De Gaulle et Israël. Le sens d’une rupture
p. 192-202
Texte intégral
1Par rapport à l’importance qu’ont eue dans la politique étrangère du Général de Gaulle des pays tels que les Etats-Unis, l’Union soviétique, la Chine ou l’Allemagne fédérale, ou des problèmes tels que la décolonisation, la construction de l’Europe ou le développement de la force de frappe, on éprouve une certaine gêne à parler d’un pays comme Israël.
2Car la place que tient Israël dans les préoccupations de de Gaulle, quand celui-ci revient au pouvoir en 1958, est très relative : Israël représente un pays ami, un peuple courageux qui a droit comme il le dit « à la réparation de l’injustice dont il a été la victime depuis des siècles »1, un client déjà appréciable sur le plan de l’armement, un îlot de civilisation occidentale dans une région dominée par l’Islam.
3Mais Israël n’est qu’un Etat de 21 000 km2 avec peu ou pas du tout de réserves énergétiques, disposant de faibles atouts sur le plan international, même si à sa tête se tient un vieux patriarche, un personnage, comme lui, historique : David Ben Gourion. Jusqu’en 1967, Israël ne lui pose pas de problème particulier. On en parle peu dans son entourage, pas du tout en Conseil des ministres ou en conseil restreint. Les dossiers prioritaires sont l’Algérie, l’otan, la réforme des institutions, la stabilité monétaire, l’hégémonie américaine, la détente avec l’urss.
4Pourtant, le sujet mérite une attention particulière, en raison des répercussions internes suscitées par « l’Affaire d’Israël ». De toutes les questions de politique étrangère, c’est pratiquement la seule (l’Algérie ne relevant pas de la politique extérieure) qui porte durablement atteinte au crédit du Général de Gaulle et qui menace très réellement le mandat de plusieurs députés gaullistes. C’est la première fois que l’opinion publique française (telle qu’elle s’est manifestée à travers la presse, les manifestations de rues et les sondages d’opinion) est si nombreuse à manifester sa désapprobation à l’égard d’un choix de politique étrangère du Général de Gaulle2.
5Brusquement aussi, le dogme de l’infaillibilité du fondateur de la Ve République en politique étrangère est remis en cause. Des gaullistes, Compagnons de la Libération, fidèles de longue date, critiquent ouvertement le Général de Gaulle après tant d’années de discipline sans faille, et ne font pas mystère de leur déchirement entre la raison d’Etat et les convictions personnelles, entre la fidélité au Général de Gaulle et l’amitié pour un pays étranger.
6Beaucoup sont choqués par la manière un peu brutale dont de Gaulle traite depuis mai 1967 « l’ami et l’allié » qu’est censé être Israël. Personne, ou presque, ne s’attend à pareil revirement, à ce qu’il lâche Israël au milieu d’une crise aussi importante que celle qu’il traverse à la veille de la guerre de Six Jours, et à ce qu’il mette un terme à la fourniture d’armes que ce pays a commandées et payées, au moment où ces armes lui sont le plus nécessaires.
7A posteriori, beaucoup de Français et d’Israéliens considèrent que, si l’attitude de de Gaulle en 1967 est surprenante, elle ne s’inscrit pas moins dans une vision d’ensemble de sa politique proche-orientale, qu’elle fait partie d’une stratégie cohérente et qu’il y a eu préméditation. Ses positions de mai-juin 1967 n’auraient été que « l’occasion » de rompre avec Israël et de faire une politique pro-arabe conçue de longue date.
8A l’appui de cette thèse on rappelle les signes avant-coureurs de cette crise : cessation d’une certaine coopération sur le plan des états-majors militaires et sur le plan du renseignement, reprise des relations diplomatiques avec le monde arabe.
9Cette thèse ne manque pas de séduction : par une sorte de déterminisme, les événements s’enchaînent de façon presque naturelle, évidente, les uns aux autres. Mais elle a la faiblesse de ne pas correspondre tout à fait à la réalité. Ce qui paraît cohérent a posteriori l’est moins si on se replace dans le contexte de 1967 et des années qui ont précédé la guerre de Six Jours.
