1Dans ce chapitre, je souhaite analyser et comprendre le cas de Tuvalu à l’aide des théories de la justice. Je pars du constat suivant : après la Seconde Guerre mondiale, les Etats, surtout européens, ont adopté en réaction aux horreurs de la guerre, notamment le génocide des juifs, une série de traités internationaux, comme la convention sur le statut des réfugiés de 1951 et d’autres instruments juridiques en matière de droits de l’homme. Mais de nos jours, ni la politique climatique internationale ni la politique d’asile ne fournissent des réponses satisfaisantes aux conséquences du réchauffement climatique. Serait-il possible que les Etats industrialisés assument leur responsabilité dans le réchauffement climatique à travers une « reconnaissance juridique » des migrants de Tuvalu ? Dans ce qui suit, je ne prétends pas répondre directement à cette question, mais plutôt réfléchir à la notion de justice.

4.1. Responsabilités historiques et inégalités

2Comme on l’a vu au premier chapitre, les pays dits industrialisés ont, sitôt après la création de la machine à vapeur et la révolution thermo-industrielle du xix^e siècle, commencé à émettre dans l’atmosphère une quantité toujours plus grande de CO₂. En effet, les pays considérés comme « riches1 » selon l’indice de développement humain (IDH) du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) sont responsables de 70 % des émissions globales de gaz à effet de serre entre 1840 et 20042. En 2004, les pays membres de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) ont rejeté dans l’atmosphère 49 % des émissions globales de gaz à effet de serre, alors qu’ils ne comptent que 15 % de la population mondiale ; ils sont suivis de la Chine, de l’Inde, de la Russie et du Brésil, qui ensemble arrivent à 26 %. Par contre, les pays les plus « pauvres » selon l’IDH, qui comptent un tiers de la population mondiale, contribuent à hauteur de 7 % aux émissions globales3. Quant aux petites Etats insulaires du Pacifique (dont Tuvalu), ils sont responsables de 0,06 % des émissions globales4.

3Entre 2000 et 2007 se sont produits en moyenne 360 aléas hydrométéorologiques par an5. Entre 2000 et 2004, ces aléas ont blessé ou causé la mort de 262 millions de personnes par an6, dont 98 % habitaient dans des pays dits en développement. Toujours entre 2000 et 2004, les aléas ont affecté en moyenne 1 habitant sur 1500 dans les pays de l’OCDE et 1 habitant sur 19 dans les pays en développement – un différentiel de 79 en termes de risques7. Cet écart est surtout dû à des différences dans la construction et l’emplacement des habitations. Il serait intéressant d’étudier ces différences de manière plus approfondie, mais cela déborderait le cadre de mon propos.

4L’analyse de ces données m’amène à la conclusion suivante : la responsabilité principale du réchauffement climatique incombe clairement aux pays développés, tandis que ses effets néfastes sont plus importants dans les pays en développement. En d’autres termes, le réchauffement climatique est un vecteur d’inégalités entre riches et pauvres, et entre pays développés et pays en développement.

5Selon le Rapport mondial sur le développement humain 2007-2008 du PNUD, « les différences dans le poids de chacun de ces bilans carbone sont liées à l’histoire du développement industriel. Elles reflètent également l’immense “dette carbone” accumulée par les pays riches, une dette générée par la surexploitation de l’atmosphère terrestre8. » Le rapport du PNUD montre bien comment le réchauffement climatique contribue à l’accroissement des inégalités sur notre planète. Ces inégalités entre les bilans carbone totaux et par habitant « sont intimement liées à des inégalités plus vastes. Elles correspondent à la relation entre croissance économique, développement industriel et accès à des services énergétiques modernes9. »

4.2. Les théories de la justice

6L’augmentation de ces inégalités m’amène à approfondir la réflexion sur la notion de justice. J’évoquerai la théorie de la justice du philosophe politique John Rawls, dont l’ouvrage A theory of justice, publié en 1971, a lancé le débat sur la notion de justice dans les années 1970 et donné lieu à de nouvelles théories de la justice. Depuis quelques années, les tentatives d’appliquer ces théories à un niveau global se multiplient. La plupart de ces théories se concentrent sur la question de la pauvreté à l’échelle globale10. En m’inspirant notamment des travaux de Nancy Fraser, je chercherai à appliquer ces théories au cas de Tuvalu.

