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Brouillons pour l’avenir

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Christian Comeliau

Lignes

Le labyrinthe des alternatives : y a-t-il des issues ? Notes préliminaires de méthode

Christian Comeliau

Texte intégral

Introduction

1Alternatives de développement, alternatives au développement. Le simple et le complexe, le pragmatisme et l’utopie, le court terme et la longue durée, l’analyse et l’action, l’individuel et le collectif, l’Etat et le marché… La recherche des alternatives est aujourd’hui souhaitée par tous les insatisfaits du développement, et ils sont légion : elle constitue aussi le prolongement indispensable de toute critique radicale des conceptions et des pratiques actuellement dominantes. Mais cette recherche est de celles qui donnent le vertige, lorsque le chercheur, le décideur ou le citoyen découvrent à la fois l’urgence de solutions nouvelles, et le vide ou la minceur des propositions qui leur sont présentées.

2L’ambition de ce texte n’est évidemment pas de combler ce vide, mais d’apporter une contribution de méthode à une recherche qui ne peut être que collective et de longue durée, et dont le présent Cahier ne constitue – espérons-le – qu’une première étape. Au sein d’un institut de développement tel que l’iuéd, avec les intentions et les orientations qui sont les siennes, le but d’une telle étude n’est d’ailleurs pas d’abord de nature théorique ou historique, il est principalement politique : même si elle se situe en amont des faits, l’étude vise à mieux comprendre pour mieux agir sur la réalité sociale. Mais sa tâche n’en est pas facilitée pour autant.

  • 1 Au sens proposé par Rolf Steppacher dans « La résistible imprécision des notions économiques », in (...)

3Comprendre quoi, agir sur quoi ? Puisqu’il s’agit ici d’une tentative de clarification, l’essentiel de mon propos est de fournir quelques points de repère, une sorte de « carte géographique » permettant de s’orienter dans ce labyrinthe que constitue la recherche des alternatives en matière de développement : et aussi de prévoir des « itinéraires », permettant de passer des considérations générales dans le discours (parfois bien faciles) à des engagements et des actions politiques de nature plus concrète. Le terme même d’« alternatives » suppose qu’il existe des choix possibles entre divers itinéraires : il s’agit donc en priorité de repérer les itinéraires possibles, à différents niveaux, et les principales « bifurcations » qui jalonnent ces itinéraires1.

4Je propose donc, dans le texte ci-dessous, un passage en revue rapide et préliminaire de ce que pourrait constituer, idéalement, la succession des étapes d’une telle recherche. Mais je me contente ici d’indiquer les différents domaines auxquels devrait s’intéresser l’effort de « cartographie » suggéré plus haut : il est bien évident qu’un tel travail d’élaboration dépasse très largement les possibilités d’un seul article, même si son auteur était doué d’une capacité de synthèse infiniment supérieure à la mienne. Dans ces limites, je vais évoquer successivement :

  • un point de départ, relativement simplificateur, pour tenter de préciser l’objectif général poursuivi ;

  • un ensemble de principes qui doivent, à mon sens, gouverner cette recherche ; – une identification des principaux problèmes de développement qui rendent nécessaire une réflexion sur les alternatives et qui orientent le contenu d’une telle réflexion ;

  • une identification des valeurs fondatrices qui inspirent la conception aujourd’hui dominante du développement, ainsi que de celles qui pourraient inspirer des choix alternatifs, valeurs fondatrices qui se traduisent plus concrètement en quelques grandes catégories d’objectifs de développement qu’il importe de circonscrire ;

  • un repérage des principaux thèmes politiques sur lesquels se focalisent les stratégies de développement, avec leurs grands choix d’objectifs (la croissance économique, en particulier, et aussi la répartition), et également avec certains choix de moyens (l’ouverture, le rôle des pouvoirs publics et du marché, les choix des combinaisons de facteurs…) ;

  • une réflexion sur les bases sociales, et plus généralement sur les conditions sociopolitiques d’émergence de ces choix de développement ;

  • enfin, les traductions concrètes de l’ensemble de ce raisonnement, à la fois pour l’élaboration des stratégies de développement, et pour les recherches et études de développement qui sont censées contribuer à la préparation de ces stratégies.