10La politique menée jusqu’en mai-juin 1967 est certes d’une grande cohérence, mais sa logique s’apparente moins à celle de la préparation d’un « renversement d’alliances » (encore que ce terme soit impropre, car la France n’a pas contracté plus d’alliances avec Israël qu’avec les pays arabes) qu’à la logique de la « normalisation ». D’une double normalisation. Le premier volet de cette normalisation consiste à réduire en intensité les relations que la France avait nouées avec Israël. En 1959, de Gaulle découvre, non sans stupéfaction, l’étroitesse des liens qui unissent la France et Israël dans les domaines les plus secrets.
11Il prend conscience que s’est installée depuis Suez, secrètement, presque clandestinement, une véritable osmose entre les états-majors. A un moment où il s’efforce de restaurer l’entière liberté de décision de la France sur le plan international, notamment en préparant le dégagement de l’otan, cette interpénétration lui paraît une anomalie qu’il s’empresse de faire disparaître.
12C’est cette même volonté de garder les « mains libres » qui l’amènera à rejeter l’offre que lui fit parvenir Ben Gourion en 1963, d’un traité d’alliance qu’appelait de ses vœux l’ancien Premier ministre israélien pour faire face aux menaces que proféraient contre Israël les dirigeants arabes, et en particulier à la menace que représentait la fédération que venaient de créer (le 17 avril 1963) l’Egypte, la Syrie et l’Irak3.
13De même, il fait réduire l’aide que la France apporte à Israël dans le domaine de l’énergie nucléaire, estimant sans doute ici aussi que les secrets de la France, surtout à ce niveau, ne se partagent pas.
14Le second volet de cette « normalisation » consiste à rétablir avec le monde arabe les relations diplomatiques rompues depuis Suez. On trouve déjà dans ses discours de 1944-1945 l’importance qu’il attache aux liens étroits entre l’Europe et les pays arabes du Proche-Orient, du point de vue à la fois de l’économie et de la sécurité4. Dans l’immédiat, le rétablissement du dialogue est nécessaire pour deux raisons fondamentales :
Il serait parfaitement incohérent de chercher à réussir une politique de coopération avec les pays du Tiers Monde et d’établir une bonne entente avec l’Algérie, en boudant les pays arabes du Proche-Orient ;
La restitution à l’Algérie de son indépendance cause à la France quelques inquiétudes quant à l’avenir de son approvisionnement énergétique. Le Général de Gaulle n’a jamais fait mystère de l’importance qu’il attache au pétrole comme « élément de la puissance », et la référence à l’or noir revient à plusieurs reprises dans ses discours de 1945 à 1958.
15En équilibrant les relations de la France avec les pays du Moyen-Orient, de Gaulle ferme la parenthèse de la période de la « lune de miel » (1956-1958) entre la France et Israël, et retrouve les positions que la France avait au sein du monde arabe avant la guerre d’Algérie. Mais ce mouvement, de Gaulle le fait sans se couper d’Israël : il reprend en partie l’héritage de la IVe République qui consistait à garantir l’existence d’Israël en fournissant à celui-ci les moyens de se défendre. C’est lui qui donne l’ordre de vendre à Israël les fameux « Mirage » qui allaient assurer à Israël sa victoire de 1967. 72 de ces appareils ont été livrés en 1961, et le dernier des contrats date d’avril 1966. Celui-ci porte sur les 50 « Mirage » qui allaient être soumis à l’embargo un an plus tard.
16En 1960 et en 1961, il reçoit très chaleureusement Ben Gourion, et au moment où la France négocie avec le fln, il n’hésite pas à proclamer qu’« Israël est notre ami, notre allié », même si cette proclamation revêt à ses yeux une valeur plus symbolique que contraignante.
17Vis-à-vis du monde arabe, aucun empressement n’est mis à renouer les liens. Le processus s’échelonne sur plusieurs années, et ce n’est qu’en 1965 que de Gaulle reçoit le premier officiel égyptien, le premier vice-Président, le maréchal Amer.
18Rien, par conséquent, dans cette double normalisation ne laisse présager qu’on s’achemine vers une rupture entre de Gaulle et Israël.
19En mettant fin aux relations privilégiées avec Israël, en renouant avec le monde arabe, de Gaulle ajuste sa politique proche-orientale à l’ensemble de sa politique extérieure. Sous la IVe République, l’alliance de fait avec Israël contre le panarabisme était dans la logique des choses à partir du moment où la France entendait conserver l’Algérie. Dépourvue de moyens de défense propres, la France s’identifiait au camp occidental contre le communisme.
