Partie II. La notion de « société civile » comme instrument de légitimation à usage interne et externe
Texte intégral
1Au lendemain de la succession, le déficit de légitimité de l’Etat, en particulier le déficit démocratique et la baisse des dépenses publiques, apparaît comme une menace pour la stabilité du régime. Les voix de l’opposition s’élèvent sur la scène nationale. La politique du « Grand Moyen-Orient » du président américain G. W. Bush condamne les pratiques autoritaires du régime syrien. Dans ce contexte, l’ouverture d’un espace à la société civile participe d’une stratégie de légitimation de l’action étatique dont les principaux leviers sont la réforme économique et la libéralisation apparente de l’espace public. Pour le démontrer, il est nécessaire de revenir sur les conditions de l’émergence du discours du gouvernement syrien sur la « société civile ». Dans un premier temps, il apparaît en réaction à l’expression de l’opposition politique lors du « Printemps de Damas ». Puis, en 2005 le 10e plan quinquennal présente la définition officielle de la « société civile » qui circonscrit son champ d’action au développement économique et social. Cette ouverture à la « société civile » ne constitue pas moins un vecteur efficace de légitimation du régime auprès de la communauté internationale.
2. 1. Défis posés par l’opposition syrienne : al-mujtama al-madani vs. al-mujtama al-ahlî
2En Syrie, deux termes désignent la « société civile ». Dans un premier temps, le « Printemps de Damas » a fait entrer al-mujtama al-madani dans l’espace public syrien. En réaction de quoi, le pouvoir a développé une rhétorique concurrente sous le vocable al-mujtama al-ahlî.
2. 1. 1. Al-mujtama al-madani : une société civile d’opposition
Le « Printemps de Damas » et l’entrée de al-mujtama al-madani dans l’arène publique
3Dans les dernières années de la présidence de Hafez al-Assad, les idées de réforme circulent dans les milieux intellectuels syriens, donnant lieu à plusieurs initiatives individuelles audacieuses (Tayyara, 2002-2003). Ce mouvement prend de l’ampleur dans les mois qui suivent la succession. Les forums de discussions fleurissent en divers points de la Syrie. L’objectif de leurs animateurs est de stimuler une réflexion sur la politique syrienne au nom de la « société civile ». Ce « Printemps de Damas » est marqué par la publication de deux manifestes majeurs, le « manifeste des 99 » (27 septembre 2000) et le « manifeste des 1000 » (9 janvier 2001), dont les principales revendications portent sur le changement démocratique, la suppression de l’état d’urgence, la libération des prisonniers politiques et la restauration de toutes les libertés publiques. Dans un premier temps, Bachar al-Assad adopte une attitude de « neutralité positive ». Puis, le mouvement est soumis à une procédure d’autorisation à partir de février 2001, par la suite les débats politiques sont interdits, dix activistes sont emprisonnés et les autres participants condamnés, jusqu’à la fermeture de tous les forums.
4Bien que bref, ce « Printemps de Damas » a permis d’introduire le terme de « société civile » en Syrie. Ce concept, méprisé des théoriciens marxistes syriens dans les années 1980, prend racine dans le milieu de la gauche syrienne après la chute de l’URSS. Barout témoigne ainsi que « l’arrivée de Bachar al-Assad au pouvoir eut lieu au moment où la culture de la société civile connaissait une réelle popularité dans les milieux intellectuels et où la frange en avait fait l’âme de son combat » (2002-2003 : 56). Plusieurs forums font la publicité de ce terme en l’inscrivant directement dans le titre de leur mouvement, à l’instar de l’« Association des amis de la société civile1 », ou encore des « comités pour la renaissance de la société civile » ; mais surtout, à travers l’organisation de nombreux débats et conférences autour de ce concept, dont la presse arabe et le quotidien officiel al-Thawra se font le relai (Tayyara, 2002-2003). A travers ces médias, le terme de « société civile » se charge d’une signification particulière. Il se dégage du « Printemps de Damas » une conception de la société civile étroitement associée à la démocratie. Certes, tous les acteurs du « Printemps de Damas » ne s’entendent pas sur le rôle et le sens à donner à la société civile, mais ces divergences sous-tendent des conceptions différentes de la démocratie (Barout, 2002-2003).
Al-mujtama al-madani et l’opposition politique
5Un rôle de plaidoyer se dessine également avec la publication des manifestes adressés au président de la république. Avec la publication du « manifeste des 1000 » et l’expression par Riad Seif de sa volonté de structurer son mouvement en parti politique2, le terme « mujtama madani » prend la connotation de contre-pouvoir (Droz-Vincent, 2001 b). Le « manifeste des 1000 » adopte un ton délibérément plus critique imputant directement les déboires de la société civile syrienne aux dérives de l’Etat baathiste. Or, cette critique de l’héritage baathiste remet en cause le ressort « traditionnel » de la légitimité de Bachar al-Assad qui s’est imposé à la tête de l’Etat comme le successeur naturel de son père. De même, Riad Seif porte atteinte au principe de la suprématie du parti Baath en proclamant la création d’un nouveau parti politique. Deux entorses aux « lignes rouges » posées par le pouvoir. Ce glissement de al-mujtama al-madani à l’opposition politique peut être compris comme la conséquence du verrouillage de la sphère politique syrienne. En effet, aucun parti politique d’opposition n’est officiellement reconnu en Syrie. Depuis 1974, le Front National Progressiste, fédération de partis politiques largement dominée par le Parti Baath, détient le monopole de l’action politique partisane. Le seul cadre organisé de l’opposition syrienne en 2000 est le Rassemblement national démocratique3. Mais ce dernier, affaibli par la précarité de sa situation depuis les répressions des années 1980 et son archaïsme idéologique, adopte une position attentiste au moment de la succession. Dans ce contexte, l’action collective au nom de la « société civile » apparaît comme une alternative à l’action partisane. Elle est alors perçue comme une menace pour le pouvoir. La fermeture de l’espace public intervient ainsi au moment où l’action collective est en passe de rentrer dans une logique politique partisane (Le Saux, 2005). Contrairement aux espoirs suscités dans le discours d’investiture, cette réaction révèle que le pouvoir n’est pas prêt à ouvrir un espace pour l’institutionnalisation d’activités politiques autonomes. En dépit d’annonces répétées, aucune révision de la loi sur les partis politiques n’a été adoptée, et aucun nouveau parti politique n’a vu le jour en Syrie depuis 2000. Cependant, le coup d’arrêt porté au « Printemps de Damas » ne signifie pas pour autant un retour au statu quo ante.
