1Dire que le Général de Gaulle est entré dans l’histoire est simplement énoncer une évidence : on n’imagine pas qu’on puisse rapporter l’histoire de France, de la Seconde Guerre mondiale et depuis, sans y faire une place – et quelle place ! – au chef de la France libre, au fondateur de la V^e République, à son président pendant dix ans. Et on ne sera sans doute guère contredit en ajoutant que son action a dépassé les frontières de son pays, pour avoir quelque retentissement dans le monde.

2Mais on peut aller plus loin : ceux qui ont connu sa personne ou seulement lu ses écrits savent quel rôle tient chez lui la méditation de l’histoire ; l’office que la philosophie, le droit, la Bible ou l’économie ont tenu pour d’autres hommes a été tenu pour lui par l’histoire.

3Et il est d’autre part légitime de s’interroger sur ce que l’histoire retiendra comme les traits les plus marquants de cette action. Comment sera-t-il « situé » plus tard lui-même ? De là un dédoublement des questions : comment de Gaulle entend-il l’histoire et quel enseignement y puise-t-il ? Quelle figure fera-t-il plus tard dans l’histoire, en comparaison avec d’autres chefs d’Etats ? Ce seront les deux parties, d’importance très inégale, de ce rapport.

I. L’histoire vue par de Gaulle

4L’intérêt que de Gaulle prend à l’histoire est constant : il apparaît déjà dans ses cahiers et notes de jeunesse, qui viennent d’être publiés. On y relève les nombreuses analyses des forces armées, des campagnes – comme aussi le soin mis à faire assez rapidement l’historique des événements récents. Sans doute y a-t-il là l’effet de sa formation, de son métier d’officier à une époque où les questions techniques tiennent beaucoup moins de place qu’aujourd’hui, où la connaissance et l’analyse des campagnes précédentes, la vie des grands capitaines et la stratégie des guerres passées sont l’essentiel de la formation reçue.

5« La France se fait à coups d’épée, nos pères entrèrent dans l’histoire avec le glaive de Brennus. »

6« C’est grâce à la hache de Clovis que la patrie reprit conscience d’elle-même, après la chute de l’Empire. »

7Et encore :

Les armes ont détruit mais aussi façonné le monde. Elles ont accompli le meilleur et le pire, enfanté l’infâme aussi bien que le plus grand, tour à tour rampé dans l’horreur et rayonné dans la gloire. Honteuse et magnifique, leur histoire est celle des hommes (Le fil de l’épée)1.

8On songe à ce mot de Machiavel, qu’aimait Marx : « Les prophètes désarmés n’ont guère de succès »2.

9Un autre enseignement de portée générale est l’existence et la persistance des nations – personnages essentiels et permanents de l’histoire. « L’étendard de l’idéologie ne couvre, en réalité, que des ambitions, et je crois bien qu’il en est ainsi depuis que le monde est né » (29 juillet 1963)3.

10En second lieu, l’importance de la force et de son rôle ne frappe pas moins. « La justice est tôt bafouée, qui ne dispose pas d’un glaive à côté de ses balances » (Vers l’armée de métier).

11« Un pays, comme l’olivier, ne meurt jamais » (conversation avec Tournoux). Et dans les conférences de presse, à propos des différents pays, leur ancienneté est évoquée : « la Chine de toujours » (31 janvier 1964). En urss, il est pris, en évoquant l’amitié traditionnelle de la France et de la Russie, d’une émotion qui lui vient « du fond de l’histoire ».

12Sans doute, la liste des nations n’est-elle pas définitivement arrêtée, de nouvelles nations viennent à naître : celles-là même au bénéfice desquelles s’exercera la décolonisation…

13Et dans sa lettre à Ben Gourion, en 1967, il convient « qu’on a assisté à la naissance d’une nation israélienne, naissance vue par la France avec faveur ».

14Mais, comme il est naturel, c’est essentiellement de la nation française qu’il est préoccupé. On connaît les phrases célèbres par lesquelles il affirme « une certaine idée » qu’il se fait de la France, il en parlera souvent en termes émouvants pour un cœur français, en un langage dont la beauté classique et la passion contenue frappent également quiconque connaît simplement notre langue.

15Quelle est donc, pour l’essentiel, cette idée qu’il se fait de la France au vu de son histoire, une idée qui commandera jusqu’aux institutions présentes ? « Depuis que voici bientôt mille ans, la France a pris son nom et l’Etat sa fonction, notre pays a beaucoup vécu, tantôt dans la douleur, tantôt dans la gloire » (8 janvier 1959)4. « Il était une fois un vieux pays tout pétri d’habitudes et de circonspections » (allocution du 14 janvier 1960). « La France vient du fond des âges… »5.

