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Brouillons pour l’avenir

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Christian Comeliau

Lignes

Supplique pour ne pas enterrer l’espoir qu’un autre monde est possible

Jean-Luc Maurer

Texte intégral

1Un autre monde est-il possible, comme le clament avec force et conviction les foules de plus en plus nombreuses qui se pressent depuis trois ans au Forum social mondial (FSM) de Porto Alegre ou qui ont manifesté récemment à Genève et ses environs pour protester contre le sommet du G8 organisé à Evian ? Vu l’évolution funeste et consternante de notre monde depuis qu’il a franchi le seuil du siècle nouveau, il est sérieusement permis d’en douter. La faute en incombe principalement au gouvernement des Etats-Unis, la superpuissance sortie triomphante de la guerre froide, qui est hélas tombé en 2000aux mains d’une dangereuse clique composée de néoconservateurs messianiques et de fondamentalistes religieux. L’effroyable attentat terroriste de New York en septembre 2001 et le traumatisme qu’il a infligé aux États-uniens ont permis à ces apprentis sorciers de sortir de leurs tiroirs le projet dément d’hégémonie mondiale qui y sommeillait depuis dix ans. Dès lors, ils s’emploient à accélérer la fuite en avant de la planète dans l’impasse où elle s’est engagée voilà déjà trop longtemps et vers la catastrophe qui l’attend inéluctablement au bout du chemin, si la vapeur n’est pas rapidement inversée. La guerre d’agression unilatérale qui a écrasé l’Irak en moins d’un mois, déclenchée au mépris de la légalité internationale et contre la volonté d’une grande majorité des nations et des peuples du monde, constitue un point de basculement dont on ne mesure pas encore toutes les conséquences.

  • 1 Le Temps, 23 avril 2003.
  • 2 Pascal Quignard, dans Les ombres errantes, Paris, Grasset, 2002.

2Ce pays, qui prétend être la première démocratie du monde, a décidé d’imposer ce qui reste « le moins mauvais des systèmes politiques » au peuple irakien, rendu déjà exsangue par dix ans d’un embargo cruel et inutile. L’immense coût humain de cette guerre restera secret. Que certains l’aient qualifiée de « guerre humanitaire » en dit long sur la régression morale de notre humanité. En fait, après cette première manifestation de re-colonisation impérialiste et vu la manière dont l’actuel locataire de la Maison-Blanche est arrivée au pouvoir, continuer à présenter les Etats-Unis comme un modèle démocratique relève de l’aveuglement ou de l’imposture. Il est grand temps de réexaminer cette image d’Epinal car la société nord-américaine contemporaine est fondée essentiellement sur le profit à outrance et le consumérisme à crédit. Certes, elle offre toujours une relative liberté, mais cette dernière est surtout réservée aux personnes qui ont assez d’argent pour se l’offrir. Par ailleurs, elle considère désormais que l’égalité est un frein au progrès et prône résolument l’inégalité comme vertu cardinale. Enfin, elle a tourné le dos à la fraternité pour promouvoir une compétition forcenée débouchant sur un individualisme égoïste et mortifère pour le lien social. Sur cette base, on peut donc légitimement se demander si la démocratie nord-américaine n’est pas agonisante ou en train d’évoluer vers un système « fascistoïde », comme l’a récemment écrit dans Le Temps Victor-Yves Ghebali1, pourtant insoupçonnable d’anti-américanisme primaire. On peut même être enclin à voir dans cette évolution récente un retour à l’intolérance originelle des Pères fondateurs, imposant la volonté divine par le fer et le feu, et à donner raison au jugement encore plus sévère et radical d’un Pascal Qui gnard qui n’hésite pas à écrire : « La liberté de conscience ne compta pas au nombre des bagages transportés sur le Mayflower. La démocratie n’a jamais traversé l’Atlantique. »2