6Cet épisode a en partie brisé la peur qui paralysait la société syrienne depuis 19824 (Donati, 2009 : 315). « C’était la première fois dans l’histoire de la Syrie moderne que des réunions publiques avaient lieu sans autorisation officielle » (Tayyara, 2002-2003 : 51). Après l’interdiction des forums, les discussions se poursuivent en privé. Certains mouvements issus du « Printemps de Damas » négocient leur survie au prix d’un contrôle étroit de leurs activités. C’est le cas du forum Jamal Atassi pour le dialogue démocratique, des comités pour la renaissance de la société civile et des deux associations de droits de l’homme. Depuis, l’espace public est ponctuellement occupé par des mouvements de contestation pour lesquels la pétition devient un moyen d’action privilégié (Daoudy, 2005). Ainsi, le siège de Jénine par l’armée israélienne (printemps 2002) a donné lieu à des sit-in devant le siège de l’ONU à Damas pendant quarante-deux jours. Bien qu’aucun slogan ne fasse référence à la politique officielle du régime, cette manifestation a été interprétée comme un signe de protestation contre celle-ci5. Le 8 mars 2004, date anniversaire de l’arrivée au pouvoir de Bachar al-Assad, plusieurs centaines de personnes se sont réunies devant le parlement pour demander la remise au président d’une pétition reprenant les revendications exprimées dans le « manifeste des 1000 ». En 2005, quatre mois après le congrès du Baath, un nouveau mouvement de al-mujtama al-madani publie la « déclaration de Damas » pour demander un « réel changement pacifique » (Aita, 2006). Des manifestations sont également organisées sur des sujets plus ponctuels, à l’exemple des campagnes organisées autour de la révision de la loi de 1958 sur le Statut personnel6, ou encore la manifestation contre la loi sur l’emploi des étudiants ingénieurs dans le secteur public (Le Saux, 2005). Alors que jusqu’en 2000, l’expression d’opinions contestataires était confinée dans la sphère privée, celle-ci gagne en visibilité sur la scène publique syrienne.
7Ainsi, la « société civile » fait son entrée dans l’espace public syrien au cours du « Printemps de Damas » sous le terme de mujtama madani. Depuis, il est associé à la frange de l’opposition démocrate dont les revendications gagnent en visibilité dans l’espace public syrien depuis 2000. Toutefois, au lendemain du « Printemps de Damas », le terme de mujtama madani disparaît de la presse officielle (Barout, 2002-2003). Le pouvoir développe alors, sous le vocable de mujtama ahlî, un discours alternatif sur la « société civile » articulé autour des mots d’ordre officiels de « développement et modernisation ».
2. 1. 2. Al-mujtama al-ahlî : les mots du pouvoir
8Dans le monde arabe, al-mujtama al-madani et al-mujtama al-ahlî sont deux traductions courantes pour le terme de « société civile ». Conformément à l'étymologie, les deux notions ne sont pas équivalentes. Madani – traduction littérale de « civil » – fait référence à la civilité, alors que ahlî – qui a pour racine le mot « famille » – fait davantage référence aux solidarités primaires. Dans leurs usages, leurs significations s’actualisent différemment en fonction du contexte national. En Egypte, al-mujtama al-ahlî désigne les mouvements islamiques (Hamzawy, 2003). Dans le contexte libanais, il fait davantage référence à la « société privée » (domestique et communauté élargie) (Karam, 2004). En Palestine, la distinction entre madani et ahlî dépend de considérations politiques internes (Challand, 2009). En Syrie, la distinction entre les deux termes traduit le positionnement par rapport au régime (Ruiz de Elvira, 2010). En février 2001, au moment critique du « Printemps de Damas », le président Bachar al-Assad expose sa vision de la société civile dans un entretien accordé au quotidien londonien Asharq al-Awsat. Or, al-mujtama al-ahlî promue par le régime s’oppose en tout point avec al-mujtama al-madani du « Printemps de Damas » :
There is a confusion between civil society and the institutions of civil society. The civil society is a civilized society that is the result of accumulation of civilizations during hundreds and thousands of years. Syria has a history that goes back to a more than six thousand years of human civilizations. To say that we want to build a civil society means that we want to cancel all this history and start with a new history. […] As for the institutions of civil society they are a different matter, and they are in Syria though they might not be perfect, but this is not the issue. The main issue is that these institutions are not an alternative to government institutions as some suggest, and they should not precede them in the process of construction. On the contrary, civil institutions are based on government institutions and support them and not a replacement for them. […] At any rate, societies develop at their own natural pace, and not through idioms which are proposed by some in order to make ready-made small frameworks in which big societies are stuffed and their movement obstructed and their identity reduced7 (Bachar al-Assad, 8 février 2001)
9Cet extrait expose trois caractéristiques distinctes de al-mujtama al-ahlî. Premièrement, pour le président syrien, la société civile est apolitique. Alors que les partisans du « Printemps de Damas » font référence à la citoyenneté et aux droits civiques et politiques qui y sont attachés, Bachar al-Assad interprète le terme « civil » en référence à la civilisation, c’est-à-dire à l’organisation de la cité par opposition à la vie nomade. Dénuée de toute substance politique, la société civile n’a pas vocation à proposer un modèle de société alternative. L’organisation de la société incombe à l’Etat. Deuxièmement, les institutions de la société civile sont complémentaires aux institutions étatiques dans la mesure où elles soutiennent la mise en œuvre de politiques définies par l’Etat. Enfin, cette vision s’appuie sur un ancrage dans la tradition syrienne. Al-mujtama al-ahlî est présentée comme un concept proprement arabe, s’inscrivant dans la continuité de la longue tradition des associations caritatives syriennes. Cet argument abonde dans le sens d’une société civile apolitique. Il est également le pendant aux accusations adressées à l’encontre des mouvements de al-mujtama al-madani pour leur rapport avec l’Occident. Le « Manifeste des 1000 » avait ainsi été jugé d’inspiration « néocoloniale » par le ministre de l’information, Adnane Omran, qui avait accusé les associations d’être sous l’influence des ambassades étrangères8. La défense des « droits de l’homme », de la « démocratie » et des « libertés » serait le propre des « sociétés civiles » occidentales.
10Ainsi, la conception d’une « société civile » syrienne par le président de la république répond avant tout à un enjeu politique interne : la montée des critiques de l’opposition démocrate. Privée d’organisation partisane, celle-ci revêt les attributs d’une société civile de plaidoyer. Par opposition, le 10e plan quinquennal (2006-2011) marque une nouvelle étape dans l’appropriation du registre de la « société civile » par le pouvoir qui entend promouvoir une « société civile » au service de la politique de développement national. Empiriquement, al-mujtama al-ahlî regroupe les « ONG de développement » et les associations caritatives, y compris les associations confessionnelles.
2. 2. Défis posés par la situation économique : une « société civile » au service du « nouveau pacte social »
11Pour comprendre la portée de l’annonce de la « libéralisation » de l’action sociale, il est nécessaire de la considérer au regard des enjeux du 10e plan quinquennal qui, au-delà des difficultés économiques et sociales, vise à refonder la légitimité de l’action étatique.
