1L’attitude du Général de Gaulle face à l’Alliance atlantique comme à la construction européenne a déconcerté, voire irrité ses partenaires. Rédigeant ses Mémoires en 1968, Paul-Henri Spaak écrit :

Après avoir, en 1958, essayé de se rapprocher des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne, allant jusqu’à leur proposer la création d’un triumvirat pour régler au nom de l’Occident les problèmes du monde, il applique maintenant une politique qui s’apparente à celle de la neutralité.
Vis-à-vis de l’urss, il est tour à tour incompréhensif ou exagérément optimiste. Après avoir au sein de l’otan, combattu la politique de rapprochement Est-Ouest, il en est devenu le champion.
Il se prétend partisan d’une Europe unie, mais il ne la conçoit que sous une hégémonie française et ne craint pas de provoquer, par son intransigeance et par la brutalité de sa diplomatie, des crises qui sont de nature à faire échouer cette grande entreprise.
En vérité, je n’aperçois dans son action ni doctrine ni grand dessein qu’il poursuivrait avec continuité.

2Un peu avant, l’auteur nous a donné la clé de sa sévérité : « Depuis dix ans je vois en lui le plus dangereux adversaire des deux idées pour lesquelles j’ai combattu pendant près d’un quart de siècle : l’Alliance atlantique et l’unité « européenne »1.

3Les faits évoqués par Spaak ne peuvent être contestés. Mais leur présentation, elle, peut être modifiée. Le même homme qui retire en février 1966 la France du dispositif atlantique intégré est celui qui, durant les crises de l’U-2, de Berlin et de Cuba, donne le témoignage le plus ferme de sa solidarité avec ses Alliés. Ses fluctuations face à la détente trouvent leur parallèle dans celles de Washington. S’il a pourfendu la ceca, puis la ced, c’est grâce à lui, selon Jean Monnet, que le Marché commun a pu être appliqué par les Français. S’il se déchaîne contre les « jean-foutre » de la supranationalité2, il propose que le projet d’Union politique derrière lequel il a jeté toute son autorité soit soumis à un référendum populaire et il lutte à Bruxelles pour créer une politique agricole communautaire.

4Quoi que Spaak puisse en penser, sa politique ne manque ni de cohérence, ni de continuité. Seulement, si le Général a bien une doctrine et un grand dessein, ce ne sont pas ceux d’un « Européen » ou d’un « Atlantiste » bon teint.

5La pensée de de Gaulle, écrit Maurice Couve de Murville, a été « tout entière dominée par la volonté de rendre à la France dans le monde le rôle et la place qu’il estimait devoir lui revenir »3. Cette ambition supposait que deux conditions fussent réalisées : le recouvrement par la France de son indépendance nationale, y compris l’entière maîtrise de ses forces armées, puis l’érosion des blocs coupables d’enserrer les vieux pays dans le carcan des « deux hégémonies ».

6Pour l’Alliance atlantique et la construction européenne, il s’agit d’un renversement complet de l’idéologie qui a jusqu’ici prédominé. D’abord, dans une vision où l’indépendance de la France est la priorité, toutes deux perdent leur caractère d’objectifs auxquels les intérêts nationaux devraient être sacrifiés : elles ne sont plus des fins, mais des moyens. Le Général les soutiendra ou les combattra selon qu’elles servent ou non ses desseins. Ensuite, dans une perspective où la division du vieux continent n’est qu’une péripétie, loin de converger, les deux projets ne peuvent que diverger. A long terme, la réunification des deux moitiés de l’Europe rendra sans doute caduque la situation historique qui a conduit les pays ouest-européens à se placer sous la protection de l’Amérique. Dans l’immédiat, ce n’est qu’en affirmant leur autonomie face à celle-ci que les premiers peuvent espérer être un jour rejoints par les satellites de la Russie. Aussi rien ne doit-il être entrepris qui ne permette à l’Europe occidentale d’affirmer son identité face aux Etats-Unis.

7Aussi les conceptions selon lesquelles les dirigeants français ont conduit leur diplomatie atlantique et européenne par le passé sont-elles vivement critiquées. Le Général les identifie volontiers à la politique d’abandon et de renoncement de la IV^e République. Elles sont à l’opposé de la voie qu’il avait cru montrer :

Ce que j’avais réalisé, moyennant d’âpres efforts, quant à l’indépendance, au rang et aux intérêts de la France, fut aussitôt compromis. Faute du ressort grâce auquel nous nous tenions debout, c’est à satisfaire les autres qu’en somme s’employait le régime. Bien entendu, il trouvait, pour couvrir cet effacement, les idéologies voulues : l’une, au nom de l’unité de l’Europe, liquidant les avantages que lui avait valus la victoire ; l’autre, sous prétexte de solidarité alliée, soumettait la France à l’hégémonie des Anglo-Saxons4.

8Mais le Général n’a pas pour autant dénoncé le Pacte atlantique ni renoncé à prôner, pour l’Europe, de nouveaux efforts dans le sens de l’union économique et politique. C’est qu’il ne vilipende que la caricature qu’à ses yeux ses prédécesseurs en ont acceptée : une Europe supranationale qui obère l’indépendance de la France et une intégration armée qui met sa défense à la discrétion de l’étranger. Pour lui, les deux sont d’ailleurs étroitement liés. Une Europe soumise aux règles de la supra-nationalité ne serait pas seulement une menace intolérable pour l’indépendance du peuple français. Elle serait une Europe sans intérêt, parce qu’y triompherait le point de vue de partenaires pour lesquels la protection des Etats-Unis restera encore longtemps la considération prioritaire. A une telle « Europe atlantique », le Général a toujours témoigné une opposition systématique : l’illustration la plus dramatique en sera sa décision personnelle de mettre un terme peu diplomatique, en janvier 1963, aux négociations sur la demande d’adhésion britannique5. Sur ce plan, Spaak a raison de le noter, son hostilité ne péchera jamais par absence d’acharnement ou de continuité. Mais dès lors qu’un tel danger peut être évité, tout, pour le Général, ne sera affaire que de circonstances et d’opportunité.

9Certes, pour lui, le Pacte atlantique ne sera jamais le cadre immuable autour duquel maints de ses partenaires voudraient créer une « Communauté ». Mais il lui paraît indispensable au regard des réalités. A la fin des années 1940, il a été le premier à rappeler que le Rhin n’était qu’« à deux étapes du Tour de France » pour les troupes du Kremlin. En 1959, il n’hésite pas à déclarer :

Dès lors que l’Alliance atlantique n’existerait pas, rien ne pourrait empêcher la dictature soviétique de s’étendre sur toute l’Europe et sur toute l’Afrique, et, à partir de là, de couvrir le monde entier. Eh bien ! La France préfère maintenir l’Alliance atlantique jusqu’au jour où le règne de la paix serait réellement assuré6.

10Certes, comme la formule finale semble l’indiquer, il ne désespéra nullement de voir un jour le pacte remplacé par d’autres arrangements, qui consacreraient la fin de l’alignement du vieux continent sur les deux Géants. Mais l’Alliance, qu’il distingue toujours du dispositif militaire intégré, ne suscite de sa part aucune hostilité. Elle lui donne, face à l’urss, un poids qui lui manquerait s’il était isolé. Inversement, les Américains ne peuvent guère lui marchander une protection qu’ils sont, de par la géographie, contraints de lui assurer.

11La construction européenne, elle, n’est pas seulement compatible avec les desseins du chef de l’Etat français. Elle en est un moyen privilégié, une « exigence » comme il l’a déjà affirmé. Dans les années 1940, il s’est prononcé en faveur d’une « fédération » des vieilles nations. Et s’il ne fait guère de doute qu’il songe en réalité à une confédération7, il tient anxieusement à instaurer un concert des vieux pays, regroupant d’abord ceux qui ont jusqu’ici été soumis à l’hégémonie des Etats-Unis, puis ceux qui subissent l’emprise de la Russie. Une telle « union des Etats », préservée de toute supranationalité et visant à affirmer l’identité de ceux qui s’y seront rassemblés, semble avoir toujours été à ses yeux une « ardente nécessité ». Elle est en effet indispensable et pour l’influence qu’il veut rendre à la France et pour la paix. Car, impuissant et déchiré, le continent européen pourrait, à la longue, constituer le terrain d’affrontement des Etats-Unis et du Kremlin.

