques qui semblent renforcer le « marché ». D’où les critiques acerbes par certains paramarxistes de propositions qui ne peuvent être à leurs yeux des solutions puisqu’elles ne feraient que prolonger la vie d’un système honni.

La mise en évidence du « marché » comme mythe, condition préalable pour (re)penser les alternatives

18Si l’on admet que la référence au « marché » est la pierre de touche permettant de produire, pratiquement et conceptuellement, et d’interpréter les alternatives, alors il convient de consacrer quelque temps à son analyse.

19Un point commun unit les laudateurs du néolibéralisme et les pour fendeurs de l’« économie de marché » : la croyance au « marché » comme réalité. Pour les uns, il convient de libérer des entraves bureaucratiques ce qu’ils pensent être une donnée naturelle à toute vie en société ; pour les autres, le venin du « marché » dissout les rapports sociaux et – à défaut de pouvoir penser rapidement sa disparition, compte tenu même des échecs politiques et économiques subis au cours du xx^e siècle dans les Etats qui prétendaient se réclamer du marxisme – il faut soit compenser ses effets négatifs, soit l’encadrer plus ou moins fortement. Que l’« économie de marché » soit une phase transitoire de l’humanité qu’il convient de dépasser à échéance proche ou lointaine, ou bien que le « marché » constitue un élément éternel de la vie en société, l’« échange marchand » se trouve donc au cœur de propositions qui, au premier degré, apparaissent comme étant totalement opposées. Il convient d’ailleurs de remarquer que l’existence d’une vaste catégorie, réunissant sous l’expression« échange marchand » un ensemble de transactions et de transferts de biens et services, n’est remise en cause ni par les uns ni par les autres. Les spécialistes des sciences sociales pensent le « marché » comme une évidence, partagée avec leurs contemporains, de la même manière que nombre des plus grands esprits du xvi^e siècle européen, tel Jean Bodin, ont pu vivre la sorcellerie et combattre son prétendu danger sans jamais mettre en cause la réalité de Satan et des démons. D’une certaine façon, la critique de l’« économie de marché » est la plus sûre alliée de celle-ci puisqu’elle donne au « marché » la réalité et le pouvoir d’un dieu, malfaisant certes, mais tout-puissant. Nous sommes là non pas dans le domaine d’une simple croyance mais dans l’ordre du mythe, au sens d’une catégorie qui non seulement permet d’appréhender le réel et son fonctionnement mais surtout permet d’agir efficacement au sein d’une société qui partage ce mythe.

20Un premier niveau de critique consiste à mettre en évidence le caractère fictif du « marché », autrement dit à déconstruire cette « notion ». Le vaste mouvement qui s’est opéré en Europe et en Amérique du Nord puis sur l’ensemble de la planète et qui paraît aboutir à la « marchandisation » des forces de travail, des moyens de paiement et du foncier doit d’abord être compris comme une institution imaginaire de « marchés ». Le « marché », comme catégorie unifiant, par une prétendue abstraction, les transactions d’échange, n’existe que parce que nous croyons à son existence et les économistes qui affirment plus que les autres produire un savoir décrivant des réalités sont les auteurs d’une immense mystification, et leurs prétendues réalités ne sont que des productions imaginaires. Les mots ont pris la place des choses dans un monde devenu en quelque sorte délirant par inversion du signifié et du signifiant. Dans les sociétés modernes, il convient de remarquer que les marchés financiers sont une sorte d’archétype théorique de l’économie de concurrence en général, qu’ils en possèdent les propriétés les plus développées et que ces activités qui paraissent le mieux répondre à une organisation « marchande » sont celles qui sont le plus réglementées et où des institutions liées aux Etats interviennent massivement pour limiter les « excès » des marchés. Il est symptomatique qu’un nombre significatif d’économistes ayant promu le modèle du « marché autorégulé » comme utopie normative pour le fonctionnement général de la société aient été aussi à un moment important de leur formation des financiers, par exemple Jean-Baptiste Say, David Ricardo ou Léon Walras.