2. 2. 1. La réforme économique comme instrument de légitimation de l’action étatique
Déficit structurel de la légitimité de l’Etat baathiste
12La légitimation de l’Etat baathiste reposait sur une idéologie et une stratégie développementaliste qui se concrétisent dans la mise en place d’un système corporatiste et le développement d’une large classe de fonctionnaires (Droz-Vincent, 2004 a). Le degré d’allégeance au régime syrien dépend de sa capacité à assurer un certain niveau de bien-être, cela notamment en garantissant l’emploi pour ces citoyens. Cependant, dès les années 1970, la politique de développement baathiste, inspirée du modèle socialiste d’industrialisation par substitution aux importations, montre des signes d’essoufflements. A la fin des années 1980, la Syrie, en proie à une crise financière sévère, échappe de justesse à la politique d’ajustement structurel rigoriste du Fonds Monétaire International (FMI). Les faiblesses structurelles de l’économie syrienne sont en partie compensées par la rente tirée de l’exploitation pétrolière9, de l’aide des pays du Golfe, ainsi que des transferts de fonds des Syriens partis travailler à l’étranger. Cela permet le maintien des équilibres budgétaires, mais n’empêche pas la baisse continue des dépenses de l’Etat. Entre les périodes 1972-1974 et 1974-1998, le poids moyen des dépenses publiques dans le PIB a diminué de moitié, passant de 41 % à 25 % (PNUD, 2004 : 163), entrainant une dégradation de la qualité des services publics de base tels que l’éducation, la santé et les infrastructures (Aita, 2007 : 573). L’Etat ne garantit plus l’emploi : si la part de l’emploi public est maintenue autour de 25 %, le taux de chômage est passé de 6,8 % à 11,7 % entre 1991 et 2002. Sur la même période, la part de la population à la recherche d’un premier emploi a augmenté d’un point, passant de 1,5 % à 2,5 %10. Le secteur privé, pas plus que le secteur public, n’a la capacité d’absorber les nouvelles générations qui déferlent sur le marché de l’emploi chaque année11. En conséquence, l’emploi informel s’étend. Seulement 36 % des employés du secteur privé bénéficient d’une couverture sociale (accident de travail et retraite)12. Les employés du secteur public bénéficient d’une meilleure protection sociale (retraite et sécurité sociale), mais cela au prix d’une baisse de leur pouvoir d’achat13. La réduction du budget national constitue donc un enjeu de légitimité pour l’Etat baathiste.
Les ressorts de la stabilité du régime sous Hafez al-Assad
13Sous Hafez al-Assad, l’érosion du pacte social est compensée par le déploiement d’une rhétorique sécuritaire efficace, justifiée par la présence de l’ennemi israélien aux frontières syriennes. Par ailleurs, la stabilité du régime repose sur les cercles d’allégeance dont le cœur est alaouite (Chouet, 1995), doublé d’un système coercitif efficace, caractéristique du modèle de l’« Etat mukhabarat » (Kamrava, 2005). Dans ce contexte, les deux vagues de réformes initiées sous Hafez al-Assad, le « mouvement de rectification » des années 1970 et l’Infitah (politique d’ouverture économique) de la fin des années 1980-1990, répondent à un impératif de relance économique par des mesures de privatisation et la stimulation des investissements étrangers. Mais, elles sont surtout un moyen pour Hafez al-Assad de consolider son pouvoir, en constituant des « groupes de stabilité » fondés sur une alliance avec les entrepreneurs urbains issus de la majorité sunnite. Cela permet ainsi d’élargir, de manière clientéliste, la base de soutien du régime au-delà du cercle d’allégeance alaouite (Droz-Vincent, 2004 a : 185-188). Ces réformes sont également conduites dans le souci de préserver les intérêts économiques des cadres alaouites. Elles ne remettent pas fondamentalement en cause le rôle de l’Etat dans l’économie, et ne garantissent pas une croissance économique durable. Ainsi, la loi n° 10 adoptée en 1991 dans le cadre de l’Infitah a permis de relancer les investissements jusqu’au milieu des années 1990. La Syrie connaît alors des taux de croissance sans précédent (10 % par an en moyenne). Mais, à partir de 1996 les investissements s’essoufflent, la croissance ralentit et la Syrie entre en récession en 1999.
Rhétorique de la réforme et menace de la stabilité du régime
14Dans son discours d’investiture du 17 juillet 2000, Bachar al-Assad se présente comme le « réformateur » (Boukhaima, 2000). Alors que les enjeux extérieurs étaient le fer de lance de la politique de Hafez al-Assad, son fils donne la priorité aux questions intérieures, répondant ainsi aux attentes de la société syrienne qui aspire à plus de liberté, et surtout à une meilleure situation économique (George, 2003 ; Saleh, 2001). Suite au « Printemps de Damas », l’ouverture politique évoquée dans le discours d’investiture disparaît de la rhétorique du pouvoir14 au profit de références à un modèle « à la chinoise ». L’accent est alors mis sur les réformes économiques et administratives, au détriment de la transformation du système politique. Dans un premier temps, la rhétorique du pouvoir et les mesures adoptées s’inscrivent dans la continuité des précédentes Infitah. Des réformes importantes sont lancées dans le but de stimuler les investissements (réforme de la législation et du système fiscal, privatisation du système bancaire, ouverture du marché des télécommunications au secteur privé, etc.), sans qu’une réduction du secteur public ne soit sérieusement envisagée (Levallois, 2001). La démarche prônée est celle d’une libéralisation progressive conduite sous le contrôle strict de l’Etat et la modernisation de l’administration. Dans les premières années, la réforme semble emprunter la voie tracée par Hafez al-Assad, celle d’une réforme de façade sans changement profond. Le copinage et la corruption sont plus que jamais à l’ordre du jour. « Sous Bachar le caractère patrimonial du régime se combine avec l’épanouissement d’un secteur capitaliste ultralibéral voire mafieux. C’est le « capitalisme des copains », combiné à « la persistance de l’autoritarisme, qui fait du régime baathiste aujourd’hui un régime néopatrimonial. » (Picard, 2005).
