Préface
p. xix-xxii
Texte intégral
1Quand, par lʼintermédiaire du Professeur Georges Abi-Saab, Monsieur Ouguergouz mʼa fait lʼhonneur de me demander dʼécrire la préface de son livre, je ne pouvais quʼaccepter. Dʼabord à cause des liens dʼamitié qui me lient à Monsieur Abi-Saab, mais aussi à cause du sujet de lʼouvrage.
2En effet, le problème des droits de lʼhomme en Afrique me préoccupe depuis longtemps. Plus précisément, cʼest en 1960 que jʼai commencé à mʼintéresser de plus près à la situation faite aux hommes et aux femmes face à lʼEtat et à réfléchir sur les normes quʼil conviendrait dʼadopter pour améliorer cette situation et assurer à toute personne humaine vivant en Afrique, des prérogatives qui doivent lui être reconnues du seul fait de sa condition dʼhomme. Mais en outre, jʼai toujours pensé quʼen matière de droits de lʼhomme, la réflexion ne peut pas être séparée de lʼaction ; que, pour mieux cerner les problèmes qui se posent en la matière, les analyser de façon incisive et arriver à des propositions satisfaisantes, il est nécessaire de joindre à cette démarche intellectuelle une action pragmatique nourrie par un militantisme engagé permanent. Ces deux facettes de la problématique des droits de lʼhomme sont inséparables. Au fil de ma lecture de lʼouvrage de Monsieur Ouguergouz, je me suis aperçu que lʼauteur, Algérien de nationalité, vivant en Europe, avait gardé une fraîche authenticité qui lui a permis dʼêtre à même de savoir réellement extirper de lʼombre, les idées essentielles que recouvre la Charte africaine des Droits de lʼhomme et des peuples. Il les a disséquées méticuleusement avec lʼadresse dʼun chirurgien pour livrer chacun de leurs éléments même les plus secrets au lecteur le moins averti. Il a exposé avec une habileté et une élégance dignes dʼéloges les résultats de sa fine autopsie dʼune masse de données qui pouvait facilement entraîner vers les répétitions, la platitude, les lieux communs ou des raisonnements linéaires lassants. Ce ne fut pas le cas. Monsieur Ouguergouz a su éviter ces pièges. Le travail quʼil nous a livré est le résultat de recherches opiniâtres, dʼune compilation exceptionnellement riche et dʼune qualification méthodique et didactique des faits quʼil a découverts et quʼil nous offre dans une livraison plaisante.
3Au fur et à mesure de ma lecture, et malgré lʼimmense littérature qui a déjà été publiée sur la Charte africaine des Droits de lʼhomme et des peuples, il mʼest apparu que ce travail constituait une contribution nouvelle sur la question. Jʼai été dʼautant plus passionné que le style est vigoureux, mais fluide, clair, agréable quand il vous conduit dans les méandres dʼun raisonnement dont on ne perd jamais le chemin choisi par lʼauteur et qui pourtant, à un certain moment, atteint un haut degré théorique.
4M. Ouguergouz a su aborder son sujet par une série de raisonnements dont chaque jalon se rattache au droit international par un fil parfois ténu mais toujours apparent et qui donne à son travail un caractère scientifique qui le range parmi les meilleurs.
5La Charte africaine des Droits de lʼhomme et des peuples est un livre que les étudiants en droit, et même les enseignants, auront à consulter avantageusement. Le plan est logique, équilibré ; les idées se suivent et sʼemboîtent dans une agréable harmonie, chaque partie se terminant par une conclusion qui ramasse lʼessentiel de ce qui a été dit et lʼexpose avec sobriété et clarté. Le mot utilisé est toujours juste, précis, avec souvent, en arrière-plan, une toute petite dose dʼhumour dont lʼauteur a le secret et qui vous encourage à poursuivre votre lecture sans envie de vous arrêter.
6Ce livre paraît au moment où lʼAfrique, après trente années dʼune indépendance ternie par des dictatures civiles et des coups dʼEtat en chaîne de même que par des violations massives des droits de lʼhomme et des peuples, est aujourdʼhui secouée par la recherche des nouvelles marques pour un deuxième départ vers la construction de sociétés démocratiques, respectueuses des droits de la personne humaine. Le continent africain, qui était resté longtemps en dehors du bouillonnement universel qui a conduit en particulier lʼEurope et lʼAmérique du Nord à concevoir et à appliquer une série de règles relatives au bien-être de lʼhomme a, après tant dʼannées, réagi favorablement, poussé par les événements vers les idées majeures de démocratie et de liberté. Longtemps des dictateurs y ont prôné le monopartisme et lʼautoritarisme sous prétexte de sauvegarder lʼunité nationale, la sécurité et le développement pour maintenir les Etats africains en otage du pouvoir personnel et du sous-développement. Mais, depuis quelques années, la démocratie a fait une entrée triomphale dans quelques Etats dʼAfrique et le vent de la liberté qui souffle sur le continent emportera assurément ceux des dictateurs encore existants qui ferment les yeux sur la nécessité dʼaccorder à tous le droit à la liberté sous toutes ses formes et le pouvoir pour le peuple de choisir le mode de gouvernement qui lui plait et les hommes pour le mettre en œuvre. Cette situation a donné aux droits de lʼhomme en Afrique une image nouvelle. Partout les partis politiques se multiplient, les journaux dʼopposition se créent, les critiques les plus osées sont dirigées contre les régimes qui jusquʼà maintenant étaient considérés comme intouchables. Il y a donc aujourdʼhui une nouvelle problématique des droits de lʼhomme en Afrique. Et cette problématique appelle bien entendu des solutions nouvelles dont certaines sont déjà dans lʼouvrage de Monsieur Ouguergouz qui en lʼespèce a fait figure de précurseur. Certes il nʼest pas aisé de répondre à toutes les questions que pose aujourdʼhui la situation des droits de lʼhomme en Afrique. Aucune réponse ne peut encore leur être donnée globalement, par des considérations catégoriques ; mais il est nécessaire dʼavoir une idée précise du phénomène et du discours par lequel sont exprimés leurs divers aspects. Et Monsieur Ouguergouz y est parvenu.