16Parlant à David Schoenbrun de Clovis, il lui dira : « Mon pays est un pays chrétien et je commence à conter l’histoire de France à partir de Clovis, d’un roi chrétien qui porte le nom des Francs. » Ainsi ce fut une « novation » importante que l’élection de Hugues Capet, premier roi de France élu – délimitant définitivement dans l’empire de Charlemagne ce qui est devenu l’essentiel du territoire de la France –, même si ce tracé est en quelque manière une limitation qui nous fait perdre la Lotharingie. Tant il est vrai que, dans la vie d’un peuple, « chaque action du passé entre en compte pour l’avenir » (discours du 6 septembre 1964 pour le cinquantenaire de la bataille de la Marne)6.

17Mais il ajoute aussitôt cette idée essentielle : « Il n’y a qu’une histoire de France. » C’est là un point capital qu’il faut souligner sans tarder.

18Les auteurs n’ont pas manqué qui, dans l’histoire nationale, ont insisté sur la contribution de la monarchie et la formation de la France – par réaction contre l’universalisme abstrait des révolutionnaires de 1793 ou de leurs disciples : la référence à l’histoire s’est ici, généralement, accompagnée d’un dédain de la République.

19Charles Maurras reste le plus représentatif de ceux qui arrêtent ainsi volontiers l’histoire de la France à 1789. Après, il n’y a plus que l’aberration et la décadence. D’autres, au contraire, feraient volontiers commencer cette histoire en 1789 et il n’y aurait auparavant que ténèbres et exactions. L’originalité de de Gaulle, ce par quoi il n’a jamais été maurrassien, c’est la résolution d’incorporer la révolution à la république, à l’histoire nationale en même temps que la royauté. Déjà, dans La France et son armée, on trouve un ardent éloge des armées de la révolution et du parti que la république sut tirer des ressources de la France. Ailleurs, c’est l’éloge du patriotisme de Gambetta et de son combat contre un ennemi vainqueur à Sedan, où il avait détruit nos armées.

20Et c’est aussi l’éloge du rôle tenu par la république qui sut, dans la Première Guerre mondiale, mener nos armées à la victoire : « Le 11 novembre, quand le peuple s’assemble et que les drapeaux s’inclinent pour la commémoration, l’hommage que le pays décerne à ceux qui l’ont bien servi s’adresse aussi à la République. »

21Sans doute y a-t-il dans les règnes passés, dans l’institution monarchique elle-même, bien des traits qui plaisent au Général de Gaulle : ainsi de l’empirisme – « la politique de l’Ancien Régime est celle des circonstances ». La pente de son esprit le pousse sans doute à se sentir davantage en harmonie avec la tradition monarchique telle qu’elle s’incarne dans le Grand Siècle7. L’esprit de système ne l’égare point et l’instabilité ne le ravage pas, alors qu’elle sévit depuis la Révolution. Et le Général d’invoquer la stabilité et la continuité dont l’Etat est privé depuis cent soixante-neuf ans (Mémoires d’espoir) – ou encore « le bouleversement incessant de nos institutions depuis cent cinquante années ». La IV^e République en particulier lui apparaît comme « un Etat vacillant au milieu des débris de 15 régimes écroulés » – mais il ne fera pas de ces griefs une charge contre le principe de la république, tant il constate qu’elle est devenue le régime voulu par la Nation – incorporé à elle. En sorte que le problème ne peut plus être désormais de nier la république, mais de lui donner les vertus qui ont orné la monarchie… La Présidence de la République renouvelée y pourvoira :

Parce que le chef de l’Etat républicain répond de l’intérêt supérieur et permanent de la France, de la stabilité des institutions, de la continuité dans la conduite des affaires politiques, sa fonction et son action sont de grande portée et dépassent la conjoncture.

22Deux traits frappent en tout ceci :

23L’insistance sur la permanence, la durée, qui commandent d’avoir un gardien de ce qui dure, par rapport à ce qui passe et, d’autre part, la prise en charge de toute l’histoire de France, de la monarchie comme de la république. Il s’agit d’un « nationalisme synthétique qui incorpore toute l’histoire de France et qui amalgame les diverses tendances du nationalisme français », écrit très justement Jean Touchard8.

24Comment ne pas évoquer aussi la belle page de Marc Bloch, combattant français des deux guerres, mort pour la France dans la Résistance avec un courage admirable, qui, sous la contre-révolution de Vichy, écrit : « Il y a deux catégories de Français qui ne comprendront jamais l’histoire de France, ceux qui refusent de vibrer au souvenir du sacre de Reims, ceux qui lisent sans émotion le récit de la fête de la Fédération. » Le grand historien juif et l’officier catholique sentent de même. C’est la France entière qu’ils prennent en charge.