15Cette prudence peut être imputée à l’impératif de préservation de la stabilité du régime. En effet, l’agenda réformateur du nouveau président est contesté au sein du régime par une tendance plus conservatrice portée par la « vieille garde15 », qui reçoit un soutien relativement important dans le gouvernement, le parti Baath, les syndicats, et la « bureaucratie intellectuelle » (Perthes, 2004). Au lendemain de la succession, Bachar al-Assad doit consolider et légitimer son pouvoir au sein du régime. Si la coalition des groupes de soutien au pouvoir reste sensiblement la même après 2000 (clan alaouite, services militaires et sécuritaires, parti Baath et grands entrepreneurs), chacun a profité de la succession pour s’autonomiser (Picard, 2005). L’enjeu est de taille puisque les réformes annoncées menacent les privilèges des caciques du régime, qui ont porté Bachar al-Assad à la tête de l’Etat en 2000 (Ghalioun, 2007 ; Boukhaima, 2000). A cet égard, le Xe congrès du Parti Baath (2005) apparaît comme l’aboutissement d’un long processus de renouvellement de la classe dirigeante, dont l’enjeu réside moins dans le recrutement d’une nouvelle élite que dans l’évincement de ceux qui s’opposent à l’agenda présidentiel. Ces derniers, à l’instar de Hikmat Shihabi en 1998, sont la cible des campagnes de lutte anti-corruption ou sont écartés par une mise à la retraite anticipée.
16A partir de 2004, dans un contexte de montée de la pression extérieure sur le régime syrien, une nouvelle orientation est donnée au projet réformateur reflétant une véritable volonté de rupture avec le modèle d’Etat baathiste. Bachar al-Assad a conscience que les structures économiques doivent être transformées pour assurer la survie de son pays dans l’environnement international. Les remaniements institutionnels dans le domaine économique et le nouveau ton des discours officiels en témoignent. En 2005, le remaniement du Commandement régional du Parti Baath conduit sous l’égide de Bachar al-Assad, achève de rééquilibrer le rapport de pouvoir entretenu avec les institutions clefs du régime (parti Baath, l’armée et les services de sécurité) à la faveur du président (Haddad, 2005 ; Belhagj et Kienele, 2007 : 719). La nomination du gendre du président, Asef Shawk, à la tête du renseignement militaire, et la démission concomitante du vice-président Abdel Halim Khaddam sont symboliques de ce renversement de pouvoir.
17Puis, l’élargissement des prérogatives de la Commission d’Etat au plan16 et la nomination à la tête de Abdallah al-Dardari entérinent la rupture avec les planifications économiques baathistes. Titulaire d’un doctorat en économie, cet ancien responsable au sein des bureaux du PNUD en Syrie incarne la frange libérale des économistes syriens. Ayant mené l’essentiel de sa carrière au sein des institutions onusiennes, il est relativement éloigné de l’appareil baathiste. Depuis, Abdallah al-Dardari s’est imposé comme le principal architecte de la réforme économique et sociale, preuve d’une réelle prise de conscience par le pouvoir qu’une transition rapide vers l’économie sociale est nécessaire17. Symbole rhétorique de cette nouvelle orientation, la « réforme » économique (en arabe, islah) disparaît du discours officiel au profit du « développement » et de la « modernisation » (tatwir wa tahdith) (Perthes, 2004 : 18). Surtout, entre 2004 et 2005 plusieurs rapports font état d’une situation économique et sociale alarmante. Le rapport du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) sur la pauvreté fait un bilan social inquiétant (PNUD, 2005) : 30,1 % de la population vit en dessous du seuil de pauvreté, 11,7 % ne parvient pas à satisfaire ses besoins primaires, et les inégalités augmentent de manière significative (le coefficient Gini est passé de 0,33 à 0,37 entre 1997 et 2004). La même année, la Commission d’Etat au plan réalise une analyse macroéconomique du pays, considérée comme “the first official realistic look at the economy in decades” (Aita, 2006). Les années 1996-2004 sont qualifiées d’« années perdues ». L’économie souffre du manque d’investissement et d’un faible niveau de productivité – en raison de la prépondérance du secteur public –. La croissance repose sur deux secteurs menacés à court et moyen termes : l’activité de l’industrie pétrolière est menacée par l’épuisement des réserves et la désertification pèse sur l’agriculture. Au sein de chacune des équipes responsables des recommandations en matière de politique macroéconomique se trouve Abdallah al-Dardari. Les deux rapports préconisent un assouplissement des politiques monétaires et fiscales pour stimuler les investissements. Cette politique de croissance par les investissements doit permettre de dégager les recettes nécessaires au financement d’une politique « propauvre ». L’accent est mis sur l’éducation et la promotion des petites et moyennes entreprises pour stimuler les créations d’emplois dans le secteur privé. Ainsi, cette reconnaissance de la déficience du système économique baathiste prépare l’adoption de réformes plus radicales en même temps qu’elles en constituent le lietmotiv.
Le 10e plan quinquennal comme instrument de légitimation de l’action étatique
18Le 10e plan quinquennal (2006-2011), présenté par la commission d’Etat au plan en 2005, s’inscrit en rupture avec les réformes antérieures. La politique de développement est reformulée selon les modalités de l’« économie sociale de marché »18. La redéfinition du rôle de l’Etat comme régulateur de l’activité économique est au cœur de cette stratégie, rompant ainsi avec plus de trois décennies de dirigisme étatique et de planification centralisée. Le plan définit ainsi un nouveau « contrat social » au terme duquel l’Etat n’est plus seul responsable du développement, les citoyens y sont également associés. Dès lors, cette recomposition du rôle de l’Etat dans les domaines économiques et sociaux participe d’une stratégie de relégitimation de l’action étatique par une révision « à la baisse » des objectifs assignés à l’Etat. Ceci annonce un processus de désengagement de l’Etat, déjà amorcé par l’ouverture au secteur privé de l’éducation (2002) et des assurances sociales (2005). Le corolaire est la sollicitation du secteur privé et de la société civile (mujtama ahlî). Le rôle attribué à cette dernière s’inscrit donc dans le cadre d’une stratégie de légitimation de l’Etat dont le ressort est le développement économique et social.
2. 2. 2. Une « société civile » circonscrite dans la politique nationale de développement
10e plan quinquennal et société civile « économique et sociale »
19Bien que, dans les détails, ce plan s’attache davantage aux transformations économiques qu’aux aspects sociaux, les paragraphes consacrés à la « société civile » donnent une idée de la manière dont celle-ci est conçue par le pouvoir. Premièrement, force est de constater qu’elle est uniquement envisagée comme un instrument du développement économique et social. Les objectifs qui lui sont assignés sont la réduction de la pauvreté, la création de nouveaux emplois, la réhabilitation des femmes, la planification familiale et la préservation de l’environnement. La désignation de la « société civile » comme un « secteur » d’activité renforce cet aspect économique. De plus, son champ d’action est strictement délimité par l’Etat. En effet, à la lecture du plan quinquennal, la société civile peut intervenir soit dans le cadre de la mise en œuvre des politiques élaborées par le gouvernement, soit pour assurer les services que l’Etat ne fournit plus dans certaines régions. Elle n’est donc pas conçue comme une sphère entièrement autonome de l’Etat. Formellement distincte des institutions étatiques, elle n’est pas moins considérée comme un instrument d’action publique. Enfin, al-mujtama al-ahlî est formellement définie comme l’ensemble des associations enregistrées auprès du minsitère des Affaires Sociales et du Travail (MAST). L’adoption du 10e plan quinquennal a marqué le coup d’envoi d’une procédure de normalisation de l’activité associative en Syrie au terme duquel le nombre d’associations enregistrées a triplé19. Ainsi, al-mujtama al-ahlî recoupe le secteur associatif officiel. Elle doit être reconnue comme telle par l’Etat selon les modalités du régime légal de l’autorisation. Les représentants gouvernementaux, de H. E. Abdallah Dardari à Diala Al-Haj Aref, ministre des Affaires Sociales et du Travail, ne manquent de rappeler cette vision de la « société civile » dans la presse ou à l’occasion de conférences, comme lors de la conférence de janvier 2010. Asma al-Assad joue un rôle central dans la promotion de ce modèle de « société civile » dans ses discours20, mais surtout par son implication directe dans la création d’un réseau d’« ONG de développement ». La vision de la « société civile » promue par le STD fait directement écho à celle du 10e plan quinquennal.