Le point de départ : une exigence impérieuse

  • 2 Le Petit Robert définit notamment le tragique dans les termes suivants : il « évoque une situation (...)

5La recherche d’« alternatives » en matière de développement ne constitue nullement une sorte de luxe fantaisiste pour dilettantes en mal de distractions théoriques : elle répond aujourd’hui à une exigence cruciale des sociétés humaines. Une exigence qui procède du caractère profondément insatisfaisant de l’évolution de ces sociétés au cours des décennies récentes, et plus encore des perspectives d’avenir inquiétantes que cette évolution révèle. Cette importance centrale de la recherche, et la dimension véritablement tragique qui en résulte, au sens plein du terme2, peuvent être synthétisées comme suit : elles procèdent du contraste entre les moyens techniques exceptionnels dont dispose aujourd’hui l’humanité, le bénéfice considérable qu’en retire une petite minorité de privilégiés, et l’incapacité de cette même humanité à remédier à certaines situations dramatiques qui affectent gravement une proportion importante de ses membres : ces drames s’appellent misère profonde, domination, exclusion, aliénation, guerres, destruction accélérée du cadre naturel et de ses ressources. Certes, les diagnostics des contestataires du développement ne sont pas homogènes : la plupart concordent cependant sur la réalité de ces drames et sur la gravité des perspectives d’avenir qui en découlent, surtout si l’on tient compte du fait que les principaux acteurs du développement dans le monde (les organisations internationales, les Etats, les grandes firmes) ne semblent rien avoir d’autre à proposer que « toujours plus du même », c’est à-dire un effort pour étendre à l’ensemble de la planète un modèle de développement unique dont les hommes comprennent peu à peu, justement, qu’il n’est pas généralisable. D’où la recherche désespérée d’« alternatives », c’est-à-dire de la possibilité d’autres solutions.

6Les causes de cette situation sont essentiellement de nature politique, beaucoup plus que d’ordre technique ou économique : elles résultent de rapports de force inégaux entre les groupes sociaux, mis au service d’intérêts partiellement contradictoires, et débouchant sur une incapacité des hommes à vivre harmonieusement en société. Mais pour comprendre pleinement ces causes politiques, il faut bien admettre que les défis globaux de la viabilité et du progrès des sociétés sont aujourd’hui analysés à travers les instruments d’un appareil conceptuel de plus en plus inadapté à leur réalité profonde, et donc que l’analyse est incapable de déboucher sur des solutions socialement satisfaisantes. Pour ceux qui veulent les comprendre afin de mieux les maîtriser, les défis du « développement » ne sont donc pas d’abord économiques ou techniques, ils sont politiques ; mais ils sont aussi conceptuels. D’où le rôle nécessaire des études de développement.

7Cependant de telles études soulèvent un redoutable problème de méthode, qui constitue l’objet central de ce texte. Ce problème méthodologique procède de plusieurs raisons : parce qu’il est évidemment nécessaire d’inventer une approche nouvelle pour remplacer celle qui se révèle si peu satisfaisante ; mais aussi parce que, contrairement au modèle unique que les privilégiés tentent d’imposer aujourd’hui, il semble bien qu’il ne peut y avoir une seule solution adaptée à toutes les sociétés, il doit y en avoir nécessairement plusieurs, pour tenir compte de la diversité légitime des sociétés concernées ; et encore parce que l’évolution récente de l’humanité et de ses modes d’existence rend cette question du développement infiniment complexe, en raison de la multiplicité formidablement accrue des idées, des aspirations, des techniques, en raison de la diversité des dimensions et des niveaux de solution à prendre en compte, en raison enfin de la diversité infinie des choix de développement que suppose le progrès social de chacune de ces sociétés. D’où le désarroi de ceux qui approchent cette question des « alternatives », la confusion extrême du débat à son propos, et la nécessité d’une réflexion méthodologique pour y répondre. C’est pour cet ensemble de raisons que la recherche de méthode esquissée ici s’oriente vers le travail de type « cartographique » évoqué précédemment, afin de trouver les issues possibles du « labyrinthe ».

