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La politique étrangère du général de Gaulle

 | 
Élie Barnavi
, 
Saul Friedländer

3. De Gaulle et l’Europe

De Gaulle et l’Allemagne

Charles Bloch

Texte intégral

1L’attitude du Général de Gaulle envers l’Allemagne prouve qu’il avait comme base de son action un calcul froid et rationnel de puissance. Contrairement à une certaine légende, au moins en matière de politique extérieure, ni la passion – sauf son amour pour la France – ni la rancune ne comptaient pour lui, mais seulement l’intérêt de son pays tel qu’il le comprenait. Il était aussi un homme d’Etat pragmatique qui savait s’adapter aux circonstances, comme l’a bien dit M. l’Ambassadeur Burin des Roziers.

  • 1 Voir Claude Digeon, La crise allemande de la pensée française, Paris, 1959.

2De Gaulle était nationaliste, influencé, comme beaucoup de ses contemporains par Maurice Barres (beaucoup plus que par Charles Maurras puisque, contrairement à ses parents, il était républicain dès sa jeunesse. M. Hamon l’a déjà souligné dans sa conférence. Tout en respectant la monarchie de l’Ancien Régime, il accepta les divers régimes depuis 1789 comme partie intégrale de l’Histoire de France). Ainsi, il détestait l’Allemagne qui avait vaincu la France en 1870-1871 et lui avait ravi l’Alsace-Lorraine ; il aspirait probablement à une guerre de revanche. Cette génération avait pour l’Allemagne à la fois de la crainte et de l’admiration à cause de ses grandes réalisations dans les domaines technique et scientifique1. Le mot d’ordre était : « Apprendre de l’adversaire et le vaincre la prochaine fois selon ses propres “méthodes”. » En outre, Charles de Gaulle avait une bonne connaissance de la langue, de la littérature et de la philosophie allemandes, qu’il cultiva apparemment jusqu’à sa vieillesse. Il eut l’occasion d’approfondir cette connaissance lors de la Première Guerre mondiale, notamment pendant sa captivité à Ingolstadt. Il en profita pour observer exactement ce qui se passait en Allemagne et découvrit les sources des forces mais aussi de certaines faiblesses de ce pays. Le fruit de ce labeur fut son premier livre La discorde chez l’ennemi, qui parut en 1924. Cet ouvrage se distingue par une grande lucidité. Beaucoup de ses constatations ont été confirmées depuis par la recherche historique ultérieure, avec une seule exception : l’avenir devait montrer que le maréchal Hindenburg était un personnage beaucoup moins honorable que ne l’estimait l’auteur.

  • 2 Ch. de Gaulle, La discorde chez l'ennemi, rééd., Paris, Pion, 1972, p. 11-15.
  • 3 Ibid., p. 17-39, 91-155.
  • 4 Ibid., p. 164-165, 175-215.
  • 5 Ibid., p. 217-272.

3De Gaulle rend ici tout d’abord hommage « au peuple allemand vaillant et à ses chefs avec leur audace et leur esprit d’entreprise », mais stigmatise en même temps le goût de ces derniers pour « les entreprises démesurées, la passion d’étendre leur puissance personnelle, le mépris des limites tracées… par le bon sens ». Nous trouvons ici une critique de Nietzsche et du mythe du « surhomme », auquel l’auteur oppose élogieusement le style classique français avec sa mesure, sa symétrie et son harmonie2. De Gaulle signale par la suite le manque de coordination dans le commandement allemand, ainsi que le dédain des militaires allemands pour leurs collègues autrichiens et l’incapacité des Puissances centrales de constituer un commandement suprême unique3. La guerre sous-marine illimitée décrétée en 1917 qui devait entraîner les Etats-Unis dans le conflit au côté des Alliés est qualifiée d’« insensée » ; le principal responsable fut l’amiral von Tirpitz, « essentiellement Junker et vieille Prusse ». Mais la critique la plus acerbe – et un peu surprenante – porte sur le fait que le pouvoir civil – notamment le Chancelier Bethmann-Hollweg, qualifié d’« honnête » – était trop faible pour subordonner les militaires, et aussi les milieux pangermanistes, au pouvoir civil, comme sut le faire Clemenceau en France. (On voit déjà percer le futur Président de la VRépublique qui, en 1962 saura mettre au pas l’oas.) Moins étonnante est la critique de la « politique politicienne » et de l’activité des partis, qui en 1917 combinèrent leurs efforts avec ceux de Ludendorff pour faire tomber Bethmann-Hollweg et paver la voie à la dictature militaire4. A la fin, nous trouvons une description détaillée de la déroute du peuple allemand lors de la défaite en été et en automne 1918, juste au moment où il fallait se ressaisir. Cette faiblesse se manifesta aussi dans plusieurs mouvements séparatistes. Le manque de courage de l’empereur Guillaume II et sa fuite aux Pays-Bas sont sévèrement jugés5.

  • 6 Raymond Poidevin et Jacques Bariéty, Les relations franco-allemandes, 1815-1975, Paris, 1977, p. 25 (...)
  • 7 Jacques Binoche, La formation allemande du Général de Gaulle, dans Etudes gaulliennes, t. 5, n° 17, (...)
  • 8 Jean-Paul Bled, L’image de l’Allemagne chez Charles de Gaulle avant juin 1940, ibid., p. 61-64.
  • 9 Jean Lacouture, De Gaulle, p. 41-42, 52.

4De Gaulle fut un des Français – peu nombreux – à ne pas se faire beaucoup d’illusions sur la portée de la victoire de 1918 et sur les dangers qui continuaient à guetter la France dans un futur pas trop lointain. Il accepta probablement, comme l’avenir devait le montrer – les idées de Barres au début des années vingt qu’il fallait « restructurer » l’Allemagne, en faire un Etat fédéral avec un pouvoir central très affaibli, centré à l’Ouest, en Rhénanie ; dans ce cas-là, une réconciliation franco-allemande serait possible6. Toujours est-il que le 1er mars 1925, quand il était attaché au Cabinet du maréchal Pétain, il publia dans la Revue militaire française un article dans lequel il insista sur la vulnérabilité de la frontière nord-est de la France et sur la nécessité de contenir une nouvelle agression allemande par une série de places fortes, mais selon un système assez différent de celui qui devait constituer ultérieurement « la ligne Maginot ». Une mission dans la zone française d’occupation en Allemagne, à Trêves en 1927-1928, approfondit encore cette conviction. Il constata que la Reichswehr était toujours vaillante et que de nombreux Allemands désiraient une guerre de revanche. Il est possible qu’à partir de ce séjour l’idée de l’armée de métier commença à germer dans son esprit. En mars 1929, il nota que bientôt l’Allemagne procéderait à l’annexion de l’Autriche, attaquerait la Pologne et réclamerait l’Alsace-Lorraine. Ainsi il fut hostile à la politique de concessions de Briand7. Il parla aussi du danger particulier émanant de la Prusse et approuva l’idée des « frontières naturelles » au Rhin8. De la même manière, dès l’avènement d’Hitler, au début de 1933, il ne se trompa pas sur les desseins du nouveau régime9, et un an plus tard il publia un livre sous le titre susmentionné.

  • 10 Charles de Gaulle, Vers Vannée de métier, réimpr., « Presses Pocket », 1944, p. 18-22.

5Dans cet ouvrage nous trouvons plusieurs idées maîtresses du futur Général. Citons d’abord les lignes sur les fondements des relations franco-allemandes, mais qui marquent aussi une légère évolution de ses idées10.

6« Car, entre Gaulois et Germains, les victoires alternatives n’ont rien tranché ni rien assouvi. Parfois, épuisés par la guerre, les deux peuples semblent se rapprocher, comme s’appuient l’un sur l’autre des lutteurs chancelants. Mais, sitôt remis, chacun se prend à guetter l’adversaire. Une pareille instabilité tient à la nature des choses. Pas d’obstacle géographique pour départager les deux races. L’osmose perpétuelle qui en est résultée eut, certes, pour conséquence de multiplier les influences réciproques, mais aussi rend arbitraire toute limite des champs d’action. Où qu’elle passe, la frontière franco-allemande est la lèvre d’une blessure. D’où qu’il souffle, le vent qui la balaie est gonflé d’arrière-pensées.

7« L’opposition des tempéraments avive cette amertume. Ce n’est point que chacun méconnaisse la valeur de l’autre et ne se prenne à rêver, parfois, aux grandes choses qu’on pourrait faire ensemble. Mais les réactions sont si différentes, qu’elles tiennent les deux peuples en état constant de méfiance.

8« Ce Français, qui met dans son esprit tant d’ordre, et si peu dans ses actes, ce logicien qui doute de tout, ce laborieux nonchalant, ce casanier qui colonise, ce fervent de l’alexandrin, de l’habit à queue, du jardin royal, qui tout de même pousse la chanson, se débraille et salit les pelouses, ce Colbert collègue de Louvois, ce jacobin qui crie : “Vive l’Empereur !”, ce politicien qui fait l’union sacrée, ce battu de Charleroi qui donne l’assaut sur la Marne, bref ce peuple mobile, incertain, contradictoire, comment le Germain pourrait-il le rejoindre, le comprendre et s’y reposer ? Inversement, nous inquiète l’Allemagne, force de la nature à laquelle elle tient au plus près, faisceau d’instincts puissants mais troubles, artistes-nés qui n’ont point de goût, techniciens restés féodaux, pères de famille belliqueux, restaurants qui sont des temples, usines dans les forêts, palais gothiques pour les nécessités, oppresseurs qui veulent être aimés, séparatistes obéissant au doigt et à l’œil, chevaliers du myosotis qui se font vomir leur bière, route que Siegfried le Limousin voit épique le matin, romantique vers midi, guerrière le soir, océan sublime et glauque d’où le filet retire pêle-mêle des monstres et des trésors, cathédrale dont la nef polychrome, assemblant de nobles arceaux, emplie de sons nuancés, organise en symphonie, pour les sens, pour la pensée, pour l’âme, l’émotion, la lumière et la religion du monde, mais dont le transept obscur, retentissant d’une rumeur barbare, heurte les yeux, l’esprit et le cœur.