Le STD et « société civile »
20Le STD se présente comme une « ONG de développement ». Le terme de « société civile » est peu présent dans la communication du STD (brochures, site internet). Omar al-Hallaj, CEO du STD, préfère parler de « secteur civil » ou de « troisième secteur » lorsqu’il fait référence au 10e plan quinquennal21. Cela participe d’une stratégie de distinction vis-à-vis d’autres acteurs identifiés à la « société civile », et non pas d’un refus de s’y identifier. Pour Omar al-Hallaj, le « secteur civil » sollicité dans le 10e plan quinquennal n’existe pas encore en Syrie. Son objectif est de contribuer à sa construction. Le STD représente l’avant-garde de la « société civile » caractérisée par un champ d’action consacré au développement ainsi qu’un certain degré de professionnalisme et de technicité dans le mode de gestion des projets. De cette manière, il se distingue de l’ensemble des associations caritatives traditionnelles. En même temps, le STD légitime son action en l’ancrant dans la tradition de l’entraide sociale. Les « ONG de développement » seraient l’avatar moderne de al-mujtama al-ahlî. Par ailleurs, le STD définit sa relation à l’Etat comme un « partenariat » pour le développement national, reprenant ainsi les termes du 10e plan quinquennal. Enfin, le STD participe indirectement au balisage du secteur civil en sélectionnant ces partenaires. Ces derniers doivent être enregistrés auprès du MAST et poursuivre des objectifs similaires à ceux du STD, ce qui tend à renforcer une lecture formelle et socio-économique de la « société civile ».
21L’identité revendiquée par le STD ne s’impose pas sans résistance sur la scène intérieure. Tout d’abord, le discours de cette organisation apparaît contradictoire aux yeux de nombre de ses interlocuteurs, en particulier ses bénéficiaires directs. Pour ces derniers, le patronage de la première dame – mis en évidence comme gage de sérieux par les représentants du STD – renvoie directement cette organisation à l’Etat (en arabe al-dawa). Or, dans la rhétorique officielle les « ONG de développement » sont censées compenser le désengagement de l’Etat. A cet égard, la campagne de communication de Firdos en 2004 est considérée comme un échec car l’ONG avait été assimilée au gouvernement (Le Saux, 2005). La conférence de janvier 2010, premier événement de communication majeur du STD, a lieu juste après que la première dame ait nommé son successeur à la fonction de CEO. Cela souligne le souci de ne pas accoler la première dame à l’identité du STD. Par ailleurs, l’identification du STD à la société civile est contestée par les supporters de al-mujtama al-madani. Ainsi, la conférence de janvier a également été l’occasion pour certains de dénoncer dans la presse une vision trop étroite de la société civile, qui exclut la « véritable » société civile réellement indépendante du pouvoir, c’est-à-dire al-mujtama al-madani22.
2. 3. La « société civile » comme instrument de légitimation à usage externe
22La politique des démocraties occidentales est souvent lue comme un facteur de pression sur les Etats autoritaires. A l’inverse, Albrecht et Schlumberger (2007) envisagent les opportunités offertes par les présupposés des politiques étrangères occidentales. Dans cette partie, nous proposons de démontrer comment la conception occidentale de la « société civile » constitue une opportunité de légitimation pour le régime syrien, aussi bien au niveau discursif que dans la mise en œuvre des stratégies de promotion des acteurs non gouvernementaux.
2. 3. 1. Enjeu et opportunité posés par les politiques étrangères occidentales
Enjeu : impératif de démocratisation
23Dans un premier temps, les dirigeants occidentaux saluent l’accession au pouvoir de Bachar al-Assad, mais sa réaction face à l’Intifada d’octobre 2000 déçoit les espoirs de paix qu’il avait suscités au sein de la communauté internationale (Zisser, 2009). Dans un premier temps, la Syrie n’est pas directement mise en cause par la politique américaine de « guerre contre le terrorisme »23. Puis, à partir de 2003, la tension monte dans les relations syro-américaines car la Syrie s’oppose à l’invasion américaine en Irak (International Crisis Group, 2004). Les Etats-Unis font alors pression sur le régime syrien en dénonçant dans l’arène internationale sa présence au Liban, son soutien au terrorisme et la possible possession d’armes de destruction massive24. Suite à l’assassinat de l’ancien premier ministre libanais Rafik Hariri le 14 février 200525, la France se rallie à la position américaine. La pression prend alors une envergure internationale. Une résolution est adoptée par le Conseil de sécurité des Nations unies (résolution 1636) qui évoque la possibilité d’une intervention militaire en cas de non-respect de la résolution du Conseil de sécurité 1559 appelant à un respect de la souveraineté du Liban (2 septembre 2004). Suite à cela, les troupes syriennes se retirent du territoire libanais, et avec elles des milliers de travailleurs syriens. La « diplomatie contestataire » (Rougier, 2007) de la Syrie ne suffit pas pour comprendre cette dégradation des relations bilatérales (Hinnebush, 2007)26. Bien plus, le projet de démocratisation du « Grand Moyen-Orient » porté par les néoconservateurs américains permet de l’expliquer (Droz-Vincent, 2007). Par conséquent, les relations syro-américaines se normalisent au cours de l’année 2008, notamment après l’élection de B. Obama à la Présidence des Etats-Unis (Zisser, 2009). Il est difficile d’évaluer le sérieux des menaces américaines sur le régime syrien. Malgré tout, les tensions dans les relations syro-américaines ne sont pas sans effet sur le pouvoir syrien. Une part croissante des décideurs politiques prend alors conscience que le legs de Hafez al-Assad n’est pas adapté à l’environnement international du xxie siècle. Ceci favorise le renversement d’influence au profit des supporters de la tendance présidentielle (Marshall, 2009). Quelque soit l’impact économique des sanctions et la probabilité d’une atteinte à l’intégrité territoriale de la Syrie, cette mise au ban de la communauté internationale est perçue comme un véritable enjeu par les dirigeants syriens. Non seulement elle marque un recul de l’influence syrienne sur la scène régionale, mais surtout, elle est un obstacle à l’insertion de la Syrie dans l’économie internationale, l’Union européenne ayant gelé unilatéralement les négociations sur l’accord d’association en 2005. Pour comprendre dans quelle mesure l’ouverture d’un espace à la « société civile » peut constituer un instrument de légitimation à destination de la communauté internationale, il est nécessaire d’analyser la portée et la signification de ce concept dans les discours politiques occidentaux.