Principes de recherche

8Je me borne ici à rappeler quelques exigences simples, sans doute surprenantes dans leur simplicité, mais constamment négligées dans l’immense majorité de la littérature aujourd’hui disponible pour cette recherche. Je propose de considérer quatre principes de départ :

  1. Le principe de pluralité : le progrès social est susceptible de formes multiples, très diverses. En dépit des prétentions de l’idéologie dominante, la légitimité d’une telle diversité ne peut être mise en cause : la conception farouchement « économiciste » que défend le modèle aujourd’hui dominant n’est manifestement qu’une des formes possibles du progrès social. Cependant, d’autres conceptions simplistes doivent aussi être stigmatisées : celles notamment qui proposent le rejet pur et simple de toutes les formes de « développement », sous le prétexte ambigu que ce terme ne peut désigner qu’une conception « occidentalo-centriste » du progrès social. Même si l’on peut en comprendre les motivations, un tel rejet paraît aujourd’hui dangereusement irréaliste, en raison des problèmes concrets irréversibles qui ont été créés par plusieurs siècles de domination de cet occidentalo-centrisme (les problèmes de l’accroissement démographique, par exemple, notamment dans les villes, ou ceux de l’intensification des échanges de marchandises et d’informations).

  2. Le principe de liberté des sociétés pour choisir leur propre modèle de progrès social, même si de multiples contraintes viennent inévitablement limiter cette liberté. Le « droit au développement », ou le « droit des peuples à l’autodétermination », par exemple, qui sont reconnus dans la rhétorique officielle des organisations internationales, n’ont guère de sens s’ils n’incluent pas le droit de choisir parmi divers modèles de développement.

  3. Le principe du rejet de l’inacceptable : ce principe marque l’intervention nécessaire d’une dimension éthique dans le développement, parce que toutes les formes de « développement » ou d’évolution ne correspondent pas nécessairement à un progrès social : la critique de l’« occidentalo-centrisme » retrouve ici toute sa signification. L’évaluation du développement procède d’un jugement de valeur, et donc de l’éthique ; chaque société est, en principe, souveraine dans la définition de ses propres valeurs. Cependant, de nos jours beaucoup de ces valeurs dépassent les sociétés individuelles concernées : elles conditionnent l’organisation d’ensembles plus vastes, voire de la totalité de la planète, parce que toute forme de développement aujourd’hui s’inscrit inévitablement dans un contexte planétaire. Mais il est actuellement très difficile de se mettre d’accord sur des valeurs universelles qui fonderaient le développement mondial. Plutôt que de prétendre imposer d’emblée des valeurs positives à cette organisation planétaire, il est sans doute davantage praticable de commencer par le rejet de certaines évolutions inacceptables (réaffirmation du droit de tous les peuples à la survie et à une vie décente, rejet de la misère extrême résultant de l’exploitation d’un groupe par un autre, rejet de la torture, etc. ).

  4. Le principe de réalisme politique, enfin : pour les raisons évoquées précédemment, les choix de développement sont des choix politiques du pouvoir, et demeurent comme tels soumis aux rapports de pouvoir qui déterminent la vie de l’ensemble de la société. Il ne sert donc à rien de prétendre à des choix différents de développement, si l’on ne change pas simultanément les rapports de force constitutifs du pouvoir qui doit prononcer ces choix. Mais ces rapports ne se changent pas en un jour.

Inventaire des principaux « problèmes » de développement

  • 3 D’où l’équivoque, on le voit, des considérations homogénéisantes du type développement dans le mond (...)

9L’intérêt d’un tel inventaire, dans une réflexion préparant des « alternatives », n’est évidemment pas d’établir une longue liste uniforme de problèmes à résoudre ; sa fonction est plutôt de préciser peu à peu la conception que l’on cherche à définir du « progrès social » souhaité par une société déterminée, en commençant précisément par ce rejet de l’inacceptable qui a été évoqué plus haut. D’où l’impossibilité, par définition, d’une liste homogène qui ferait l’objet d’une acceptation unanime dans le monde3 : on peut seulement proposer ici quelques catégories repères pour les actions à entreprendre, telles que l’inefficience économique et le gaspillage, l’injustice sociale et la destruction du lien social, la non-viabilité écologique, la situation de domination ou de dépendance politique, et ainsi de suite.