12Aussi, le Général s’essaie-t-il, de temps à autre, à utiliser la formule l’« Europe de l’Atlantique à l’Oural ». Elle a pour mérite premier d’abord de déconcerter l’auditoire, puis de l’amener à s’interroger. Il entend ainsi rappeler que la division du vieux continent ne correspond qu’à un accident, que l’Europe occidentale ne saurait être la zone d’influence de l’Amérique, pas plus que l’Europe de l’Est celle de l’Union soviétique, cet ensemble composite d’une population blanche et de ses colonies asiatiques8.

13Dans l’immédiat, pourtant, le Général n’est aucunement opposé aux jalons de l’intégration occidentale que la IV^e République vient de jeter. Si l’Euratom paraît imposer des sacrifices injustifiés aux intérêts français9, l’union économique paraît une voie sur laquelle on peut s’engager. Elle aidera à sortir de sa léthargie une industrie que son protectionnisme a trop souvent assoupie et fournira des débouchés aux agriculteurs français. Elle peut servir de point d’appui pour un rapprochement politique des Six et constituer une sorte de cadre nouveau dont la France sera à même de tirer parti auprès des autres Grands. A plus long terme, elle peut constituer un noyau assez indépendant pour attirer peu à peu tous les Etats du vieux continent.

14Le succès n’est pas assuré. Mais les périls encourus ne sont pas grands. Certes, le traité prévoit, à terme, des décisions à la majorité et, sur des points névralgiques, les intérêts des autres membres peuvent s’avérer opposés à ceux des Français. Mais, à la différence de ses prédécesseurs, de Gaulle dispose de deux atouts clés : son autorité et sa réputation de scepticisme pour l’« Europe intégrée ». S’il menace de tout saborder, personne ne doutera, le plus souvent, qu’il n’y soit prêt ! Il pourra ainsi s’opposer à toute décision contraire à ses propres conceptions, mais encore faire souvent triompher le point de vue français. Au mieux, une Europe « européenne » aura été créée. Au pis, il aura pu bloquer l’intégration par les Etats-Unis.

15Car c’est bien de cela qu’il s’agit. Le Général n’a, semble-t-il, jamais douté d’appartenir au camp occidental, celui des pays qui pratiquent la « réelle démocratie », comme il l’écrit en 1959 au Président des Etats-Unis10. Mais, en aucun cas, cette solidarité, indéfectible en cas d’agression du camp opposé, n’a masqué à ses yeux la gravité d’un autre danger : la volonté des Etats-Unis d’« absorber » peu à peu leurs alliés, volonté dont le « Grand Dessein » sera pour lui l’expression la plus dangereuse, parce que la plus inspirée.

16Donc, dès le départ, le Général sait où il veut aller : vers un monde où les pesanteurs de la guerre froide ayant été dispersées, la France pourra à nouveau jouer un rôle clé :

S’il est une voix qui puisse être entendue, une action qui puisse être efficace, quant à l’ordre à établir en remplacement de la guerre froide, ce sont par excellence la voix et l’action de la France11.

17Mais il sait tenir compte des réalités. Jusqu’en 1963, c’est à l’intérieur du camp occidental qu’il mène le combat : pour assurer à la France la place qui lui revient de droit à l’intérieur de l’Alliance ; et pour essayer de redonner aux vieux pays un sentiment d’autonomie face aux Etats-Unis. Ce faisant, il se heurte de front à ceux-ci. Fin 1963, s’il a pu anéantir leur « Grand Dessein », eux n’ont guère eu de mal à paralyser le sien. Déjà, le Général s’est résigné à suivre seul la voie qu’il ne désespère peut-être pas de voir un jour empruntée par une Europe enfin unie, quand de nouvelles perspectives semblent s’ouvrir du côté de la Russie. Bientôt, il les saisit.

18Lorsqu’il arrive au pouvoir en 1958, de Gaulle sait qu’il lui faut avant tout se doter des moyens de la politique qu’il entend mener. Aussi est-ce à leur réalisation qu’il va consacrer l’essentiel de son temps au cours des premières années. Fin 1962, c’est fait : sur le plan institutionnel, la stabilité est assurée et le principe de l’élection du président au suffrage universel adopté ; le redressement économique est confirmé ; la première explosion nucléaire française a été réalisée ; enfin, et par-dessus tout, le problème algérien est réglé. Pourtant, pour la politique atlantique et européenne du Général, un autre élément compte, sans doute, tout autant : l’agressivité du Kremlin qui multiplie les incidents, contraint les Occidentaux à resserrer les rangs et interdit, pour le moment, tout rapprochement entre les deux moitiés du continent.

19C’est donc à travers une réforme du système atlantique que la France va devoir préparer l’avènement du nouvel ordre qu’elle cherche à imposer. Deux voies s’ouvrent à elle pour y arriver : exiger que les conséquences soient pleinement tirées de son statut particulier, celui de membre du « Groupe permanent » de l’otan ; prendre la tête d’un rassemblement lui permettant de parler au nom des autres pays du vieux continent. Les deux chemins sont différents. Pourtant, comme l’ont fait les gouvernements français précédents, il les emprunte simultanément. Mais en menant à son terme l’effort atomique qu’ils ont lancé, il rendra moins dérisoire toute prétention à parler sur un pied d’égalité avec les Américains et les Anglais et il pourra espérer justifier l’ascendant qu’il compte exercer sur les autres alliés, et les Allemands en particulier.

20« Réformer l’Alliance » : c’est depuis un certain temps un leitmotiv chez les pays du vieux continent. Pour commencer, ses compétences géographiques limitées conduisent trop souvent, à l’extérieur de la zone couverte par le Traité, les Alliés à exposer leur absence de solidarité : en 1956, Suez a rappelé qu’« il est bien difficile d’être alliés dans un coin du monde et de s’opposer violemment dans un autre »12. Ensuite, à l’automne 1957, le lancement des Spoutniks a laissé entrevoir le jour où les missiles soviétiques pourraient atteindre les cités de l’Amérique. Dès lors est posé un problème dont l’acuité ne cessera de s’accentuer : les Etats-Unis risqueront-ils leur survie pour défendre leurs alliés ? Dès lors, aussi, ces derniers ne cessent de réclamer quelque contrôle sur l’arsenal nucléaire de leurs partenaires.

21De cette situation, le Général tire aussitôt deux conséquences pour la France : elle doit être en mesure d’assurer seule sa propre défense, et en disposer en toute indépendance ; elle doit exiger l’extension des compétences du « Groupe permanent » de l’otan aux sphères non couvertes par le Traité et à l’utilisation de l’arsenal atomique allié. Le premier principe sera publiquement proclamé le 3 novembre 1959 : « Il faut que la défense de la France soit française… » Il devra donc être mis fin, quand les circonstances s’y prêteront, à l’appartenance de la France à l’armée atlantique intégrée et les armes nucléaires qu’elle s’apprête à fabriquer devront toujours rester sous l’exclusif contrôle de son gouvernement. Dès le 6 juillet 1958, s’entretenant avec Dulles, de Gaulle a d’ailleurs rejeté toute assistance qui limiterait ce dernier : « Si vous acceptez de nous vendre des bombes, nous vous les achèterons volontiers, pourvu qu’elles nous appartiennent entièrement et sans restrictions »13. Ce qui sera toujours incompatible avec les vues, en la matière, de Washington.