25Mais il est pour lui encore un autre enseignement que nous apporte l’histoire de France, c’est l’importance de l’Etat. A cet égard, les affirmations sont nombreuses.

26Le 28 février 1960, s’adressant aux membres du Conseil d’Etat, il dit : « Il n’y a eu de France que grâce à l’Etat. La France ne peut se maintenir que par lui. Rien n’est aussi capital que la légitimité, les institutions et le fonctionnement de l’Etat. C’est pourquoi il faut que cet Etat ait à sa tête un chef qui en manifeste la permanence. »

27« L’Etat, écrit-il encore, répond de la France. »

28« Depuis qu’à Paris, voici bientôt mille ans (c’est-à-dire avec la proclamation de Hugues Capet), la France a pris son nom et l’Etat sa fonction », etc.

29« Dans l’histoire de France, il y a toujours eu, sous une forme ou sous une autre, des féodalités. Aujourd’hui, elles ne sont plus dans les donjons, mais elles sont tout de même dans des fiefs, ces fiefs sont dans les partis, les syndicats, certains secteurs des affaires. »

30Ainsi le gaullisme s’inscrit dans la tradition qu’on pourrait appeler celle des amants de l’Etat : l’Etat est au surplus l’indispensable meneur de la lutte permanente et toujours recommencée contre la féodalité.

31« Ces féodaux qui s’appellent les partis qui mettaient la République en coupe réglée », etc.

32Une autre leçon de notre histoire est la vocation de la France à la grandeur. Ici encore, les textes abondent. La grandeur et, notamment, la grandeur militaire… La Providence « a créé la France pour des succès achevés ou des malheurs exemplaires ». « La puissance militaire est depuis quatorze siècles la seconde nature de la France. » Mais, que serait l’armée sans un grand dessein, une grande ambition ?

33« La France a eu, sous la monarchie, l’ambition de l’unité de ses frontières naturelles. Par suite, elle a eu l’ambition de l’évangile révolutionnaire. Sous Napoléon I^er, ce fut l’ambition de la domination de l’Europe, sous Napoléon III, l’ambition d’abolir les traités de 1815, sous la III^e République, l’ambition de la revanche, après le désastre de 1940, l’ambition de la libération. »

34« Il faudrait savoir en effet si quelque grand rêve national n’est pas nécessaire à un peuple pour soutenir son activité et conserver sa cohésion. Le heurt d’idées et de passions, l’opposition des intérêts, en quoi consiste l’existence d’un Etat, risquent de devenir à la longue intolérables s’il manque aux citoyens une espérance commune qui atténue les divergences et rassemble les dévouements. »

35« La France n’est réellement elle-même qu’au premier rang, seules les vastes entreprises sont susceptibles de compenser les ferments de dispersion que son peuple porte en lui-même. Notre pays tel qu’il est parmi les autres tels qu’ils sont doit, sous peine de danger mortel, viser haut et se tenir droit. »

36L’idée de la grandeur française allie ainsi l’amour porté à notre pays à une anxiété à son sujet, ses travers même, la dispersion, les querelles lui seront fatales, s’il n’a quelques grandes ambitions.

37Seulement la grandeur – dessein et ambition – ne se conçoit point sans un renouvellement profond. La France est un Etat ancien et neuf à la fois. « Vieille France recrue d’espoirs, meurtrie des guerres et des révolutions venant sans relâche, rendue au déclin et redressée de siècle en siècle par le génie du renouveau », écrit de Gaulle.

38Et d’évoquer aussi « le temps où la France s’était repliée sur elle-même, tandis que d’autres peuples allaient croissant autour d’elle, elle demeurait stationnaire ».

39Or ce pays, la France, s’est ressaisi. Il s’agit de transformer notre vieille France en un pays neuf et de lui faire épouser son temps. « Nous sommes un vieux pays et nous sommes un pays neuf… »

40Ainsi la France est, à la fois, un produit de son passé et une volonté de vivre dans le présent.

41« La France vient de haut et de loin, elle a peut-être payé cher, mais la route est là devant elle. » Rien de ce passé n’est sans influence, on l’a vu, mais il faut que la France épouse son temps : cela implique une immense rénovation : « la question est de l’accomplir sans que la France cesse d’être la France » (5 février 1962). Le problème est donc à la fois l’adaptation aux temps modernes et la sauvegarde d’une permanence émanée de l’Etat français.

42Sans doute, « La France (conférence de presse du 9 septembre 1965) n’apparaît-elle plus comme la nation mastodonte qu’elle était au temps de Louis XIV ou Napoléon I^er, mais elle suscite à présent une attention, une considération qui tranchent avec l’indifférence et la commisération dont naguère elle était trop souvent entourée »9.

