1J’appelle « idéologie » le rejet de toute idéologie au nom d’une certaine conception de la France.

2Celui qui, humble praticien de l’étude du passé, se penche professionnellement sur l’histoire comparée des nations ne peut s’empêcher, fût-ce seulement en tant que modeste hypothèse de travail, de chercher dans son déroulement une cadence, un rythme qui ne serait pas une vue de l’esprit.

3L’histoire de France me semble respirer, pour ainsi dire, selon une mesure à deux temps, dans une succession de longues périodes d’ordre et de courtes périodes de désordre. Pendant ces premières phases la France est altière, dominatrice, présentant à l’étranger un front orgueilleux et une panoplie farouche ; durant les périodes de désordre, c’est-à-dire la phase B, la France est aimable, souriante à l’étranger, hospitalière et perdue dans des rêves de fraternité supranationale.

4Au temps d’Etienne Marcel on demandait aux villes flamandes des modèles de comportement, à l’époque des Cabochiens on ne jurait que par ces chers Bourguignons dont la politique n’était pas celle de la France, aux jours des guerres de religion on préférait des Espagnols catholiques à des Français protestants et des Allemands protestants à des Français catholiques, c’est selon, la Fronde se montra perméable aux influences anglaises et révolutionnaires de Cromwell ; et la grande Révolution, à ses débuts charmants et girondins, couronnait un baron prussien, Anacharsis Cloots, l’ami du genre humain, puis se ressaisissant et passant en phase A, de farouche xénophobie révolutionnaire et jacobine, coupait la tête au même en déclarant la guerre au monde. Le gouvernement du Général de Gaulle représente un temps fort de la phase d’ordre, situé entre le mol atlantisme de la IV^e République et l’exubérante pagaille de la ville dont le roi était un étudiant, alors que des dizaines de milliers de jeunes Français s’enorgueillissaient de se proclamer tous des juifs allemands.

5S’inscrivant parfaitement en l’une des deux phases du rythme historique français, le Général s’est placé dans une tradition dont on aime à dire qu’il la percevait instinctivement. Féru d’histoire comme il l’était, il ne devait cependant pas, lui, le restaurateur de la république, mentionner des précédents qu’il ne pouvait cependant ignorer. On ne doit pas masquer la connaissance en instinct. Des Américains se sont beaucoup amusés en prétendant que de Gaulle se voyait en Jeanne d’Arc, le comique jaillissant de la contradiction entre la jeune pucelle, présumée frêle, ce qu’elle n’était certainement pas, et un général d’une taille peu commune, qui fit ses premières armes sur la scène du monde alors qu’il était déjà quinquagénaire. Mais c’est un comique qui ne peut distraire que des ignorants. Cependant, il est vrai qu’on ne peut parler au nom d’un grand pays sans en avoir le droit, c’est-à-dire la légitimité.

6Un chef qui sans avoir un mandat précis se déclare soudainement l’incarnation de cette légitimité n’est pas un phénomène sans précédent dans l’histoire de France. On oublie trop vite que Charles VII était officiellement et diplomatiquement – selon le traité de Troyes du 21 mai 1420 – dénué de toute légitimité, honni et vomi par le gouvernement officiel du royaume non moins que de Gaulle par Vichy ; et que ce fut par une sorte de 18 juin médiéval qu’en novembre 1422 Charles VII se proclama souverain contre le monarque officiellement légitime, Henri VI, roi de France et d’Angleterre. On trouve encore d’autres précédents qui purent donner à de Gaulle la certitude qu’il se plaçait dans la droite ligne d’une légitimité de chair et de sang, bien plus réelle et vraie qu’une légitimité de parchemin et papier. C’est en refusant toute solution de continuité avec un mandat octroyé par l’histoire et perpétuellement renouvelé par elle au moment où une phase B se mue en une phase A – le désordre se transformant en ordre ou en promesse d’ordre – que de Gaulle a puisé les principes de son comportement, beaucoup plus qu’en la tentation d’expériences charismatiques, comme certains théoriciens anglo-saxons des sciences politiques ont cru devoir l’écrire1.

7Le fait que personnellement Charles de Gaulle se fût ou non senti « fils de roi » dans le sens donné au terme par le comte de Gobineau dans Les Pléiades ne fait rien à notre affaire, qui est historique, même s’il fait l’affaire des biographes et des raconteurs d’anecdotes. Ce qui semble plus significatif est le fait bien traditionnel, français et national de l’incarnation du destin de l’Etat dans une seule personne, ce qui n’a pas été compris par les républiques n^os III et IV, mais très bien réalisé par contre par les républiques n^os I (dans son dernier aspect), II et V, sans parler des empires qui les ont suivies et des royautés qui les ont précédées. Cette incarnation rejette nécessairement toute identification politique – les rois de France s’entendaient dire par la noblesse d’épée qu’ils étaient des Josué conquérants et par celle de robe qu’ils étaient des Moïse législateurs, mais ne s’identifièrent jamais à l’une ou à l’autre, à l’exception peu exemplaire de Louis XIV.

8De Gaulle ne résista pas seulement à Vichy, il résista aussi à la classification2. C’est la condition obligatoire pour pouvoir parler et agir au nom de la France. Car ne l’oublions jamais – la politique étrangère gaullienne reste aux yeux de son créateur celle de la légitimité. Dès sa jeune maturité, essayant de donner à ses élèves saint-cyriens la notion du chef, il ne choisit ni Du Guesclin ni Hoche, mais César et Alexandre, l’un fondateur de dynastie, l’autre roi légitime. Dédicaçant ses ouvrages en premier au comte de Paris, recevant le prince Napoléon avec des égards dus au membre d’une maison souveraine, il rend hommage aux légitimités du passé pour mieux affirmer celle du présent3.