7La colonisation avait imposé des valeurs étrangères qui, au hasard des conquêtes coloniales, et bien quʼissues de la même inspiration occidentale et des mêmes pratiques mercantilistes et impérialistes, avaient épousé les différents caractères des génies propres des nouveaux venus. Les indépendances ont compliqué cette situation par la surimpression de données nouvelles. Les régimes politiques récemment établis se sont différenciés les uns des autres en partant de conceptions politiques opposées de lʼépoque, nourries quʼelles étaient par la guerre froide. Et les idées-force relatives au droit et aux droits de lʼhomme ont noué des alliances et forgé des liens de solidarité avec des idéologies importées modifiées pour les besoins contingents de chaque chef politique qui dicte sa loi. Aussi semble-t-il difficile dans ce contexte africain complexe de ne pas reconnaître une certaine diversité. Mais malgré cette diversité, il est certain quʼà lʼheure actuelle beaucoup de règles fondamentales relatives aux droits de lʼhomme sont partout en Afrique considérées par les peuples africains et par les intellectuels dont beaucoup se sont démarqués du Pouvoir, comme sʼimposant à tous et à travers les frontières, qui du reste ne datent généralement que de la colonisation. Ces règles sont groupées, tout au moins dans lʼessentiel, dans la Charte africaine des Droits de lʼhomme et des peuples, objet des réflexions de lʼauteur du présent livre. Toutes ces questions, si elles ne sont pas abordées, sont pour le moins énoncées par Monsieur Ouguergouz. Et je voudrais, pour ma part, exprimer ma satisfaction de voir que lʼauteur en particulier adhère à lʼidée que je défends depuis vingt ans et selon laquelle le développement économique et social ne peut pas se concevoir sans le respect des droits de la personne humaine : idée majeure sʼil en est, qui se dégage de lʼensemble du travail de Monsieur Ouguergouz.
8Lʼauteur fait aussi ressortir lʼinsuffisance des normes conçues et élaborées dans la Charte. Sa critique est parfois trop sévère. Je me suis expliqué en dʼautres lieux sur ce problème. Il faut simplement retenir quʼen 1981, année dʼadoption de la Charte, lʼAfrique nʼétait pas prête à accepter autre chose que ce qui est contenu aujourdʼhui tant sur le plan matériel que sur le plan institutionnel, dans « La Charte africaine des Droits de lʼhomme et des Peuples ». Par exemple, la « Loi de Lagos », aujourdʼhui bien connue, plaidait pour une Cour africaine des droits de lʼhomme, à lʼimage de la Cour européenne. Mais cette idée nʼa pas été retenue par les rédacteurs de la Charte. Au moment de la conférence de Banjul, au cours de laquelle cette Charte a été élaborée, lʼidée de cette Cour des droits de lʼhomme fut reprise par quelques rares délégations ; toutefois il sʼagissait surtout pour lʼinstitution judiciaire à créer, de ne pas connaître uniquement toute violation des droits de lʼhomme dont les Etats parties se seraient rendus coupables, mais surtout de « juger les crimes contre lʼhumanité et dʼassurer la protection des droits de lʼhomme ». La façon étrange de formuler la compétence de la Cour proposée et les explications fournies à lʼépoque par le principal auteur de la proposition (la Guinée) montraient que ce qui était visé, cʼétait avant tout et surtout lʼapartheid. La proposition fut longuement discutée et finalement rejetée. Le refus de créer une Cour des droits de lʼhomme avait certainement une explication philosophique. En effet en Afrique, on hésite à sʼadresser aux tribunaux pour obtenir une décision coercitive. Généralement, cʼest au cours des palabres que lʼon cherche à trouver des solutions consensuelles aux conflits qui opposent les individus, les familles ou les clans. La justice africaine traditionnelle est essentiellement conciliatoire. Cʼest certainement cette idée que la Charte africaine des Droits de lʼhomme a voulu retrouver et appliquer. Ainsi, en cas de non respect des obligations souscrites par les parties, la procédure qui sʼoffre, comme lʼa si clairement montré Monsieur Ouguergouz, est essentiellement basée sur un dialogue entre les parties en conflit. Le moment est aujourdʼhui venu dʼaccéder à la revendication des jeunes Africains dont fait partie Monsieur Ouguergouz et qui pensent quʼil est indispensable dʼavoir une juridiction pour juger les violations des droits de lʼhomme en Afrique à la demande des victimes et de leurs représentants.
9La lecture du livre de Monsieur Ouguergouz peut conduire à bien dʼautres réflexions. Mais je mʼaperçois que je déborde le cadre habituel dʼune simple préface. Aussi, cʼest ici que je mʼarrête comme à regret, pour féliciter une fois encore lʼauteur et lui souhaiter bonne chance.
Auteur
Ancien Vice-président de la Cour Internationale de Justice

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