9« Pendant des siècles, nos gouvernants réussirent à limiter les dangers de l’Est par une politique traditionnelle qui divisait nos voisins. Soit qu’elle usât des armes pour reculer la frontière, invoquant tour à tour les héritages, le droit du plus fort, la protection des autres ou la liberté, soit qu’elle entretînt, en Lorraine, sur le Rhin, dans les Pays-Bas, une clientèle de sentiments ou d’intérêt, soit qu’elle exploitât la tendance des Germains au clan, au groupement séparé, au particularisme, soit qu’elle conclût à leur revers des alliances d’équilibre, la France put empêcher, jusqu’à l’époque contemporaine, que l’Allemagne pesât jamais sur elle de tout son poids. Mais il a disparu, cet échiquier d’une partie classique où, combinant la force et l’intrigue, nous tenions en suspens la fureur des Teutons. Plus de princes protestants qui bravaient Charles Quint, de Soliman qu’on déchaînait sur Vienne, de Gustave-Adolphe pour aider Richelieu, de prince-évêque vénal, d’alliances à renverser, de Confédération du Rhin, de rivalités entre Habsbourg et Hohenzollern, d’espoirs secrets des Wittelsbach. L’unité allemande, favorisée par nos illusions, scellée par nos désastres, confirmée par notre hâte à limiter la récente victoire, a mis le colosse à même de se ruer vers l’ouest d’un seul élan et sans délai. Non, certes, sans beaucoup d’épreuves intérieures. Il est pénible à un Bavarois d’accepter la prééminence prussienne, à un Rhénan catholique de vivre sous la coupe de fonctionnaires protestants, à un marchand de Hambourg de subir le même régime qu’un hobereau de Poméranie. En dépit des apparences, régions, partis, pouvoirs, associations demeurent travaillés par mille tendances divergentes. Mais justement, cette menace d’anarchie pousse l’Empire aux entreprises. Son unité a pour conditions l’expansion au-dehors et les grands desseins, qui seuls justifient aux yeux des Allemands les sacrifices dont ils la paient. Bismarck l’avait compris, d’abord ; dès qu’il parut l’oublier, un jeune empereur, approuvé par tous, le mit à la porte. Le Reich d’aujourd’hui suit la même pente. Qui peut douter qu’une crise nouvelle attirerait, une fois de plus, les Allemands vers Paris ? »

10Nous retenons de ce passage surtout les deux idées suivantes :

  1. Malgré les tendances particularistes chez les Allemands – ou justement à cause d’elles –, il ne faut pas sous-estimer les dangers émanant d’un Reich unifié ;

    • 11 Ibid., p. 83-84, 104.

    Tout en voyant clairement la menace présente, il ne faut peut-être pas désespérer de l’avenir, car chacun des deux peuples connaît la valeur de l’autre. D’ailleurs les victoires alternantes n’ont rien résolu. Toutefois, cet espoir ne pourra se réaliser que dans un futur lointain. Par la suite, l’auteur ironise un peu sur l’idéalisme de la sécurité collective dans le cadre de la sdn, « aidé d’une certaine pitié anglo-saxonne » (nous retrouverons plus tard chez le Président de la VRépublique son opposition à la supranationalité et à 1’« atlantisme »). Néanmoins, nous lisons aussi par la suite un jugement un peu plus positif sur « un système universel ou européen ». A plusieurs reprises de Gaulle fait allusion aux dangers venant de la Prusse. Il a la vision un peu « manichéenne » d’une « bonne » (la Rhénanie et dans une certaine mesure la Bavière) et d’une « mauvaise » (essentiellement la Prusse) Allemagne, partagée par de nombreux Français. Il dit aussi que les annexions démesurées sont déraisonnables ainsi que les guerres de conquête et de rapine. « Le malheur s’il dépasse un certain degré ne fait pas le bonheur des autres. » Néanmoins les Etats (lire : notamment l’Allemagne) ne renoncent pas à s’agrandir surtout par une attaque surprise. Quant à la France, après la récupération de l’Alsace-Lorraine, elle ne cherche pas une expansion territoriale supplémentaire, mais elle ne peut se désintéresser de ce qui se passe dans les pays voisins et en Europe en général. C’est pourquoi elle a besoin d’une force d’intervention militaire rapide. Plus loin, il dit : « Sauf assurances d’appui rapide et complet de la part de nos autres voisins (en premier lieu de l’Angleterre, ce qui était encore fort douteux en 1934, Ch. Bl.), ce régime dit d’égalité (d’armements aussi pour les vaincus d’hier) et fondé sur la mobilisation générale (Ch. Bl.) eût organisé la supériorité allemande. » L’armée de métier ne porte le gouvernement à l’agression que si l’Etat doté de la Reichswehr a l’initiative contre un voisin qui n’a qu’une milice. Mais, pour le reste, elle n’est pas plus meurtrière que la levée en masse11. De Gaulle développe dans ce livre toute sa théorie de la nécessité de grandes unités blindées et motorisées, fondées sur le progrès technique et scientifique pour éviter que le sort de la France métropolitaine ne soit tranché d’un seul coup par une agression venant de l’Est et du Nord ; il prévit ce qui allait arriver d’une manière tragique en 1940. Naturellement, le réarmement et l’organisation d’une nouvelle armée moderne ne peuvent se faire que dans le cadre d’une politique cohérente dans tous les domaines. (Rappelons à ce propos la contradiction entre la politique extérieure de la France et ses alliances avec les pays de l’Europe du Centre et de l’Est – et sa conception stratégique à base du repli derrière la ligne Maginot, Ch. Bl.)

11Il est inutile de répéter ici la vanité de la lutte que mena pendant les années trente le lieutenant-colonel, puis colonel de Gaulle, pour ses idées contre les divers gouvernements et surtout contre l’état-major. Il fut appelé au gouvernement de Paul Reynaud trop tard, en juin 1940, quand la France métropolitaine était virtuellement d’ores et déjà conquise par les armées du IIIe Reich qui, elles, avaient retenu les idées prêchées par lui et par d’autres théoriciens.

  • 12 Charles de Gaulle, Discours et messages (DM), Paris, 1970, vol. I, p. 422.

12Pendant toute la Deuxième Guerre mondiale et surtout à la suite de la capitulation du gouvernement Pétain, l’Allemagne était pour de Gaulle l’ennemi qu’il fallait combattre par tous les moyens. Dès l’appel du 18 juin, il ne cessa d’exhorter ses compatriotes dans la métropole conquise à l’espoir et plus tard à la résistance active. Dans toutes ses déclarations, il ne cessa de stigmatiser les crimes et les cruautés de l’occupant. Dans son entourage (mais pas dans tous les milieux de la Résistance intérieure) on parlait souvent de 1’« Eternelle Allemagne », c’est-à-dire d’une nation agressive et avide de conquêtes depuis des siècles, sinon des millénaires, quelle que soit l’origine. Le national-socialisme n’était que le continuateur de ses prédécesseurs et toute la nation allemande, avec des exceptions minimes, ne faisait que le suivre. Tel était le ton des émissions de la radio française libre à Londres et puis à Alger. De Gaulle lui-même, dans une conférence de presse le 10 juillet 1944, lors d’une visite à Washington parla de l’Allemagne comme d’« une voisine très inconfortable depuis deux mille (!) ans ». C’est pourquoi son sort ne saurait être réglé sans la participation de la France (il est vrai que ces paroles étaient destinées entre autres à impressionner les Américains et surtout le Président Roosevelt)12.

  • 13 Ibid., p. 497.

13Cinq mois plus tard, lors du débat de ratification du traité franco-soviétique (voir plus loin) devant l’Assemblée consultative à Paris, il dit que les Allemands étaient « un grand peuple qui perpétuellement tend à la guerre, ne cesse de rêver à la domination, prêt à acclamer jusque dans le crime ceux qui promettent la conquête ». Telle est la réalité surtout depuis que « l’ambition et la vigueur prussiennes s’emparèrent des ruines de l’Empire des Habsbourg », c’est-à-dire depuis Bismarck, puis sous Guillaume II et sous Hitler13. C’est pourquoi une fois la victoire acquise, il faudrait affaiblir l’Allemagne une fois pour toutes, voire la morceler pour qu’elle ne puisse plus jamais se livrer à une nouvelle agression.

  • 14 Charles de Gaulle, Mémoires de guerre, vol. III : Le Salut, Paris, Le Livre de Poche, 1961, p. 205- (...)
  • 15 Ibid., p. 255-259.