9On a voulu voir dans sa conception de la France, cheville ouvrière de sa politique étrangère, une vue marquée par la pensée de Michelet ou de Péguy. C’est être bien myope ou bien modeste. C’est aux sources fleurdelysées qu’il faut remonter, c’est aux rois thaumaturges qu’on doit s’arrêter. Un des éminents participants à ce colloque va bientôt nous apporter des vues nouvelles et profondes sur la politique allemande du Général. Permettez-moi de citer un pré-gaullien qui, bien qu’ivre de joie, gardait le 11 novembre 1918 la tête assez froide pour écrire dans sa chronique quotidienne qu’on devait maintenant développer un vaste programme d’action pour approfondir « notre influence sur le Rhin, beau mariage de la pensée celto-rhénane avec la pensée française, voilà ce que nous désirions et n’osions pas préparer… la pensée éternelle des rois de France… et de nos grands intellectuels reçoit comme un commencement d’exécution »4.

10Maurice Barrés, dépassant Michelet et Péguy, a indiqué la source véritable non pas de l’inspiration de la pensée politique gaullienne, mais du début de sa continuité – à tout seigneur tout honneur, et aux seigneurs suprêmes, l’honneur suprême. La forme et le style de son travail montrent l’éclat de l’invisible couronne qui plane au-dessus d’eux. « Gouverner, c’est faire croire », a dit un souverain de la France – Napoléon – qui savait de quoi il parlait, ce qui peut fort bien s’appliquer à l’extraordinaire force de conviction qui émanait du Général. D’ailleurs comme ses prédécesseurs lointains, à la tête de l’Etat, le Général ne mit jamais les principes de sa politique étrangère en délibération de son conseil, les gardant in petto. Un de ses ministres remarquait à cet égard :

Nous ne pouvions ni prendre une vue d’ensemble des problèmes, ni encore moins formuler un avis sur ce qui n’était pas de notre ressort immédiat. Bref, il n’y eut pas de gouvernement, mais… des commis rivés à des tâches… 5.

11Ce ministre fut d’ailleurs bien vite remercié. Car il n’avait pas compris que, de Louis XI à Louis XV, telle était la manière de travailler des anciens chefs de l’Etat. La troisième personne du singulier que le Général utilisa si souvent pour se désigner soi-même n’emprunte rien, comme le prétendirent des critiques malveillants, à Jules César, ce qui aurait été ridicule, mais me semble la simple translation de la première personne du pluriel utilisée par les anciens chefs de l’Etat, mais qui avait été déconsidérée par « Nous, Philippe Pétain ».

12En politique étrangère, et peut-être aussi intérieure, l’action du Général, encourageante, grandiose, très logique avec elle-même, me semble devenir floue et incertaine là où il n’y a pas de tradition monarchique pour la guider. Un commentateur américain a cru déceler une contradiction vicieuse dans l’attitude du Général envers l’Allemagne, car selon lui sa politique à ce sujet “is based on an attitude of trust towards West Germany whereas her [de la France – M. H.] defense policy reflects an attitude of distrust”6, mais dans l’optique de la tradition historique il n’y a aucune contradiction : les rois de France ont toujours agi en tant que les plus chauds et fidèles défenseurs des libertés germaniques, tout en restant les ennemis implacables de l’unique Etat allemand qui avait une valeur militaire certaine, à savoir les possessions des Habsbourg. L’infinie démence d’Hitler et les besoins soviétiques de glacis ayant fourni à la France comme voisine l’Allemagne-croupion dont rêvait Barrés – rêve éminemment français et royal –, on est copain avec lui – avec le croupion – tant qu’il reste rabougri et dénué de véritable volonté militaire. Des Américains s’imaginent qu’il y a une science politique sans histoire, en quoi ils se trompent grandement.

13La politique extérieure du Général de Gaulle reste donc comme le rayonnement d’un soleil totalement français, un astre bien de chez nous : comme le rappelle Jean-Marie Domenach à la suite de Malraux, le Général appelait Français ceux qui ne voulaient pas que la France mourût7.

14Les termes de référence du Général, dans sa politique étrangère, seront par-dessus tout politiques ; les considérations économiques apparaissent comme un hommage que la tradition rend à l’actualité. Au fond – si l’on ôte la poule du pot où l’avait plongée Henri IV – les rois de France régnaient à une époque où les notions modernes de bien-être, de croissance et d’expansion n’existaient que dans des formes plus qu’embryonnaires. Ces souverains promettaient toujours « de faire le bonheur de leurs peuples » mais n’allaient pas plus loin dans leurs considérations économiques. Les autres éléments de la vie moderne – conflits sociaux ouvertement discutés, action syndicale, presse libre, partis politiques – ayant aussi été ignorés pour une excellente raison par la majorité des rois de France – la presse n’a pas été ignorée par Charles X, avec les résultats qu’on sait –, Charles de Gaulle, lui aussi, reste assez vague sur ce chapitre8.

15Chef de l’Etat, Charles de Gaulle a donné de son catholicisme des preuves édifiantes.

16Les relations avec le Saint-Siège n’en furent que plus excellentes. Les dirigeants de la France se montrèrent toujours respectueux de l’Eglise à la gallicane, à l’exception de la III^e et de la I^re Républiques, mais là aussi Robespierre guillotina des athées. Bien qu’il soit difficile de juger de la foi d’un Louis XVIII, d’un Louis-Philippe ou de celle des deux Napoléon – Henri IV se comporta dans ce domaine en véritable virtuose, avec un brio étourdissant –, il n’en reste pas moins que Charles de Gaulle, fils d’un professeur dans un collège jésuite et éduqué par les bons Pères – comme Voltaire, du reste – se voit prêter des propos bien troublants à ce sujet. Il aurait dit à l’un de ses futurs ministres, à l’époque de Londres :

Moi je ne crois en rien. La religion catholique fait partie des structures politiques de la France9.