22Quelques semaines après, le 14 septembre, le Général « hisse les couleurs » et adresse un document aux deux autres membres du « Groupe permanent » :

1° ... on ne peut considérer comme adaptée à son objet une organisation… qui se limite à la sécurité de l’Atlantique Nord, comme si ce qui se passe, par exemple, au Moyen-Orient ou en Afrique n’intéresserait pas immédiatement et directement l’Europe, et comme si les responsabilités indivisibles de la France ne s’étendaient pas à l’Afrique, à l’océan Indien et au Pacifique…
2° ... Il lui paraît (à la France) nécessaire qu’à l’échelon politique et stratégique mondial soit instituée une organisation comprenant : les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et la France. Cette organisation aurait, d’une part, à prendre les décisions communes dans les questions politiques et touchant à la sécurité mondiale, d’autre part à établir, et, le cas échéant, à mettre en application, des plans d’action stratégique, notamment en ce qui concerne l’emploi des armes nucléaires14.

23Sans doute convient-il de ne pas trop s’attarder sur un document, dont le Général ne devait guère attendre de résultats convaincants et qui était peut-être avant tout destiné à provoquer un refus de ses alliés et donc de lui rendre sa liberté. Pourtant, on ne peut le négliger. D’abord parce qu’il définit un système où la solidarité alliée eût signifié, pour Paris, autre chose que l’hégémonie des Etats-Unis, et parce que le Général semble avoir regretté de n’avoir pu le réaliser.

24« Il eût été possible… de penser à… une OTAN réorganisée où toutes les forces françaises eussent été sorties du système d’intégration – concevable seulement pour les anciens ennemis et les petites puissances – où nous aurions concerté à trois tous nos problèmes… »15.

25Ensuite parce que des négociations furent engagées qui aboutirent à quelques résultats partiels16.

26Pourtant, les principaux obstacles ne purent être surmontés : les réticences des Américains à donner à la coopération tripartite un caractère organique, qui eût irrité les autres membres de l’Alliance atlantique ; et leur refus d’accorder ce qui serait revenu à un droit de veto sur leur arsenal stratégique. De Gaulle ne semble d’ailleurs jamais s’être fait beaucoup d’illusions à ce propos. En tout cas, à partir de l’été 1961, il ne manifeste plus d’intérêt pour une poursuite des pourparlers. C’est, il est vrai, le moment où la construction du « Mur » met fin à la crise de Berlin. Celle-ci avait revigoré le « tripartisme » en remettant au premier plan de l’actualité le seul domaine où il eût jamais existé : le problème allemand. Son achèvement sonne le glas de la coopération des « Trois ». Les Français, qui avaient déjà dû rappeler leurs alliés à la fermeté, ne peuvent les empêcher de « négocier » désormais. Du moins son intransigeance a-t-elle permis au Général de s’assurer l’appui du Chancelier allemand dans ce qui, avec le recul, apparaît l’objectif auquel il s’est montré le plus attaché : l’affirmation européenne à travers le plan Fouchet.

27D’emblée, en effet, le Général a fait d’un rapprochement franco-allemand la « pierre angulaire » de l’ensemble indépendant qu’il veut construire, pour commencer, à l’ouest du continent. Adenauer est, au départ, quelque peu inquiet devant la témérité du projet. La vision du Général est a priori hérétique pour un homme qui a délibérément aligné son pays sur l’Amérique et a affiché la plus grande intransigeance face à l’Union soviétique. Pourtant, dès l’automne 1956, il s’est aussi montré un fervent « nationaliste européen », et a affirmé que l’Europe ne devait plus se contenter de faire figure de « queue de cerf-volant américain »17. Aussi est-il tenté par la perspective que, dès septembre 1958, de Gaulle lui a fait miroiter : celle d’une « Europe européenne » où l’Allemagne pourrait jouer un rôle privilégié aux côtés des Français18.

28En dépit des conditions dont elle est assortie (modération envers la Russie, renoncement à tout armement nucléaire conformément aux accords de Paris), l’offre, venant de l’ancien chef de la France libre, enchante le Chancelier. Sa conversion sera complète dans quelques années : quand la crise de Berlin aura conforté les doutes qu’il éprouve, depuis la mort de Dulles, quant à la détermination des Américains. Entre-temps, de Gaulle aura déjà reçu son soutien dans la mise en œuvre du Marché commun européen.

29Là encore, l’attitude française est une agréable surprise pour Adenauer. Non seulement de Gaulle respecte la parole donnée, mais il est clair que seules la politique économique rigoureuse et la dévaluation qu’il a su imposer ont prévenu le recours aux « clauses de sauvegarde » qu’aurait probablement demandées tout autre gouvernement français. Du coup, Adenauer accepte de l’aider à atteindre deux objectifs qu’il s’est fixés : l’application réelle des clauses agricoles du Traité, et le rejet de la grande Zone de Libre-Echange souhaitée par les Anglais.

30Celle-ci, il est vrai, n’enchante ni les Etats-Unis, ni les partisans d’une Europe unie. Les premiers voient d’un assez mauvais œil un projet, discriminatoire envers les pays tiers sur le plan économique et, à l’inverse du Marché commun, démuni de toute perspective politique. Les seconds redoutent de voir l’esprit communautaire qu’ils s’attachent à créer, dilué et affaibli dans un ensemble beaucoup plus large que lui. Mais l’idée fascine Ludwig Erhard, le très libéral ministre allemand de l’Economie. Néanmoins, le 26 novembre 1958, à Bad Kreuznach, Adenauer et de Gaulle s’entendent pour mettre un terme aux négociations.

31Plus difficile est pour le Chancelier l’autre condition que le Général met à leur coopération. L’Allemagne, qui importe d’énormes quantités de denrées à bon marché, mais assure aussi à ses paysans des prix très élevés, a tout à perdre à l’instauration d’un marché agricole intégré. Seulement, sa réalisation est une condition sine qua non pour les Français qui, seuls gros exportateurs de produits alimentaires avec les Hollandais, seraient lésés au cas où une simple Union douanière serait réalisée. Dans cette hypothèse, de Gaulle l’a décidé, le Marché commun devrait être liquidé19. La question revêt d’autant plus d’acuité que, si le calendrier de la libération des échanges est strictement fixé, la mise en place des « politiques communes » ne fait l’objet que d’indications générales dans le Traité. Au demeurant, les Français savent faire preuve de bonne volonté et accepter, en mai 1960, l’accélération de l’instauration du Tarif extérieur commun ou tec. En échange, ils obtiennent qu’un calendrier des décisions à prendre en matière d’agriculture soit fixé. Dès juillet, Sicco Mansholt peut présenter les trois principes sur lesquels la Politique agricole commune (ou pac) pourrait être organisée20. Dès la fin de cette année, l’idée d’une « préférence communautaire » est adoptée. Le 14 janvier 1962, les Français emportent, après bien des difficultés et en échange de leur acceptation du passage à la seconde phase du Traité, un immense succès : six règlements de base garantissant aux producteurs de la Communauté un accès préférentiel sur ses marchés et un règlement provisoire, concrétisant sur le plan financier, la solidarité des six pays de la Communauté. Destiné à soutenir les marchés et à aider les transformations de structures nécessaires à l’amélioration des productivités, un Fonds européen de Garantie et d’Orientation agricole (feoga) est créé, dont le fonctionnement est très favorable aux Français.

32Jean Monnet a, en effet, pressé Adenauer de sacrifier les intérêts immédiats de l’Allemagne aux perspectives d’Union politique que de Gaulle a lancées, voici plus d’une année et qui paraissent alors proches du succès. Pour le chef de l’Etat français, en effet, le Marché commun n’a jamais été que la base concrète pour un projet auquel il est très attaché, et que, dès les années 1950, il a préconisé : celle d’une « Union des Etats européens » affirmant peu à peu son identité face aux Américains. Sa réalisation aurait un autre avantage concret : elle prouverait les réelles possibilités de la coopération interétatique aux sceptiques et rappellerait la primauté des gouvernements à une Commission européenne trop portée à une conception très large de ses responsabilités. Aussi, dès novembre 1959, à l’initiative de Paris, une décision a-t-elle été prise par les Six : celle de tenir des réunions trimestrielles régulières au niveau des ministres des Affaires étrangères. Un peu plus de six mois après, l’échec du sommet de 1960 paraît convaincre le Général de l’urgence d’une « Union sans cesse plus étroite des peuples européens » face aux Super-puissances.