14Est-ce qu’au début de 1945, quand la prochaine défaite de l’Allemagne devenait une certitude, de Gaulle changea un peu d’avis ? Dans ses Mémoires14, il raconte un épisode curieux : Himmler – qui, on le sait, essayait à ce moment-là de négocier avec les Alliés occidentaux à l’insu d’Hitler – lui adressa une lettre disant que face à la prédominance des puissances anglo-saxonne et soviétique, la France et l’Allemagne n’avaient d’avenir que dans une coopération fondée sur l’égalité. De Gaulle ajoute que, naturellement, il ne répondit pas à cette ouverture, vu les nombreuses atrocités commises par la tyrannie nationale-socialiste. Mais peut-être retint-il l’idée pour un temps futur, quand il y aurait un autre régime allemand. Selon des témoins, il dit au général de Lattre de Tassigny, commandant en chef des forces françaises en Allemagne, avant même la victoire finale, que plus tard on ne pourrait « faire l’Europe » sans le concours des Allemands. Il parla dans un sens analogue publiquement au début d’octobre 1945, lors de sa première visite officielle dans la zone française d’occupation en Allemagne, et dit notamment : « Le lien de l’Europe occidentale, il est ici, il est le Rhin qui passe à Strasbourg »15.

  • 16 François Bondy, Manfred Abelin, Deutschland und Frankreich. Geschichte einer wechselvollen Beziehun (...)
  • 17 Charles de Gaulle, Le Salut (voir n. 17), p. 56-58.

15Toujours est-il que la politique française concernant la question allemande pendant les premières années suivant 1945 était dans une certaine mesure contradictoire. Dans la zone française d’occupation en Allemagne, on faisait quelques efforts pour « rééduquer » la jeunesse, la rapprocher des idées occidentales et libérales. On tentait aussi de gagner l’appui des notabilités afin de trouver un terrain d’entente pour une coopération. Mais, dans l’ensemble, la politique d’occupation fut assez dure. Surtout on procédait au démantèlement des grandes entreprises industrielles et au transfert de leur matériel en France, à titre de réparation, ainsi que de nombreux produits, même agricoles, et des matières premières, notamment du charbon des mines de la Sarre. De même, on tardait, par rapport aux zones des trois autres puissances d’occupation, à admettre l’activité des partis politiques, on limitait même l’autorité des pouvoirs locaux ; par contre, on encourageait les tendances particularistes. Il faut dire qu’à partir de janvier 1946, date de sa première démission, de Gaulle n’était pas directement responsable de la politique, mais ses successeurs, surtout Bidault, suivirent jusqu’en 1948, plus ou moins les lignes directrices fixées par lui16. Plus importante encore est la conception d’ensemble qu’avait de Gaulle de l’avenir de l’Allemagne : en aucune manière un Reich centralisé ne devrait renaître, mais une Confédération d’Etats allemands avec des liens très distendus entre eux (ce qui voulait dire revenir en fait à la situation d’avant 1871), de telle sorte que l’Allemagne ne pût plus jamais constituer une menace pour aucun de ses voisins. Les pays rhénans devraient être conjointement occupés par les troupes françaises, belges, hollandaises et britanniques. Si le Rhin devenait une voie internationale, les autres parties de l’Allemagne pourraient s’y joindre ; elles seraient ainsi tournées vers l’Ouest (nous retrouvons ici l’idée de Barrés de 1920, citée ci-dessus p. 114). La région de la Rhur avec son grand potentiel industriel recevrait un statut international spécial. La Sarre comme Etat allemand autonome serait liée par une union économique à la France. Mais cette dernière se garderait d’annexer directement un territoire allemand afin de laisser la porte ouverte à une future réconciliation. Mais, d’autre part, de Gaulle donna son consentement à l’annexion par la Pologne des territoires à l’est de l’Oder et de la Neisse – soit pour affaiblir la Prusse, soit pour gagner le soutien de la Pologne et de lurss à sa politique. Quant au reste de la Prusse, ses idées ne sont pas tout à fait claires. Il espérait apparemment que, au cas où l’Allemagne cesserait de constituer un danger, les pays de l’Europe de l’Est ne seraient pas nécessairement dépendants de lurss et celle-ci n’essaierait pas d’étendre son pouvoir en Europe. De Gaulle avait déjà la conception de « l’Europe de l’Atlantique jusqu’à Istanbul et à l’Oural »17.

  • 18 Pour les détails de la visite du Général à Moscou, voir ibid., p. 75-95.
  • 19 Ibid., p. 247-249.

16Toutefois, les autres grandes puissances alliées n’acceptèrent pas le point de vue du Général. A la Conférence de Yalta – à laquelle il ne fut pas invité à participer – elles divisèrent, bien que d’une manière non officielle, l’Europe entre l’Est et l’Ouest. Deux mois plus tôt, lorsque de Gaulle avait visité Moscou, Staline ne voulait pas entendre parler du démembrement de l’Allemagne. Il désirait surtout que l’urss participa au contrôle de la Ruhr et eût aussi son mot à dire en Rhénanie. Peut-être espérait-il même à ce moment-là installer un régime communiste dans l’Allemagne centralisée tout entière et l’allier ainsi à l’Union soviétique. Dans ces conditions – et aussi à cause du refus du Général de reconnaître le Comité de Lublin comme seul pouvoir légitime en Pologne –, le Pacte d’assistance franco-soviétique, signé le 10 décembre 1944, et dirigé officiellement contre toute nouvelle agression allemande, eut peu de signification pratique et resta pour l’essentiel lettre morte18. Lors de son séjour à Washington en été 1945, de Gaulle n’eut guère plus de chance. Le Président Truman et son secrétaire d’Etat James Byrnes étaient eux aussi, pour des raisons différentes, opposés à un démembrement de l’Allemagne19. Même refus du côté de la Grande-Bretagne.

  • 20 Charles de Gaulle, DM, II, p. 148-150.

17Il est difficile de savoir dans quelle mesure ces échecs en matière de politique extérieure ont contribué à la démission du Général en janvier 1946. Pendant les quinze mois suivants, il parla essentiellement des questions de politique intérieure. En avril 1947, il fonda le « Rassemblement du Peuple français » (rpf), dirigé contre le « régime des partis » mais surtout sous le signe de l’anticommunisme. Il considérait maintenant l’urss et non plus l’Allemagne comme le principal danger. Mais, d’autre part, il resta intransigeant dans certains de ses principes. Sur l’Allemagne il adopta une attitude ambiguë. Sa conférence de presse du 12 novembre 1947 est intéressante à cet égard. Il réitéra son opposition à un Reich centralisé et insista sur le contrôle interallié (des Occidentaux) de la Ruhr. Mais les Allemands pourraient profiter d’une aide économique (le Plan Marshall) comme des « hommes associés à l’effort commun de l’humanité… et surtout de l’Europe ». Le partage de l’Allemagne en deux ne résoudrait pas le problème. Cependant, si les négociations entre les quatre puissances occupantes devaient échouer, « nous nous trouverons en face non pas du problème allemand, mais du problème des Allemands de l’Ouest »20. Néanmoins, il continua à s’opposer énergiquement – et longtemps avec succès – à la fusion de la zone française d’occupation, qu’il fallait « garder comme gage », avec la bizone anglo-américaine. Il se prononça aussi en 1948-1949 contre la création de la République fédérale allemande (rfa). Il craignait surtout la résurrection d’un Etat allemand, même partiel, encore trop centralisé à son goût. Peut-être voulait-il aussi laisser la porte ouverte à une négociation d’ensemble avec la Russie soviétique sur les problèmes allemands et européens.

  • 21 Ibid., p. 309-310.
  • 22 Ibid., p. 348-350.

18Toutefois de Gaulle était un pragmatique. Une fois l’Allemagne occidentale constituée comme Etat, il accepta le fait accompli. Son discours à Bordeaux, le 25 septembre 1949, marque un tournant dans sa pensée. Il y souligna la nécessité d’une entente directe entre le peuple français et le peuple allemand. « Il y aura ou il n’y aura pas d’Europe (d’autant plus que l’Angleterre s’en éloigne), suivant qu’un accord sans intermédiaire sera ou non possible entre Germains et Gaulois »21. Dans toutes ses déclarations des années suivantes, il se garda d’attaquer la rfa en tant que telle ; il eut même des paroles aimables à l’égard du Chancelier Adenauer. Il favorisa nettement un rapprochement avec l’Allemagne. Le 16 mars 1950, il parla, à propos du danger soviétique, de « la victoire des Champs catalauniques où les Francs, les Gaulois, les Germains et même les Romains réunis mirent en déroute Attila ». Il ajouta pourtant que la Sarre devrait rester unie à la France22.

  • 23 Ibid., p. 499.
  • 24 Voir Paul-Marie de La Gorce, De Gaulle entre deux mondes, p. 502-510.
  • 25 Charles de Gaulle, Mémoires d’espoir, vol. I : Le Renouveau, Paris, 1970-1972, éd. de poche, p. 16.