43C’est qu’en réalité l’histoire n’apparaît pas à de Gaulle comme écrite à l’avance – toute faite : un de ses enseignements est, selon lui, la pluralité même de ses possibilités : on peut y intervenir et par là même y changer les choses : elle n’est pas bloquée. En tout cas, pas pour longtemps.

44De Gaulle est le contraire d’un fataliste – d’un homme d’Etat qui se réglerait sur le cours des événements, se contenterait d’y adapter son pays et de le faire avancer.

45Son volontarisme, il en usera dans le domaine politique – faute d’avoir pu le faire suffisamment à son gré dans le domaine militaire. Toute sa vie, il y a dans sa pensée le culte d’une vertu bergsonienne : celle de l’action servie par l’intuition. Volontarisme et ambition.

46Mais l’ambition ne doit pas être démesurée, et c’est la critique de Napoléon comme, plus généralement, de la dictature. « En présence d’une aussi prodigieuse carrière, le jugement demeure partagé entre le blâme et l’admiration… Tragique revanche de la mesure, juste courroux de la raison, mais prestige surhumain du génie et merveilleuse vertu des armées. »

47Quant à la dictature, le discours de Bayeux en évoque la fin tragique : « C’est le destin de la dictature d’exagérer ses entreprises. La Nation devient une machine à laquelle le maître imprime une accélération effrénée… Les efforts dépassent peu à peu toute mesure… A la fin le ressort se brise, l’édifice grandiose s’écroule dans le malheur et dans le sang. La Nation se retrouve rompue plus bas qu’elle n’était avant que l’aventure commençât. »

48La connaissance des réalités fait donc partie de la sagesse. « Il n’y a pas de politique qui vaille en dehors des réalités » (Tournoux).

49A la reconnaissance des réalités s’ajoute celle du droit des autres. Dire que de Gaulle est un nationaliste au sens originaire du terme est certainement vrai, à condition d’ajouter que ce « nationaliste » – à la différence de la plupart des nationalistes – reconnaît le droit des autres au nationalisme et à la constitution de leur Etat…

50« La colonisation a été une grande œuvre humaine qui, malgré tels abus ou erreurs, fait toujours honneur à la France. Mais, maintenant, refuser le droit à l’indépendance, c’eût été contredire notre idéal, nous attirer la réprobation du monde pour une contrepartie qui se fût inévitablement effritée entre nos mains… »

51La reconnaissance du droit des autres n’est pas le seul trait original. On y ajoutera un rôle moral universel. L’existence de la France est liée au service de certaines idées. De tout temps, la France a défendu les idées de liberté. Il y a un pacte multiséculaire entre la France et la liberté…

52« Au rendez-vous que la France donna à l’univers, voici 175 ans, celui de la liberté, de l’égalité et de la fraternité… La vocation de la France est humaine pour servir la cause de l’homme, la cause de la liberté, la cause de la dignité de l’homme… C’est la vocation de la France depuis 1789. Ce fut vrai de tout temps ; ce l’est aujourd’hui plus que jamais, une France pour le service de l’humanité tout entière. »

53Pour le service de quoi et de qui ? Pour le service de l’homme sur toute la terre. « Nous considérons qu’il n’y a qu’une seule espèce humaine et cette espèce humaine-là, nous voulons que, où qu’elle soit, de quelque couleur que soit sa peau, l’homme ait ses droits, sa liberté et la possibilité de décider de disposer dignement de lui-même. C’est cela qui est l’idéal de la France » (discours du 6 juillet 1960)10.

54« C’est dire que la France, tout en se dotant des moyens voulus pour rester elle-même, continuera à travailler partout, et d’abord sur notre continent, d’une part pour l’indépendance des peuples et la liberté des hommes, d’autre part pour la détente, l’entente et la coopération, autrement dit pour la paix » (discours du 9 septembre 1968)11.

55Phrases qu’on dira de rhétorique, de style… exploitation de notre nationalisme propre, illusions destinées à l’exalter et qu’on retrouvera sans doute dans le discours d’hommes politiques de beaucoup d’autres pays ? Ce serait une vision inexacte, l’idée d’une mission de la France est chez le Général de Gaulle très profonde – et se relie à une conviction finalement très répandue en France, celle qu’exprime Michelet quand il parle à propos de la Révolution française de son « apport au monde », avec une ardeur toute romantique nourrie par la connaissance de l’historien. Celle de Clemenceau, lorsqu’au lendemain de la victoire il parle de la France, « hier soldat de Dieu, aujourd’hui soldat de droit de l’union, toujours soldat de l’amitié : celle des démocrates, des républicains, des socialistes même qui considèrent que la France, pays de la Révolution, a eu un rôle particulier à jouer… Un rôle particulier qui fait qu’elle doit être défendue non seulement pour elle-même mais pour le bien de l’humanité ». Ainsi s’explique que Blanqui en 1870, Edouard Vaillant en 1914 soient parmi les plus fervents des patriotes. Ainsi s’explique l’afflux des volontaires étrangers et singulièrement des volontaires juifs – venus défendre avec la France l’idée même des droits de l’homme.