4.2.1. John Rawls et la justice sociale : un rappel sommaire

7Selon Rawls, l’objet premier de la justice sociale est la structure de base de la société, notamment la façon dont les institutions sociales répartissent les droits et les devoirs fondamentaux et déterminent la répartition des avantages obtenus par la coopération sociale. Rawls pense que cette structure comporte différentes positions sociales et que les institutions sociales favorisent certains points de départ dans la vie au détriment d’autres. Ces mécanismes entraînent des inégalités profondes présentes un peu partout en affectant les chances des êtres humains dès leur naissance. Selon Rawls, l’on ne peut pas justifier ces avantages en faisant appel aux notions de mérite ou de valeur. Pour lui, la justice à l’intérieur d’une société dépend de la manière dont les droits et les devoirs fondamentaux sont répartis, ainsi que des conditions sociales et des possibilités économiques11.

8Plus récemment, dans l’ouvrage Justice as fairness : A restatement, publié en 2001, Rawls parle de la « justice comme équité » et rappelle que cette justice est valable pour une société fondée sur des structures démocratiques12. Il révise ainsi les deux principes de sa théorie :

• « Chaque personne a une même prétention indéfectible à un système pleinement adéquat de libertés de base égales, qui soit compatible avec le même système de libertés pour tous13 » ;

• « Les inégalités économiques et sociales doivent remplir deux conditions : elles doivent d’abord être attachées à des fonctions et des positions ouvertes à tous dans des conditions d’égalité équitable des chances ; ensuite, elles doivent procurer le plus grand bénéfice aux membres les plus défavorisés de la société14. »

4.2.2. D’une justice sociale à une justice globale ?

9Selon Romain Felli, il existe deux courants principaux dans la réflexion sur la justice globale : la perspective « cosmopolite » et la perspective « partiale ». Les variantes de la perspective cosmopolite partagent l’idée d’une dignité égale des êtres humains indépendamment de leur origine ou leur nationalité. Ces théories défendent l’idée d’une non-pertinence morale des frontières nationales. Quant à la perspective partiale, elle soutient au contraire qu’il existe des catégories morales différentes suivant l’appartenance nationale des individus considérés. Dans ce cas, nous aurions des devoirs moraux plus importants vis-à-vis de nos concitoyens15.

10Etant donné que la biosphère en tant qu’écosystème n’a pas de frontières et que les gaz à effet de serre injectés dans l’atmosphère dans un pays donné ont des répercussions sur toute la planète, les perspectives cosmopolites me paraissent les plus appropriées pour comprendre un phénomène où des personnes ou groupes de personnes sont affectés par une activité se déroulant hors de leurs pays16.

11Charles Beitz s’inscrit dans le cadre des perspectives cosmopolites lorsqu’il remarque que la théorie de la justice de Rawls doit être appliquée au niveau international et pas seulement au niveau national comme le voulait Rawls17. Les obligations internationales doivent être fondées sur la justice et pas seulement sur une aide mutuelle entre Etats. Selon l’auteur, c’est une fausse idée que de limiter l’application des principes de la justice sociale à l’état-nation. En fait, avec l’augmentation des inégalités dans le monde, la famine et la dégradation environnementale il devient impossible de nier que la question pose un défi majeur en termes de justice pour l’avenir proche18.

12Quant à Peter Singer, il considère A theory of justice de Rawls comme l’ouvrage sur la justice le plus influent écrit aux Etats-Unis au xx^e siècle. Néanmoins, il le critique âprement en reprochant à son auteur de ne pas poser la question de la justice parmi les différentes sociétés19.

13Edwin Zaccaï, qui comme Singer s’appuie sur la théorie de John Rawls, rappelle aussi les différences dans la distribution initiale des avantages entre les pays développés et les pays en développement, mais il ajoute un autre facteur, qui est celui de la « justice intergénérationnelle » : toute réflexion sur la justice sociale doit désormais tenir compte du fait que les générations futures se trouveront dans des conditions caractérisées d’emblée par les risques du réchauffement climatique20.

4.3. Justice, reconnaissance et redistribution

14Dans le cas de Tuvalu, au-delà des inégalités de revenus par rapport aux pays du nord, on trouve des inégalités croissantes en termes de ressources naturelles disponibles. En effet, on ne peut nier que si l’élévation du niveau de la mer détruit les ressources disponibles et fait ensuite disparaître le territoire, on se trouve face à une forme d’injustice. Or, en s’inspirant de l’expression d’Hannah Arendt sur « le droit d’avoir des droits21 », on peut se demander si cette injustice pourrait être en partie réduite par une « reconnaissance » juridique des migrants forcés à cause du réchauffement climatique. A cet égard, la notion de justice sociale de Nancy Fraser vient enrichir notre réflexion.