10Mais on comprend bien que c’est justement à partir de l’identification de tels problèmes et de l’analyse spécifique qui en est faite que la recherche d’« alternatives de développement » va prendre son sens concret : car ce sont bien des questions concrètes que ces alternatives cherchent à résoudre, et non pas des choix de catégories abstraites. On comprend aussi qu’il n’est guère possible de diagnostiquer des « problèmes » sans se référer à des « valeurs », permettant justement d’identifier, par-delà les difficultés techniques, ce qui soulève des objections éthiques et ce qui n’en soulève pas. D’où l’étape suivante de la démarche méthodologique.

Identification des systèmes de valeurs en présence, des objectifs auxquels ils mènent et des conflits potentiels entre eux

11Le sens de cette étape est le même que pour la précédente : il n’est évidemment pas question d’un inventaire tous azimuts qui se voudrait complet, il s’agit surtout de comprendre (et de faire comprendre) que le modèle dominant de développement repose sur des valeurs spécifiques, discutables, tributaires d’un contexte particulier, qu’elles ne sont donc pas les seules possibles, et qu’il est possible d’envisager et de préparer des choix de valeurs « alternatives », différentes, voire opposées. Choix de valeurs qui peuvent être évoqués ici sous forme d’alternatives simplifiées, du type individualisme/communautarisme, rivalité/solidarité, compétition/égalitarisme, consumérisme/frugalité, recherche/rejet du pouvoir, et ainsi de suite.

12Le risque d’un tel raisonnement est toutefois celui de l’abstraction désincarnée, du jeu philosophique ou rhétorique gratuit. Il pose en outre le problème du mode d’identification des valeurs dominantes en présence dans une société concrète, problème qui ne peut guère être résolu que par le détour que les économistes appellent celui des « préférences révélées », et qui consiste à identifier les valeurs effectivement préférées à partir des choix concrets qui les traduisent (choix de consommation, de pouvoir, d’ambition sociale, d’attitude sociale, etc. ). D’où l’intérêt de ne pas se perdre dans les alternatives abstraites et de tenter plutôt de distinguer et d’opposer de grandes catégories d’objectifs de développement, du type des suivantes :

  • accumulation de la richesse matérielle et financière, ou recherche de la « qualité de la vie » et satisfaction prioritaire d’un nombre limité de besoins considérés comme essentiels ;

  • priorité à la rentabilité et à la maximisation du profit marchand, dans la règle du « chacun pour soi », ou référence à des objectifs collectifs de justice sociale, ou d’équilibre social, comme la réduction des inégalités et l’élimination des situations d’exploitation inacceptable ;

  • usage accéléré des ressources naturelles ou respect des équilibres écologiques, non pas dans les discours, mais dans l’allocation pratique des ressources que traduisent les habitudes d’une société (a-t-on réfléchi, par exemple, à ce que supposait l’exaltation de la voiture individuelle à travers les manifestations de prestige que sont les « salons de l’auto » et autres courses de formule 1 ?).

Objectifs généraux de politique économique

13Les objectifs de développement évoqués ci-dessus se traduisent eux-mêmes en objectifs de politique économique, qu’il est possible de regrouper autour de quelques « thèmes » concrétisant encore davantage les « alternatives » dans les politiques ou les stratégies de développement. Ces thèmes sont notamment les suivants :

    • 4 Au sens classique de R.H. Tawney, The Acquisitive Society, New York, Harvest Book, 1920.