56Mais, n’est-ce pas au surplus cette vocation de la France qui est affirmée dans la prière même de la synagogue : « De ta Demeure sainte, Ô Seigneur, bénis et protège la République française et le peuple français. Que la France vive heureuse et prospère, qu’elle soit forte et grande par l’union et la concorde, que les rayons de ta lumière éclairent ceux qui président aux destinées de l’Etat et qui font régner dans notre pays l’ordre et la justice. Que la France jouisse d’une paix durable et conserve son rang glorieux au milieu des nations. Que la France reste fidèle à sa noble tradition et défende toujours le droit et la liberté. »

57Il y a chez de Gaulle, quand il parle de la France, comme d’ailleurs chez beaucoup de Français juifs, une transposition à la France d’une idée juive, celle de l’Alliance – celle d’un peuple auquel l’Eternel a donné une mission particulière. Un messianisme français entre dans « une certaine idée de la France ».

58Le manque de cette confiance en la mission, en la ressource de la France est ce qui caractérise « le parti de l’étranger ». Vous connaissez « les champions éternels de la démission de la France, les nostalgiques de Washington, les serviles de Moscou. L’esprit d’abandon les tenaille ; depuis des siècles se perpétue chez nous le parti de l’étranger, l’esprit de facilité les domine, ce parti n’est pas composé de traîtres, mais intellectuellement il trahit »12. C’est ce défaut de confiance, de foi en la France qui est source de tous les maux.

59Sans doute la France peut-elle avoir des alliances temporaires. Certaines même sont recommandées par l’histoire, le rapprochement des pays… Ainsi de la conjonction déjà évoquée de la France et de la Russie, ainsi de cette Europe dont la permanente évocation agace de Gaulle, mais dont il convient qu’il faudra bien qu’elle se fasse, etc. Mais la France a aussi une vocation qui lui interdit de s’enfermer en elle-même et même de se contenir dans une alliance exclusive.

60Elle doit demeurer « la nation aux mains libres » dont aucune pression du dehors ne détermine la politique, afin qu’elle puisse conserver sa vocation propre d’universalité.

61La conscience de cette durée de la France, de sa vocation et de la constance de ses problèmes détermine la notion de légitimité qui tiendra une si grande place dans les discours et la pensée du Général de Gaulle.

62La légitimité a été pendant des siècles celle des rois de France, elle devient ensuite celle du consentement populaire et de Gaulle reprendra à plusieurs reprises cette notion de légitimité, par consentement, en disant qu’il ne peut y avoir d’autorité qui ne soit librement consentie. Mais si le consentement populaire est une condition nécessaire de la légitimité (« Que pourrais-je faire ensuite sans la confiance chaleureuse de la Nation ? »), il n’est plus la condition suffisante. Il y faut autre chose encore. « Il y a entre vous, Françaises et Français, et moi-même un lien exceptionnel qui m’investit et qui m’oblige » (allocution du 20 septembre 1962)13.

63Et il évoque dans ses Mémoires cette « légitimité de salut public clamée par le peuple, reconnue sans réserve sinon sans murmures par tout ce qui était politique »14.

64Aussi évoque-t-il la nécessité pour le chef de l’Etat de ne pas engager dans la lutte des partis ce qu’ils peuvent symboliser, l’un en vertu des événements, l’autre au nom d’une tradition millénaire, et qui appartient à la Nation tout entière. Comme il parle dans son discours aux obsèques du Président Coty de la légitimité profonde, celle qui procède non point de la représentation multiple, incertaine et troublée des tendances qui divisent la Nation, mais bien des sentiments, des espoirs et des institutions qui tendent, au contraire, à l’unir.

65Rendant compte de cette légitimité, Léon Blum observait qu’elle était, chez le comte de Paris, la légitimité par droit de naissance, dans le cas du Général de Gaulle, la légitimité par droit de service rendu à la Nation. C’est pourquoi, ajoutait-il, dans son for intérieur le Général considère comme des usurpateurs les corps politiques et les hommes qui détiennent le pouvoir à sa place. C’est là, croyons-nous, une vision incomplète. Les services rendus, dans l’esprit du Général de Gaulle, ne sont que l’illustration de la légitimité, qui consiste dans le service de la Nation, dans la représentation de ses valeurs permanentes.