20Débarrassée du boulet algérien, la Ve République doit se réconcilier avec l’ensemble du monde arabe. Cherchant à retrouver les « mains libres », elle doit reprendre ses distances vis-à-vis d’Israël. La France retrouve dans le milieu des années 60 les positions qui étaient celles de la IVe République avant la guerre d’Algérie. A une différence près : elle est beaucoup plus pro-israélienne qu’elle ne l’a été avant 1954.
21Il est, par conséquent, difficile de voir dans les années qui vont du retour du Général de Gaulle au pouvoir à la guerre de Six Jours le prélude à la crise des relations franco-israéliennes. Cette crise a des raisons plus spécifiques : elle résulte avant tout d’une divergence d’intérêts très profonde entre de Gaulle et Israël, sur la manière de résoudre la crise ouverte par la fermeture du détroit de Tiran le 22 mai 1967.
22La France et Israël se livrent en effet à ce moment-là à des analyses très différentes. Celle de de Gaulle est la suivante :
231) Un conflit armé entre Israël et ses voisins immédiats déboucherait sur une guerre mondiale. Impliqués déjà au Viêt-nam, Russes et Américains se trouveraient confrontés directement au Moyen-Orient, entraînant derrière eux leurs alliés. Cette hantise d’une troisième guerre mondiale est alors très nette chez de Gaulle, et il n’en fait pas mystère.
242) Celui des deux qui serait le plus susceptible d’ouvrir les hostilités est Israël. La situation est simple : ou bien l’Etat hébreu reste passif et il consacre la victoire de Nasser, ou bien il décide de reconquérir son droit de passage par le détroit de Tiran et ouvre le premier les hostilités. Et ce serait à ses yeux bien dans le style d’Israël que de prendre les devants dans une pareille situation.
25Le Général de Gaulle est tout à fait conscient de cette situation ; c’est pourquoi ses premières paroles à Abba Eban, qu’il reçoit le 24 mai, sont : « Ne faites pas la guerre ! »5. De Gaulle attache presque autant d’importance à cette entrevue que l’ancien ministre israélien des Affaires étrangères. C’est là l’occasion inattendue de prêcher directement à Israël la modération.
26C’est pourquoi il fait savoir à l’avance qu’Israël n’aurait ni son approbation, ni à plus forte raison son appui s’il prend l’initiative de recourir aux armes ; c’est la raison pour laquelle il décide encore d’appliquer, le 2 juin, l’embargo total des armes à destination d’Israël.
27C’est pourquoi, enfin, il refuse de considérer le blocus du golfe d’Akaba comme un casus belli. Le faire serait admettre non seulement qu’Israël puisse ouvrir les hostilités, mais reconnaître également la validité des engagements de la France. Car elle a pris un engagement, en mars 1957, par le biais d’une déclaration solennelle de son représentant à l’onu, qui considère « que toute obstruction au libre passage [dans le détroit de Tiran] serait contraire au Droit international et ouvrirait le recours au droit naturel de légitime défense prévue par la Charte en cas d’agression »6.
283) De Gaulle ne croit pas que le blocus d’Akaba menace l’existence d’Israël, pas plus qu’il ne croit à la menace que font peser sur l’Etat hébreu les troupes égyptiennes dans le Sinaï. Il ne semble pas que ce soit une évaluation de circonstance propre à justifier sa non-intervention. Il y a là, semble-t-il, une constante chez de Gaulle depuis la victoire éclair qu’Israël a remportée en 1956 face à l’Egypte. A ce moment-là, déjà, il dit à Jacob Tsur, ambassadeur d’Israël à Paris : « Israël a désormais consolidé sa position dans la région »7. De même quand il reçoit Ben Gourion, en juin 1960, il ne comprend pas les craintes du chef du gouvernement israélien pour la survie d’Israël et il lui dit : « Je crois que vous exagérez le danger qui vous menace »8. Sur ce point, en juin 1967, son analyse s’est révélée juste. Par contre, sur les dangers d’une troisième guerre mondiale, elle s’est avérée fausse.