3C’est pourtant cette puissance dominante, pour l’instant sans rivale, qui imprime sa volonté au reste du monde et l’entraîne vers l’abîme. Les choses n’allaient certes pas pour le mieux depuis que la vague de néolibéralisme s’était progressivement étendue au monde entier voici une vingtaine d’années mais, depuis le début du troisième millénaire, il faut bien constater qu’elles s’orientent résolument vers le pire. Cela ne peut manquer d’interpeller une institution comme l’iuéd, qui s’efforce depuis plus de quarante ans de promouvoir la paix, la justice sociale et le respect de la nature, à travers son enseignement, ses recherches et son action concrète sur les terrains proches et lointains où elle est engagée. Devant la violence érigée en principe de gestion universelle et le scandale des inégalités croissantes aux quatre coins de la planète, il est difficile de ne pas reconnaître que nous avons pour l’instant échoué à faire triompher les idéaux humanistes et de solidarité internationale que nous prônons. Un tel constat peut susciter trois attitudes. La première est la résignation : baisser les bras et rentrer dans sa coquille pour cultiver son jardin, en se disant que l’homme est décidément fou et suicidaire, que la catastrophe est inéluctable, et qu’on ne peut rien faire pour l’empêcher. Cette position est compréhensible, voire sympathique quand elle émane du sage qui se replie dans la lecture et la méditation, mais elle relève aussi d’un certain égoïsme et du « chacun pour soi et, après moi, le déluge ». La deuxième attitude est la révolte : prendre les armes ou recourir à des méthodes violentes pour protester contre le cours des choses, tenter de l’enrayer ou au contraire de l’accélérer pour assister au « grand soir » et au lever d’une « aube radieuse » sur un monde nouveau, fondé sur d’autres principes, conformes aux idéaux de paix et de justice. On peut également la comprendre, surtout de la part d’une jeunesse désespérée et sans perspectives. L’histoire cependant nous enseigne que le recours à la violence fait toujours le lit de la tyrannie, qu’elle avilit ses protagonistes et asservit la société. La troisième attitude est la persévérance :ne pas se soumettre à l’ordre dominant et remettre l’ouvrage sur le métier, ense disant que « Rome ne s’est pas faite en un jour » et qu’un autre monde reste possible, que l’homme finira bien par apprendre de ses erreurs, qu’il faut poursuivre le combat par des moyens pacifiques, par la force des idées nouvelles et des expérimentations sociales concrètes, que la vraie démocratie se reconstruit par le bas et que toute avancée, même modeste, est une victoire importante. C’est bien sûr, sans hésitation, la voie choisie par l’iuéd.

  • 3 European Association of Development Research and Training Institutes, dont l’iuéd est l’un des memb (...)
  • 4 Nous avions déjà participé à la première édition du GDN à Bonn en 2000 et à la deuxième à Tokyo en (...)

4C’est la raison pour laquelle notre Institut – sur la base d’une légitimité acquise depuis sa création dans l’étude critique du développement – a été l’une des toutes premières institutions universitaires du Nord à s’engager dans une réflexion sur les alternatives à la mondialisation néolibérale, en participant au 2e FSM qui s’est tenu en février 2002 à Porto Alegre. La décision de suivre cette voie a été prise de manière suffisamment particulière pour qu’on la raconte. Conformément à la stratégie adoptée au sein de l’EADI3, la direction de l’iuéd avait prévu de participer à la troisième édition du Global Development Network (GDN), organisée par la Banque mondiale à Rio de Janeiro en décembre 20014. Mais lorsque son programme fut rendu public fin2001, il est vite apparu qu’il n’y avait rien de nouveau à attendre de cette troisième cuvée sous le soleil brésilien. Quitte à se rendre au Brésil, il sembla plus intéressant et plus utile pour l’iuéd de participer à la grande réunion alternative organisée deux mois plus tard dans la capitale industrielle du Rio Grandedo Sul, plutôt que de « faire des ronds de jambe » et ronger son frein dans un hôtel luxueux de Copacabana.