33Durant l’été, le Général précise ses idées d’abord au Chancelier allemand, puis aux autres gouvernements de la cee. En septembre, il les expose publiquement :

34« Construire l’Europe, c’est-à-dire l’unir, est pour nous un but essentiel. » Pour cela il convient de procéder « non pas d’après des rêves, mais suivant des réalités. Or, quelles sont les réalités de l’Europe… ? En vérité ce sont les Etats… »

35Ayant décoché des traits, d’ailleurs peu acérés, contre les périls de la supranationalité, il énonce le projet : « Assurer la coopération régulière des Etats de l’Europe occidentale, c’est ce que la France considère comme souhaitable, possible et pratique, dans les domaines politique, économique, culturel et dans celui de la défense… Cela comporte un concert organisé, régulier de gouvernements responsables et le travail d’organismes spécialisés dans chacun des domaines communs et subordonnés aux gouvernements. Cela comporte la délibération périodique d’une Assemblée formée par les délégués des parlements nationaux. Cela doit, à mon sens, comporter, le plus tôt possible, un solennel référendum européen, de manière à donner à ce démarrage de l’Europe un caractère d’adhésion populaire qui lui est indispensable… » Et de conclure : « Si on entre dans cette voie…. des liens se forgeront, des habitudes se prendront et, le temps faisant son œuvre, il est possible qu’on en vienne à avancer d’autres pas vers l’unité européenne »21.

36Le projet reçoit aussitôt le soutien de Monnet22. Adenauer, de toute évidence, lui est gagné. Avec ces appuis, de Gaulle franchit avec succès la première étape, une réunion des premiers ministres de la Communauté, les 10 et 11 février 1961, à Paris. Une commission politique est créée, dont la présidence est confiée à Christian Fouchet. Trois mois après se tient à Bonn un nouveau sommet. Là encore, l’accord franco-allemand permet de surmonter les réticences et mandat est donné à la Commission Fouchet de préparer un projet de traité qu’une nouvelle réunion, prévue à Rome, devrait entériner. Les chefs d’Etat et de gouvernement, dit le communiqué, « décident de donner forme à la volonté d’union politique déjà implicite dans les traités qui ont institué les Communautés européennes _»23. L’Europe politique paraît née. La candidature des Anglais à l’entrée dans la Communauté lui porte un coup mortel peu après.

37Elle donne, en effet, une tout autre acuité à l’argument que ses seuls vrais opposants, les Néerlandais, ont opposé dès le début au traité : une Union politique de l’Europe devrait inclure les Britanniques. Ces derniers en sont, d’ailleurs, tellement persuadés que c’est avant tout pour ne pas en être écartés qu’ils se sont décidés à poser leur candidature aux Communautés. Dès 1950, Macmillan avait dénoncé le danger d’un tête-à-tête franco-allemand qui laisserait les Anglais à la porte du continent24. En juillet 1958, il avait parlé, à propos du Marché commun, de « Blocus occidental »25. En 1961, il « montre le chemin » que doit prendre la Grande-Bretagne pour rester fidèle à son destin : celui du continent européen26.

38Dès lors, les Hollandais, que les Belges rallient à la fin de l’année, ne laissent plus qu’un choix aux Français : ou bien accepter dans l’Union projetée un processus conduisant à la supranationalité, ou bien remettre la réalisation du projet tel qu’il est jusqu’à ce que l’adhésion des Anglais lui redonne de l’intérêt. En avril 1962, le plan Fouchet est enterré, le ministre des Affaires étrangères français s’étant évidemment refusé à ouvrir toute discussion sur la supranationalité.

39Ainsi s’effondrait le rêve d’un regroupement des vieux pays dont l’aboutissement eût été l’harmonisation de leurs politiques étrangères et militaires en dehors des Etats-Unis. Le 14 mai 1962, de Gaulle se déchaînait contre les « chimères » de la supranationalité qui, en apparence, avaient fait tout échouer :

Il ne peut pas à l’heure actuelle y avoir d’autre Europe que celle des Etats… Dante, Goethe, Chateaubriand… n’auraient pas beaucoup servi l’Europe s’ils avaient été des apatrides et s’ils avaient pensé, écrit en quelque “espéranto” ou “volapük” intégrés.

40Pourtant à cette philippique qui devait entraîner la démission des ministres mrp, le Général ajoutait, pour montrer qu’il n’était pas dupe de ce qui s’était passé :

L’Europe intégrée, comme on dit, où il n’y aurait pas de politique, se mettrait à dépendre de quelqu’un du dehors et qui, lui, en aurait une. Il y aurait peut-être un fédérateur, mais qui ne serait pas européen²⁷.

41Le plan Fouchet avait, en effet, été repoussé parce que certains partenaires de la France avaient hésité à s’engager dans un projet qui, en les rapprochant de Paris, les eût éloignés des Etats-Unis. Spaak, d’abord favorable, avait rallié les Hollandais quand la France avait refusé, à la fin de l’année, de participer aux négociations ouvertes par les Anglais et les Américains avec le Kremlin. Manifestement, l’idée d’une « Europe atlantique » restait chère aux Européens. Après avoir manqué de toucher au but, le Général allait être confronté au plus grave des dangers, le « Grand Dessein » du nouveau Président américain…

42L’Administration Kennedy nourrissait une vision presque exactement opposée à celle de Paris. Son objectif ultime était un grandiose projet d’intégration s’étendant d’abord aux pays ouest-européens et au Japon, puis, à terme, aux pays en voie d’industrialisation. Comme un de ses membres les plus influents devait l’expliquer :

Le concept rhétorique (et opérationnel) large, sur lequel Kennedy et son administration fondèrent leur approche, était de lier dans un partnership les nations les plus riches du Nord, puis, à partir de cette base renforcée, venir à l’aide des nations moins développées du Sud et protéger leur indépendance28.

43Face aux Européens, les motivations essentielles de Kennedy étaient commerciales à n’en pas douter. Depuis 1958, la balance américaine des paiements connaissait des déficits inquiétants. Pour y remédier, la balance commerciale, déjà excédentaire, devrait encore être améliorée. A cet effet, le Président devait pouvoir négocier des réductions tarifaires avec ses partenaires. Début 1962, il demandait au Congrès des pouvoirs étendus à ce sujet. En juillet, il donnait pourtant à son projet une tout autre portée : celle d’un Grand Dessein, destiné à associer l’Amérique et une Europe unie sur une base d’égalité :

Nous croyons qu’une Europe unie sera capable de jouer un plus grand rôle dans la défense commune, de répondre plus généreusement aux besoins des nations plus pauvres, de se joindre aux Etats-Unis et à d’autres pour abaisser les barrières douanières, de résoudre les problèmes de devises et de marchandises, de mettre en œuvre une politique coordonnée dans tous les domaines d’ordre diplomatique, économique et politique. Nous voyons dans une telle Europe une associée avec laquelle nous pourrions traiter sur une base de pleine égalité en ce qui concerne toutes les tâches immenses que constituent la mise sur pied et la défense d’une communauté de nations libres29.

44Inspiré et généreux, le projet restait néanmoins imprécis et surtout incomplet. Il avait, en réalité, été soufflé au Président par Jean Monnet, désireux de ranimer en Europe les espoirs unitaires suscités par le plan Fouchet. Kennedy avait très vite rallié une idée qui donnait grande allure au projet tarifaire qu’il lui fallait défendre au Congrès, et qui pouvait apporter une solution aux problèmes de l’Alliance atlantique. En promettant à une Europe unie une pleine égalité, il pouvait espérer promouvoir une intégration que son pays avait toujours encouragée, rendre plus facile l’octroi de concessions tarifaires par ses alliés et laisser entrevoir quelque partage nucléaire entre les Etats-Unis et l’ensemble de leurs partenaires.