17Ce qui est bien vrai et explique bien des choses. Admettons que le témoignage de Jacques Soustelle sent le fagot – dans l’optique d’un gaullisme intégral ; mais dans cette même optique André Malraux émet un parfum délicieux, étant mort en odeur de sainteté politique. Or il appert qu’à ce même Malraux le Général aurait dit :

Le péché n’est pas intéressant… L’homme n’est pas fait pour être coupable. Il y a une consolation religieuse, il n’y a pas de pensée religieuse10.

18Ainsi donc ce grand homme sacrifia ses propres doutes à la nécessité de trancher du chef d’Etat pieux et croyant devant une Europe du Sud-Ouest catholique, devant une Allemagne, une Belgique et une Hollande où le catholicisme est ou bien majoritaire ou bien en passe de l’être – dans les Pays-Bas c’est la revanche des berceaux, comme on le dit en québécois – et de donner, pendant ses visites dans les Etats communistes de l’Est, des preuves autant touchantes qu’édifiantes de sa piété – permettez-moi d’enrichir ce terme émouvant –, de sa piété traditionnelle. C’est bien l’idéologie royale au service d’une politique.

19Et la grandeur, ce terme clef, qu’est-elle, sinon la simple constatation, jamais contestée, que la France est du xiii^e au xix^e siècle le plus grand pays du Ponant, le plus peuplé, et jusqu’au xvii^e siècle aussi le plus riche, le plus fort donc, que seules de gigantesques coalitions, comme lors de la guerre de Succession d’Espagne, ont pu mettre à mal, que le Rhin allemand a tenu dans son verre, etc.

20Non, le Général n’est pas Jeanne d’Arc, trop limitée par son époque : c’est Clio tout entière à sa proie attachée. Jamais homme d’Etat n’a eu de notre vocation idée plus haute et plus noble, et la Renaissance de l’Etat qu’il a suscitée et dirigée témoigne de sa volonté couronnée de succès de vivifier la plus profonde des traditions nationales11.

21Ces traditions ont aussi façonné la pensée et la praxis européennes du Général centrées sur la réconciliation entre la France et l’Allemagne-croupion, idée aussi vieille que la dynastie des Valois, le terme de réconciliation devant être pris plutôt dans le sens espagnol qui implique une relation de dépendance du fidèle réconcilié et de l’Eglise réconciliante.

22Le discours gaullien sur l’Europe jusqu’à l’Oural suscite la vieille image médiévale de la Christianitas, avec le chef de la France tenant la place réservée dans ce schéma à l’empereur12, celui du Saint Empire romain, mais justement à cause de cette continuité la pensée du Général se laisse prendre à la même contradiction que la vieille idée impériale. Dante, un Italien, partisan acharné de l’Empire, le concevait évidemment comme une entité, comme la seule entité étatique possible, et donc dans le cadre de l’idéologie médiévale, comme un empire universel nécessairement supranational, où l’intelligentzia aurait parlé et écrit non pas le volapük mais le latin. Malheureusement pour Dante et pour le Général, premièrement l’Empire était saint et romain tant que vous voudrez, mais il s’agissait surtout du Heilige Römische Reich Deutscher Nation – de la Nation allemande – l’Empire était tout simplement l’Austro-Allemagne et ses annexes – et dernièrement l’Europe gaullienne n’était qu’une ligue d’Etats comme les rois de France en constituèrent plus d’une le long de l’histoire. On a justement remarqué que la conception du Général à cet égard était ontologique – il avait posé l’essence de l’Etat national tel qu’il avait existé dans le passé comme parfaite, toute supranationalité ôtant donc à sa perfection, ce qui était inconcevable – tandis que ses pensées d’avenir suivaient une ligne clairement téléologique – dans ce concert de nations souveraines, la France rejetant dédaigneusement le rôle de premier violon devait prétendre à celui de chef d’orchestre13.

23Dans cette question cruciale, la pensée gaullienne reste fidèle à la tradition de Maximilien de Béthune, duc de Sully, dont le Grand Projet était justement une association d’Etats où le rôle de la France aurait été prépondérant.

24Le Général s’est moqué avec beaucoup d’esprit de l’espéranto et du volapük qu’aurait parlés l’impensable Europe supranationale – car dans le passé français tel qu’il le connaissait, on n’avait jamais vu des langues artificielles créer des réalités. Mais ici en Israël, on n’a pas très bien compris le comique de semblables remarques, car enfin notre langue – l’hébreu – était aussi morte que le latin, et sacrée par surcroît de façon que personne n’y touchait. On a voulu qu’elle redevînt vivante et elle le fut. C’est pourquoi on vénère chez nous la mémoire de Zamenhof, créateur de l’espéranto, des rues et des institutions portant son nom. Si l’hébreu a tant contribué à forger la nation israélienne, pourquoi l’espéranto n’aurait-il pas contribué à forger une nation européenne ? Comme vous le remarquez, la connaissance de l’hébreu ne nous empêche pas de pratiquer et d’aimer d’autres langues. Mais de nation européenne, le Général n’en voulait pas. Comme exemples de l’esprit anti-volapük il donna, dans sa conférence de presse du 15 mai 1962, des maîtres de la création littéraire comme Dante, Gœthe et Chateaubriand qui sont, selon le Général, européens mais aussi profondément nationaux14.