5Lors de ce 2e FSM, la participation de l’iuéd, organisée dans la hâte, s’est limitée à la tenue d’un modeste atelier de deux heures sur le thème suivant : « Quelle formation pour les acteurs d’un développement alternatif ? » Cela nous a alors convaincus que les instituts universitaires de formation et de recherche, encore peu présents dans la dynamique en cours, devaient y occuper une place importante. Plus largement, cette première participation au FSM nous a rendu l’espoir qu’un autre monde était effectivement possible. La formidable énergie créatrice des 50’000 personnes engagées dans une réflexion collective à travers les centaines de petits ateliers et les dizaines de grands séminaires organisés pendant les cinq jours du forum ne pouvait être que roborative. L’impression que nous avions de participer à l’émergence et à la structuration d’un mouvement citoyen universel, porteur des valeurs d’une mondialisation alternative, a naturellement constitué un antidote efficace à la morosité et au découragement. Malgré les contradictions patentes entre plusieurs tendances politiques et les tentatives manifestes de récupération de certaines d’entre elles, nous avons éprouvé le sentiment de voir sortir des limbes, dans la douleur d’un débat critique et d’un processus itératif, des propositions alternatives concrètes et novatrices pour le développement mondial. En dépit du flou artistique entourant encore de nombreux thèmes abordés, nous avons aussi eu la conviction d’assister à des percées très encourageantes en matière d’économie sociale et solidaire, d’abolition sélective et raisonnée de la dette, de définition des mécanismes de contrôle international des mouvements erratiques de capitaux, de lutte contre le saccage de l’environnement ou le contrôle monopolistique des réseaux d’information et des médias. Bref, nous avions fait une expérience salutaire, partagée avec une jeunesse d’avant-garde qui cherchait à donner un autre sens à sa vie en construisant une société mondiale de paix et de justice.

6Au même moment se tenait le World Economic Forum (WEF), exilé des palaces de Davos au Waldorf Astoria de New York, autant pour marquer une certaine solidarité avec une ville encore sous le choc de la destruction de ses tours jumelles que pour exercer un chantage envers le gouvernement suisse, jugé trop pingre dans le financement de la sécurité des maîtres du monde. Alors qu’une foule enthousiaste exprimait son espérance d’un monde meilleur et sa joie au son de la samba dans les rues de Porto Alegre, la sinistrose régnait parmi les tristes docteurs Diafoirus venus se pencher à Manhattan au chevet d’une économie mondiale en voie de récession et encore groggy devant le terrorisme. Signe des temps changeants, les télévisions, radios et journaux de nombreux pays ont pourtant accordé plus de place à ce qui se passait aux confins de la pampa qu’à la lisière de Central Park. Habitués à être sous les feux de la rampe, les « décideurs globaux » du WEF ont pour la première fois dû partager la vedette avec les altermondialistes du FSM. Sur place, il était d’ailleurs à la fois intéressant et cocasse de constater que les foules bigarrées du FSM se souciaient ostensiblement comme d’une guigne des débats de New-York alors que les participants en costumes sombres du WEF semblaient avoir les yeux braqués sur Porto Alegre. L’image véhiculée par les médias du monde entier a révélé que l’imagination, les idées novatrices, l’enthousiasme et l’espoir étaient d’un côté, la langue de bois, les incantations éculées et la sclérose de l’autre.