    La croissance économique, c’est-à-dire la croissance de la valeur ajoutée totale ou du revenu total : le taux agrégé et sa maximisation constituent-ils bien l’objectif central de la politique de développement, sa condition nécessaire et suffisante, ou bien faut-il les considérer comme de simples moyens de contrôle de l’équilibre par rapport à des objectifs de croissance plus désagrégés (au niveau des secteurs, des branches, voire d’une production particulière) ? La variable du taux agrégé occupe une place essentielle dans le modèle dominant, et elle mesure d’ailleurs plus que toute autre l’étendue de la domination de ce modèle : il est bien difficile aujourd’hui de trouver une stratégie gouvernementale ou internationale qui ne transforme pas le taux global de croissance en critère central de son action. La croissance est pratiquement assimilée au développement : progrès social = acquisition privative, par les individus, de quantités accrues de biens et de services, d’où l’idée de « société acquisitive »4. Aujourd’hui, cette prédominance systématique n’étonne plus personne, mais elle est cependant très surprenante : un taux global de croissance est-il plus important que le contenu spécifique de production auquel il correspond ?

  1. La répartition correspond à un deuxième ensemble d’objectifs : répartition, entre les groupes sociaux, des pouvoirs, des revenus et des droits d’accès aux fruits de la croissance, et plus globalement du progrès social ; cette répartition s’apprécie notamment selon son degré d’égalitarisme, et plus généralement selon les critères de discrimination sociale qui la fondent(dans les politiques de revenus, dans celles de la fiscalité et des services publics, dans la protection sociale et juridique, etc. ).

  2. L’une des formes majeures de cette répartition du pouvoir de décision dépendra du rôle donné aux grandes institutions de régulation, en particulier à celles du marché et de l’Etat, ainsi que de leur mode de combinaison au sein de ce qu’on appelle traditionnellement l’économie mixte. Ce mode de répartition du pouvoir n’est évidemment pas étranger à la détermination du contenu de la production et de sa croissance, puisqu’il détermine notamment le mode d’expression des besoins (selon le critère de la demande individuelle solvable, ou selon les critères d’organisation du processus politique), l’importance du critère de la rentabilité dans le choix des offreurs, les conséquences pratiques de la « financiarisation » des économies, etc. On reviendra plus loin sur cette question cruciale, qui est à nouveau de nature politique dès lors que l’on raisonne sur des alternatives de développement et que l’on doit donc répondre à la question : de qui, de quels décideurs dépendent les choix de ces alternatives ?

  3. Le degré d’ouverture des économies nationales vers l’extérieur, ou – pourparler le langage actuel de la « globalisation » qui considère cette intégration comme la solution unique – le degré d’intégration de ces économies nationales dans l’économie mondiale et son réseau d’échanges, en particulier par rapport aux flux de commerce, de capitaux, de technologie et de migration, et plus largement par rapport à l’ensemble des influences extérieures(culturelles, politiques et autres). A nouveau, le choix d’un degré d’ouverture paraît aujourd’hui particulièrement significatif, parce que le modèle dominant suppose une ouverture maximale (sauf en matière de migration), et qu’on peut ainsi imaginer de multiples degrés alternatifs d’ouverture sélective (entre cette ouverture maximale et la fermeture totale que constituerait une politique d’autarcie).

  4. L’horizon temporel des décisions est lui aussi déterminant, à la fois dans le choix des productions et des avantages recherchés, dans celui des coûts que les décideurs sont prêts à consentir, et bien sûr dans la répartition de ces avantages et de ces coûts entre les groupes sociaux (les consommateurs et les investisseurs, les jeunes et les vieux, les générations présentes et les générations à venir, et ainsi de suite).

  5. A ce choix d’horizon temporel peut également se relier le choix – fondamental pour la viabilité écologique des modes de développement – des attitudes vis-à-vis de la nature, de ses ressources et du processus d’entropie qui les affecte : choix qui se traduit très pratiquement dans les attitudes envers la forêt, l’eau, la terre, l’air, les minerais, etc. Mais les âpres discussions périodiques autour du prix du pétrole n’ont, aujourd’hui, pas grand chose à voir avec des considérations de viabilité écologique.

14Avant de poursuivre le raisonnement, insistons sur deux faits importants concernant le modèle dominant, à propos de ces catégories d’objectifs.