19Cependant, il était violemment opposé à toute institution supranationale qui pût porter atteinte à la souveraineté de la France. Ainsi, il combattit la politique de Robert Schuman, notamment la création de la Communauté européenne du Charbon et de l’Acier (ceca) en 1950-1952, et surtout le projet de la Communauté européenne de Défense (ced), laquelle aurait le triple désavantage de s’attaquer à l’indépendance de l’armée française en métropole, de la placer encore davantage à la disposition de lotan, dominée par les Américains, et de la séparer des Forces françaises d’Outre-Mer. D’ailleurs, l’Allemagne pourrait se libérer des limitations qui lui seraient imposées pour obtenir sa réunification, soit afin de déclencher une guerre à l’Est, soit de s’allier avec la Russie contre l’Occident. Toute méfiance n’avait donc pas disparu à l’égard de l’Allemagne. Ainsi il dit à propos de la ceca et de la ced, le 23 février 1952 : « Sauf à subir un jour la servitude soviétique ou à n’être demain qu’un protectorat américain, en attendant de nous voir transférer sous l’hégémonie allemande, il nous faut notre armée »23. Sa lutte contre la ced fut couronnée de succès puisque d’importantes autres forces politiques françaises adoptèrent ici la même attitude. Mais il finit par accepter en 1955 la souveraineté de la rfa et son réarmement dans le cadre de l’Union de l’Europe occidentale (ueo) et de lotan. Il le fit avec une certaine résignation car, plus encore qu’en 1949, il espérait peut-être pouvoir négocier avec l’urss, davantage prête après la mort de Staline à certaines concessions, au moins en apparence. Il n’est pas impossible qu’elle ait été affaiblie à l’intérieur par la lutte autour de la succession du dictateur et par les premiers signes de révolte dans les Républiques populaires24. Encore rétrospectivement, après son retour au pouvoir et ses rencontres amicales avec Adenauer, il devait regretter le rétablissement d’un pouvoir central en Allemagne occidentale, la création de la ceca et l’abandon de la Sarre (voir plus loin)25.

  • 26 Gilbert Ziebura, Die deutsch-franzôsischen Beziehungen seit 1945. Mythen und Realitâten, Pfullingen (...)
  • 27 Charles de Gaulle, Le Renouveau (voir n. 28), p. 16-17.
  • 28 Konrad Adenauer, Erinnerungen, vol. III : 1955-1959, Stuttgart, p. 398-403.

20Depuis 1955, le rpf pratiquement dissous, de Gaulle se tut pendant trois ans. Pendant ce temps, une importante évolution des esprits eut lieu en France. Après le rejet de la ced, la méfiance des Français envers l’Allemagne décrut, et la jeune génération notamment devint plus favorablement disposée envers le voisin de l’Est. Un changement d’attitude analogue, bien qu’à un moindre degré, se développa en Allemagne à l’égard de la France26. Après le retour de la Sarre à l’Allemagne en 1957, à la suite d’un accord franco-allemand, le dernier contentieux territorial qui avait jusque-là envenimé les relations entre les deux pays disparut. D’autre part, la malheureuse expédition de Suez en automne 1956 – à laquelle de Gaulle et son futur ministre des Affaires étrangères Couve de Murville furent secrètement hostiles – créa non seulement un malaise entre Paris et Washington, mais enterra aussi définitivement « l’entente cordiale » franco-britannique qui avait dominé la politique européenne pendant un demi-siècle. La plupart des milieux politiques français furent confirmés dans leur conviction (déjà forte depuis 1940) qu’ils n’avaient aucun concours à espérer des Britanniques et se tournèrent vers l’Europe continentale. Dans ses Mémoires27, de Gaulle exprime son regret que les forces françaises lors de la campagne eussent été subordonnées aux armées britanniques à tous les échelons, et quand l’Angleterre, sous la pression de Washington et de Moscou, décida d’interrompre l’expédition, la France n’eut d’autre choix que de la suivre. Ce n’est pas un hasard si quatre mois plus tard, le 25 mars 1957, furent signés les Traités de Rome instaurant l’Euratom et surtout le Marché commun entre les six pays de la ceca. Par contre, la proposition britannique de créer une « zone de libre-échange » comprenant aussi l’Angleterre (avec son Commonwealth) et les Pays Scandinaves fut écartée. Ceci créa une importante condition pour le rapprochement franco-allemand. En outre, le Chancelier Adenauer soutint la France, dans la guerre d’Algérie, de crainte qu’une victoire du fln ne permît à lurss de s’installer militairement dans ce pays28.

  • 29 Charles de Gaulle, Le Renouveau, p. 257-258.

21Telle fut la situation que le Général de Gaulle trouva lors de son retour au pouvoir le 1er juin 1958. Les événements des dernières années l’avaient autant impressionné que ses compatriotes. Un de ses premiers actes diplomatiques fut, on le sait, l’envoi, le 24 septembre 1958, d’un mémorandum aux Etats-Unis et à la Grande-Bretagne demandant une direction tripartite, fondée sur la base d’une égalité parfaite, même dans le domaine atomique et ayant un caractère global. Probablement, il ne se fit dès le début pas d’illusions sur la réponse négative qui ne tarda pas à lui être donnée29. Il en tira la conclusion d’axer sa politique extérieure essentiellement sur l’unité de l’Europe continentale (d’abord à l’Ouest). Ainsi, il ratifia – à la surprise de nombreux hommes politiques – les Traités de Rome, bien qu’ils limitassent dans une certaine mesure la souveraineté française dans le domaine économique mais pas politique. Il décida surtout de resserrer les relations avec la rfa sur les bases suivantes :

  1. L’Allemagne respecterait ses frontières, y compris celle de l’Oder-Neisse, ainsi que l’indépendance et l’intégrité de l’Autriche et de la Tchécoslovaquie ;

  2. Elle ferait partie d’une confédération européenne qui garantirait la sécurité de tous les Etats de l’Atlantique à l’Oural ;

    • 30 Ibid., p. 219.

    Elle nouerait avec la France des liens préférentiels30.

22Ceci débuta avec la visite d’Adenauer à Colombey-les-Deux-Eglises, les 14 au 15 septembre, avant même l’envoi du mémorandum à Londres et à Washington, puis avec le séjour du Général à Bad Kreuznach le 26 novembre. Adenauer s’était auparavant un peu méfié du Général de Gaulle. Il accepta son offre de rencontre surtout pour empêcher un rapprochement franco-soviétique. Mais il fut très rassuré par ces entretiens. De Gaulle choisit la rfa comme interlocuteur privilégié, puisqu’il la considérait comme vulnérable et pas entièrement libre dans ses mouvements à cause de sa tension permanente avec l’urss, les autres Républiques populaires et notamment la République démocratique allemande (rda). En effet, il assura Adenauer de son plein soutien face au bloc oriental. Dès la fin de 1958, il l’appuya fermement dans la seconde crise de Berlin (laquelle devait durer jusqu’à la construction du Mur, en août 1961), opposa un refus catégorique à l’exigence soviétique de transformer la partie occidentale de l’ancienne capitale du Reich en « ville libre », ce qui aurait signifié son incorporation à terme dans la rda. Pour Adenauer, la coopération entre l’Allemagne et la France – à condition que celle-ci ne devînt pas communiste – dans un cadre occidental avait été une question de principe dès le début de sa carrière politique. En outre, il eut besoin de l’appui français, puisque, après la démission puis la mort du secrétaire d’Etat américain John Foster Dulles, l’attitude des Etats-Unis envers l’urss lui paraissait moins catégorique qu’auparavant et que l’Angleterre donnait des signes de vouloir s’entendre avec la Russie soviétique même aux dépens de Bonn.

  • 31 Konrad Adenauer, Erinnerungen, Bd. IV : 1959-1963, p. 15-28 ; pour toutes ces questions voir de La (...)

23Il faut pourtant souligner que les positions du Général et du Chancelier n’étaient pas entièrement concordantes. Le dernier aspirait à une fédération européenne supranationale, à laquelle de Gaulle était entièrement opposé. De plus, Adenauer voulait fonder la défense de l’Europe occidentale essentiellement sur la protection des Etats-Unis, même s’il était parfois mécontent de leur politique. Par contre, le Général ne dissimula pas devant lui ses doutes à ce sujet ; selon lui, l’appui américain n’était pas assuré dans toutes les conditions. C’est pourquoi la France et l’Allemagne devraient organiser leur défense en premier lieu par leurs propres moyens coordonnés. Il le dit à son interlocuteur effrayé, lors de sa visite à Paris le 1er décembre 195931.

  • 32 Voir Maurice Couve de Murville, Une politique étrangère, Paris, 1971, p. 245-246.

24Le Chancelier ne put donc avoir aucune illusion sur ces divergences. Il prit aussi d’abord ombrage de la « force de frappe (atomique) française », dont de Gaulle lui avait parlé, mais finit par s’en accommoder32. On peut pourtant se poser la question s’il ne se méprit pas sur un autre point : Est-ce qu’Adenauer ne se trompait pas en supposant que de Gaulle mènerait toujours une politique nettement anti-soviétique qui, à ses yeux, était nécessaire pour le maintien des positions et même de l’âme occidentale ? Or, le Général n’excluait nullement pour l’avenir la détente, puis l’ouverture vers l’Est. Il avait pourtant parlé dans sa conférence de presse du 25 mars 1959, il est vrai comme d’une possibilité lointaine, d’un désarmement se rapprochant de l’Oural. Jusque-là, l’Allemagne ne saurait être neutralisée, car en attendant la France considérerait son association à l’Occident comme nécessaire à sa propre sécurité.

  • 33 Ibid., p. 240-241 ; Charles de Gaulle, DM, III, p. 82-86.

25L’Allemagne était d’ailleurs devenue pacifique et ne menaçait aucun de ses voisins (allusion à la frontière de l’Oder-Neisse). Le Général souligna d’ailleurs à cette occasion la différence entre la RFA libre et démocratique et « le système de Pankow, implacable dictature ». La France ne voulait pas profiter du malheur du peuple allemand et regardait sa réunification dans la liberté comme naturelle33 – paroles très aimables envers le peuple voisin mais qui laissaient prévoir un possible désaccord futur.