25On ne peut dire qu’il eut, ce jour-là, la main heureuse : Dante, on l’a dit, était un supranationaliste ; Goethe un bien piètre nationaliste allemand ; Chateaubriand est bien français jusqu’au bout des ongles, mais on peut se demander quel message il apporte à l’Europe. En tout cas le rôle du Général fut déterminant dans la liquidation de l’idée supranationale, ce fut en politique étrangère sa réussite la plus parfaite : j’ai vu souvent le drapeau bleu aux étoiles d’or de l’Europe flotter au Danemark, en Allemagne, au Benelux, je ne l’ai jamais vu en France.

26Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, le nationalisme étriqué de papa paraissait condamné à mourir de consomption et de ridicule. Les gouvernements européens eux-mêmes, devant l’immensité des ruines – fait du nationalisme allemand –, se sentaient gênés de manifester un patriotisme de clocher15.

27Ce fut le labeur opiniâtre du Général qui rendit à la traditionnelle idée nationale ses lettres de noblesse, ce fut lui qui réussit à inculquer à ces gouvernements une bonne conscience et une conviction grandissante. Imbu de tradition nationale, il conserva l’Europe classique. Elle est là devant nous, c’est le désavantage de l’histoire contemporaine où les pièces à conviction sont à la portée de la main, fraîches et saignantes. L’Europe est nationale et indépendante, comme l’étaient Milan, Gênes, Florence et Naples à la veille de l’invasion de Charles VIII, qui détruisit pour quatre siècles la liberté de l’Italie. L’Europe des Etats, ce sont les ministres qui se chamaillent, s’unissant exclusivement pour crier haro sur le baudet, c’est l’Europe des négociations purement commerciales et terre à terre, où chacun essaie de tirer le meilleur parti des autres. Ce n’est pas là l’Europe renouvelée, croyant à sa destinée, capable de donner aux vieilles nations, à leurs jeunesses surtout, des ambitions nouvelles et les moyens de ces ambitions16.

28Maurice Duverger prétend, dans de nombreux écrits, que si l’Europe existait elle serait en fait un troisième Grand, c’est-à-dire un troisième pôle de puissance mondiale ; faire grief à Charles de Gaulle de son inexistence serait s’engager dans une entreprise d’une rare outrecuidance. Le Général n’a pas vendu dans sa jeunesse du cognac aux Anglo-Saxons pour gagner une vue nouvelle de l’identité de l’Occident et pour présider plus tard le Comité d’Action pour les Etats unis de l’Europe. Rien dans le passé royal de la France, rien dans sa culture ne pouvait le porter vers l’Europe supranationale… Il lisait des auteurs allemands dans le texte, mais possédait médiocrement l’anglais et l’italien. Et, cependant, je pense qu’une méditation sur l’histoire de France pouvait donner aussi d’autres résultats que celle qui inspira l’action de Charles de Gaulle. Au vi^e siècle, un sujet fidèle à son souverain mérovingien aurait eu son horizon borné par la Neustrie ou par l’Austrasie – une Francia intégrale pouvait paraître une vue de l’esprit, de l’archaïsme à la Clovis ou de l’utopie futuriste. Et cependant… en 1971, Michel Debré écrivait :

Nous avons enregistré… deux échecs. L’un était fatal… c’est l’échec de la supranationalité, l’échec de l’Europe dite de Robert Schuman et de Jean Monnet. Nous avons également assisté à un autre échec, qui lui était moins certain et nous atteint davantage, c’est celui de l’Europe européenne, telle que le Général de Gaulle l’avait envisagée17.

29Profondes paroles, pour certains observateurs cependant assez incompréhensibles : car si l’on refuse d’envisager la nation Europe, on doit bien s’accommoder d’une Neustrie qui chante pouilles à une Austrasie, et vice versa – et la France reste à une distance de trois siècles. Le connétable duc de Bourbon, au début du xvi^e siècle, ne pouvait non plus envisager un royaume qui cessait d’être une coopérative féodale de grands feudataires, pour se muer en une machine qui lui répugnait tellement qu’il prit les armes contre elle. Il aurait pu écrire sur ses calepins, à la Michel Debré : « Nous avons enregistré un échec : la France traditionnelle disparaît pour faire place à la monstrueuse création bureaucratique et profondément a-historique de François I^er et du chancelier Duprat. » Le pauvre connétable ne pouvait penser l’impensable – et depuis il a mauvaise presse. Il faudrait donc attendre un siècle ou deux pour savoir ce que les historiens européens écriront sur notre époque18.