21Ainsi, le travail, la monnaie et la terre ont été pensés par les économistes comme des « marchandises » fondamentales. Ce que l’on appelle « marché » du travail, de la monnaie ou de la terre ne peut fonctionner comme tel qu’à la suite de réglementations qui instituent ces échanges comme « marché » car le « marché » ne peut durablement fonctionner que dans un cadre qui réprime la tromperie et la tendance des marchés à engendrer des monopoles notamment. Si l’on considère le secteur immobilier, il est évident que la réglementation est considérable (notamment par l’établissement de plans d’occupation des sols, d’avantages fiscaux pour l’accession à la propriété, de taxation des plus values immobilières, de logements dits sociaux, etc. ). Si l’on s’attache à la détermination des salaires, il est certain que le salaire indirect procuré par des systèmes collectifs de protection sociale et les consommations collectives, les conventions collectives internes aux entreprises ou ayant un caractère national ou sectoriel, les modes les plus courants de recrutement de la main-d’œuvre et d’évolution des rémunérations, etc. , limitent toute possibilité de réduire le salaire au produit de la simple confrontation « d’une offre et d’une demande de travail ». Dans les sociétés où les salaires paraissent le plus « librement » déterminés (en raison de l’absence de convention collective et de salaire indirect), la répression policière et militaire est une condition essentielle du fonctionnement de cette prétendue liberté des transactions.

22De façon générale, outre ce cadre réglementaire qui conditionne l’existence même de l’« économie de marché », le poids des commandes publiques (notamment à fins militaires ou pour de grands équipements et infrastructures), les autorisations et impulsions données par les Etats, les limitations nationales à la circulation des populations notamment sont autant d’indicateurs du caractère fondamentalement fictif de l’« économie de marché » comme principe général d’organisation des sociétés contemporaines. Une utopie à travers laquelle la réalité est vécue, comprise et réglementée (de ce point de vue, en tant qu’utopie, le « marché » ne diffère pas de la planification grâce à laquelle certains planificateurs et politiques ont pensé pouvoir ordonner leurs sociétés).

23Il s’ensuit qu’il est totalement erroné d’opposer « marché » et Etat. La puissance publique est une condition essentielle d’existence de « marchés ». Le « marché » n’est pas une abstraction de la réalité, au sens où il serait une esquisse réduisant à un modèle plus simple la complexité du réel pour n’en retenir que les éléments essentiels. Le « marché » est un mythe qui donne à voir et à penser les échanges. Si le « marché » est mythe, les échanges n’en sont pas moins tangibles.

24Aussi le deuxième niveau de la critique consiste à esquisser une reconstruction de la notion de « marché ». Derrière ce terme unique se cachent en fait des rapports sociaux antithétiques : ceux-ci sont confondus dans une même catégorie alors qu’il convient de révéler les éléments contradictoires qui la constituent et de comprendre les principes moraux antagoniques qui régissent la circulation des biens et des services5 :

• d’une part, le « marché » est pensé comme une relation de place de marché, rapport social caractérisé par le fait que le rapport d’échange présuppose l’égalité des échangistes, un certain anonymat, et dans lequel les obligations se limitent à celles nées du contrat d’échange ;

• de l’autre, le « marché » désigne un lien de clientèle. Celui-ci présuppose une reconnaissance des statuts et des identités des échangistes, une perpétuation de la relation dans le temps et le fait que les obligations réciproques ne se limitent pas à celles nées dans un échange particulier.

25Approfondissons la définition de l’un et de l’autre et leur opposition.

26Le rapport d’anonymat qui est supposé présider à un échange pensé comme relevant de la place de marché neutralise momentanément les identités sociales et les différences des acteurs de cet échange ; cette neutralisation apparaît comme une condition sociale de cette transaction qui a un caractère non hiérarchique mais horizontal. Les hiérarchies ordinaires sont suspendues par cet échange. Provisoirement, pour contracter, chacun des échangistes est supposé l’égal de l’autre. Cet espace de « marché » est non seulement un espace commun aux échangistes mais un espace public, monde fictif d’individus supposés eux-mêmes équivalents. L’égalité est une règle de comportement sur la place de marché ; les différences de statut et de fortune y sont provisoirement oblitérées dans cette citoyenneté particulière et réductrice que définit la relation économique d’échange où, à y regarder de près, les citoyens ne sont que des consommateurs et des producteurs utilitaristes au sexe indéterminé.