15Selon Nancy Fraser,

les luttes pour la reconnaissance prennent place dans un monde où les inégalités matérielles s’accentuent tant sur le plan des revenus et de la propriété que sur celui de l’accès à l’emploi, à l’éducation, aux soins de santé ou aux loisirs, ou encore, plus dramatiquement, dans l’apport calorique ou l’exposition à la pollution environnementale, avec des conséquences sur l’espérance de vie et sur le taux de morbidité ou de mortalité22.

16Elle souligne que les inégalités s’accroissent non seulement dans la plupart des nations mais également à l’échelle mondiale, entre pays du nord et pays du sud. Sa thèse générale est que « la justice aujourd’hui requiert à la fois la redistribution et la reconnaissance. Aucune des deux ne suffit à elle seule23. » Nancy Fraser développe ensuite une théorie sur la reconnaissance et la redistribution dans une ère « postsocialiste » et une société multiculturelle que je ne vais pas aborder ici. Ce que je trouve intéressant dans sa pensée, est la prise en compte de deux variables interdépendantes comme la reconnaissance et la redistribution pour arriver à une justice sociale.

17Selon Nancy Fraser, la reconnaissance est une question identitaire à l’intérieur d’une société démocratique et multiculturelle, comme une revendication de droits par des personnes appartenant à une minorité24. Dans le cas de Tuvalu, j’interprète la reconnaissance comme le fait de donner des droits à ses habitants obligés de quitter le pays à cause du réchauffement climatique. Nous avons vu que les pays plus développés paraissent avoir une plus grande responsabilité dans les émissions de gaz à effet de serre, principale cause du réchauffement climatique, et que les populations des pays en développement sont les premières à en subir les conséquences. L’injustice qui en découle est un enjeu de taille pour le débat qui nous occupe : si justice devait être faite, les principaux émetteurs de gaz à effet de serre devraient être les premiers à assumer leurs responsabilités, notamment dans l’accueil des migrants.

18Comme le montre le rapport du PNUD, il n’y a pas de justice entre pays en développement et pays développés. La reconnaissance – dans le cas de Tuvalu, la reconnaissance juridique de ses migrants – est fondamentale pour arriver à cette justice. Mais tout le problème se situe autour du concept de la redistribution : la redistribution des ressources, matérielles comme financières, que les pays développés ne veulent pas concéder en n’acceptant pas les « migrants contraints de quitter leur pays en raison du réchauffement climatique et dont le retour est impossible pour cette même raison », pour reprendre ma définition donnée plus haut.

19Les membres de l’AOSIS et Tuvalu reconnaissent qu’ils sont en danger. Ils condamnent un manque de volonté politique des Etats du nord et appellent à la réduction des émissions de gaz à effet de serre. Toutefois, ils ne sont paradoxalement pas demandeurs d’une reconnaissance du statut de réfugié climatique25. Par exemple, pendant la 62^e session de l’Assemblée générale des Nations unies en octobre 2007, le ministre de l’Environnement de Tuvalu, Tavau Teii, prononça un discours dans lequel il soulignait l’importance du protocole de Kyoto et invitait les Etats à trouver des solutions à la conférence de Bali de décembre 2007, mais il ne fit aucune mention d’un éventuel traité relatif aux « réfugiés climatiques26. »

20Selon Oli Brown, certains Etats insulaires ne veulent pas entreprendre ce type de démarche de peur de perdre des investissements étrangers. En effet, qui investirait dans un pays qui va disparaître ? Par conséquent, les Etats insulaires préfèrent emprunter la voie de la mitigation en cherchant à influencer plus directement le discours sur la réduction des gaz à effet de serre que le discours sur une protection juridique dans le cas d’une disparition potentielle27.

21Selon Marc Limon, de la mission permanente de la république des Maldives à Genève, les pays comme Tuvalu et les Maldives ne prendront jamais l’initiative de proposer une protection juridique pour ces migrants car un tel acte signifierait accepter la disparition. Cela ne veut pas dire que ces Etats insulaires n’appuieraient pas une telle initiative28.

22Dans tous les cas, il faut pouvoir mobiliser la solidarité internationale pour affronter le problème et proposer une protection internationale. Les ONG ont également un rôle important à jouer29.