30Les conceptions du Général sur le rôle de la France en Europe déterminèrent aussi sa position à l’égard de la Russie, qu’il faut bien appeler par son nom, ainsi que de Gaulle appelait bien historiquement la République démocratique allemande par son véritable nom – la Prusse et la Saxe. La France, n’étant pas un pays balkanique ni voisine du Turkménistan, s’est montrée indifférente au complexe expansionniste russe qui avait précédé de longs siècles l’actuel régime – l’idéologie et praxis de la Troisième Rome – après Rome et Byzance, Moscou – qui ne permettra jamais qu’une quatrième Rome prenne sa place, idéologie qui inspira le vol de l’aigle bicéphale jusqu’aux bords de la Baltique et jusqu’au cœur de l’Asie centrale. Le Général poursuivait la renaissance de l’alliance russe – la solution stratégique dont les promesses avaient bercé sa jeunesse, et qui fut d’ailleurs une constante de la diplomatie française à une époque où les tanks russes n’existaient pas et ne pouvaient donc se rendre à Brest en fort peu de temps. Expliquant son désir de parvenir à une entente avec Moscou, le Général dans ses Mémoires d’espoir : Le Renouveau19 déclare qu’une entente Moscou-Washington nouée au-dessus de la tête d’autres Etats « ne ferait… que… perpétuer les blocs, dont la seule existence est exclusive d’une véritable paix », alors qu’au contraire « de nation européenne à nation européenne [c’est-à-dire de la France à la Russie – M. H.] un rapprochement… offrirait des chances de briser pan par pan le rideau de fer ». Ceci est donc l’idéologie. Il est à remarquer que la praxis a suivi et que toutes les deux ont tenu bon contre vents et marées. Le désir d’éliminer les blocs et la vision ainsi ouverte représentent même un haut lieu de l’idéologie d’ailleurs paraphrasé par la partie russe ; rares sont les historiens qui peuvent, du xiv^e siècle à nos jours, découvrir une période « débloquée » de l’histoire européenne, c’est-à-dire sans alliances, ligues, ententes, etc. ; la politique internationale sécrète les blocs comme la ruche le miel. On trouve, il est vrai, de rares cas de pays « débloqués », comme la Belgique à la veille des deux guerres mondiales. La vision gaullienne d’une Europe sans otan et Pacte de Varsovie, où une France de 52 millions d’habitants reste en face d’une Russie de 260 millions avec une Pologne éminemment traversable, la Prusse et l’Allemagne-croupion entre elles, restaure la France au rang d’un pays traitant d’égal à égal avec une superpuissance, au grand dam de l’autre superpuissance qui s’y est refusée ; c’est pourquoi, lorsque les armées russes envahirent la Tchécoslovaquie, la partie française se comporta loyalement, traitant l’affaire comme « un incident de parcours »20. Couve de Murville écrivit plus tard que « le retour à la guerre froide d’antan… ne serait d’aucun secours… le seul avenir possible restait la poursuite, malgré tout, de ce qui avait été entrepris »21.

31Ce qui avait été entrepris était l’aménagement d’une position d’interlocuteur privilégié de la France avec le formidable empire russe, dont les intérêts devaient être compris par l’autre partie si cette position était destinée à durer. La Russie, saisissant de son côté l’intérêt idéologique que possédait une France animée d’une farouche passion d’indépendance, et qui avait demandé à l’otan de prendre ses cliques et ses claques, d’élargir et d’approfondir la situation d’interlocuteur privilégié, se sentait certaine que, si le coup de Prague allait devoir se répéter ailleurs, la France, fidèle à la pensée du Général de Gaulle comprendrait, comme le disait si bien Couve de Murville, que le retour à la guerre froide ne serait d’aucun secours et qu’il fallait poursuivre ce qui avait été entrepris. Le Général savait très bien que si la III^e République avait promis Constantinople au tzar, la V^e ne devait pas se voiler la face si des tanks étrangers roulaient un beau matin dans les rues de Bucarest, Belgrade ou Varsovie. Après tout, les Etats-Unis avaient consenti à ce partage du monde, et si de nouveau l’ordre régnait à Varsovie, comme le proclama un jour un ministre des Affaires étrangères du roi des Français, ce serait la faute des Américains. La politique russe de Charles de Gaulle fut un grand succès pour le Général tout à fait dans la ligne traditionnelle, et pour les Russes.

32Cependant cet ersatz d’alliance russe que représentait le rapprochement en question avait, comme toutes les traditions nationales en politique étrangère, le désavantage d’entrer en collision avec les traditions nationales des étrangers, qui s’y opposaient. Il existe, comme on le sait, tout un corps de doctrines relativement anciennes préconisant, pour des raisons géopolitiques et économiques, un rapprochement privilégié russo-allemand. La résolution d’une telle contradiction, du côté européen, aurait nécessité une solution supranationale, ce qui pour Charles de Gaulle restait impensable. Or, comme l’observa un commentateur allemand, à peine le Général avait-il quitté les affaires que la République fédérale et la direction russe, débarrassées de sa présence troublante, purent se lancer avec allégresse dans les délices de la Ostpolitik, qui justement prit son essor dans cette fatale année 196922 sous l’égide d’accords bilatéraux.

33L’avantage recueilli par la France à la suite d’une telle évolution ne saute pas aux yeux.

34Quant à la politique américaine du Général, il ne faut pas être grand clerc pour y discerner les traits d’une conception traditionnelle qui remonte, en sa genèse, à l’époque même de la découverte de l’Amérique – et il est ridicule de l’expliquer par une hargne personnelle née d’une ancienne humiliation.

35Les Capétiens, directs ou indirects, n’ont jamais souffert une hégémonie étrangère s’exerçant directement sur leurs possessions. Le Saint Empire a été refoulé le plus vite possible, le fleurdelysé ne communiquant qu’avec ceux qui comprendront que le roi de France est empereur en son royaume ; ses successeurs ont dû mener la guerre de Cent Ans parce que les Plantagenêts les avaient pris en tenaille entre l’Aquitaine et leurs possessions septentrionales ; ensuite les Valois et les Bourbons se sont donnés comme mot d’ordre d’abaisser la maison d’Autriche, car celle-ci avait pris le royaume en un étau dont les mâchoires se trouvaient en Espagne, dans le Milanais, dans la Valteline, sur le Rhin et dans les Pays-Bas – c’est plus ou moins la distribution actuelle des bases américaines. Les Américains pour des raisons à eux, qui ont été mises en lumière par Jean de La Fontaine dans sa fable de la grenouille et du bœuf, ayant refusé au Général l’égalité au sein du directoire tripartite et suprême de l’Alliance atlantique, de Gaulle ordonna la cessation de ce qu’il appelait « la subordination qualifiée d’intégration »23. Jouant sur la devise de la République, un observateur américain s’imagine joliment que le Général aurait dit à Eisenhower : « Accordez-moi l’égalité afin de renforcer notre fraternité, sinon je reprends ma liberté de quitter l’otan »24 – ce qu’il fit effectivement.