15En premier lieu, si on parle de choix « alternatifs », c’est bien parce que la pensée et la doctrine politique sur le « développement » sont pratiquement monopolisées aujourd’hui par un courant dominant (même si l’on peut distinguer quelques « sous-courants » en son sein), celui du néolibéralisme, dont la « recette » en matière de développement demeure d’une simplicité confondante en dépit des torrents de littérature qui prétendent la nuancer. Cette recette peut se résumer en quelques mots clés : croissance, industrialisation, investissement en capital, marché, intégration dans l’échange international. En réponse aux critiques qui lui sont faites, elle « s’enrichit » de quelques formules supplémentaires concernant divers risques, que les responsables ne souhaitent d’ailleurs guère dramatiser : celui de l’inégalité (mais il y a la lutte contre la pauvreté), celui de l’homogénéisation (mais la liberté de choix du consommateur demeure une valeur fondatrice), celui de la dégradation écologique (elle est réduite à l’environnement immédiat, traitable à l’aide de mécanismes marchands).

16En deuxième lieu, on peut constater que ce n’est pas par hasard si les composantes de base de ce modèle sont présentées comme indissociables, justement parce qu’elles sont liées par une logique d’ensemble. En revanche, le modèle ne reconnaît pas les relations de causalité entre ces composantes et les risques qu’il veut bien admettre (par exemple entre la croissance marchande et l’accroissement des inégalités, ou entre l’industrialisation et le risque écologique, ou entre l’intégration et l’homogénéisation) : ceux-ci demeurent considérés comme exogènes, d’où la bonne foi apparente des maîtres du modèle pour les combattre. Mais on peut se demander s’il est possible d’éliminer l’exclusion dans une société acquisitive fondée sur la compétition : le problème du modèle dominant est peut-être moins, en définitive, celui de la pauvreté que celui de la richesse…

17Or c’est bien de ce cadre simpliste que l’on prétend sortir lorsque l’on recherche des « alternatives de développement ». Mais la difficulté de sortir du modèle n’est pas seulement une question d’intérêts, ni même seulement une question d’imagination : c’est aussi une question de cohérence globale. D’où le caractère global de la réflexion intellectuelle nécessaire.

Quelle base sociopolitique ?

18Revenons maintenant aux possibilités concrètes de choix alternatifs, en dépit de cette cohérence apparemment inattaquable du modèle dont il faut se dégager. Mais qui va prononcer de tels choix ? Les hommes bien sûr, puisque ce modèle est leur œuvre (même si cette œuvre est parfois légitimée à l’aide d’arguments de droit quasi divin, ou au moins de droit naturel). Quels hommes ? Pas ceux qui bénéficient de la situation actuelle, bien entendu : pourquoi en demanderaient-ils le changement ? Les marginaux, les opposants, les exclus, les indifférents ? Mais comment, et dans quelles conditions, une volonté politique suffisante pourrait-elle émerger ?

19Car il faut admettre que le problème n’est pas simple. On ne change pas une société par décret, a-t-on répété à l’envi : encore moins un système économique et social extraordinairement puissant, cohérent et affichant des ambitions planétaires. Il faut donc revenir à une analyse plus précise, et peut-être moins inspirée de romantisme révolutionnaire : il faut se demander de quelles décisions dépendent, en définitive, les possibilités de changement que l’on désigne ici sous le terme global d’« alternatives de développement ». Et c’est là que le défi se révèle un peu plus compliqué qu’on le croit généralement.

20Problème vieux comme le monde : de quelles décisions dépend la promotion de l’« intérêt général » (et donc les choix alternatifs pour la réalisation du progrès social) au sein d’une collectivité ? Des pouvoirs publics, dont c’est la mission essentielle, affirment les uns ; de chacun des individus, la somme des intérêts particuliers constituant l’intérêt général (pour autant qu’il y ait une règle d’arbitrage lorsque les intérêts sont contradictoires), rétorquent les autres. L’analyse concrète des processus de « développement » ou de « progrès social » suggère toutefois de nuancer ces positions simplistes ; elle suggère plutôt la prise en considération d’une pluralité de niveaux de décision, et donc de responsabilités, dont dépendent les possibilités de changement social. Ces niveaux sont notamment les suivants :

  • les choix des individus en tant que consommateurs individuels (par exemple mon attitude vis-à-vis de la mode vestimentaire, des loisirs, de la voiture, de ma sécurité…), et aussi en tant que participants potentiels à l’activité productrice (dans la spécialisation que je choisis, dans la rémunération que j’exige, etc.) ;