Opportunité : « la société civile est tout ce qui est bien ! »
24Le regain d’intérêt porté à la société civile en Occident est concomitant du recul de l’Etat social et de la reconnaissance des déficiences du marché (Hume et Edwards, 1997) à partir de la fin des années 1980. A cette période, les agences de développement internationales reconnaissent le rôle central des ONG dans le développement socio-économique (OCDE, 1988 ; Banque mondiale, 1991). La notion de « société civile » – censée recouper une réalité plus large – se substitue progressivement à celle d’« ONG » dans le discours politique suite à la « troisième vague » de démocratisation, dans laquelle le rôle des mouvements sociaux a été l’objet de toutes les attentions. Ce concept est alors placé au cœur des « théories-en-usage » de la gouvernance et de la démocratie (Zimmer et Freise, 2008). Ainsi, les circonstances qui ont favorisé la réémergence de la « société civile » dans les discours politiques la font apparaître comme la panacée aux maux de la seconde moitié du xxe siècle : les crises économiques et l’autoritarisme. En conséquence, le concept se charge d’une connotation normative : « la société civile est tout ce qui est bien ! » (Leca, 2003 : 62). La promotion de la société civile devient le fer de lance des politiques extérieures et de la coopération au Moyen-Orient. Ainsi, lors de la deuxième conférence interministérielle Euro-Méditerrannée en 1997, le représentant de la Commission européenne proclame dans son discours d’ouverture : “it is undeniable that one of the greatest achievments in Euro-Mediterranean relations is the acknowledgement of the role of civil society in the implementation of the Euro-Mediterranean partnership” (Giraudon, 1997 : 12). De l’autre côté de l’Atlantique, la promotion de la « société civile » devient un instrument central de la politique étrangère avec l’affirmation de l’objectif de démocratisation du Moyen-Orient (Droz-Vincent, 2007 : 74-78). L’enthousiasme pour « la société civile » n’a d’égal que le nombre de définitions qu’on lui accole. Il est néanmoins possible de distinguer deux conceptions dominantes au sein des agences d’aide (USAID, Union européenne, Banque mondiale, PNUD) qui sous-tendent chacune une ligne argumentaire sur les vertus de la société civile. Ces deux approches sont généralement considérées comme complémentaires. D’une part, la société civile est comprise comme une « école de la démocratie » en raison de son potentiel à générer du capital social. Cette vision néotocquevillienne de la société civile est largement inspirée des travaux de Putnam pour qui “civil associations contribute to the effectiveness and stability of democratic governement” (1993 : 89). La stratégie de l’Agence américaine pour le développement national (USAID) repose largement sur cette approche27. D’autre part, elle est définie comme une « sphère intermédiaire », autonome de l’Etat et du marché, correspondant à l’organisation de l’engagement des citoyens dans la production de services sociaux. Cette dimension renvoie au « troisième secteur » de Etzioni (1973). Elle est au cœur de la vision développée par le PNUD. Les vertus qu’on prête à la société civile relèvent donc autant du domaine politique que de l’économique et du social. Dans ce contexte, l’émergence d’un discours sur la société civile en Syrie ne peut être perçue que comme un signal positif par la communauté internationale. Il constitue un instrument de légitimation dans l’arène internationale pour le pouvoir syrien du fait de la valeur normative que lui accordent ses interlocuteurs étrangers. A cet égard, il convient de constater que la réforme annoncée dans le 10e plan quinquennal a très fortement contribué la réhabilitation de la Syrie auprès des gouvernements occidentaux, y compris auprès des Etats-Unis (Marshall, 2009).
25Le succès de la société civile ne peut être compris que comme une conséquence de la critique généralisée de l’Etat. D’ailleurs, force est de constater qu’en Syrie, comme dans les Etats occidentaux, la société civile apparaît en réaction à la critique de l’Etat social. Cependant, les théories de la société civile reposent sur un postulat fondamental selon lequel la société civile est nécessairement une émanation de la société, ce qui est une garantie de son autonomie par rapport à l’Etat. Or, les GONGO syriennes ne répondent pas à ce critère. Pour saisir plus finement les enjeux de légitimation vis-à-vis de l’extérieur, il est nécessaire d’observer les interactions en Syrie entre les bailleurs internationaux et la « société civile ».
2. 3. 2. Formation d’un consensus autour de l’« ONG de développement » dans l’arène syrienne
Al-mujtama al-madani vs. al-mujatama al-ahlî : le match se joue aussi, et surtout, dans l’arène internationale
26Comme nous l’avons vu précédemment, en Syrie la « société civile » fait l’objet de deux discours concurrents, celui du pouvoir (mujtama ahlî et « ONG de développement ») et celui de ses opposants (mujtama madani). Pour le pouvoir, l’enjeu est d’occulter al-mujtama al-madani du champ de vision de la communauté internationale car la menace d’une alliance entre l’opposition de l’intérieur et l’étranger (gouvernementaux et opposants syriens exilés) est prise très au sérieux. Elle est un des principaux motifs de la répression du « Printemps de Damas ». En effet, le risque d’une telle coalition d’opposition réside dans le soutien qu’elle peut recevoir de la part des gouvernements occidentaux28. A cet égard, la chute du régime de Saddam Hussein a ravivé les espoirs du « Printemps de Damas » en démontrant que le renversement d’un régime autoritaire par la puissance militaire américaine n’est pas impossible (International Crisis Group, 2004). En 2005, le gouvernement syrien demande aux représentations étrangères de signaler tous contacts avec la société civile29, suite à la diffusion, par le département d’Etat américain, de ses rencontres avec des groupes de la société civile syrienne30. Surtout, les activités de al-mujtama al-madani bénéficient d’une couverture médiatique internationale. Leurs répressions ont lieu sous le regard de la presse internationale et sont régulièrement condamnées par les associations de défenses des droits de l’homme et les gouvernements occidentaux31. Ceci représente un coût important pour l’image du régime syrien. Il doit donc convaincre de son attachement à la société civile en donnant la plus grande visibilité à ses « ONG de développement ». Dans ce jeu d’ombre et de lumière, le STD constitue une pièce maîtresse.