294) La crise – toute la crise israélo-arabe et pas seulement celle de 1967 – doit être résolue grâce aux bons offices des « quatre grands ». On se souvient de la déclaration du 2 juin 1967 : « ... les problèmes posés par la navigation dans le golfe d’Akaba, la situation des réfugiés palestiniens et les conditions de voisinage des Etats intéressés devraient être réglés au fond par décisions internationales, de telles décisions devant donner lieu au préalable à une entente des quatre puissances qui sont membres permanents du Conseil de sécurité »9.
30L’analyse d’Israël est aux antipodes de celle de de Gaulle :
Le blocus du golfe d’Akaba n’est pas une « simple histoire de liberté de navigation ». Il y a le risque que l’absence de réaction chez Israël ne soit interprétée comme une preuve de faiblesse, comme un manque de résolution à défendre ses droits. C’est toute la crédibilité des capacités d’Israël à se défendre qui est en cause. La lecture des Mémoires, récemment parues, de Yitzhak Rabin, chef de l’Etat-major général de l’armée en 1967, donne des indications très précises à ce sujet10.
En raison des mouvements de troupes égyptiennes et syriennes à ses frontières, Israël craint une offensive généralisée de la part de l’Egypte et de la Syrie. Et même si celle-ci ne se produit pas dans l’immédiat, la situation n’en est pas moins intolérable. Israël a une capacité de mobilisation très rapide de ses réservistes. Mais à moins de se saigner à blanc, il n’a pas les moyens économiques de les maintenir très longtemps sur pied de guerre. La mobilisation générale ou quasi générale n’implique pas seulement les moyens de subvenir aux besoins d’une telle armée, mais elle paralyse l’économie nationale. De ce seul fait, écrit dans ses Mémoires Yitzhak Rabin, « que les Egyptiens aient voulu ou non la guerre, nous nous dirigions inexorablement dans cette direction »11.
Israël ne doit pas se lancer dans une action préventive avant d’avoir épuisé les possibilités d’action diplomatique. Il doit chercher à obtenir des grandes puissances qu’elles fassent pression sur l’Egypte pour l’amener à lever le blocus. C’est le sens des démarches entreprises par le ministre des Affaires étrangères auprès des grandes capitales occidentales. La France a déçu. Les Etats-Unis, après avoir émis l’intention de constituer une force navale internationale pour forcer le blocus égyptien, ne sont pas passés aux actes et font finalement savoir au gouvernement israélien qu’il n’est pas question pour eux de tenir un pareil engagement12.
31On voit donc combien sont profondes les divergences entre la France et Israël. Pour Israël, il y va de sa survie. Pour la France aussi, d’ailleurs, si la prophétie du Général sur la troisième guerre mondiale se réalisait.
32Le différend n’aurait peut-être pas pris la forme d’une crise morale aiguë, s’il n’y avait eu de la part d’Israël une erreur de perception sur le crédit dont il croyait disposer auprès de de Gaulle. La déception est à la mesure de l’espoir mis en la personne du Général. Depuis les visites de Ben Gourion à Paris, Israël pense avoir en France un allié indéfectible dont il peut attendre sinon un soutien militaire, du moins un appui sur le plan diplomatique. Assurément, la petite phrase du Général sur « Israël notre ami et notre allié » n’a pas eu la même signification des deux côtés. Israël a pris pour un engagement ferme ce qui n’était que l’expression d’un sentiment éprouvé à un moment donné. La sympathie que de Gaulle peut ressentir pour un allié ou pour tout autre pays ami n’empêche pas la France de savoir, quand il le faut, manifester sa mauvaise humeur ou refuser des engagements en faveur de causes qui lui paraissent douteuses.
33D’où une démarche de la part d’Israël dont les conséquences négatives ne vont pas tarder à se faire sentir. Le ministre israélien des Affaires étrangères, venu à Paris sonder le chef de l’Etat sur la position de la France concernant la liberté de navigation, se présente en demandeur : « C’est le moment le plus grave de notre existence depuis dix ans, affirme-t-il au Général de Gaulle. Il est naturel que mes collègues et moi, à cette heure décisive, venions demander l’avis du grand ami que vous êtes »13. On ne s’attendait assurément pas en Israël à la mise en garde de de Gaulle.