36On pourrait se demander pourquoi le sens de la solidarité occidentale a si peu joué dans cette affaire, avec les Russes à moins de 400 km de Strasbourg. Que serait-il arrivé si en 1918, par exemple, les Anglais avaient récusé le commandement suprême du maréchal Foch, repoussant « la subordination qualifiée d’intégration » ? Mais justement, les Russes n’étaient qu’à 400 km, alors que les Américains, eux, étaient dans la place. Poser de telles questions, c’est justement ignorer la conception historique du Général de Gaulle. Toute solidarité qui se prolonge au-delà de crises aiguës, comme l’affaire des fusées cubaines, cache en elle un danger de subordination. Le nationalisme règle l’univers. Un peuple indépendant n’a pas d’amis. On n’obtient le respect du monde qu’en manifestant perpétuellement une volonté de puissance obstinément tendue. A ceci s’ajoute le fait que la considération accordée, malgré tout, par la maison de France à sa vieille rivale, la maison d’Autriche, manquait ici.

37Expliquant plus tard quels furent les dangers auxquels la France avait échappé en quittant l’otan, Couve de Murville parla d’une éventuelle intervention atomique américaine, faisant suite à une attaque de Taïwan par la Chine25. C’est attribuer à la direction politique américaine une totale irresponsabilité ; c’est aussi manquer singulièrement du don de prophétie. C’est pourquoi il me semble qu’on ne doive pas enjoliver la position de base du Général envers les Etats-Unis d’Amérique par des considérations temporelles de ce genre. Sa méfiance envers les Etats-Unis, comme celle de ses prédécesseurs envers la maison d’Autriche, ne provient pas de ce que Washington fait, mais de ce que Washington est une république trop puissante, trop pesante, trop présente, trop bruyante, trop prodigue de conseils et de suggestions. Les nations fières n’ont point d’oreilles – aurait dit un jour Olivarès à un diplomate qui l’enquiquinait ; il aurait mérité d’être gaullien pour cette seule phrase. Cependant, le Général avait à portée de sa main l’arme parfaite pour abaisser la maison d’Amérique, mais il n’a pas pu la saisir car elle était tabou à ses yeux : en effet, maintenir le morcellement du Vieux Monde, c’est maintenir son inégalité par rapport au géant américain26. Mais pour dresser en face des colosses de Moscou et de Washington une puissance les égalant et les dépassant économiquement, culturellement, intellectuellement, pour donner à la nation française un vaste champ d’affirmation de ses vertus non gaulliennes – de sa générosité, de ses élans messianiques, de sa tradition révolutionnaire de la fraternité des peuples –, il fallait dresser en face de ces cyclopes qui ne voient pas la profondeur historique du devenir politique l’Etat européen, future première puissance mondiale. Ne voulant pas le faire, le Général dut se rabattre sur des voies détournées pour larder de piqûres le géant américain – au lieu de lui barrer l’entrée de l’Europe, une épée flamboyante à la main. La main tendue au Tiers Monde fut une sorte de renversement des alliances effectué, à l’instar de ses prédécesseurs qui étaient orfèvres en la matière, par un dirigeant qui avait inauguré son gouvernement en le combattant en Algérie. Le discours de Phnom Penh du 1^er septembre 1966, lavant le Viêt-nam du Nord de toute responsabilité dans la guerre et laissant entendre que les Etats-Unis doivent en supporter tout le blâme, alors que le Général était parfaitement informé du véritable rôle joué par le gouvernement de Hanoï dans la destruction de l’autre Viêt-nam, illustre le caractère dynamique et offensif du renversement.

38Pour un traditionaliste comme le Général, l’idée de l’abandon de l’Algérie devait sans doute être mêlée à l’idée très juste que Louis XIV a pu faire figure de très grand monarque sans devoir nécessairement régner aussi sur les pirates barbaresques ; après tout, l’Algérie a été conquise comme mesure de diversion par un monarque aux abois, et continuer la guerre pour faire la volonté du million de colons et de petits Blancs, alors que sa cessation allait permettre justement ce renversement grandiose, ne pouvait frapper le Général que comme une absurdité. Les rois de France, en dépit de leur serment au sacre, ont toujours eu la main légère en abandonnant des lambeaux du domaine quand ils voulaient avoir les mains libres pour mener une grande politique. Charles VIII abandonna la Cerdagne et le Roussillon à l’Espagne (l’Aragon) par le traité de Barcelone de 1493, la France étant à la veille d’inaugurer une nouvelle politique et voulant avoir ses coudées franches en Italie ; un peu auparavant, la France avait renoncé à la Franche-Comté pour pouvoir consolider sa domination en Bretagne – ce fut un choix politique (Charles VIII préféra Anne à Marguerite d’Autriche). De sorte que, même en admettant que la guerre d’Algérie eût pu être poursuivie, son abandon cadrait parfaitement avec une praxis étatique et politique couverte par la patine des âges. C’est dans cette même optique qu’il faut comprendre le « Vive le Québec libre ! », qui a été sûrement longuement médité. Le Général se trouvait en Nouvelle-France, sur une terre découverte par des Français, colonisée par eux, subséquemment abandonnée par un de ses plus médiocres prédécesseurs comme suite d’une guerre depuis longtemps oubliée, et de plus il se tenait à la porte même des Etats-Unis. Comme Molière, il prenait son bien là où il le trouvait. Cependant sa hantise de l’intégration européenne était si profonde qu’il ne trouva pas de lien logique, évident, impératif, entre l’idéal des Indépendantistes québécois – la souveraineté-association que son cri était censé encourager – et une formule similaire comme étape possible des Etats associés de l’Europe. Ce que de Gaulle avait fait à Montréal, c’était un exercice de réunion à la couronne, comme ses prédécesseurs le pratiquaient lors de leurs joyeuses entrées. Il est indéniable que, dans la vision du Général, le Québec, devînt-il aussi libre qu’il se puisse, allait ajouter à la gloire et à l’illustration de la France – et c’est ce qui importait, surtout s’il rabattait en plus le caquet des Anglo-Saxons : en tout cas, il revient en Algérie sur des précédents du xv^e siècle, au Canada il tente de réparer une bévue du xviii^e ; quant à son inoubliable expression de la conférence de presse du 27 novembre 1967 concernant le « peuple d’élite, dominateur et sûr de lui-même » – c’est le xiv^e siècle qui s’y fait entendre : des accents de ce genre lui font écho dans les considérations du décret d’expulsion des Juifs de France du 17 septembre 1394, celui d’avant l’Union sacrée.