  • 34 Charles de Gaulle, Le Renouveau, p. 314-315.
  • 35 Ibid., p. 287-291.

26En attendant, de Gaulle donna à Adenauer son plein appui. En effet, il y a des signes indiquant que Khrouchtchev fit échouer la Conférence au sommet des quatre grandes puissances, à Paris, en mai 1960, en apparence seulement à cause d’un « vol d’espionnage » d’un avion américain au-dessus du territoire soviétique. En vérité, il vit qu’il n’avait aucune chance d’obtenir gain de cause dans les questions d’Allemagne et de Berlin ; de Gaulle se montra sur ces deux points encore plus énergique qu’Eisenhower, sans parler de Macmillan34. D’ailleurs, deux mois plus tôt Khrouchtchev avait effectué une visite officielle en France ; ses mises en garde répétées contre le nouveau danger de la rfa réarmée avaient trouvé peu de résonance dans l’opinion publique et dans les milieux politiques français – preuve démontrant combien les esprits avaient évolué depuis 1945. Pendant ses entretiens avec de Gaulle, Khrouchtchev insista, outre le changement du statut de Berlin, sur le maintien de la division de l’Allemagne. Le Général lui opposa sa conception d’une Allemagne réunifiée, avec certaines précautions, dans le cadre de l’« Europe de l’Atlantique à l’Oural ». On pourrait commencer par des contacts entre les deux Etats allemands35. Le communiqué final au terme de la visite parla d’une manière significative de la France et de l’urss comme d’« alliés menacés (dans le passé) par une ambition depuis disparue » (!).

27Toutefois, de Gaulle ne voulait pas une égalité complète entre la France et la RFA, laquelle devrait avoir besoin de son appui ; il se refusa notamment de partager avec elle le secret atomique – comme le prévoyait d’ailleurs le Traité de Paris de 1954 sur le réarmement allemand. La bombe A qui explosa pour la première fois en février 1960 en Afrique devait rester purement française. Adenauer, à son tour, s’engagea à soutenir de Gaulle dans les questions européennes et atlantiques ; il ne devait le faire que partiellement.

  • 36 Voir entre autres F. Roy Williams, France, Germany and the new Europe, Standford, 1965, p. 281-282.

28Toujours est-il que de Gaulle et Adenauer se rencontrèrent fréquemment entre 1960 et 1963. Mais le rapprochement franco-allemand ne s’arrêta pas là. Les relations économiques entre les deux pays se resserrèrent constamment, chacun devint le principal partenaire de l’autre dans son commerce extérieur, à vrai dire toujours avec un excédent grandissant en faveur de l’Allemagne où la production industrielle se développa à un rythme plus rapide. Mais elle fit aussi des progrès importants en France36.

  • 37 Konrad Adenauer, Erinnerungen, vol. IV : 1959-1963, p. 119-133.

29En même temps, les opinions publiques acceptèrent de plus en plus – quoique parfois avec quelque réticence – l’autre comme partenaire et même comme ami. Le tourisme des Allemands en France et vice versa devint un phénomène fréquent, et surtout les rencontres entre les jeunes. De Gaulle, dont la plupart des Allemands s’étaient longtemps méfiés, devint de plus en plus respecté. Au moment de sa visite officielle en Allemagne, du 4 au 9 septembre 1962, où il visita plusieurs grandes villes, il fut chaleureusement accueilli par la population. La seule déception qu’il causa aux Allemands fut de ne pas visiter Berlin. Comme l’Angleterre et les Etats-Unis, il n’avait pas réagi à la construction du Mur dans cette ville, malgré les insistances d’Adenauer37. L’hommage, plus ou moins sincère, qu’il rendit « au grand peuple allemand avec sa contribution considérable à la civilisation européenne », plut naturellement à ses auditeurs. Il est vrai qu’à l’Ecole de la Bundeswehr, à Hambourg, il prononça une phrase surprenante : « C’est le fait des Français et c’est le fait des Allemands qui n’ont jamais rien accompli de grand au point de vue national, sans que chez les uns et les autres la chose militaire y ait éminemment participé. »

  • 38 Ibid., p. 59-67.
  • 39 Voir entre autres Gilles Gozard, De Gaulle face à l’Europe, Paris, 1976, p. 164-173.

30Toutefois, ce voyage fut peut-être l’apogée de la popularité du Général en Allemagne et provisoirement du rapprochement franco-allemand. Des difficultés allaient bientôt surgir. Paradoxalement, elles émanèrent d’une proposition du Général ayant pour but une coopération plus poussée entre les six pays européens du Marché commun. En juillet 1960, de Gaulle proposa à Adenauer un plan d’Union politique, il est vrai sur une base confédérale dans laquelle chacun des Etats membres garderait sa souveraineté. Au sommet de cette union, il y aurait un Conseil des Ministres des Affaires étrangères qui se réunirait régulièrement, discuterait de tous les problèmes, y compris la défense, et tenterait d’élaborer une politique étrangère commune. Mais, à côté, fonctionnerait un Parlement commun composé des délégués des parlements nationaux ainsi qu’une Commission politique. A cette occasion, de Gaulle critiqua la Communauté économique européenne (cee) à cause de sa tendance supranationale, mais surtout lotan qui devrait être réformée, sinon la France serait amenée à la quitter un jour. Adenauer n’était pas d’accord avec lui sur ces deux points ; néanmoins il accepta la proposition du Général38. Ce projet fut mieux connu sous le nom de « Plan Fouchet », d’après le principal négociateur français. Il connut plusieurs versions et les pourparlers durèrent pendant presque deux ans. Finalement, le 17 avril 1962 les pays du Benelux, à l’instigation des Pays-Bas, rejetèrent le plan contre l’avis de la France et de l’Allemagne. Les raisons avancées furent contradictoires : 1) l’union proposée exclurait l’Angleterre ; 2) elle barrerait la route à la supranationalité. Mais c’était justement la Grande-Bretagne qui était hostile non moins que de Gaulle à tout abandon de sa souveraineté nationale. Les raisons véritables étaient apparemment que le Benelux (et l’Italie) craignait que la nouvelle union ne portât atteinte aux institutions déjà existantes de la ceca, de l’Euratom et du Marché commun. Mais, surtout, les petits pays redoutaient une hégémonie franco-allemande (et italienne) à leur détriment39.

  • 40 Allusion discrète chez Couve de Murville, op. cit., p. 189-192.

31De Gaulle fut ulcéré de ce refus, dans lequel il voyait non sans raison l’expression d’une francophobie et aussi d’une certaine hypocrisie. Mais d’autres événements très importants se déroulèrent pendant cette année 1962, qui allaient déterminer sa politique ultérieure. Le 5 juillet, la guerre d’Algérie prit fin et ce pays devint indépendant. Le Général avait choisi cette solution surtout pour avoir les mains libres dans la grande politique mondiale. Jusque-là il avait choisi, comme nous l’avons vu, la solidarité avec le camp occidental, malgré certaines divergences avec les puissances anglo-saxonnes. Il manifesta de nouveau cette solidarité avec les Etats-Unis lors de la crise de Cuba en octobre 1962. Mais l’issue de cette crise le fit changer d’avis. Le recul de l’urss lui laissa l’impression que celle-ci était plus faible qu’on ne l’avait craint, qu’elle n’attaquerait pas l’Europe occidentale dans un proche avenir40, d’autant plus qu’elle avait maintenant un nouvel ennemi potentiellement dangereux : la Chine populaire. Par contre, les Etats-Unis étaient devenus la superpuissance ; leur hégémonie risquait de porter atteinte à l’indépendance de la France et devait donc être combattue par tous les moyens. Ainsi, il fut dès le début hostile à l’idée de la Force (atomique) multilatérale (MLF), lancée par le Président Kennedy à peu près à la même époque.

  • 41 Texte : Charles de Gaulle, DM, IV, p. 66-68.
  • 42 Konrad Adenauer, Erinnerungen, IV, p. 168-174, 178-181.

32Ce changement d’attitude eut aussi ses répercussions sur les relations franco-britanniques. A l’été 1961, l’Angleterre avait décidé de solliciter son entrée dans le Marché commun. Aussitôt les pourparlers furent entamés avec les six pays membres, mais les Britanniques montrèrent beaucoup d’atermoiement. Ils n’étaient notamment pas prêts à accepter les propositions de la commission concernant les produits agricoles, invoquant leurs intérêts nationaux – ce qui fit réfléchir les pays membres de la Communauté. Or, à la fin de décembre 1962, deux mois après la crise de Cuba, le Premier ministre anglais Macmillan rencontra le Président Kennedy à Nassau, aux îles Bahamas, et accepta sans hésitation sa proposition d’équiper les sous-marins britanniques de fusées Polaris, ce qui voulait dire placer l’armement atomique britannique sous contrôle américain. Ceci montra clairement que l’Angleterre n’était pas prête à limiter sa souveraineté en faveur de l’Europe mais bel et bien en faveur des Etats-Unis. De Gaulle en tira la conclusion que la Grande-Bretagne s’apprêtait à être un instrument de la politique américaine en Europe. Il se souvint des paroles que Churchill lui avait adressées en 1944 : « Entre la France et l’Amérique je choisirai toujours l’Amérique ; entre l’Europe et le Grand Large (l’Empire d’Outre-Mer et l’océan Atlantique) je choisirai toujours le Grand Large. » C’est pourquoi dans sa conférence de presse retentissante du 14 janvier 196341, il rejeta à la fois la mlf et l’entrée de l’Angleterre dans le Marché commun (il parla à cette occasion de l’amitié et de la coopération franco-allemandes), et à la fin du mois il mit fin aux pourparlers avec Londres. Comme ce fut une démarche unilatérale, sans consultation préalable avec les autres membres du Marché commun, elle fut très mal accueillie par ceux-ci et aussi par l’opinion publique allemande. Même Adenauer avait été favorable à la mlf. Néanmoins il signa huit jours plus tard, le 22 janvier, au Palais de l’Elysée avec de Gaulle, le Traité franco-allemand d’amitié qu’il avait lui-même proposé le premier après l’échec du Plan Fouchet42. Ce Traité prévoyait une consultation permanente entre les deux Etats sur toutes les questions les intéressant, deux rencontres par an entre le Président français et le Chancelier allemand, ainsi que des divers autres ministres à des délais fixes, de même qu’une coopération étroite dans les domaines politique, économique, social et même militaire. Adenauer, qui était à la fin de sa carrière, considérait ce Traité comme le couronnement de son œuvre diplomatique : la réconciliation définitive entre la France et l’Allemagne dans le cadre de l’Occident uni. Et, en effet, la première réaction soviétique fut extrêmement violente. Dans deux notes diplomatiques du 2 et du 17 mai, l’urss parla du Traité comme d’un instrument de guerre dirigé contre la paix européenne.