7Fort de cette première expérience, il a été décidé que l’iuéd enverrait une délégation plus importante au 3e FSM en 2003 et y organiserait un séminaire de plus grande envergure sur le rôle des instituts de recherche et de formation dans la quête de solutions alternatives au développement dominant. Grâce au généreux soutien financier de la Ville de Genève, quatre collègues ont donc fait le voyage de Porto Alegre où ils ont animé, avec six autres représentants du milieu associatif genevois, un séminaire d’une demi-journée, intitulé « Penser et agir autrement : pour des alliances politiques entre centres de recherche et de formation et organisations de la société civile ». Cette plateforme affirme que la définition d’un nouveau paradigme de développement doit s’appuyer sur une analyse plus large et novatrice de la réalité. D’où la proposition de faire collaborer plus étroitement les chercheurs en sciences sociales et les acteurs du changement social. Le séminaire a ainsi permis d’approfondir la réflexion à l’aide de divers exemples tirés à la fois du domaine de la recherche (rôle des critères du marché, critique de la notion de propriété, analyse des inégalités et de la pauvreté en relation avec la richesse) et du champ de l’action (entreprises d’économie solidaire pour le logement ou la réinsertion socioprofessionnelle, lobbying politique auprès des grandes organisations internationales, nouvelles formes de coopération au développement).Selon la décision de décentralisation du FSM prise à Porto Alegre l’année précédente, cette plate-forme genevoise a décidé de poursuivre sa réflexion dans le cadre des forums lémaniques, suisses et européens pour préparer une manifestation de plus grande envergure lors du 4e FSM, qui se tiendra à Bombay en 2004. Plus généralement, il s’agit de favoriser la constitution progressive d’un réseau d’alliances locales, nationales et internationales entre chercheurs et praticiens qui « pensent autrement pour agir différemment ». C’est un travail de longue haleine, qui demande patience et persévérance et qui refuse la formule choc lancée en son temps pour justifier la fuite en avant dans un libéralisme sans bornes : TINA, There Is No Alternative.

8Toutefois, pour avoir une chance d’infléchir un jour le cours des choses dans le sens souhaité, il est indispensable que tous ceux qui partagent le même idéal d’un autre monde de justice et de paix sachent mettre une sourdine à leurs différences d’interprétation et autres querelles de chapelle. Autant il est salutaire, par souci de clarté et de cohérence, de pousser le débat intellectuel dans ses derniers retranchements et de confronter les points de vue divergents au sein d’un même courant de pensée, autant il devient indispensable de joindre ses forces et de serrer les rangs quand l’adversaire commun devient aussi puissant et hégémonique. Certes, on peut légitimement douter, comme le font plusieurs auteurs de ce Cahier, que la réflexion encore confuse développé eau sein du mouvement de l’altermondialisation permette vraiment de sortir du paradigme dominant du développement. Néanmoins, il ne faut pas se tromper d’adversaire et il est devenu urgent de concentrer la force de la pensée critique sur le camp adverse, en remettant à plus tard les explications sur les différences d’approche et de méthode entre partisans du projet d’un autre monde, plus juste et solidaire. A vrai dire, ce problème se pose déjà de manière aiguë depuis que la vague néolibérale a commencé à déferler sur la face de la terre, mais il est urgent et vital de le résoudre depuis que la puissance hégémonique « primordiale » a lancé sa croisade militaire, politique, économique et idéologique pour imposer son mode de pensée, son système de valeurs et ses intérêts financiers au reste du monde. Face à l’alliance d’un prétendu « axe du bien » contre celui du mal et aux Cassandres qui prophétisent un « clash des civilisations », il faut unir les forces de tous les véritables démocrates de la planète, quelle que soit leur appartenance culturelle ou religieuse, pour s’opposer aux fondamentalistes de tout poil dans leur combat haineux contre une humanité plus fraternelle.

  • 5 La grande désillusion, Paris, Fayard, 2002.
  • 6 Voir notamment « What America and France Share », New York Times, 28-29 avril 2002, ou encore « Ala (...)