Le STD comme instrument de légitimation à usage externe
27Pour la plupart des représentants étrangers, le STD domine largement le champ de la société civile en Syrie. Pourtant, cette organisation est mal connue des milieux associatifs syriens. Ceci atteste d’une stratégie de communication largement tournée vers l’extérieur. Le site internet et la documentation sont diffusés en anglais. La conférence de janvier 2010 se voulait un événement d’envergure internationale auquel de nombreux diplomates et représentants des agences onusiennes étaient conviés. En dépit des critiques formulées par les supporters de al-mujtama al-madani, cette conférence a été généralement perçue comme une avancée positive en faveur de la société civile32.
28Cependant, la recette fonctionne avant tout parce que la vision de la société civile incarnée par le STD est congruente de celles de nombre d’agences d’aide internationale, notamment celles du PNUD et de l’Union européenne. Ces deux agences présentes en Syrie mettent à disposition d’importants fonds pour le soutien d’initiatives issues de la société civile. Bien qu’elles revendiquent une conception large de la société civile, les critères de sélection et la complexité des procédures d’appels d’offres excluent un grand nombre d’acteurs. Deux critères paraissent particulièrement restrictifs dans le contexte syrien : d’une part le projet doit avoir un objectif de développement, et d’autre part l’organisation doit disposer d’un statut légal33. Ceci exclut de facto les mouvements de al-mujtama al-madani et les associations de charité, au profit des « ONG de développement ». En outre, force est de constater que ces critères ne tiennent pas compte du degré d’autonomie des organisations à l’égard du pouvoir. Cette dimension – pourtant au fondement des mérites qu’on prête à la société civile – est occultée par une approche formelle de la société civile. L’existence d’une personnalité juridique distincte de l’Etat est considérée comme la preuve suffisante de son indépendance. La société civile est définie par rapport à l’Etat ce qui fait des GONGO syriennes des acteurs de la société civile légitimes aux yeux du PNUD et de l’Union européenne. D’ailleurs, le programme de l’Union européenne s’adresse aux acteurs non étatiques (non-state actors – NSA), et non pas aux organisations non gouvernementales. Dans les Etats occidentaux modernes, le gouvernement est incarné dans la figure de l’Etat. Par conséquent, toutes les organisations formellement distinctes de l’Etat se différencient du pouvoir souverain. Dans ce contexte, les ONG sont des organisations non étatiques pour lesquels il est possible de postuler une relative autonomie à l’égard du pouvoir. Mais en Syrie, le gouvernement est davantage du ressort du régime que de l’Etat. Par conséquent, les acteurs « non étatiques » ne sont pas nécessairement des acteurs « non gouvernementaux ». Le STD devrait être qualifié de “regime-oriented NSA” plutôt que de “government-oriented NGO”.
29L’absence de distinction entre l’Etat et le régime permet la formation d’un consensus entre le pouvoir et les organisations internationales autour de l’« ONG de développement ». En pratique, on constate que la plupart des projets soutenus par le PNUD et l’Union européenne sont placés directement ou indirectement sous le patronage de la première dame. En 2005, Le Saux (2005) remarque par exemple que seules les associations non soumises à l’autorisation ministérielle peuvent bénéficier des financements européens, ce qui exclut toutes les associations à l’exception de celles qui reçoivent le soutien de Asma al-Assad. Certes, les organisations internationales sont également contraintes par le cadre législatif restrictif, qui soumet à autorisation ministérielle la réception de fonds étrangers par les associations. Néanmoins, certaines agences, à l’instar de la GiZ, travaillent avec un réseau plus large d’associations. Les exemples du PNUD et de l’Union européenne montrent que la rhétorique du pouvoir sur la « société civile » fonctionne auprès des acteurs internationaux par l’intermédiaire du réseau de GONGO.
30En conclusion, l’émergence d’un discours sur la « société civile » dans l’espace public syrien est une réaction du régime au déficit de légitimité de l’Etat syrien. Dans un premier temps, il est une réponse à l’opposition démocrate qui se revendique de la société civile depuis le « Printemps de Damas ». Puis, la « société civile » est utilisée par le régime comme instrument de légitimation de l’action étatique selon les modalités de l’Etat régulateur. Ce retrait de l’Etat dans les domaines sociaux s’accompagne d’un redéploiement du régime sous la bannière des « ONG de développement ». Dans ce jeu, les acteurs internationaux ont une fonction d’arbitrage, entre les « ONG de développement » du régime et al-mujtama al-madani de l’opposition démocrate. Or, la vision institutionnelle et techniciste de plusieurs agences internationales tendent à favoriser les « ONG de développement ». Les présupposés positifs attachés à la notion de « société civile » en font un instrument de légitimation à usage externe efficace. A l’instar d’autres pays arabes, le régime se saisit des thématiques libérales pour garantir sa stabilité. Dans ce contexte, les expériences jordaniennes (Wiktorovicz, 2002), tunisienne (Hibou, 1999 ; Heydemann, 2007) ou encore égyptienne (Heydemann, 2007) nous indiquent qu’une démocratisation initiée par le régime est peu probable. Néanmoins, cette libéralisation de l’espace social n’est pas sans conséquence sur les modes de gouvernement. A travers l’étude de la stratégie du STD, nous allons voir à présent dans quelle mesure l’ouverture d’un espace à la société civile constitue un mode de renouvellement des formes d’exercice du pouvoir en Syrie.
Notes de bas de page
1 Cette organisation, constituée autour de Riad Seif, est reformée sous le nom de « Forum pour le dialogue national » en septembre 2000, après le refus imposé par les autorités à la légalisation de cette association.
2 Riad Seif proclame la création du Mouvement de la paix civile le 31 janvier 2001.
3 Le Rassemblement national démocratique créé en 1979 regroupe six partis politique d’opposition : le Parti communiste, l’Union socialiste arabe, le Parti révolutionnaire arabe des travailleurs et le Parti Baath arabe démocratique.
4 Le massacre de Hama en février 1982 met brutalement fin aux mouvements de contestation des années 1979-1982.
5 Cahen, J. 2002. Le monde diplomatique. http://www.monde-diplomatique.fr/2002/11/CAHEN/17032#nb2, dernière consultation le 16 mai 2010.
6 Haidar D. « Access All Areas? », Syria Today. March 2010. A l’issue de cette controverse, le Président de la République à retirer le texte.
7 « Interview with Bashar al-Asad », Asharq al-Awsat, February 8, 2001. http://www.al-bab.com/arab/countries/syria/bashar0102b.htm (Consulté le 16 mai 2010)
8 Al Nahar, 30 janvier 2001.
9 Les recettes issues de l’exploitation pétrolière représentent environ 50 % des recettes de l’Etat. (Source : Commission d’Etat syrienne au Plan).