33Toutefois, comme nous l’avons dit, l’opinion publique allemande était fort mécontente du comportement du Général. Elle fut attentive à la critique du Traité dans les autres pays occidentaux qui condamnèrent cette initiative séparée des deux Etats ; l’on entendit parler d’un « nationalisme franco-allemand ». C’est pourquoi le Bundestag adopta en mai 1963, lors de la ratification, à l’instigation de l’opposition sociale-démocrate et avec l’encouragement du ministre des Affaires étrangères Gerhard Schroder, hostile à la politique francophile d’Adenauer, un préambule susceptible de vider le Traité dans une large mesure de son contenu. Il mentionna les liens étroits de la rfa avec les Etats-Unis, ainsi que son appartenance à l’otan. La Communauté européenne devrait être ouverte à la Grande-Bretagne et à d’autres pays européens ; puis on procéderait à un abaissement général des droits de douane. Le préambule souligna aussi le droit du peuple allemand à l’autodétermination et à la réunification.

  • 43 Ibid., p. 228-230.
  • 44 Voir entre autres Couve de Murville, op. cit., p. 250-251.

34Naturellement, de Gaulle fut très déçu de l’attitude des parlementaires allemands. Lors d’une de ses dernières rencontres avec Adenauer à Bonn, le 14 juillet 1963, il ne cacha pas ses préoccupations concernant la politique du successeur du Chancelier. Il dit aussi nettement que la France quitterait un jour l’otan43. A une occasion, il parla sur un ton désabusé des « traités qui durent le temps des roses ». En effet, la situation empira encore avec la démission d’Adenauer en septembre. Son successeur Erhard ne partageait nullement la francophilie de son prédécesseur. Il s’était prononcé en mai 1958 contre de Gaulle et se distança publiquement de l’Union franco-allemande. Il y fut dépassé encore par le ministre des Affaires étrangères Schroder, qui gardait ses fonctions. Les deux, contrairement à Adenauer, avaient eu des relations avec le régime national-socialiste. Schroder poursuivit ouvertement une politique anti-française44 et s’orienta presque exclusivement vers Londres et Washington. En conflit ouvert avec les puissances anglo-saxonnes et abandonné par la rfa, de Gaulle se tourna maintenant vers le bloc oriental. En 1964 de hautes personnalités soviétiques visitèrent de nouveau la France (malgré la reconnaissance de la Chine populaire par Paris). De Gaulle revint à son idée de « l’Europe de l’Atlantique jusqu’à l’Oural », ce qui à ses yeux, comme nous l’avons dit, devait amener une certaine autonomie des Républiques populaires. (Et en effet, en 1964, la Roumanie commençait à prendre quelque distance par rapport à lurss et au Pacte de Varsovie, et pour d’autres raisons, l’Albanie.) Le Général choisit cette voie non seulement pour avoir un contrepoids à la prédominance anglo-saxonne, mais aussi comme un moyen de combattre toute construction supranationale en Europe.

  • 45 Charles de Gaulle, Le Renouveau, p. 234.

35Ceci posa le problème de la position de la France au sein de la cee. Il faut dire qu’ici la politique du Général n’allait pas sans un certain opportunisme. Il appuya la Commission dans la question des produits agricoles, premier article des exportations françaises, et demanda une application très stricte du Traité sur ce point (entre autres contre l’Allemagne où les associations d’agriculteurs y étaient opposées). Mais quand la Commission tenta de porter atteinte à la souveraineté des Etats membres en proposant le passage de l’unanimité au vote majoritaire au Conseil des Ministres, de Gaulle s’y opposa. Il entra notamment en conflit ouvert avec son Président, l’ancien secrétaire d’Etat allemand aux Affaires étrangères, Walter Hallstein, qu’il soupçonnait, non sans raison peut-être, de vouloir obtenir – sous la couverture de la supranationalité – la suprématie allemande en Europe45. Le 30 juin 1965, Couve de Murville sortit même du Conseil et la France pratiqua la politique de la « chaise vide » jusqu’au début de 1966, quand on parvint à un compromis. De Gaulle comprit qu’il ne pouvait briser la solidarité entre ses cinq partenaires et le Marché commun resta une nécessité pour l’économie française, laquelle connut grâce à lui une grande expansion. D’autre part, la proposition française de faire fusionner les institutions de la ceca, de l’Euratom et du Marché commun fut acceptée. Mais la nouvelle Commission devrait étroitement collaborer avec le Conseil des Ministres et ne pourrait pas lui dicter sa volonté. La souveraineté des Etats membres fut donc maintenue.

  • 46 Charles de Gaulle, DM, IV, p. 338-342.
  • 47 Couve de Murville, op. cit., p. 269-272.

36Entre-temps, les bombardements américains du Viêt-nam du Nord avaient commencé, et ici aussi la France et l’Allemagne adoptèrent des attitudes diamétralement contraires. La première y était violemment opposée, comme le déclara de Gaulle dans son célèbre discours de Phnom-Penh, le 1er septembre 1966. La rfa, qui y voyait un front de la lutte globale contre le bolchevisme, se solidarisa avec les Etats-Unis. La popularité du Général en Allemagne était nettement en baisse. Lors d’une nouvelle visite dans ce pays, le public lui fit un accueil beaucoup plus réservé qu’en 1962. – Cependant, les Etats-Unis étant engagés dans un conflit en Extrême-Orient consacrèrent maintenant moins d’attention à l’Europe. Le Président Johnson engagea même Bonn à améliorer ses relations avec Moscou. De Gaulle à son tour, dans une conférence de presse, le 4 février 1965, dit que la renaissance de l’Allemagne, à laquelle il rendit de nouveau hommage, inspirait parfois de l’inquiétude aux peuples occidentaux vu le passé et cette peur fut exploitée par les Soviétiques. La France, elle, avait abandonné son ancienne opposition à un gouvernement central allemand et au contrôle international de la Ruhr. Mais c’était un fait que ni les Soviétiques ni les Américains, chacun à leur manière, n’avaient réussi à réunifier l’Allemagne. Toutefois, la situation présente était malsaine. C’est pourquoi les peuples européens devraient résoudre le problème de la réunification dans le sens de l’équilibre et de la paix, y compris la question de ses armements. Ainsi pourrait naître « l’Europe de l’Atlantique jusqu’à l’Oural »46. Le Général craignait apparemment toujours que l’Allemagne divisée en deux pût devenir l’enjeu entre l’Est et l’Ouest et en tirer profit au détriment des autres pays européens. A cette perspective dangereuse il préférait la réunification, assortie de certaines précautions. On eut l’impression qu’il préparait une conférence de tous les Etats européens avec l’urss et la Grande-Bretagne sans les Etats-Unis (bien qu’il ne le dît pas expressément ; il avait même parlé de « l’Amérique fille de l’Europe »). A cause de ce dernier point, ses déclarations soulevèrent un tollé à Bonn, notamment chez Schröder. Celui-ci ne désirait d’ailleurs pas une disparition totale de la tension entre l’Est et l’Ouest ; car ainsi la question allemande serait, selon lui, « gelée »47.

  • 48 Op. cit., p. 205-208, 220-221.
  • 49 A. Grosser, op. cit., p. 66, 117. – Voir les détails dans Paul-Marie de La Gorce, La France contre (...)

37Le fossé s’élargit encore quand de Gaulle informa le Président Johnson, le 7 mars 1966, du retrait de la France de l’otan et effectua à la fin de juin de la même année sa visite en urss. Il y trouva un accueil très aimable. Cependant, malgré les accords franco-soviétiques conclus, il ne sacrifia pas les intérêts allemands, notamment en ce qui concerne Berlin, et il maintint son refus catégorique de reconnaître la rda (tout en entretenant des relations économiques avec ce pays). Sur ce point, il n’y avait toujours pas d’accord entre Paris et Moscou. Par contre, de Gaulle et les dirigeants soviétiques furent du même avis : qu’il ne fallait pas doter l’Allemagne d’armes atomiques et laisser ouverte la question de la réunification48. A Bonn, où ce voyage avait d’abord soulevé des inquiétudes, on se montra finalement rassuré49. Mais, d’autre part, le rapprochement franco-soviétique calma en France les préoccupations de certains milieux qui considéraient l’Allemagne comme dangereuse. De Gaulle réussit à faire approuver sa politique par la majorité de l’opinion publique ; les partisans de la supranationalité devinrent une minorité.