27Le contrat, qui permet d’établir une convention d’égalité entre les deux partenaires de la relation, fait comme s’il n’y avait pas de dette avant et comme s’il n’yen avait pas après. Le paiement est une opération de dette et de créance réciproques qui s’annulent instantanément par la remise de contreparties qui sont définies comme étant équivalentes. Il n’y a pas d’autres obligations que celles nées du contrat d’échange et la monnaie libère de toute obligation, coupe le lien né de l’échange. Les caractéristiques de la microsociété que donne à voir le mythe de l’échange économique dans les textes fondateurs de la science économique sont celles d’une société dans laquelle l’« échange marchand » est ou doit devenir l’activité principale et cet échange réduit les êtres humains à des vecteurs de mobiles économiques individuels. Il légitime et valorise une poursuite (acharnée) des biens matériels ainsi que toutes les activités qui mènent à leur accumulation par des individus utilitaristes et intéressés. Chacun doit défendre son propre intérêt ; il n’y a pas d’intérêts partagés ; la solidarité naît mécaniquement et objectivement de l’interdépendance des actions et non des mobiles conscients. La poursuite des intérêts qualifiés d’économiques (ce qui ne veut rien dire d’autre que la cupidité, l’avarice, l’appât du gain) est jugée positivement par rapport à ceux qui défendent des intérêts dits collectifs, qui travaillent dans l’ordre politique et que l’on présente négativement en disant qu’ils poursuivent l’amour d’eux-mêmes (voir l’éloge qu’Adam Smith fait de la poursuite de leur propre intérêt par le boucher, le brasseur et le boulanger par opposition à la générosité mise en doute des politiques). Cette poursuite des intérêts individuels et égocentriques est supposée permettre de freiner les passions, plus efficacement que les appels à la raison, au devoir, à la morale ou à la religion. Ainsi, les vertus commerçantes sont opposées aux folies et aux passions tant des grands de ce monde que de la « populace » et tout cela ne fait que légitimer et donner prestige aux activités commerciales longtemps méprisées. Le commerce est ainsi présenté comme un agent civilisateur et le commerçant est le prototype de cet homme mû par l’intérêt.

28En fait, au-delà de la catégorie très générale de « marché » dont la place de marché se présente comme le prototype, l’observation du comportement des relations entre acheteurs et vendeurs et des modes de fixation des prix permet d’affirmer qu’au cœur même de nos activités de commerce et d’échange un ensemble de pratiques ne relèvent pas de ce schéma. Nous les avons désignées comme liens de clientèle. Dans les relations de ce type, on observe notamment des pratiques de discrimination des acheteurs et la volonté de fidéliser le client en perpétuant la relation. Il ne s’agit donc pas de signer un contrat qui uniformise les contractants dont la relation se limiterait à cette seule opération. Au-delà de la lecture juridique de la fin des obligations réciproques du contrat commercial et de l’acte d’achat-vente, une grande partie de la stratégie commerciale contemporaine consiste précisément à dépasser cette fin de l’échange et à fidéliser le client, c’est-à-dire à faire en sorte que la relation ne soit pas rompue, qu’elle se renouvelle et se pérennise. Il est de ce point de vue remarquable que des commerces dont l’appellation même rappelle l’égalité du client (Monoprix, Uniprix, etc. ) –autrement dit où l’on ne marchande pas et où une marchandise est vendue au même prix quel que soit celui qui l’achète, à la différence de pratiques de marchandage courantes pendant longtemps dans le commerce de détail) – en soient venus à tisser des liens de clientèle pour fidéliser le client par des cartes dites souvent de fidélité, qui offrent des services supplémentaires et des promotions particulières. Il va de soi que l’idéologie dominante de la place de marché tend à soumettre ce type de relation et que les formes juridiques en font autant.