45Mais le projet restait, sous cet aspect, empreint d’ambiguïté. Tant que le vieux continent ne serait pas unifié, une « force de frappe » européenne resterait impossible à imaginer. Mais rien n’indiquait, même au cas où l’union se ferait, que l’Amérique puisse concéder à ses Alliés, sur ce plan, une entière liberté. Cela serait allé, en effet, à l’encontre de la nouvelle stratégie adoptée par les Etats-Unis. Refusant de se laisser acculer à un choix « entre l’humiliation et l’holocauste », Kennedy s’était défait de la vieille doctrine des « représailles massives » au profit de la stratégie McNamara : celle-ci consistait à lui fournir des ripostes finement graduées pour chaque phase du combat. C’était la conséquence logique du nouvel équilibre stratégique. Mais elle n’était guère de nature à enchanter les Alliés européens. Elle supposait de leur part un effort conventionnel très accru, laissait entendre que les Américains étaient prêts à tout faire pour éviter un affrontement nucléaire avec leurs adversaires, et condamnait les forces de frappe « secondaires » comme celles de la France et de l’Angleterre. Car les Etats-Unis ne pouvaient plus admettre l’existence d’éléments indépendants, susceptibles de perturber leurs plans pour limiter un éventuel conflit entre les Super-Grands. Tout au plus pouvaient-ils envisager, pour calmer l’anxiété que l’annonce de la stratégie McNamara ne manqua pas de répandre chez les Alliés, la création d’une « force atlantique intégrée ». Elle serait un gage de leur bonne volonté, mais ils pourraient garder sur elle un contrôle entier.

46C’est ce contexte qu’il convient de se rappeler pour comprendre l’attitude de de Gaulle face à la candidature des Anglais. A priori, elle servait les desseins des Etats-Unis et n’avait rien pour séduire Paris. L’échec du plan Fouchet avait montré l’influence des Britanniques : leur entrée dans la cee ne pourrait que diminuer celle des Français sur les Cinq. Les liens de la Grande-Bretagne avec son Commonwealth poseraient d’immenses problèmes pour la politique douanière européenne. L’entrée des Anglais ferait aussi peser de lourdes menaces sur la politique agricole commune et, en particulier, sur le règlement financier. Elle pourrait symboliser le triomphe du Grand Dessein conçu au même moment par les Américains. Ceux-ci avaient, pour le moins, encouragé la demande d’adhésion du Royaume-Uni. Et la loi tarifaire votée, en octobre 1962, par le Congrès, semblait avoir été taillée à la mesure d’une Europe incluant les Anglais. Les réductions de 50 % des droits qu’elle autorisait le Président à négocier pourraient être dépassées, voire portées à 100 % quand la part des échanges entre les Etats-Unis et la Communauté représenterait 80 % du commerce mondial pour les produits concernés. Ce qui arriverait souvent si l’Angleterre se joignait au continent.

47Peut-on pour autant reprocher au Général d’avoir laissé s’engager ou, en tout cas, se prolonger des négociations qu’il était, dès le départ, décidé à faire échouer ? C’est loin d’être sûr en vérité. Il semble s’être réellement interrogé sur la profondeur de la conversion des Anglais : la décision de Macmillan signifiait-elle qu’entre le Grand Large et l’Europe, c’était pour la seconde qu’optait désormais Londres ? Le « Premier » britannique semble avoir cherché à l’en persuader. Il lui aurait ainsi déclaré :

Il faut rétablir l’équilibre. Certes, pour le moment, la présence américaine nous garantit l’essentiel. Mais on peut douter qu’elle doive durer indéfiniment. D’autre part, il en résulte pour les Européens une pénible sujétion, à laquelle vous, Français, voudriez-vous soustraire et que nous, Anglais, supportons malaisément. Rassemblons l’Europe, mon cher ami. Nous sommes trois qui pouvons le faire ensemble : vous, moi et Adenauer30.

48Le Général ne devait guère se faire d’illusions. Mais la perspective qu’une conversion réelle des Britanniques ouvrait était trop importante pour que l’affaire ne fût pas examinée de près. L’Angleterre possédait, en effet, à l’instar de la France un arsenal nucléaire. Leur coopération eût pu constituer le noyau d’une force européenne crédible sur le plan militaire et rendre le projet français d’un bloc ouest-européen indépendant plus acceptable pour leurs partenaires. Lors de leur entrevue au château de Champs, en juillet 1962, de Gaulle expliqua ses vues au « Premier » anglais :

Il devrait y avoir une politique européenne non seulement pour l’Europe mais pour le monde entier. A cet effet, il devra aussi exister une défense européenne sans laquelle aucun gouvernement n’a de responsabilité ni d’autorité31.

49Tout en rappelant que l’Angleterre ne pourrait livrer les secrets que les Etats-Unis lui avaient transmis, Macmillan avait affirmé sa « large sympathie » pour le point de vue du Français. Quelques mois après, pourtant, l’affaire du “Skybolt” vint démontrer l’ampleur du fossé qui les séparait.

50La décision d’arrêter la production de cette fusée sur laquelle reposait la modernisation de l’arsenal anglais eût pu être une occasion unique, pour les Britanniques, de rompre leurs « liens spéciaux » avec l’Amérique et d’engager, avec la France, une réelle collaboration atomique. C’est ce que de Gaulle paraît avoir cherché à indiquer, à mots couverts, à Macmillan lors de leur entrevue de Rambouillet à la fin de l’année. Entre les deux hommes, le malentendu semble avoir été complet. L’Anglais eut l’impression que le Général lui signifiait que la cee serait fermée aux Anglais. On peut pourtant se demander si de Gaulle ne voulut pas lui suggérer que seule une coopération politique et nucléaire entre la France et l’Angleterre compenserait, aux yeux de Paris, les désagréments qu’entraînerait l’entrée de la seconde dans l’Europe des Six. Quoi qu’il en soit, la décision de l’Anglais était déjà arrêtée. Il devait rencontrer Kennedy à Nassau quelques jours après. Là, il concluait avec lui les accords les plus inacceptables pour Paris. En échange des fusées Polaris que lui fourniraient les Etats-Unis, Londres acceptait de placer ses sous-marins atomiques dans une force multilatérale atlantique. Celle-ci qui comprendrait également d’autres bâtiments, à équipages mixtes, serait placée sous le commandement intégré, c’est-à-dire américain !

51Que l’offre faite aux Anglais fût étendue aux Français eût, en d’autres temps, pu satisfaire l’amour-propre de ces derniers : pour la première fois de l’après-guerre, la France obtenait, en effet, des Etats-Unis un traitement égal à celui de l’Angleterre. Mais, pour le Général, ce n’était plus la considération prioritaire. Il fallait, tout au contraire, dénoncer un plan manifestement conçu pour assurer le contrôle des Etats-Unis sur les forces de frappe de leurs partenaires. Le 14 janvier 1963, il rejetait et la candidature britannique et l’offre de l’Amérique.

52La première, privée de toute perspective politique, ne présentait plus qu’une menace pour la construction économique : elle aurait conduit « à une communauté atlantique colossale sous dépendance et direction américaines et qui aurait tôt fait d’absorber la Communauté européenne ». Cette Communauté atlantique, le Général en voulait encore moins sur le plan atomique. Certes, l’action de la force de frappe française pourrait très bien être « combinée » avec celle de ses Alliés. Mais son intégration n’était pas « imaginable » : « ... Verser nos moyens dans une force multilatérale, sous commandement étranger, ce serait contrevenir à ce principe de notre défense et de notre politique. » Sans doute Macmillan s’était-il fait reconnaître le droit de reprendre en main sa force atomique, en cas de menace directe sur les îles britanniques. C’était, pour de Gaulle, une clause sans portée pratique « dans les instants inouïs de l’apocalypse atomique… »32.

53La crise était ouverte entre la France et l’Amérique. Pour Kennedy, c’était la fin du Grand Dessein. De Gaulle, lui, paraissait avoir au moins préservé l’avenir du sien. Le 22 janvier 1963, était signée à Paris une version bilatérale du plan Fouchet. Le traité franco-allemand institutionnalisait le rapprochement autour duquel le Général avait toujours pensé rassembler les autres pays du continent. Il pouvait aussi donner, pour la défense et la politique étrangère, un exemple concret de coopération en dehors des « Anglo-Saxons ». Mais il reflétait plus les vues d’Adenauer que celles de sa nation, comme le prouverait l’histoire de sa ratification. Les partenaires allemands l’assortirent, en effet, d’un préambule : y étaient évoquées une « étroite coopération entre les Etats-Unis et l’Europe, la défense commune dans le cadre de l’otan, l’Union de l’Europe y compris la Grande-Bretagne ».