66« Pour un pouvoir, la légitimité (du chef) procède du sentiment qu’il inspire et qu’il a (lui-même) d’incorporer l’unité et la continuité nationales quand la patrie est en danger. La résurrection de la notion de légitimité, non point émancipée du consentement populaire, mais qui ne se réduit pas au sentiment populaire, fait donc partie d’une réintégration de la durée… et c’est la représentation de cette durée qui est la vocation particulière du chef de l’Etat » (Mémoires d’espoir).

II. La place du général de Gaulle dans l’histoire ?

67Cette question est singulièrement plus délicate que la précédente (comment le Général de Gaulle entendait-il l’histoire ?). Si, dans notre première partie, nous pouvions appuyer chaque moment de l’exposé par une citation du Général de Gaulle, on est à présent réduit à anticiper sur le regard que les siècles à venir jetteront sur ce temps de notre histoire. Et il y a là, bien entendu, une part d’arbitraire qui interdit de s’attarder trop longtemps sur ce sujet.

68Affirmons l’immortalité exceptionnelle. Il est rare de rencontrer parmi ses contemporains un homme dont on sait qu’en tout état de cause, son nom et son aventure figureront dans l’histoire qu’apprendront les arrière-petits-enfants de nos arrière-petits-enfants… Délaissons les éloges.

69Entre les commentateurs et les historiens du Général de Gaulle, il y a une controverse possible, sinon latente ! Selon les uns, tel Stanley Hoffman15, il est l’artiste d’une merveilleuse promesse – dont la performance éblouit toujours et importe en définitive plus que le contenu. D’autres s’efforcent de dégager à travers les actes et les écrits des principes dont l’assemblage constituerait une doctrine du gaullisme (nous avons parfois essayé de le faire). Pour d’autres enfin, tel Olivier Guichard16, contre les précédents, la nature du gaullisme serait dans une attitude, un style, une manière d’être et de faire. Et toutes ces approches ont leur part de légitimité. N’entrons pas ici dans la controverse, mais essayons de situer, par rapport à un certain nombre de personnages de notre histoire et à un certain nombre de ses impératifs, le profil qui pourrait être celui du Général de Gaulle dans la postérité.

701) En premier lieu, de Gaulle, c’est l’évidence, personnifie la foi indomptable en la France, et rejoint ici tout naturellement Jeanne d’Arc-Gambetta-Clemenceau… Il est, parmi nos hommes d’Etat, un de ceux qui ont le plus nettement affirmé la pérennité de la France et défendu son existence dans les conditions les plus tragiques. « Gambetta, a écrit le colonel de Gaulle, personnifie devant l’histoire le sursaut de la patrie. » On peut le dire de lui, comme on peut le dire aussi de Clemenceau (et il n’est pas sans quelque signification que ces deux exemples soient ceux d’hommes issus du parti républicain, aux heures les plus tragiques).

71Non seulement de Gaulle a sauvegardé la France et son indépendance dans la Résistance en 1940, mais encore on peut dire que d’une façon qui fera moins facilement l’unanimité, mais qui est importante pour la suite, il a sauvegardé l’existence de l’Etat français en tant qu’Etat indépendant dans la constitution de l’Europe.

72Pour des raisons diverses, on avait beaucoup imaginé l’Europe à venir comme l’instauration d’un Super-Etat, la création d’une nouvelle nationalité, d’une nouvelle patrie dans laquelle se fonderaient progressivement, pour ne plus être que d’anciennes provinces, les différents Etats nationaux actuels. De Gaulle s’oppose à cette Europe dite supranationale… Pour lui, l’Europe ne pourra être qu’une Europe des patries, qu’une Europe des Etats (qu’il ait ou non prononcé le mot), dans laquelle persisteront les nations existantes et en particulier la France.

73On ne saurait dire ce que réserve un avenir encore lointain : mais aujourd’hui, et pour les dizaines d’années à venir, une Europe confédérale est la seule qui soit envisagée, et on le doit sans doute beaucoup à de Gaulle.

742) En second lieu, de Gaulle s’inscrit dans la lignée des hommes d’Etat qui ont insisté sur l’importance de notre Etat et de son intervention dans la vie française : le rapide rétablissement de l’Etat républicain en 1944, sa restauration en 1958, la planification « ardente obligation nationale », toujours le souci de donner à l’Etat son pouvoir, sa vigueur, son efficacité, seront certainement considérés comme des traits marquants de l’œuvre accomplie par le Général. Et peut-être peut-on sur ce point le rapprocher à la fois de Napoléon rendant, sous le Consulat, des institutions à la France… et de Colbert demandant – en vain – à Louis XIV une intervention plus active de l’Etat dans le développement de l’industrie et du commerce de la France.