38Cependant, la politique d’Erhard et de Schröder fut critiquée en Allemagne jusque dans les rangs du Parti chrétien-démocrate. Adenauer, toujours actif, et d’autres leur reprochèrent de perdre le soutien français sans obtenir une aide efficace des Etats-Unis. D’ailleurs la France, malgré ses dissensions avec les puissances anglo-saxonnes et ses partenaires européens, n’était pas aussi isolée qu’il pouvait sembler à première vue. Elle avait acquis grâce à de Gaulle des sympathies non seulement au sein du bloc oriental, mais aussi parmi de nombreux pays du Tiers Monde dont elle appuyait les revendications politiques et économiques. Or, la RFA était intéressée elle aussi à consolider sa position dans ces pays. Dans ces conditions, le gouvernement Erhard-Schröder fut renversé en octobre 1966 et remplacé par la « Grande Coalition » entre les partis chrétien-démocrate et social-démocrate.

39Au sein du nouveau gouvernement allemand, ce fut notamment le Chancelier Kiesinger qui joua la carte française et soutint de Gaulle, même dans son refus d’admettre l’Angleterre à la cee lors de sa deuxième tentative en 1967.

40Willy Brandt, nommé ministre des Affaires étrangères, inclina davantage vers les puissances anglo-saxonnes, mais lui aussi trouva un langage commun avec le Général dans la politique de rapprochement avec les pays de l’Est. Les relations franco-allemandes s’améliorèrent donc de nouveau. Malgré la sortie de la France de l’otan, le problème du stationnement des troupes françaises en Allemagne fut vite réglé, la coopération militaire entre les deux pays maintenue et même renforcée. Des institutions spéciales furent créées à cet effet et il y eut de fréquents contacts entre les états-majors.

  • 50 Voir Couve de Murville, op. cit., p. 216-217, 224.

41Et pourtant les difficultés ne manquèrent pas. La plus grande demeura l’attitude envers les Etats-Unis. La rfa, tout en resserrant ses liens avec la France et en approchant, encore timidement, les pays de l’Est, regardait toujours son alliance avec le géant d’Outre-Atlantique comme le pivot essentiel de sa politique. Elle ne pouvait donc que désapprouver les initiatives anti-américaines du Général, qui devinrent de plus en plus violentes. Il s’agissait notamment de son offensive contre le dollar (laquelle finalement donna peu de résultats). De même, sa politique lors de la guerre israélo-arabe des Six Jours (dictée apparemment en premier lieu par le fait qu’Israël lui aussi était un ami fidèle des Etats-Unis) fut mal jugée à Bonn ainsi que son escapade à Québec fin juillet. Lors de son voyage en Pologne en septembre 1967, il blessa un peu les Allemands en prenant la parole à Zabrze, l’ancienne Hindenburg, et en la qualifiant de ville polonaise. Pourtant, pendant le même voyage il essuya un échec dans sa tentative de persuader les dirigeants polonais de ne pas s’orienter uniquement vers l’urss, mais d’améliorer aussi leurs relations avec l’Allemagne occidentale50 – ce qui ne passa pas inaperçu à Bonn. Toutefois, son refus d’adhérer au Traité soviéto-américain du 1er juillet 1968 sur la non-prolifération des armes atomiques fut lui aussi douloureusement ressenti (comme cela avait déjà été le cas lorsque la France ne s’était pas associée au Traité de Moscou du 25 juillet 1963 sur l’interdiction des expériences atomiques atmosphériques).

  • 51 Robert Picht, Deutschland, Frankreich, Europa. Bilanz einer schwierigen Partnerschaft, München, 197 (...)
  • 52 Ibid., p. 243-306 ; Ziebura, op. cit., p. 155-157.

42Cependant, le bilan des relations franco-allemandes dans les années soixante fut plutôt positif. Le 1er juillet 1968, dix-huit mois avant la date prévue, les droits de douane furent complètement éliminés à l’intérieur de la cee. Le Traité du 22 janvier 1963, malgré son préambule qui devait rester dans une large mesure lettre morte, porta ses fruits, surtout dans la vie quotidienne. L’Office franco-allemand, de la jeunesse notamment, connut un grand succès51 ; les rencontres et les visites réciproques furent fréquentes. Ceci contribua beaucoup à éliminer de vieux préjugés. Il est vrai que l’enseignement de la langue du partenaire laissa beaucoup à désirer, surtout en Allemagne. Dans une certaine mesure, ce fut naturel, parce que dans les deux pays on donna la priorité absolue à l’enseignement de l’anglais. La coopération universitaire, malgré certains efforts méritoires, n’a pas, elle non plus, donné sa pleine mesure52. Toutefois, la liberté accordée aux titulaires des professions libérales d’exercer leur métier dans l’autre pays – peu exploitée, il est vrai – montra que les anciennes barrières étaient dans une large mesure tombées. L’accroissement permanent du tourisme contribua lui aussi à approfondir la connaissance de l’autre.

43Plus problématiques furent les relations économiques entre la France et la rfa. D’une part, elles se resserrèrent de plus en plus, mais toujours avec un excédent grandissant en faveur de l’Allemagne. Dans une certaine mesure, ce fut un stimulant pour l’industrie française de se moderniser et de devenir plus dynamique.

  • 53 Picht, op. cit., p. 46-136 ; Ziebura, op. cit., p. 152-154.

44Et, en effet, des progrès considérables furent réalisés dans ce domaine. La grande ambition du Premier ministre (et futur Président) Georges Pompidou, notamment, fut de « rattraper » le voisin oriental. Mais il dut renoncer à cet objectif, vu entre autres la différence entre les structures sociales des deux pays. La coopération économique ne dépassa pas certaines limites. Les projets communs dans les pays tiers et en premier lieu dans ceux en voie de développement ne connurent qu’un début d’exécution53.

45Au début de 1968, les deux gouvernements trouvèrent un nouvel adversaire commun : la nouvelle extrême gauche « extra-parlementaire » qui semait le désordre, parfois même la terreur dans les deux pays. La France en connut la répercussion la plus violente en mai, qui faillit ébranler les fondements mêmes de l’Etat. De Gaulle réussit finalement à mater cette crise, mais il en sortit avec un prestige considérablement affaibli. Elle porta aussi atteinte à la stabilité de la monnaie française ; en novembre, la question de la dévaluation du franc (laquelle fut remise à l’été suivant quand le Général n’était plus au pouvoir) et en même temps celle de la réévaluation du Deutsche Mark se posèrent. Dans cette heure difficile, de Gaulle s’adressa à la RFA pour une aide financière, mais le gouvernement de Bonn et la Bundesbank la lui refusèrent. Il en tira la conclusion qu’il ne pouvait pas compter sur son partenaire allemand dans toutes les circonstances.

  • 54 Voir Couve de Murville, op. cit., 230-232.
  • 55 Pour les deux épreuves, monétaire et tchécoslovaque, voir Ziebura, op. cit. ; aussi Anne et Pierre (...)

46Auparavant, le 21 août 1968, la politique française avait connu un autre déboire avec l’invasion soviétique de la Tchécoslovaquie. Il était maintenant clair que l’espoir du Général que l’urss pourrait s’accommoder d’une certaine autonomie des Républiques populaires s’était avéré vain, au moins pour un avenir prévisible, et que « l’Europe de l’Atlantique à l’Oural » n’était pas d’actualité. Officiellement, la politique française ne changea pas pour autant ; à l’Assemblée nationale on parla même d’« un accident de parcours ». Comme les Etats-Unis ne réagirent pas non plus – ni l’Angleterre – de Gaulle en conclut avec regret que le partage de l’Europe selon Yalta était toujours valable54. Il n’accepta donc pas la proposition de la rfa de tirer de cet événement les conclusions d’une nouvelle orientation politique. Selon certaines sources, il reprocha même – selon tous les signes, injustement – à la rfa d’avoir contribué par son comportement à l’invasion soviétique55.

  • 56 Rouanet, ibid., p. 459-460 ; Couve de Murville, op. cit., p. 427-430 ; Gozard, op. cit., p. 160-162

47En hiver 1968-1969, les relations franco-allemandes furent donc sur le point de se détériorer. Ceci et aussi sa déception (dissimulée) du côté soviétique l’amenèrent à une nouvelle ouverture vers Londres qui lui fut conseillée par le nouveau ministre des Affaires étrangères Michel Debré et par d’autres. Le 4 février 1969, il proposa très confidentiellement à l’ambassadeur britannique à Paris, Sir Christopher Soames, que l’Angleterre se rapproche de l’Europe des Six. Il revint donc dans une certaine mesure à l’idée britannique de la zone de libre-échange, qu’il avait repoussée en 1958 (sans parler du refus opposé à l’adhésion de la Grande-Bretagne à la CEE en 1963 et en 1967). Dans la nouvelle organisation l’Angleterre, la France, l’Allemagne et l’Italie devraient constituer une sorte de Directoire. Beaucoup d’observateurs croient que le Général avait, surtout après le refus allemand de novembre 1968 d’une aide financière de la RFA, commencé à craindre la nouvelle force de l’Allemagne au moment où la France s’affaiblissait sur le plan monétaire. On entendait dire outre-Rhin que l’Allemagne « ne voulait plus se contenter d’être un géant économique mais un nain politique ». De Gaulle aurait donc désiré lui opposer l’Angleterre comme contrepoids. Probablement, le nouveau bloc devrait, selon lui, faire face à la fois à toute nouvelle expansion soviétique et à la superpuissance américaine. Mais le gouvernement britannique tenait à rester étroitement associé aux Etats-Unis et se méfiait de toute initiative du Général. Plus, à l’insu de Soames, il divulgua son offre aux cinq autres pays de la cee afin de discréditer de Gaulle auprès d’eux56. Il en résulta une vive tension franco-britannique (qui ne devait être aplanie qu’un an plus tard par le nouveau Président Georges Pompidou), mais aussi une aggravation du malaise franco-allemand.