54C’était la négation des espoirs français. Le reste fut accompli quelques mois après le départ du vieux chancelier. Il laissa le pouvoir à Ludwig Erhard, un homme plus disposé à accorder à l’Alliance américaine la priorité. Sur ce plan, la rivalité se terminait sur un pat, un match nul entre les Américains et les Français. Mais le Général avait déjà tiré la leçon des événements. Si ses buts n’étaient pas fondamentalement différents, sa stratégie serait tout autre dorénavant.

55Après 1963, le Général a compris que son idée d’un bloc ouest- européen indépendant était impossible pour le moment. Acculés à choisir entre les Etats-Unis et la France, ses partenaires opteront toujours pour les premiers. Aussi renonce-t-il à des projets qui se sont révélés, à l’expérience, trop optimistes ou prématurés. En octobre 1965, le secrétaire général de l’otan croit pouvoir affirmer :

Au cours des dix-huit derniers mois, la politique de de Gaulle a enregistré un grand changement. Jadis, il voulait réellement une « Europe », métis à sa manière. Maintenant, il est clair qu’il ne veut plus d’« Europe »33.

56« Les objectifs que le Général de Gaulle assigna à l’action extérieure de la France ne recoupèrent plus, à partir de 1963, les chemins de la Communauté », note également Jean Monnet34. Ce qui ne veut nullement dire que le Général n’éprouve plus que désintérêt pour les affaires communautaires. Mais il traite la cee d’abord comme une entreprise strictement économique et se préoccupe surtout de l’empêcher de devenir, à la dérobée, la base de cette « Europe atlantique » qu’il a toujours redoutée.

57Est-ce à dire qu’il considère que tout espoir est perdu et qu’il reste sur la défensive tout au long de ces années ? Non, car les choses sont beaucoup plus compliquées. Certes, d’un côté, la puissance américaine paraît plus écrasante que jamais et une énergie précieuse doit être dépensée pour seulement l’empêcher de triompher. Mais, face à elle, la France n’est pas désarmée. La surpuissance américaine augmente même sa liberté, puisque, en la combattant, elle ne met pas l’équilibre du monde en danger, mais tend plutôt à le restaurer. Elle lui permet de montrer la voie d’une politique d’indépendance « tous azimuts » et de nouer avec le Kremlin le dialogue dont elle attend l’émancipation progressive du continent européen. Dès 1964, le Général a rappelé que son objectif n’a pas changé, même s’il use d’autres moyens pour y arriver : « La construction d’une Europe européenne, autrement dit indépendante, puissante et influente au sein du monde de la liberté »35.

58Aussi ce qui a déjà été entrepris, c’est-à-dire la Communauté des Six, doit-il être préservé et, si possible, achevé. Pour ce faire, la France dispose de deux atouts : son économie qui connaît une expansion remarquable jusqu’à la fin de la décennie, et l’attachement de ses partenaires à l’entreprise communautaire. La première lui permet d’envisager sans crainte la perspective de fortes libérations douanières et l’accélération de la construction communautaire. Le second lui donne une sorte de garantie au cas où les autres pays voudraient lancer l’entreprise sur une voie inacceptable pour Paris : si la France menace de tout liquider, le pire pourra sans doute être évité. Ainsi la période va-t-elle être parsemée de crises d’une plus ou moins grande gravité. Ce qui n’empêche nullement la construction d’avancer.

59Si les Cinq n’ont guère apprécié la manière dont le Général a imposé la fin des négociations avec l’Angleterre, la crise est bientôt dénouée puisque, dès avril 1963, le principe de la « synchronisation » peut être arrêté : le développement interne de la Communauté, la mise en place de la politique agricole en particulier, devra être accompagné de progrès dans les relations avec les pays tiers, notamment dans les négociations tarifaires avec les Etats-Unis. Peu après est aussi signée la Convention de Yaoundé qui organise des relations privilégiées entre la Communauté et dix-huit Etats africains ou malgache associés. Enfin, un nouveau marathon s’achève sur un succès à la fin de l’année : les conditions de l’unification progressive de différents marchés sont provisoirement arrêtées.

601964 ouvre pour la Communauté une période de crise exacerbée. En 1964, en effet, les relations franco-allemandes sont troublées par l’opposition de Paris à la création de la force multilatérale proposée par les Etats-Unis, et par les réticences de Bonn à accepter qu’un marché unique des céréales soit instauré. Du projet relancé à Nassau par Kennedy, de Gaulle ne veut pas entendre parler : il donnerait aux Allemands un statut atomique, sans doute vague, mais qu’il refuse de leur concéder et constituerait, sur la voie de l’« Europe atlantique » une étape peut-être irréversible. Quant au marché des céréales, il est un de ces impératifs sans lesquels le Marché commun ne présenterait plus d’intérêt pour les Français. Aussi, en octobre, la France menace-t-elle, si satisfaction ne lui est pas donnée, de dénoncer et la cee et le traité franco-allemand. La manœuvre réussit. Fin 1964, la vigueur de l’opposition française convainc Johnson de renoncer à un projet qui divise trop ses alliés. Quant au marché unique des céréales, c’est dès le 24 novembre qu’Erhard l’a accepté.

61Ce n’est pourtant pas la fin des difficultés. Car le 31 mars 1965, la Commission européenne profite du renouvellement de l’accord financier de 1962 pour avancer des mesures qui la doteraient de pouvoirs bien supérieurs à ceux prévus par le Traité. Elle suggère, en effet, qu’à partir du 1^er juillet 1967 d’importantes ressources lui soient directement du juillet 1967 d’importantes ressources lui soient directement affectées, qui dépassent de beaucoup les dépenses entraînées par les diverses politiques de la Communauté : que le droit lui soit concédé de décider elle-même quand des exportations agricoles devront bénéficier de subventions ; et que le Parlement européen soit habilité à contrôler l’utilisation de ce budget.

62Toutes ces prétentions sont, évidemment, inacceptables pour les Français. Dans l’optique gaullienne, le rôle de la Commission doit rester confiné à celui d’un groupement d’experts dont la seule mission est d’aider les gouvernements à s’accorder. Ce n’est pas l’avis de son Président, Walter Hallstein, qui a de ses fonctions une plus haute opinion, à laquelle Paris n’a jamais manqué de faire obstruction :

Bien du temps fut perdu à empêcher que par exemple cet organisme accréditât des ambassadeurs auprès des puissances étrangères, établît des relations avec le Vatican, négociât avec des gouvernements tiers sans la participation des gouvernements membres, cherchât à opposer ceux-ci à l’Assemblée parlementaire par des communications inopportunes36.

63En fait, les partenaires de la France ne sont sans doute guère plus anxieux de se défaire d’aussi importantes ressources au profit de l’organisme communautaire. Mais, à l’exception des Belges qui s’en tiennent à la parole donnée, ils tirent prétexte du refus des Français pour rejeter tout compromis sur l’accord financier. Les concessions que proposent les Français semblent les conforter dans leur rigidité : à l’approche des présidentielles, le Général peut hésiter à s’engager dans une crise d’une grande acuité.

64C’est lourdement se tromper. D’abord parce qu’il s’agit d’un accord essentiel aux yeux des Français. Ensuite parce que ce manquement à la parole donnée va fournir au Général un excellent prétexte pour contester un des aspects du Traité incompatible avec ses idées : le vote, au Conseil des Ministres, à la « majorité qualifiée » sur la plupart des sujets, dès le début de la troisième étape de la phase transitoire de la Communauté, début 1966. Le 30 juin 1965, en tout cas, l’épreuve de force est engagée : la France refuse de siéger dans les instances de la Communauté. Sa fermeté vaut peut-être au chef de l’Etat d’être mis en ballottage puisqu’au premier tour Jean Lecanuet, en faveur de qui Monnet s’est prononcé, recueille près de 16 % des voix. Mais elle ne l’empêche pas d’être réélu et assure à la longue le succès de son point de vue qui, dix-huit mois après, se concrétisera lors de la fusion de l’exécutif des Communautés par le remplacement de Hallstein par Jean Rey.