39C’est Barrès si l’on veut, mais c’est surtout un cri très ancien qui monte du fond des âges, du saint patron de la dynastie capétienne, Louis, neuvième du nom.

40La conduite d’une politique étrangère si neuve dans sa forme, bien que profondément traditionnelle dans son fond, coûte extrêmement cher – et il ne s’agit pas seulement de frais budgétaires mais aussi d’eux. Louis XI s’organisa une formidable armée pour ne pas avoir à s’en servir (ou le moins possible) et gagna ses guerres en laissant éclater la discorde chez l’ennemi : mais jamais on ne paya plus d’impôts que pour avoir tant de canons psychologiques que sous ce grand règne. Cependant l’instrument sous-jacent de toute politique étrangère efficace – la force militaire – tel que le Général l’avait forgé portait le double caractère du traditionalisme et du modernisme, le second n’étant qu’une interprétation du premier : ainsi l’auteur de Vers formée de métier, l’homme qui développa d’une manière grandiose les bases d’une capacité atomique léguées par la IV^e République respecta l’auguste et traditionnelle institution du service militaire obligatoire – agissant donc à rebours des deux autres puissances atomiques anglo-saxonnes mais en harmonie avec la puissance atomique russe ; l’armée, école de civisme et de nationalisme, idée étrangère au pragmatisme anglo-saxon, est l’hommage que le théoricien de l’armée nouvelle rendit à l’armée ancienne, malgré le prix prodigieux que coûtait l’entretien de deux armées séparées par un demi-siècle d’évolution dans le cadre d’un même Etat27.

41Souligner une politique étrangère par une panoplie atomique représente, à la fin du xx^e siècle, la même démarche que celle de Louis XIV faisant graver, à la fin du xvii^e siècle, sur ses excellents canons la devise “Ultima ratio regum” – dernier argument des rois. Certains critiques, comme Raymond Aron, prétendirent que la force de dissuasion du Général ne pouvait être conçue que comme dissuadant la Russie d’entreprises dont l’ensemble de la force atomique anglo-saxonne ne la dissuaderait pas. Il ajoutait encore qu’il éprouvait des difficultés à imaginer de telles circonstances28.

42Mais comme la puissante armée de Louis XI, qui dans l’esprit de son royal créateur était destinée à se battre le moins possible, et dont la mission principale consistait à exister, la force atomique française rehausse le prestige de l’Etat, prouve les capacités de la technique nationale et se trouve capable de fournir à d’innombrables clients les pièces détachées de leur propre outillage nucléaire. C’est la politique de grandeur nationale à l’état pur, et c’est la suite de la politique militaire des anciens souverains qui ne consentirent jamais à donner à l’étranger un droit de regard sur leurs armements. Raymond Aron lit trop peu les vingt volumes des Ordonnances des rois de France.

43C’est d’ailleurs, il me semble, le sens de l’article, dénué cependant de considérations historiques, publié par Michel Debré, sur la France et sa défense29.

44Cependant cette fidélité du Général à une certaine tradition nationale et monarchique allait le porter vers les mêmes solutions – ou absences de solution – où allait s’enliser l’Etat après la guerre de Succession d’Espagne qui prouva au plus grand roy du monde, comme on disait à l’époque, que ses forces étaient après tout limitées. On peut, je crois, voir en Charles de Gaulle un martyr de la politique étrangère car lui sacrifiant, non pas tout mais beaucoup, peut-être beaucoup trop, la politique intérieure à un certain moment cesse de suivre30.

45« J’ai trop aimé la guerre », dit Louis XIV à Louis XV sur le lit de mort du premier. « J’ai trop aimé la politique étrangère », aurait pu avoir dit Charles de Gaulle. Une idée hautaine de l’intérêt national, des arsenaux bondés d’engins fulminants, l’air sillonné par des bombardiers et la mer par des sous-marins armés de torpilles nucléaires, sans parler des fusées stratégiques, ne suffisent pas pour assurer le succès d’une politique si la nation ne se sent pas galvanisée par la haute mission qu’on lui propose. En plus, le succès d’une telle politique dépend aussi de l’existence d’alliés naturels – et selon certaines critiques émanant du camp anglo-saxon, le Général avait offensé et froissé ceux-ci en tentant de les remplacer par des alliés dont l’essence politique, idéologique et culturelle était profondément hostile au type de démocratie parlementaire et libérale en vigueur en France31.