9Malgré ses contradictions et en dépit de sa confusion apparente, la dynamique lancée au sein du mouvement altermondialiste est un point de départ. Désormais, il faut approfondir la réflexion, proposer des solutions alternatives concrètes et réalistes, et élargir l’alliance, pour y inclure les mouvements citoyens de tous les pays et les personnalités de bonne volonté qui se tiennent encore à l’écart. Ainsi, le FSM, jusque-là dominé par les représentants des sociétés civiles brésilienne, française et italienne, a franchi un cap important en 2003 avec l’arrivée en force à Porto Alegre des organisations non gouvernementales asiatiques et surtout nord-américaines. Car ne nous y trompons pas, rien ne sera possible sans la mobilisation des quelque 30 % de citoyens états-uniens résolument opposés aux dérives impérialistes et liberticides d’une administration qu’ils n’ont majoritairement pas élue et dont ils sont les premières victimes. L’année prochaine à Bombay, l’immense mouvement associatif de l’Inde et du reste du sous-continent se mobilisera massivement et de nombreux pays d’Asie viendront renforcer le FSM, préparant la voie à une Chine dont la société civile s’organisera tôt ou tard et en rejoindra les rangs. Les perspectives d’élargissement sont aussi favorables si l’on considère les personnalités de premier plan qui ont pris une distance critique à l’égard du libéralisme, face à la funeste tournure des événements. On peut même imaginer que d’éminents économistes américains appartenant jusqu’à tout récemment à la tendance dominante, comme Joseph Stiglitz, Paul Krugman ou Jeffrey Sachs, ne soient peut-être pas loin de franchir le pas. En effet, le premier, Prix Nobel d’économie, ancien économiste en chef de la Banque mondiale, est devenu le plus féroce critique de l’ineptie des politiques de rigueur du FMI5 ; le deuxième, chantre d’un libre-échange bénéfique pour tous, a pris des positions fortes contre les violations des libertés civiles dans son pays6 ; le troisième, revenu des errances de la « thérapie de choc » qu’il préconisait pour la Pologne, s’est converti en avocat de la protection de l’environnement, lors du dernier Sommet de la Terre à Johannesburg. Après avoir assisté à la mue spectaculaire de l’ancien gourou de Wall Street, George Soros, en procureur contre la spéculation financière et l’instabilité du marché international des capitaux, on ne peut plus vraiment désespérer de voir la lumière poindre à l’horizon.

  • 7 Réseau universitaire international de Genève, qui regroupe l’Université, l’Institut universitaire d (...)

10Dans cette vaste mobilisation contre les abus de la mondialisation néolibérale et les dangers de l’hégémonisme nord-américain, pourquoi ne pas imaginer convaincre à terme la Banque mondiale et les agences concernées des Nations unies de cesser de s’abattre sur les pauvres sous prétexte de les aider, pour se concentrer sur le principal problème économique et social du dernier quart de siècle, à savoir la montée vertigineuse des inégalités partout dans le monde ? Plutôt que de s’évertuer à identifier à grand-peine les plus pauvres des pauvres, pour découvrir à chaque fois que l’on est incapable de leur venir réellement en aide, ne faudrait-il pas se pencher sur le scandale des super-riches, petite minorité qui affiche dans chaque pays, avec impudence et indécence, une opulence sans limites ? Comment ne pas être frappé par le fait que l’exclusion croissante au sein des classes laborieuses ainsi que le laminage des classes moyennes vont de pair avec l’enrichissement phénoménal d’une poignée de privilégiés bénéficiant de rentes spéculatives ou de chefs d’entreprises multinationales se servant des salaires mirobolants ? C’est d’ailleurs pour analyser ce grave problème qu’un projet de recherche de l’iuéd, financé par le RUIG7 et intitulé « Le défi social du développement »,propose une étude comparée de la relation entre croissance économique et inégalités sociales dans le domaine macro-économique et dans les secteurs de la santé, de l’éducation et de la production sociale de cinq pays représentatifs du Sud (Afrique du Sud, Mali et Vietnam), de l’Est (Bulgarie) et du Nord(Suisse).