65En fait, la crise a été dénouée en janvier 1966 quand, sur la question du vote à la majorité, l’accord a pu se faire entre les Six. Sur le principe, les Cinq ont, très légitimement, refusé de céder. Mais ils acceptent un compromis avancé par les Hollandais :

Lorsque, dans le cas d’une décision susceptible d’être prise à la majorité sur proposition de la Commission, des intérêts très importants d’un ou plusieurs partenaires seraient en jeu, les membres du Conseil s’efforceront dans un délai raisonnable de parvenir à des solutions qui pourraient être adoptées par tous les membres du Conseil dans le respect de leurs intérêts et de ceux de la Communauté37.

66Quelques mois après, la situation est totalement débloquée. A la mi-1966, non seulement de nouveaux accords agricoles ont pu être établis, ainsi qu’un règlement financier valable jusqu’à la fin de la décennie, mais les Six ont pu décider l’entrée en vigueur du Marché commun le 1^er juillet 1968, avec dix-huit mois d’avance sur le calendrier. Un an après, en juin 1967, les négociations tarifaires engagées avec les Etats-Unis sont achevées. Face à l’Administration américaine, la Commission a, cette fois, agi conformément aux vœux des Français et défendu les intérêts des Six avec compétence et efficacité.

67Assez forte, économiquement, pour accepter une politique douanière très ouverte, la France n’était pas pour autant disposée à ignorer les conséquences politiques d’une adhésion britannique. Avant même que la deuxième candidature de Londres soit annoncée, le Général avait prévenu Harold Wilson, le nouveau « Premier » anglais, que son attitude n’avait pas changé :

Toute la situation serait véritablement différente si la France était convaincue que la Grande-Bretagne était vraiment en train de se dégager des Etats-Unis dans toutes les affaires importantes, telles que la politique de défense et dans les régions telles que l’Asie, le Moyen-Orient, l’Afrique et l’Europe38.

68Ce n’était pas le cas. De plus l’Angleterre se débattait au milieu de difficultés financières qui, en cas d’adhésion, entraîneraient une lourde aide communautaire. Le refus de la France irrita, mais ne surprit pas ses partenaires cette fois. Un peu plus d’un an après, c’était pourtant au tour du Général de prendre une initiative auprès des Anglais, au cours d’un déjeuner avec leur ambassadeur, Christopher Soames, le 4 février 1969. Si Londres était prêt à accepter une association politique où les rôles prédominants seraient joués par les Allemands, les Italiens, les Britanniques et les Français, ces derniers ne refuseraient pas d’envisager les changements que l’entrée des Anglais dans le Marché commun entraînerait fatalement. Aussi si Londres le souhaitait, des conversations bilatérales pouvaient-elles s’engager. Comme on le sait, le “Foreign Office” fit tout échouer par une indiscrétion calculée. Mais l’initiative trahissait sans doute une inflexion chez le Général : peut-être souhaitait-il se rapprocher des Anglais pour compenser l’influence qu’assurait à Bonn la puissance de l’économie allemande ? Peut-être voulait-il surtout relancer, au prix de sacrifices économiques s’il le fallait, son idée de bloc ouest-européen indépendant. A ce moment, en effet, l’histoire lui avait appris les limites des espoirs qu’il avait placés dans un changement en Russie.

69A partir de 1964, en effet, le Général a pour priorité de montrer aux autres Européens qu’il est une voie possible entre l’Amérique et le Kremlin. Comme Georges Pompidou n’a pas tardé à le rappeler :

Le vieux partage du monde en deux blocs monolithiques est dépassé. C’est là qu’apparaît le rôle de la France qui, par sa géographie et par son histoire, est condamnée à jouer le rôle de l’Europe. C’est une Europe qui a longtemps dormi à l’abri de la puissance des Etats-Unis39.

70C’est donc en opposition à ceux-ci que doit se définir la politique d’indépendance prônée par Paris. S’il en était besoin, le Général a été conforté dans cette conviction par l’affaire des missiles de Cuba. Certes, au cours de la crise, il a de tous les autres alliés été celui qui a apporté le soutien le plus ferme aux Américains : soumis à une provocation de l’Union soviétique, ils doivent bénéficier de la solidarité atlantique. Mais les événements ont aussi prouvé que face à une menace pour leur sécurité, les Etats-Unis agiraient sans consulter leurs Alliés. Surtout, le triomphe qu’ils paraissent remporter indique que leur suprématie militaire est plus forte que jamais. Elle n’est égalée que par leur volonté de puissance économique qui les pousse à racheter nombre de firmes et usines outre-Atlantique.

71Aussi, tout au long de ces années, de Gaulle semble-t-il avoir pour priorité de défier les Etats-Unis dans le monde entier. A tel point qu’Alfred Grosser parlera d’« obsession américaine » en 1967. En réalité, Georges Pompidou explique bien, en janvier 1968, l’objectif du chef de l’Etat français :

Il constate que partout la Russie est sur la défensive. Le plus grand poids, la plus grande puissance se trouvent de loin être ceux des Etats-Unis. Nous autres, en Europe, et je pense particulièrement à la France, devons-nous garder de ne pas être absorbés par les Etats-Unis. En fait, peu à peu, j’arrive à penser que cela arrivera obligatoirement, de toute façon, mais vous savez ce que nous essayons de faire40.

72Pour lutter contre ce risque d’« absorption », le Général a, dès février 1965, lancé une attaque vigoureuse contre les privilèges du dollar, à la fois monnaie de réserve et devise nationale. Ce qui permet aux Etats-Unis d’acheter des firmes à l’étranger en se contentant, trop souvent, de faire fonctionner leur planche à billets. Dès 1964, d’ailleurs, il a reconnu Pékin et posé les premiers jalons d’une politique mondiale qui doit lui assurer le soutien de nombreux pays sous-développés. Mais il entend aussi peu à peu desserrer les « nœuds gordiens » qui, depuis la guerre, oppressent le continent européen.

73Or la fin de la crise de Cuba risque de précipiter une détente entre l’Amérique et le Kremlin. Le Traité de Moscou de juillet 1963 ne traduit-il pas la volonté des deux Géants de freiner, voire interdire l’apparition de nouvelles puissances atomiques ? Pourtant, la détente peut aussi être retournée contre « les deux hégémonies », pour peu que quelques signes encourageants viennent de la Russie. 1964 est, sous cet aspect, une année clé : Brejnev remplace Khrouchtchev en octobre et surtout, dès avril, le Comité central de la Roumanie a proclamé le droit à l’indépendance nationale pour son pays. Aussi, en février 1965, évoquant un éventuel règlement du problème allemand, de Gaulle croit-il pouvoir exposer sa vision d’une évolution idéale du vieux continent :

... Ce qu’il faut faire ne pourra être fait, un jour, que par l’entente et l’action conjuguée des peuples qui ont toujours été, qui sont et qui resteront principalement intéressés au sort du voisin germanique, bref, les peuples européens…
Assurément, la réussite d’une entreprise aussi vaste et aussi difficile implique beaucoup de conditions. Il s’agit que la Russie évolue de telle façon qu’elle voie son avenir, non plus dans la contrainte totalitaire imposée chez elle et chez les autres, mais dans le progrès accompli en commun par des hommes et par des peuples libres. Il s’agit que les Nations dont elle a fait ses satellites puissent jouer leur rôle dans une Europe renouvelée. Il s’agit qu’il soit reconnu, avant tout par l’Allemagne, que le règlement dont elle pourrait être l’objet impliquerait nécessairement celui de ses frontières et celui de ses armements par accord avec ses voisins, ceux de l’Est et ceux de l’Ouest. Il s’agit que les six Etats qui, espérons-le, sont en voie de réaliser la communauté économique de l’Europe occidentale parviennent à s’organiser dans le domaine politique et dans celui de la défense, afin de rendre possible un nouvel équilibre de notre continent. Il s’agit que l’Europe, mère de la civilisation moderne, s’établisse de l’Atlantique à l’Oural, dans la concorde et la coopération en vue du développement de ses immenses ressources et de manière à jouer, conjointement avec l’Amérique, sa fille, le rôle qui lui revient quant au progrès de deux milliards d’hommes qui en ont terriblement besoin41.