75On a pu écrire de de Gaulle que, s’il avait voulu retenir certains traits de Napoléon, c’étaient ceux du Premier Consul – il a aimé le restaurateur de l’ordre et des institutions –, le pacificateur plus que le conquérant aux guerres innombrables, il se sera fait juste fierté d’avoir donné à la France, jusque dans son ancien empire colonial, cette paix que le Premier Consul effleure avec le traité d’Amiens en 1802, mais qu’il perd très rapidement. « Il a voulu rester Premier Consul, Président de la République »17.

763) On ajoutera la volonté de renforcer dans les institutions le pouvoir du gouvernement vis-à-vis de l’organe délibérant, le Parlement. Sans doute avant lui, Clemenceau, Waldeck-Rousseau, Poincaré ont-ils d’une certaine manière assuré d’une main ferme le gouvernement de la France, dirigé notre Etat, mais c’était beaucoup plus par leur influence personnelle, qui d’ailleurs ne fut que passagère, ils n’ont pas eu le souci de le faire entrer dans les institutions. Ce n’est pas le lieu de chercher ici quel est l’avenir des institutions de 1958 à 1962, si après cette constitution il n’y en aura pas d’autres : c’est un fait que de Gaulle s’inscrit dans le nombre des faiseurs de lois, de constitutions, et dans la lignée de ceux qui veulent revaloriser le pouvoir du chef démocratiquement élu. Nous pensons, pour notre part, que cette action – si elle n’est assurément pas certaine de demeurer intangible dans toutes ses modalités – demeurera acquise dans son principe et qu’il restera ainsi lui-même un des restaurateurs de l’Etat…

774) Un quatrième trait est la restitution aux Français du sens de leur durée, de la continuité de l’histoire : après la Révolution française, les grands chefs républicains se présentent volontiers comme les continuateurs de cette révolution… et par là même limitent dans le temps leur référence au passé plus lointain, même si on la trouve encore de temps en temps… ; ils insistent plus volontiers – au moins au début – sur ce qu’ils vont faire de nouveau.

78De Gaulle, attaché à l’idée d’une continuité de l’histoire française, a voulu mettre en lumière un destin permanent de la France, des constances, et par là même réinventer la notion de légitimité, d’une légitimité qui tient au service de ce destin.

795) La politique étrangère tiendra évidemment dans l’œuvre du Général de Gaulle une place considérable.

80Il apparaît d’abord comme ayant été un des grands réalistes… Si l’on considère par exemple les prédictions et les vœux de Léon Blum au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, espérant après la victoire des nations dans laquelle la Russie, les Etats-Unis, l’Angleterre, la France procéderont par confiance mutuelle – Léon Blum s’inscrit dans la série des grands idéalistes, Jaurès en France, et aux Etats-Unis le Président Wilson. Au contraire, de Gaulle se place dans la lignée des grands réalistes qui gouvernent en tenant compte des faits, non sans dureté parfois… Mais avec continuité – considérant les Etats tels qu’ils sont, leur naturel égoïsme et les privilèges de la force.

81Un Français songe ici volontiers à Richelieu, à ce cardinal qui sait finalement nouer les alliances françaises avec les princes protestants ou avec les Turcs contre la maison catholique d’Autriche : pour faire cette politique des alliances avec les hérétiques ou les infidèles, Richelieu a dû surmonter des répugnances bien naturelles de la part d’un prélat catholique. Il sut, écrit un de ses historiens, préférer les exigences de l’Etat au service de sa religion. De Gaulle a sa religion – profonde –, son idéologie – mais il trace à l’influence de l’une et de l’autre des limites dans la conduite de la politique extérieure française. Comme Richelieu, il est un réaliste qui privilégie le sentiment national, l’intérêt national.

826) Enfin, il apparaît aussi, en politique extérieure, comme un de ceux qui ont su « mesure garder ». Une sobriété classique, une modération des ambitions font de lui, d’une certaine manière, le contraire de Napoléon empereur.

83On peut donc parler d’une politique extérieure gaulliste au carrefour de l’indépendance, du réalisme, du dépassement des idéologies et de la mesure.

847) Mais on ne le fera pas sans parler aussi de la coopération à laquelle il attachera beaucoup d’importance ; car le discours déjà rapporté contre la faim, si présent dans l’esprit français, prend place dans le développement donné par de Gaulle à la coopération.