46Des gestes, comme le refus spectaculaire du Général de participer aux fêtes du vingtième anniversaire du débarquement des Forces alliées en Normandie et d’honorer la mémoire des soldats tombés, furent des offenses gratuites qui détonnaient avec ce qu’on concevait en Occident comme étant, comme devant être la courtoisie française, surtout quand l’avantage politique d’une telle attitude était nul : le renversement des alliances pro-arabes fut accompagné de formules si blessantes et de gestes tellement spectaculaires, que le successeur du Général en pâtira lors de son voyage américain, et que la France n’y gagna rien. Si le langage est d’argent, il y a des heures dans la diplomatie où le silence est d’or. La crise qui éclata en 1968 peut aussi inciter à poser la question si le Général, obnubilé par une politique extérieure grandiose, n’avait pas donné dans le panneau où churent ses prédécesseurs rois de France.

47En effet, de nombreux historiens et des praticiens avisés de la politique, comme M. Alain Peyrefitte y a fait allusion dans Le mal français, pensent que le royaume, ayant déjà possédé à l’âge classique plus d’atouts en mains que l’Angleterre et les Pays-Bas pour gagner au jeu économique, ne les utilisa pas pour des raisons qu’on appellerait comme tenant du subjectivisme social. C’est le sens de la permanente critique sociale de Voltaire, dans les Lettres anglaises et dans d’autres nombreux ouvrages. Si l’immense effort gaullien dirigé vers l’armement atomique, par exemple, avait été canalisé vers l’économie, la France n’aurait-elle pas pu damer le pion à l’Allemagne ou au Japon dans ce domaine si vital, le plus vital peut-être ? La grandeur française, un autre type de grandeur française il est vrai, aurait tracé avec plus de conviction peut-être la place du pays dans le monde. Le palais de Versailles coûte plus que le lancement de navires qui auraient damé le pion à l’Angleterre et aux Pays-Bas – Colbert en était convaincu mais s’avéra incapable d’en convaincre son souverain. Charles de Gaulle lui-même remarqua que c’est avec l’érection de Versailles et le déménagement du gouvernement que commença le divorce entre l’Etat royal et la nation. L’indépendance coûte très cher, nous le savons, mais encore faut-il clarifier le sens et le contenu du terme. Un spécialiste français des problèmes d’outre-Rhin, Alfred Grosser, a écrit cruellement que le terme indépendance dans le contexte qui nous occupe reste, il est vrai, entouré de respect mystique, mais revient un peu à avoir les mains libres sans avoir de mains32 : il pense sans aucun doute à des « mains économiques ».

48Le type de développement allemand ou japonais demeurant exclu, tout aussi exclu que l’intégration européenne, il fallait s’attendre à ce que le béat consensus social avec lequel les citoyens des pays mentionnés laissent agir leurs gouvernements à l’extérieur ne trouvât pas d’imitateur en France. A la grandiose vision de majesté militaire et de politique étrangère de haut vol, le peuple français et surtout sa jeunesse répondirent d’une façon non moins grandiose en déclenchant la plus grande révolte estudiantine de l’histoire du monde, suivie par la plus grande grève jamais enregistrée dans les annales des luttes sociales, pendant que son président et son premier ministre voyageaient à l’étranger. Déjà en 1966, Jacques Bloch Morhange, dans sa réponse à de Gaulle33, avait attiré l’attention du Général sur le fait que ce qu’un de ses successeurs allait qualifier d’« exercice solitaire du pouvoir », y compris la politique étrangère, n’était ni compris ni aimé par la société française « délibérante, consultante, curieuse et bavarde ». Déjà plus de deux siècles et demi auparavant, les meilleurs esprits se demandaient pourquoi la nation devait-elle se priver et endurer des incommodités afin de placer le duc d’Anjou sur le trône d’Espagne ; en 1708 comme en 1968, un court-circuit interrompit le courant entre la politique étrangère et le facteur social au nom duquel elle était menée. On a dit méchamment que c’est l’une des raisons pour lesquelles le Général préférait parler de la France et non des Français : on a dit aussi que l’opinion ne s’enflamme que pour des raisons de politique intérieure, et que la politique étrangère la laisse toujours froide. C’est à voir : la politique pro-américaine menée par la monarchie absolue dans ses derniers jours, la politique philo-hellène que la Restauration suivit à son corps défendant, la politique pro-polonaise préconisée par le mouvement démocratique au xix^e siècle, furent comprises, appréciées, soutenues et même suscitées par l’opinion. Fût-ce aussi le cas pour la politique de grandeur gaullienne34 ? Le grand projet a-t-il achoppé sur les événements de mai 1968 et sur ce qui arriva quelques mois plus tard en Tchécoslovaquie35 ?

49Selon André Malraux, commentant l’attitude de la partie la plus remuante de l’opinion, qui sont les intellectuels, le Général aurait remarqué qu’« il y a quelque chose qui ne peut pas durer, l’irresponsabilité de l’intelligence »36.

50Je me demande ce qu’aurait dit Louis XIV à son Malraux, s’il en avait eu un, de Fénelon et de ses critiques, de son horreur de l’exercice solitaire du pouvoir, de son appel à une fraternité des peuples dans l’esprit de l’Evangile – à la veille de la guerre de Succession d’Espagne – ou ce qu’il aurait dit du maréchal de Vauban qui, en pleine guerre de la Succession d’Espagne – en 1706 – proposa d’abandonner l’Espagne afin de consolider la France et d’avoir surtout l’œil sur sa frontière orientale – peut-être le Roi-Soleil, d’un soleil assez terne en ces tristes années, aurait-il aussi soupiré sur l’irresponsabilité de l’intelligence dans les termes de l’époque !