11Même la Banque asiatique de développement (BAsD), dont la fibre sociale n’est pourtant pas l’atout majeur, a commencé à se pencher sur le problème de l’exclusion lors de la 31e réunion annuelle de l’Assemblée de ses gouverneurs, tenue à Genève en avril 1998. A cette occasion, l’iuéd avait organisé une table ronde intitulée Inclusion or Exclusion : Social Development Challenges for Asia and Europe, à laquelle avaient notamment participé des personnalités comme Sadako Ogata, alors haut-commissaire pour les réfugiés, Mohammad Yunus, fondateur de la Grameen Bank du Bangladesh, et Amartya Sen, professeur à Cambridge et Prix Nobel d’économie. Avec la rigueur de pensée qui le caractérise, ce dernier avait développé une analyse originale, reliant le concept d’exclusion au principe d’égalité si cher aux révolutionnaires français de 1789. Sur cette base, nous avions élargi la réflexion de manière exploratoire et volontairement provocatrice en proposant de travailler à l’élaboration d’un nouvel indice de développement social équitable, baptisé LEF et fondé sur les trois indicateurs de Liberté-Egalité-Fraternité. Probablement jugée trop utopique et difficile à appliquer, cette proposition est restée dans les tiroirs de la BAsD, malgré une référence élogieuse à son « élégance » dans une publication ultérieure du grand homme. Pourtant, bien qu’elle n’ait jamais été appliquée nulle part, la magnifique devise de la République française nous semble toujours constituer aujourd’hui un idéal de développement inégalable. Même si, sur ces trois registres, l’évolution récente des Etats-Unis fait apparaître une régression, comme je l’ai signalé précédemment, la mise en œuvre de cette devise va de pair avec la quête d’un monde plus juste et ne déparerait pas les banderoles des partisans de l’altermondialisation.

12En dehors de cet effort de conceptualisation, c’est aussi l’expérimentation d’actions alternatives concrètes sur le terrain qu’il faut rechercher. Pour résister au modèle actuel et réussir à terme à sortir du paradigme dominant et mortel de notre société mondiale, l’espoir réside dans la conjonction d’une pensée et d’une action novatrices. Ainsi, pour répondre à la question posée au début de ce texte, un autre monde est non seulement possible, mais il est indispensable pour assurer le bien-être de notre descendance et permettre sa survie. C’est indéniablement une œuvre de longue haleine qui demande persévérance et imagination. Il ne faut donc pas se décourager et repartir derechef à l’assaut de la citadelle de la pensée unique et de l’action conformiste, qui sont toujours guidées par la seule quête du profit, de la rentabilité, de l’accumulation et de la productivité. L’iuéd continuera à s’y employer, notamment à travers la réflexion qu’il livre régulièrement dans ses Cahiers à tous ceux qui souhaitent œuvrer dans une telle perspective.

Notes

1 Le Temps, 23 avril 2003.

2 Pascal Quignard, dans Les ombres errantes, Paris, Grasset, 2002.

3 European Association of Development Research and Training Institutes, dont l’iuéd est l’un des membres fondateurs et dont il a assuré le secrétariat de 1987 à 1999.

4 Nous avions déjà participé à la première édition du GDN à Bonn en 2000 et à la deuxième à Tokyo en 2001, et notre scepticisme n’avait fait que croître devant cette « foire du développement » où la plupart des participants ressassaient les poncifs habituels tout en se montrant incapables de peser positivement sur l’évolution de notre monde. Au Japon, le doute ressenti en Allemagne fit place à l’irritation. En effet, bien que cette seconde édition fût intitulée Beyond Economics : Multidisciplinary Approaches to Development, la Banque mondiale proposait une notion assez particulière de la multidisciplinarité et envisageait froidement d’aller « au-delà de l’économie »… exclusivement entre économistes, et de préférence entre ceux qui appartenaient à l’école néolibérale. Les objections soulevées à ce propos par l’EADI furent fort mal accueillies et reçurent le traitement réservé à l’intrus qui empêche les membres d’un club sélect de continuer à vaquer à leurs occupations habituelles et à « réfléchir en rond » entre « gens du même monde ».

5 La grande désillusion, Paris, Fayard, 2002.

6 Voir notamment « What America and France Share », New York Times, 28-29 avril 2002, ou encore « Alan Greenspan, Maestro and Hack », International Herald Tribune, 8-9 février 2003.

7 Réseau universitaire international de Genève, qui regroupe l’Université, l’Institut universitaire de hautes études internationales, l’iuéd et les organisations internationales.

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