34Les hostilités entre Israël et ses voisins terminées, ne pouvait-on pas imaginer que le contact entre de Gaulle et les dirigeants israéliens soit renoué ? La réconciliation n’est guère facile. Car quelle que soit l’issue de la guerre de Six Jours, la crise des rapports franco-israéliens porte les germes d’une rupture durable. Israël perdant cette guerre – ou du moins l’emportant avec de lourdes pertes – n’aurait jamais pardonné à de Gaulle. Même largement victorieux, il ne peut pas oublier, dans l’immédiat, ce qu’il considère comme un « lâchage ».
35De Gaulle, lui, voit dans la victoire d’Israël « une confirmation de son pronostic. Il ne se sent que plus fondé maintenant à condamner Israël pour avoir ouvert les hostilités, à exiger qu’il restitue tous les territoires occupés depuis le 5 juin, et à lui refuser les 50 « Mirage » tant que ce retrait n’est pas effectué. Ce qui ne fait qu’aggraver les désaccords, Israël, à l’époque, considérant ces territoires comme une monnaie d’échange contre une paix véritable. Le mode de règlement du conflit constitue un autre point de friction : Israël souhaite des négociations directes avec les pays arabes, de Gaulle pense que la solution passe par un accord préalable entre les « Quatre Grands ».
36En fait, les positions de de Gaulle sur l’avenir des territoires occupés sont beaucoup moins surprenantes que celles qu’il a prises avant la guerre des Six Jours. Elles emboîtent parfaitement le pas aux déclarations antérieures à la guerre. Par contre, l’étonnant est qu’un homme comme lui, si capable de dominer ses sentiments et ses ressentiments, cède à l’irritation que lui causent « l’Affaire d’Israël » et les manifestations d’hostilité à sa politique qui ont lieu en France. Il n’a jamais dissimulé d’ailleurs être offusqué que les Israéliens lui « aient manqué », qu’ils n’aient pas tenu compte de ses conseils. Il leur en veut ; il le dit publiquement14. Au point d’ailleurs de modifier totalement le jugement qu’il s’est fait de ce pays et de ses habitants depuis de longues années.
37Lui qui a depuis fort longtemps applaudi à la création de l’Etat d’Israël estime désormais que les Juifs sont installés sur des terres « acquises dans des conditions plus ou moins justifiables »15. Lui qui s’est réjoui des succès d’Israël au cours de la campagne du Sinaï en 1956, notamment devant Begin, à l’époque chef de l’opposition, à qui il a dit qu’Israël devait « garder Gaza », voilà qu’il déclare le 27 novembre 1967 : « A la faveur de l’expédition franco-britannique de Suez, on avait vu apparaître [...] un Etat d’Israël guerrier et résolu à s’agrandir. » Lui, enfin, qui a toujours veillé à ce qu’Israël ait les moyens de se défendre, l’accuse d’avoir pris prétexte de « l’affaire d’Akaba fâcheusement créée par l’Egypte » pour en « découdre »16.
38On note la même déformation au sujet des propos que lui a tenus Ben Gourion en 1960 et en 1961. Dans ses Mémoires d’espoir, le Général explique que l’ancien chef du gouvernement israélien lui a fait part de l’intention d’Israël « d’étendre les frontières dès que s’offrirait l’occasion »17. Alors qu’on sait de plusieurs sources qu’en juin 1960 il s’est réjoui, au contraire, devant un petit aréopage de ministres français et israéliens à l’Elysée, que Ben Gourion attachât plus d’importance au peuplement d’Israël dans ses frontières de l’époque qu’à l’extension de territoires18.
39C’en est fini du « petit Etat d’Israël » qu’il fallait aider à survivre : Israël désormais « exagère » ; « il dépasse les bornes de la modération nécessaire », comme il l’écrit dans la lettre à Ben Gourion du 30 décembre 1967.
40Autre signe d’irritation : la petite phrase devenue très vite célèbre sur le « peuple d’élite, sûr de lui-même et dominateur ». Après l’émotion qu’elle a suscitée, le Général s’est expliqué. Dans une lettre adressée, en décembre 1967, à David Ben Gourion et au cours d’un entretien accordé au Grand Rabbin de France, il précise qu’il ne voulait outrager personne, que ses propos n’avaient rien de désobligeant, qu’ils étaient même flatteurs.