74Aussi, après sa réélection, juge-t-il le moment venu de mettre à exécution un projet qu’il a depuis longtemps conçu. Le 7 mars 1966, il écrit à Lyndon Johnson que désormais :

... La France se propose de recouvrer sur son territoire l’entier exercice de sa souveraineté, actuellement entamée par la présence permanente d’éléments militaires alliés ou par l’utilisation habituelle qui est faite de son ciel, de cesser sa participation aux « commandements intégrés » et de ne plus mettre de forces à la disposition de l’otan42.

75La décision n’était pas imprévisible en vérité. Dès le 3 novembre 1959, de Gaulle n’a-t-il pas affirmé que « pour la France, le système qu’on a appelé l’“intégration”, et que le monde libre a pratiqué jusqu’à présent, ce système a vécu »43. Dès le mois de mai 1959, il avait d’ailleurs retiré du Commandement intégré la flotte française de la Méditerranée, puis celle de l’Atlantique quelques années après.

76Il n’empêche que les Alliés sont consternés. D’abord parce que la décision française crée maintes difficultés techniques qui, il est vrai, pourront être surmontées. Mais aussi parce qu’elle affaiblit l’Alliance sur le plan psychologique. L’unité politique qu’elle est censée concrétiser est atteinte, en effet, par le coup porté à l’intégration militaire qui a, jusqu’ici, incarné la première. Mais l’argument porte peu sur le chef de l’Etat français qui est décidé à disloquer les « blocs » et qui, à cet effet, rend une visite aux dirigeants du Kremlin en juin, puis se déchaîne contre la politique américaine dans le conflit vietnamien.

77Ces initiatives, jointes à d’autres comme la prise de position anti-israélienne lors du conflit de 1967, la déclaration sur le « Québec libre », la caution apparemment apportée à la stratégie « tous azimuts » exposée par le général Ailleret et le retrait des Français du « pool de l’or », alors même que le dollar paraît menacé, amènent beaucoup d’alliés à redouter un prochain renversement des alliances de la part de la France. Si de Gaulle ne semble pas avoir a priori exclu une dénonciation du Pacte atlantique au bout du délai fixé par le Traité, autant que l’on puisse en juger, la conclusion d’un pacte avec l’Union soviétique ne l’a jamais vraiment intéressé. Un tel renversement des alliances n’aurait guère eu de sens pour lui, puisque c’est aux « blocs » précisément que s’attaquait Paris, puisque c’est l’« Union de l’Europe » que le Général allait prêcher en pleine zone d’influence de la Russie, en 1967 à Varsovie et à Cracovie, puis, en mai 1968 en Roumanie.

78Le printemps 1968 a paru, en effet, donner au Général des raisons d’espérer. En mars, la convertibilité du dollar a dû être largement limitée. En avril, la Tchécoslovaquie paraît s’émanciper de la Russie. Peu après, les antagonistes du Viêt-nam choisissent Paris pour négocier. Pourtant, le rêve gaullien s’efface au moment même où il semble pouvoir se réaliser. En dépit de l’explosion de la bombe thermonucléaire française à l’été, de Gaulle ne peut bientôt que constater son échec diplomatique et monétaire. En juillet, le traité de non-prolifération est signé. En août, les chars du pacte de Varsovie entrent en Tchécoslovaquie. Peu après, le franc se ressent des séquelles du mois de mai. Seule, la France n’a pu finalement imposer ses idées. L’« affaire Soames » semble indiquer que le Général a alors de nouveau envisagé de les faire triompher à travers un bloc ouest-européen indépendant dont il avait tant travaillé, avant 1963, à préparer l’avènement. Rien d’étonnant, dès lors, si, au mois d’avril 1969, le Pacte atlantique est tacitement reconduit par Paris.

79La politique atlantique et européenne de de Gaulle a fait l’objet de nombreuses critiques. Certaines peuvent difficilement être ignorées. D’abord, le Général ne témoigna pas toujours à l’égard de ses adversaires privilégiés, les partisans de la « supranationalité », d’une très grande charité. Or bien souvent, leurs buts étaient des plus honorables et le mépris qui leur fut parfois marqué ne servit guère la cause du chef de l’Etat français, ni auprès de ceux qui se voyaient vilipendés, ni auprès des peuples qui, parfois partageaient largement ces idées.

80Ensuite, les contradictions de sa politique ont été, dans toutes les études qui lui ont été consacrées, suffisamment relevées pour qu’il suffise de brièvement les rappeler : les partenaires de la France pouvaient légitimement s’irriter de la voir à la fois exiger l’instauration de « politiques communautaires » et se réclamer du nationalisme le plus classique pour justifier les plus importants aspects de sa politique étrangère ; plus généralement, ils pouvaient, comme Spaak le fait, lui reprocher de ne concevoir la construction européenne que comme un instrument pour les projets des Français ; ceux-ci en tout cas n’expliquèrent jamais comment l’ensemble qu’ils proposaient d’édifier pourrait un jour garantir à leurs partenaires cette sécurité, à laquelle, par ailleurs, ils attachaient une valeur si élevée. Le caractère exclusivement national, dans l’optique gaullienne, de l’arme nucléaire semblait a priori exclure toute « force de frappe européenne ». Comment s’étonner que les Cinq aient préféré le renforcement de l’Alliance atlantique aux perspectives d’un bloc ouest-européen indépendant ?

81Enfin, le Général a surestimé les chances ou les moyens que l’histoire lui offrait : tandis que, sur le plan économique, l’Allemagne s’affirmait comme la vraie grande puissance européenne, face à l’Amérique, la lutte du franc contre le dollar s’est révélée celle du « pot de terre » contre le « pot de fer »44.

82Tout ceci est vrai et ne saurait être contesté. Mais les contradictions n’étaient-elles pas aussi grandes de l’autre côté ? Les Cinq n’étaient-ils pas prêts à accorder à l’Angleterre ce double statut qu’ils refusaient à la France, celui de membre de l’entreprise communautaire mais aussi de grande puissance ? Que signifiait une « force multilatérale atlantique », sur laquelle un contrôle ultime aurait été toujours assuré à l’Amérique ? Les privilèges du dollar n’allaient-ils pas le conduire à l’inconvertibilité, avant de mettre le monde au bord d’une crise financière de la plus extrême gravité ? Faire les Etats-Unis d’Europe, n’aurait-ce pas été, à l’époque, largement risquer de faire l’« Europe des Etats-Unis » ? Refuser de tenter, alors que la détente s’esquissait, une approche pays par pays, n’était-ce pas céder à la fatalité et laisser le vieux continent devenir l’enjeu de l’accommodement entre les deux Géants, après avoir été le champ de leur affrontement ?

83La suite a, en tout cas, montré que, si une union politique européenne devait peu à peu se concrétiser, elle se ferait sur des bases proches du plan Fouchet et à la condition que les Européens prennent conscience de leur « identité ». Que les intérêts du vieux continent ne recoupent pas automatiquement ceux des Etats-Unis est aujourd’hui plus facilement admis. Que ses pays soient capables de surmonter ces divisions, auxquelles le Général était si sensibilisé mais qu’il ne désespérait pas de voir un jour dépassées, est plus difficile à affirmer. Seule l’Histoire, pour reprendre ses propres conclusions, pourra un jour révéler si l’Union des Etats européens aura été « quelque armada sombrée à l’éternel mensonge » ou bien, pour l’avenir, « un bel espoir élevé sur les flots »45.