48Est-ce que l’épisode montre que de Gaulle méditait un nouveau tournant dans sa politique extérieure ? Il est impossible de répondre à cette question, puisque moins de trois mois plus tard, il quittait la scène à la suite de sa défaite au référendum portant sur des questions de politique intérieure.

49A la fin de cet exposé, nous devons poser la question s’il y a eu continuité ou rupture dans la politique du Général de Gaulle envers l’Allemagne. La réponse est : les deux. Jusqu’en 1944, il la combattait puisqu’il la considérait comme la source du plus grand danger pour la France. Ensuite, il accepta progressivement l’idée du rapprochement pour finir, lors de sa présidence, dans la coopération étroite (qu’il avait d’ailleurs toujours considérée comme une possibilité lointaine). Il faut à ce propos mettre en relief le fait que l’idée d’une hostilité éternelle lui était étrangère. A une occasion (à propos d’un autre sujet), il dit : « La France n’a pas d’amis, elle n’a que des intérêts. » Il aurait aussi bien pu dire : « La France n’a pas d’ennemis. » Il se dressait toujours contre la puissance qui lui paraissait menacer l’intégrité et la position de la France dans le monde : l’Allemagne jusqu’à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, puis l’urss et finalement les Etats-Unis. Comme nous l’avons dit, toute passion ou rancune était absente de ses calculs. Après 1945, il voyait que l’Allemagne était, au moins provisoirement, affaiblie et il crut qu’il pourrait même se servir d’elle comme d’un associé utile pour atteindre les objectifs qu’il s’était fixés. Il est vrai qu’il prenait toujours ses précautions et ne voulait pas accorder à l’Allemagne une pleine égalité avec la France. Ce ne fut pas de Gaulle qui prit l’initiative du rapprochement franco-allemand. Il l’a hérité de la IVRépublique, mais ce fut grâce à son prestige et aussi à la stabilité des institutions politiques qu’il avait données à la France que cette coopération s’est considérablement raffermie, bien que plusieurs questions constituent toujours un contentieux entre Paris et Bonn, par exemple les relations avec les Etats-Unis et avec l’otan. Cependant, pour l’essentiel les deux pays ont besoin l’un de l’autre. On peut donc dire que, sauf imprévu, un nouveau conflit entre les deux peuples dans un proche avenir paraît extrêmement improbable. Ce n’est pas le moindre mérite du Général de Gaulle d’avoir associé son nom à cette œuvre.

50Est-ce que la réconciliation franco-allemande, après une hostilité séculaire qui entre autres était à la base des deux guerres mondiales, peut servir d’exemple à la solution d’autres conflits qui sévissent aujourd’hui dans le monde ? Malheureusement, nous ne saurions pas être trop optimistes sur ce point. Car au-delà des efforts méritoires des hommes d’Etat comme de Gaulle et Adenauer, cette réconciliation avait comme base un fait fondamental qui arrive rarement dans l’histoire : les deux peuples avaient perdu la même guerre. Le vaincu de 1940 tendit la main au vaincu de 1945. Ils avaient compris que la guerre dans toutes les circonstances ne portait que malheur et que la victoire était vaine. Mais cette conviction ne prévaut pas encore dans la plus grande partie du monde. Il faut craindre qu’aussi longtemps que l’un des adversaires nourrit l’espoir d’« anéantir » définitivement l’autre et d’en profiter, il y aura encore des guerres. On peut juste espérer que la France et l’Allemagne, grâce à leur expérience, sauront joindre leurs efforts pour aplanir des conflits dans certaines régions et travailler conjointement pour la paix !

Notes

1 Voir Claude Digeon, La crise allemande de la pensée française, Paris, 1959.

2 Ch. de Gaulle, La discorde chez l'ennemi, rééd., Paris, Pion, 1972, p. 11-15.

3 Ibid., p. 17-39, 91-155.

4 Ibid., p. 164-165, 175-215.

5 Ibid., p. 217-272.

6 Raymond Poidevin et Jacques Bariéty, Les relations franco-allemandes, 1815-1975, Paris, 1977, p. 254.

7 Jacques Binoche, La formation allemande du Général de Gaulle, dans Etudes gaulliennes, t. 5, n° 17, Paris, 1977, p. 31-32.

8 Jean-Paul Bled, L’image de l’Allemagne chez Charles de Gaulle avant juin 1940, ibid., p. 61-64.

9 Jean Lacouture, De Gaulle, p. 41-42, 52.

10 Charles de Gaulle, Vers Vannée de métier, réimpr., « Presses Pocket », 1944, p. 18-22.

11 Ibid., p. 83-84, 104.

12 Charles de Gaulle, Discours et messages (DM), Paris, 1970, vol. I, p. 422.

13 Ibid., p. 497.

14 Charles de Gaulle, Mémoires de guerre, vol. III : Le Salut, Paris, Le Livre de Poche, 1961, p. 205-206.

15 Ibid., p. 255-259.

16 François Bondy, Manfred Abelin, Deutschland und Frankreich. Geschichte einer wechselvollen Beziehung, Dusseldorf-Wien, 1973, p. 110-117.

17 Charles de Gaulle, Le Salut (voir n. 17), p. 56-58.

18 Pour les détails de la visite du Général à Moscou, voir ibid., p. 75-95.

19 Ibid., p. 247-249.

20 Charles de Gaulle, DM, II, p. 148-150.

21 Ibid., p. 309-310.

22 Ibid., p. 348-350.

23 Ibid., p. 499.

24 Voir Paul-Marie de La Gorce, De Gaulle entre deux mondes, p. 502-510.

25 Charles de Gaulle, Mémoires d’espoir, vol. I : Le Renouveau, Paris, 1970-1972, éd. de poche, p. 16.

26 Gilbert Ziebura, Die deutsch-franzôsischen Beziehungen seit 1945. Mythen und Realitâten, Pfullingen, 1970, p. 80-84.

27 Charles de Gaulle, Le Renouveau (voir n. 28), p. 16-17.

28 Konrad Adenauer, Erinnerungen, vol. III : 1955-1959, Stuttgart, p. 398-403.

29 Charles de Gaulle, Le Renouveau, p. 257-258.

30 Ibid., p. 219.

31 Konrad Adenauer, Erinnerungen, Bd. IV : 1959-1963, p. 15-28 ; pour toutes ces questions voir de La Gorce, op. cit., p. 722-734 ; aussi Alfred Grosser, La politique extérieure de la VRépublique, cours polycopié de l’Institut d’Etudes politiques de Paris, 1969-1970, p. 52-56.

32 Voir Maurice Couve de Murville, Une politique étrangère, Paris, 1971, p. 245-246.

33 Ibid., p. 240-241 ; Charles de Gaulle, DM, III, p. 82-86.

34 Charles de Gaulle, Le Renouveau, p. 314-315.

35 Ibid., p. 287-291.

36 Voir entre autres F. Roy Williams, France, Germany and the new Europe, Standford, 1965, p. 281-282.

37 Konrad Adenauer, Erinnerungen, vol. IV : 1959-1963, p. 119-133.

38 Ibid., p. 59-67.

39 Voir entre autres Gilles Gozard, De Gaulle face à l’Europe, Paris, 1976, p. 164-173.

40 Allusion discrète chez Couve de Murville, op. cit., p. 189-192.

41 Texte : Charles de Gaulle, DM, IV, p. 66-68.

42 Konrad Adenauer, Erinnerungen, IV, p. 168-174, 178-181.

43 Ibid., p. 228-230.

44 Voir entre autres Couve de Murville, op. cit., p. 250-251.

45 Charles de Gaulle, Le Renouveau, p. 234.

46 Charles de Gaulle, DM, IV, p. 338-342.

47 Couve de Murville, op. cit., p. 269-272.

48 Op. cit., p. 205-208, 220-221.

49 A. Grosser, op. cit., p. 66, 117. – Voir les détails dans Paul-Marie de La Gorce, La France contre les empires, Paris, 1969.

50 Voir Couve de Murville, op. cit., p. 216-217, 224.

51 Robert Picht, Deutschland, Frankreich, Europa. Bilanz einer schwierigen Partnerschaft, München, 1978, p. 188-190.

52 Ibid., p. 243-306 ; Ziebura, op. cit., p. 155-157.

53 Picht, op. cit., p. 46-136 ; Ziebura, op. cit., p. 152-154.

54 Voir Couve de Murville, op. cit., 230-232.

55 Pour les deux épreuves, monétaire et tchécoslovaque, voir Ziebura, op. cit. ; aussi Anne et Pierre Rouanet, Les trois derniers chagrins du Général de Gaulle, Paris, 1980, p. 408.

56 Rouanet, ibid., p. 459-460 ; Couve de Murville, op. cit., p. 427-430 ; Gozard, op. cit., p. 160-162.

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