41Explications qu’il est difficile de mettre en doute, quand elles viennent de la part d’un homme qui n’avait pas l’habitude de justifier ses positions ni de refuser d’assumer ses aversions. Mais si une sorte de malaise subsiste encore dans les esprits, c’est parce que la fameuse « petite phrase » comporte trois connotations distinctes :
Une connotation flatteuse : le « peuple d’élite » ;
Une connotation ambiguë : le « sûr de lui-même » ;
Une connotation provocatrice : le « dominateur ».
42En juxtaposant magistralement ces trois connotations, de Gaulle a pu manifester le mélange d’admiration et d’agacement qu’il éprouvait pour les Juifs à ce moment-là.
43Ce n’est pas la première fois que de Gaulle porte un jugement d’ordre psychologique sur les Juifs. Il l’a déjà fait à plusieurs reprises, notamment au cours d’un entretien accordé, en 1955, à l’ambassadeur d’Israël Jacob Tsur. A l’époque, il évoque les « talents des Juifs, leur pensée claire et logique, leur énergie »19. On admettra, donc, surtout après son explication, qu’il n’y a pas trace d’antisémitisme dans ses propos de novembre 1967, mais à comparer ses éloges à une dizaine d’années d’intervalle, on ne peut manquer d’être frappé par la différence de ton.
44A l’époque, tout cet enchaînement de petites phrases, de votes hostiles à Israël à l’onu, va conduire Israël à considérer que de Gaulle est « irrécupérable », que son attitude systématique ne permet pas d’envisager une amélioration des rapports et l’obtention des 50 « Mirage » sous embargo.
45Israël, du coup, se sent vis-à-vis de la France très libre, et il prend des initiatives qu’il n’aurait certainement pas prises avant juin 1967. L’attaque en décembre 1968 de l’aéroport de Beyrouth (qui, rappelons-le, n’a fait aucune victime humaine) par un commando israélien transporté par des hélicoptères de fabrication française, n’aurait pas été possible avant la crise de 1967. Ce coup de main en réplique à l’attaque d’un avion d’El Al sur l’aéroport d’Athènes par un commando palestinien parti du Liban, causant la mort d’un membre de l’équipage et d’une petite fille grecque, a suscité la colère du Général de Gaulle et la généralisation de l’embargo sur tout matériel militaire à destination d’Israël.
46Cela se passe début janvier 1969, à peine plus de trois mois avant que le Général de Gaulle quitte le pouvoir. C’est en fait sur cet acte d’embargo et sur cette note de colère que s’est fixé le souvenir de l’ancien chef d’Etat dans l’opinion israélienne. De Gaulle et Israël se sont séparés sur une image très négative.
47La tenue de ce colloque à Tel-Aviv constitue en soi le signe d’un important changement dans la perception qu’une partie de l’opinion a de de Gaulle, et l’occasion d’une réévaluation des causes de la « rupture morale » entre les deux pays.
48Tout au long de cet exposé, j’ai tenté de montrer la nécessité d’une telle réévaluation. C’est verser dans la simplification que d’attribuer à l’homme du 18 juin une politique délibérée visant à sacrifier Israël pour du pétrole, à lâcher ce pays comme il a lâché l’Algérie.
49La rupture de 1967 n’était pas inévitable.
50De Gaulle a réussi le retour de la France au monde arabe tout en gardant de bonnes relations avec Israël. A plusieurs reprises au cours des années qui ont précédé la guerre de Six Jours, le gouvernement français a même mis en garde les dirigeants arabes, rappelant que l’amitié avec Israël n’était pas négociable20.
51De Gaulle a joué, certes, la carte arabe, mais pour le faire il n’était nullement nécessaire de trancher les liens avec Israël. Ce faisant, il perdait un atout important dans ses rapports avec les dirigeants arabes. C’était tout à fait contraire à sa stratégie.
52En mai 1967, on aurait pu imaginer de Gaulle choisissant une autre option : celle de jouer un rôle de médiation. Mais c’est un fait qu’il a préféré manifester plus d’indulgence à l’égard des Arabes qu’à l’égard d’Israël.