10 Source : Bureau International du Travail. http://laborsta.ilo.org/STP/guest (consulté le 15 mai 2010).
11 Entre 1994-2001, on compte en moyenne 200 000 nouveaux emplois par an tous secteurs confondus. Entre 2001 et 2008, ce chiffre est passé à 27 000 par an. L’économiste S. Aita estime le nombre de nouveaux entrants sur le marché du travail chaque année à près de 250 000 (ce chiffre est une estimation fondée sur les données démographiques) (Aita, 2010).
12 Présentation de Samir Aita à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales à Paris, le 9 février 2010. Présentation disponible en ligne :
http://www.economistes-arabes.org/Cercle_des_economistes_arabes/Samir_Aita_files/EHESS-IISMMM-aita.pdf (Consulté le 10 mai 2010).
13 Salaire moyen d’un fonctionnaire est de 800 SYP soit environ 12 euros.
14 Dans son discours d’investiture, Bachar al-Assad proclame que « la démocratie est une nécessité pour nous » (extrait du discours du 17 juillet 2000, cité dans Droz-Vincent, 2001b).
15 Le terme « vieille garde » désigne ici l’ensemble des « gardiens du temple sur les plans idéologiques et de l’action politique » (Les cahiers de l’orient, 2001 : 42).
16 Le décret n° 5 de 2004 amende le décret n° 86 de 1968 sur le mandat de la Commission d’Etat Plan dans le but de conférer à cette institution une plus grande autonomie à l’égard du Ministre d’Etat pour la Planification. La loi n° 25 de 2006 renforce cette autonomie en stipulant que la Commission d’Etat Plan est le seul organe responsable de la mise en œuvre du 10e plan quinquennal.
17 A partir de 2005, la transition vers l’économie de marché est admise par la plupart des cadres du régime. Cependant, le 10e plan quinquennal est l’objet d’une controverse qui oppose Abdallah al Dardari à son successeur à la Commission d’Etat au plan, Tayssir Raddawi. Sa critique, connue comme les « 51 points de Raddawi » dénonce le manque d’importance donnée à la politique sociale dans le plan. Après plusieurs échanges dans la presse, la démission de Raddawi met fin au débat. Depuis H. E. Abdallah a Dardari cumule les fonctions de Ministre des Affaires Economique et de directeur de la Commission d’Etat au plan.
18 Annexe 2 : Extrait du 10e plan quinquennal. « Chapter 1. The 10 FYP Approach ».
19 Selon une déclaration du Ministre des Affaires Sociales, elles seraient près de 1500 en 2010 contre moins de 600 en 2004. Source : Central Bureau of Statistics.
20 Annexe 1 : Discours d’ouverture de Mme al-Assad lors de la conférence du STD, les 23 et 24 janvier 2010, Damas. L’allocution de Asma al Assad en ouverture du Women in Business Forum (22 mai 2005) place clairement cette logique dans une optique de développement économique.
21 Entretien avec le CEO du STD, 11 février 2010, Damas.
22 « Unlocking civil society » dossier du Syria Today, Mars 2010 ; Adam Gonn, « Syria's first lady calls for strengthening civil society. It's part of a public relations campaign, retort critics ». Jerusalem Post, 28 janvier 2010.
23 La Syrie est inscrite sur la liste des Etats terroristes du US State Department depuis 1979. Le Président américain ne la mentionne pas dans l’« axe du mal » lors de son discours sur l’état de l’union en 2002. Elle est pour la première fois désignée comme élément de l’ « axe du mal » par le conservateur J. R. Bolton en mai 2002 alors qu’il était sous-secrétaire d’Etat pour le contrôle de l’armement et la sécurité internationale.
24 Le Congrès américain vote des sanctions économiques à l’encontre de la Syrie le 12 décembre 2003 (Syria Accountability Act).
25 Le premier rapport d’enquête de la commission Mehlis sur l’assassinat de Rafik Hariri, paru le 20 octobre 2005, met en cause plusieurs dirigeants syriens.
26 Au contraire, la Syrie semble avoir fait preuve de bonnes volontés à l’égard des Etats-Unis. Elle accepte de collaborer avec la CIA, et elle vote en faveur des résolutions 1441 (reconduite du mandat de la Commission d’inspection des armes de destruction massive en Irak), 1483 (légitimation du contrôle du pétrole irakien par la puissance occupante) et 1511 (légalité du gouvernement irakien provisoire) (Hinnebusch, 2007).
27 Pour un aperçu de la stratégie de USAID à l’égard de la société civile : http://www.usaid.gov/our_work/democracy_and_governance/publications/ (Consulté le 20 mai 2010).
28 Une coalition de l’opposition syrienne semble possible en 2005. Alors que les Frères musulmans se rallient aux opposants démocrates pour la signature de la « déclaration de Damas », Abdel Halim Khaddam, l’ancien vice-président exilé en France, annonce dans les colonnes du quotidien Asharq al-Awsat qu’il souhaite rassembler les partis de l’opposition syrienne afin de « créer l’atmosphère propice pour que le peuple syrien renverse le régime » (Reuters, 6 janvier 2006).
29 Al-Hayat, 16 juin 2005.
30 US State Department Press Release, « US Meetings with Syrian Groups », 29 March 2005.
31 Sur la dénonciation des répressions à l’encontre de la société civile voir à titre d’illustration : les rapports de Human Rights Watch, 16 octobre 2007. http://www.hrw.org/en/node/10646/section/5#_ftn33 (Consulté le 16 mai 2010) ; US State Departement Press Releases, 22 juin 2007 ; Arab Press Network, 12 mars 2008. http://www.arabpressnetwork.org/articlesv2.php?id=1963&lang=fr (Consulté le 16 mai 2010) ; Le Monde Diplomatique, novembre 2001. http://www.monde-diplomatique.fr/2002/11/CAHEN/17032#nb2 (Consulté le 10 mai 2010) ; Delteil, M. et Oweis, « Syria : Aref Dalaila a été libéré après 7 ans de prison », Reuters, 7 août 2008. Agence France Press, 26 janvier 2001, 19 décembre 2003 ; The Economist, 24 March 2001.
32 Entretiens Damas, janvier-février 2010 ; Khoury, R. « Signals of change in Syria », 27 janvier 2010. http://www.middle-east-online.com/ENGLISH/?id=36867=36867&format=0 (Consulté le 28 janvier 2010).
33 Sources : Site internet du PNUD-Syrie, http://www.undp.org.sy/index.php/undp-syria/partnerships-and-resource-mobilization
et http://europeandcis.undp.org/files/uploads/Povertyr%20reduction/UNDP%20policies%201.pdf (consulté le 10 mai 2010) ; site internet de la délégation de l’Union européenne en Syrie : http://ec.europa.eu/delegations/syria/funding_opportunities/grants/index_en.htm (consulté le 10 mai 2010).

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