  • les choix des individus en tant que membres de groupes particuliers divers(groupes familiaux ou ethniques, associations, classes sociales, appartenance religieuse, groupements professionnels ou autres) : mimétisme, respect des règles du groupe, évaluation des conditions du prestige social ; altruisme, solidarité, disposition au partage… ; il faut y ajouter les choix de ces groupes particuliers eux-mêmes lorsqu’ils se donnent une organisation de leur propre pouvoir de décision (par exemple un syndicat, ou une association) ;

  • les choix des individus en tant que « citoyens », c’est-à-dire en tant que membres de collectivités publiques, par rapport aux valeurs de base et aux objectifs attribués à cette collectivité publique (par exemple le maintien des traditions et des hiérarchies, ou la volonté de puissance, ou la promotion d’une justice sociale plus grande, ou une ouverture accrue vers l’extérieur…) ;

  • les choix des collectivités publiques elles-mêmes (aux niveaux local, régional, national, supranational…), avec l’appareil de décision qui leur est propre et les fonctionnaires et techniciens qui les appuient.

21On constate bien sûr que ces appareils publics jouissent d’une certaine autonomie de manœuvre par rapport aux décisions de leurs mandants : c’est évidemment pour cette raison qu’on a finalement considéré les Etats comme responsables des choix alternatifs de développement. Mais il s’agit là d’une simplification outrancière : si l’on considère l’ensemble de la structure de responsabilités esquissée ci-dessus, on ne doit certes pas nier la responsabilité centrale des pouvoirs publics dans la promotion de l’intérêt général (puisqu’ils n’ont pas d’autres fonctions, en théorie) ; mais on voit que dans le choix des orientations futures de cet intérêt général, c’est-à-dire dans le choix des alternatives de développement, cette responsabilité centrale des pouvoirs publics ne peut s’exercer qu’à condition de réaliser la mobilisation politique des autres acteurs responsables, c’est-à-dire de pratiquement tout le monde, à des degrés divers.

22Les lieux qui se prêtent à une telle mobilisation politique sont en pleine mutation, mais la situation n’est pas claire : quelle est la place relative, dans les débats actuels, des instances politiques officielles traditionnelles, des organisations internationales, des médias, des milieux associatifs, de la rue, ou des forums mondiaux (qu’il s’agisse de Davos ou de Porto Alegre) ?

Conclusion provisoire

23La tâche qui consiste à imaginer, promouvoir et mettre en œuvre des « alternatives de développement » apparaît ainsi beaucoup plus difficile que l’image d’Epinal qui en fut longtemps proposée, celle d’un chef d’Etat signant un plan de développement réputé novateur… Au moins faut-il comprendre que toute transformation des perspectives de développement d’une société ne peut résulter que d’un processus complexe, dont l’organisation suppose une méthode. Mais depuis le naufrage de toutes les méthodes passées de « planification du développement », pour cause de tempête néolibérale, il n’y a plus de méthode, il n’y a même plus de raisonnement systématique sur ces perspectives.

24Il ne s’agit certes pas de prétendre résoudre ce problème ici. Je propose toutefois une conclusion provisoire autour de quelques idées simples, qui concernent à la fois l’élaboration des stratégies et la conception des études en matière de développement :

251. La question des choix alternatifs de développement est d’une importance cruciale pour l’avenir de nos sociétés, mais elle est difficile parce que marquée d’une très grande complexité, à la fois dans les composantes du développement qu’elle met en question, et dans les responsabilités auxquelles elle fait appel. D’où la nécessité de définir une méthode d’approche de ces choix.

262. Les composantes du développement qui peuvent faire l’objet de tels choix se situent à divers niveaux, depuis les valeurs fondatrices de l’ordre social jusqu’aux modalités pratiques des stratégies des principaux acteurs. D’un point de vue plus spécifiquement économique, on peut cependant identifier un certain nombre de thèmes méritant une attention spéciale de ce point de vue :

  • celui de la définition des objectifs du développement, en particulier ceux de la croissance (en rythme et surtout en contenu), de la répartition (du pouvoir, des rôles et des moyens d’accès aux biens et services, marchands ou collectifs) et de la viabilité écologique ;

  • celui de la place accordée aux modes de régulation de l’économie, marché, processus politique, ou autre ;

  • celui du degré d’ouverture de l’économie nationale par rapport à l’économie mondiale.