53Ainsi, il a donné l’impression de choisir le camp arabe dans ce conflit, à la grande joie de celui-ci. En fait, de Gaulle, en mai-juin 1967, n’a pas choisi entre Israël et les Arabes, mais entre le maintien de la paix et la poursuite de relations amicales avec l’Etat juif. Il y a chez lui, à ce moment-là, une incompatibilité très nette entre ces deux termes. 1967 n’est pas l’occasion de marquer une rupture envisagée de longue date. Elle est en soi une rupture. Toute la querelle entre de Gaulle et Israël trouve son origine dans ces quinze jours qui séparent la fermeture du détroit de Tiran de la guerre de Six Jours.
54Contrairement à ce qui s’est passé pour l’Algérie, il n’y a rien dans cette rupture d’irréversible. Ses lettres à Ben Gourion restent très chaleureuses. Dans sa lettre du 30 décembre 1967, il réitère sa formule d’« Etat ami et allié » qui marque bien, malgré tout, une certaine sympathie pour les Juifs. Devant plusieurs de ses fidèles, il insiste sur le fait qu’il se considère encore comme un ami d’Israël21. Il réaffirme constamment son attachement à l’existence de l’Etat juif, et il admet devant certains de ses collaborateurs la nécessité de rectifications locales de frontières22.
55De Gaulle a tenté de faire pression sur Israël avant juin 1967 pour l’empêcher d’ouvrir les hostilités, et après la guerre de Six Jours pour l’amener à une plus grande souplesse. Dans un cas comme dans l’autre, Israël ne s’est pas plié, de Gaulle n’a pas été écouté. Du gaullisme, Israël a appris qu’un « Etat digne de ce nom n’a pas d’amis » et qu’il ne se détermine qu’en fonction de ses seuls intérêts.
56Le malheur pour Israël est que de Gaulle soit parti alors que les relations franco-israéliennes étaient au plus bas. Sans procéder à une réflexion de fond, certains de ses fidèles ont inscrit sa politique pro-arabe dans l’héritage. Du coup, l’embargo est devenu un dogme, « un test de la continuité » au même titre que la détente, la force de frappe ou la coopération.
57Ce qui n’a pas empêché le successeur du Général de livrer à Israël en pièces détachées les 50 « Mirage », et même quelques dizaines d’avions supplémentaires du même type.
58Mais nous sortons là de notre sujet…
Notes de bas de page
1 Jacob Tsur, Prélude à Suez, Paris, Presses de la Cité, 1968, 448 p., p. 200.
2 En deux mois, de juin à août 1967, le pourcentage des Français qui approuvent la politique du Général de Gaulle au Proche-Orient baisse de 54 % à 36 %. En décembre 1967, il n’est plus que de 30 %. Voir Jean Chariot, Les Français et de Gaulle, Paris, Plon, 1971, 368 p., p. 88.
3 Michael Bar-Zohar, Ben Gurion. A biography, London, Weidenfeld and Nicolson, 1978, 334 p., p. 304.
4 Voir, par exemple, son discours prononcé devant l’Assemblée consultative provisoire à Alger, le 18 mars 1944.
5 Entretien avec le ministre israélien des Affaires étrangères, M. Abba Eban, 24 mai 1967.
6 Déclaration onu, mars 1957.
7 Jacob Tsur, op. cit., p. 440.
8 Michael Bar-Zohar, op. cit., p. 269.
9 Déclaration du Général de Gaulle, 2 juin 1967.
10 Yitzhak Rabin, Mémoires, Paris, Bûchet-Chastel, 1980, 254 p., p. 66.
11 Ibid., p. 61.
12 Ibid., p. 80.
13 Michael Bar-Zohar, Histoire secrète de la guerre d’Israël, Paris, Fayard, 1968, 326 p., p. 68.
14 Samy Cohen, De Gaulle, les gaullistes et Israël, Paris, Alain Moreau, 1974, 366 p., p. 145.
15 Conférence de presse du 27 novembre 1967.
16 Ibid.
17 Charles de Gaulle, Mémoires d’espoir, 1 : Renouveau, 1958-1962, Paris, Plon, 1970, 318 p., p. 279.
18 Samy Cohen, op. cit., p. 87.
19 Jacob Tsur, op. cit., p. 200.
20 Samy Cohen, op. cit., p. 98-99.
21 Ibid., p. 142.
22 Jean d’Escrienne, Le Général m’a dit..., 1966-1970, Paris, Plon, 1973, 284 p., p. 151-152.
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