29Le lien de clientèle a été jusqu’au xviii^e siècle dans la plupart des sociétés humaines la forme dominante, mais non unique, des échanges constituant ce que l’on appelle communément le « marché » et il l’est resté dans nombre d’entre elles – pas seulement au Sud, mais y compris dans nombre de cultures rurales des sociétés dites occidentales – jusqu’au xx^e siècle.

30Concrètement et spontanément, en situation d’échange, les protagonistes de la relation se pensent et agissent tantôt selon les principes de et en situation de place de marché et tantôt selon les principes de et en situation de lien declientèle alors que la théorie économique est fondamentalement l’analyse en termes de place de marché. Dans la réalité, il existe un savoir-vivre de l’échange qui fournit à chacun spontanément les instruments culturels de ses comportements lors de la fixation des prix et de l’activation des processus de concurrence. Toutefois, en raison de la confusion qui règne dans la catégorie « marché », pensée comme unifiée mais qui ne l’est pas, des tensions sont possibles entre l’un et l’autre modèle, car chacun peut interpréter de façon différente la nature de l’échange qu’il a réalisé.

31La plupart des critiques du « marché » rejettent en fait non le « marché » lui même, mais certains éléments constitutifs de la relation de place de marché, en particulier l’irresponsabilité sociale qu’elle porte en elle. Toutefois, dans le même temps, l’anonymat qui la sous-tend est porteur de liberté individuelle dont la modernité a fait la promotion et qui apparaît comme une valeur positive contemporaine. La critique du « marché » se trouve dès lors plongée dans une contradiction dont les termes ne peuvent pas être explicités si l’opposition entre les éléments constitutifs du lien de clientèle et ceux constitutifs de la place de marché n’est pas mise au jour ; or, elles peuvent difficilement l’être car dans ce cas le « marché » cesserait de fonctionner comme mythe6.

Pour conclure

32Au Sud comme au Nord ou à l’Est, penser les alternatives en matière économique, autrement dit relatives à la production et aux transactions, suppose conceptuellement de réévaluer des oppositions communes telles que « marché » et Etat ainsi que communauté et individu, oppositions qui sont au cœur de la représentation de l’échange comme place de marché. La compréhension des dimensions de solidarité qu’ouvrent les liens de clientèle peut éclairer différemment par exemple les alternatives liant « marché » et solidarité. Alors apparaîtront sous un jour nouveau les multiples processus de subsidiarité de l’action publique par les associations et organisations de la société civile et de l’hybridation des ressources. Les actions pour un commerce éthique ou de microfinance sont sans doute plus proches de ce point de vue des propositions des socialistes utopiques de la première moitié du xix^e évoquées en introduction de cet article que des stéréotypes que la seconde moitié du xx^e siècle a retenus du marxisme.

33Les quelques pages critiques qui précèdent ne constituent bien évidemment qu’une esquisse de réponse à la question posée. Les sociétés (ou plus rigoureusement parlant les humains) produisent des alternatives dont certaines se révéleront à plus ou moins longue échéance des voies sans issue, des retours au passé, et quelques-unes les nouvelles formes dominantes de vie en société. Il nous appartient en tant que chercheur d’analyser au cas par cas les innovations sociales en cours7.

34Un monde neuf est en gestation, mais la logique de nos idées, en l’état structurée notamment par le mythe du « marché », et plus encore par l’économisme dont ce mythe est un avatar essentiel, nous interdit de comprendre le processus actuel de recomposition des rapports sociaux et donc de reconnaître et d’apprécier les alternatives émergentes comme étant une part du futur déjà présent, mais invisible tant que l’observateur est tourné vers le passé8. Ce qui est en cause n’est donc pas tant la volonté de transformation et les déficiences du réel, si souvent vilipendées par les nostalgiques du Grand Soir, que l’indigence de nos pensées pour produire les outils intellectuels permettant de comprendre les formes de l’avenir que les œillères du « marché » cachent.