273. La multiplicité des responsabilités impliquées dans le choix d’alternatives de développement ne supprime pas le fait que la responsabilité d’ensemble du processus de promotion de l’intérêt général et du progrès social incombe en priorité aux pouvoirs publics, mais il faut adapter, en fonction de chaque société, les modes de mobilisation politique des divers acteurs ;ces modes appellent au préalable une généralisation du débat politique sur le développement, mais il faut identifier les lieux qui se prêtent le mieux à un tel débat.

284. La réflexion intellectuelle – sur les concepts, les théories, les raisonnements, l’exploration des marges de manœuvres permises par les exigences de cohérence – et l’expérimentation sociale pratique constituent des conditions préalables indispensables à la progression de ce débat politique et à la mise en œuvre de nouvelles orientations du progrès social. Ces orientations ne naîtront donc pas du seul cerveau de quelques chercheurs, pas plus que du comportement d’un groupuscule de marginaux : c’est bien l’exigence d’une conjonction de multiples éléments favorables qui rend l’émergence d’ « alternatives de développement » tellement aléatoire.

29Tout cela ne constitue, bien sûr, ni une solution pratique, ni une recette pour sortir du labyrinthe. Je propose donc une remarque finale, pour rappeler la perspective limitée qui est adoptée dans ce texte.

  • 5 Blaise Pascal, Pensées, 21.

30Cette perspective est faite à la fois de conviction et de scepticisme : conviction profonde quant à la nécessité urgente d’orientations nouvelles pour le progrès de nos sociétés : scepticisme devant le torrent de discours sur ces alternatives et l’extraordinaire faiblesse de leur mise en œuvre. D’où l’idée de base de ce Cahier, qui s’interroge sur la méthode de construction de telles alternatives et les conditions de traduction dans la réalité. Mais inévitablement cette priorité accordée aux considérations de méthode va paraître quelque peu aride : elle relève de ce que Pascal appelait l’ « esprit de géométrie », raisonnant par nécessité sur les principes, par opposition à l’ « esprit de finesse » pour lequel «  les principes sont dans l’usage commun et devant les yeux de tout le monde »5.

31J’ai cru nécessaire de revenir ici à quelques principes de « géométrie » sur ce thème difficile des alternatives de développement, mais je souhaite, avec d’autant plus d’intensité, que la réflexion collective entreprise dans ce Cahier soit davantage inspirée de l’ « esprit de finesse ».

Notes

1 Au sens proposé par Rolf Steppacher dans « La résistible imprécision des notions économiques », in Christian Comeliau (dir.), L’économie à la recherche du développement. Crise d’une théorie, violence d’une pratique, Les Nouveaux Cahiers de l’iuéd, nº 5, Genève, iuéd ; Paris, PUF, 1996, pp. 39-52.

2 Le Petit Robert définit notamment le tragique dans les termes suivants : il « évoque une situation où l’homme prend douloureusement conscience d’un destin ou d’une fatalité qui pèse sur sa vie, sa nature ou sa condition même ».

3 D’où l’équivoque, on le voit, des considérations homogénéisantes du type développement dans le monde, formule popularisée par le rapport annuel du PNUD qui porte ce titre. Ce sont pourtant de telles considérations qui fondent les diagnostics les plus usuels. On peut s’étonner, d’ailleurs, de l’insistance des auteurs du rapport du PNUD sur l’approche du développement en termes de « choix », mais cette approche s’inspire d’Amartya Sen, qui lui-même n’insiste guère sur la notion de « modèle de développement » (malgré la traduction française du titre de son ouvrage Development as Freedom en Un nouveau modèle économique).

4 Au sens classique de R.H. Tawney, The Acquisitive Society, New York, Harvest Book, 1920.

5 Blaise Pascal, Pensées, 21.

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