85Elle remplace aussi l’influence naguère exercée par la colonisation, et on peut ainsi considérer de Gaulle dans son attention même au Tiers Monde comme un des « grands » d’une autre permanence de la politique française : Etat tourné à la fois vers le continent et vers la mer, la France a, traditionnellement, des intérêts continentaux et des intérêts ultra-marins qu’on dit à l’époque coloniaux : l’Est et l’Ouest, le Nord et le Sud sont, pour employer une terminologie contemporaine, les dimensions naturelles de son action : l’importance donnée à la coopération pour poursuivre autrement une attention au Tiers Monde (qui ne saurait désormais s’exprimer par la colonisation) est sans doute un trait qui demeure dans l’action du Général de Gaulle. Et ce d’autant plus qu’il a su réaliser dans cette permanence même la mutation majeure que commandait une nouvelle époque.

868) Enfin, l’apport de de Gaulle dans l’histoire comprend – comme un élément essentiel – son rôle de combattant, de restaurateur et de défenseur de la liberté. A la tête d’un pays diminué par la défaite, de Gaulle est et demeure un des « grands » de la guerre antifasciste : cet homme, issu d’un milieu traditionaliste de droite, est à Londres le chef des Français qui continuent à combattre dans le camp des démocraties. Après la guerre, c’est la République qu’il instaure avec le droit à la critique, toujours maintenu par lui à l’opposition. Quand il revient en 1958 aux affaires, non seulement l’opposition n’est nullement menacée, mais encore il veille à ce que l’article de la Constitution relatif aux partis politiques consacre la liberté de leur formation. Ce chef-né a toujours pensé et senti qu’il n’était pas d’autorité durable – ni même honorable pour celui qui l’exerce – si elle n’était pas librement consentie, après audition d’une contestation assurée de pouvoir s’exprimer et se faire entendre.

87Le libérateur dans l’ordre intérieur est aussi le libérateur dans l’ordre extérieur par la décolonisation – la paix en Algérie et l’indépendance donnée avant toute crise en Afrique noire. Il parle aussi pour la liberté des peuples dans le discours qu’il tient à l’Amérique latine… Comme à l’Indochine : « Libérez-vous, vous en avez le droit. » A la tête d’un Etat dont les possibilités d’intervention militaire sont limitées, ce rôle de libérateur est un élément de son prestige international – de son poids international.

88Et chacune des orientations qu’il aura ainsi incarnée et représentée sort renforcée par cette affirmation. Les visages, les rôles que retiendra, selon nous, l’histoire sont aussi les directions dont il aura accru l’attrait dans le destin français ultérieur, ou si l’on aime mieux cette image, les couleurs qu’il aura renforcées dans le paysage français.

89Changer le paysage français ? C’est sans doute ici qu’il convient, en terminant, de marquer les attractions contraires – les antinomies que constate de Gaulle –, les problèmes qu’il s’est efforcé de résoudre, et les termes entre lesquels il évolue.

90D’une part, de Gaulle est l’opposé d’un politicien de la résignation : au long de sa vie il lui incombe de faire beaucoup de choses avec un pays aux moyens réduits… Par un tour de force, il réussit à faire d’une France qui a perdu son territoire et son armée, un des vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale. Quand la France obtient un siège permanent au Conseil de Sécurité, quand elle est l’un des signataires de la capitulation allemande, il y a là une magnifique disproportion entre le résultat obtenu et les moyens dont on a disposé. A tous moments, pense et montre de Gaulle, ce qui est fait est marqué par la volonté, par l’ambition des hommes, et la conscience qu’il a des vicissitudes de l’histoire française rend particulièrement importante à ses yeux l’action du chef qui s’efforce de tirer le meilleur parti de ses ressources. De Gaulle est donc un volontariste – comme Lénine, comme Mao Tsé-tung, comme quelques autres, le contraire de ceux qui laissent agir l’histoire. Mais ce volontariste n’est pas un chimérique ! Il rappelle la nécessité de tenir compte des réalités et sait refuser les entreprises impossibles comme le serait, par exemple, le maintien de l’empire colonial français.

91Entre l’ambition qu’il faut avoir, et qu’il a, et la réalité qu’on ne saurait méconnaître, de Gaulle vit un équilibre qui reste un des problèmes permanents de l’homme d’Etat.

92De Gaulle est d’autre part, a dit Léopold Senghor, à la fois un homme du xvii^e siècle et un homme du xxi^e siècle : le Président sénégalais reconnaissait ainsi l’étonnante marque de l’histoire française – de la culture la plus classique – et l’anticipation sur l’avenir. Versailles peut être présenté comme un de ses modèles artistiques, mais en même temps il veut qu’avec l’énergie atomique, avec l’industrialisation, la France épouse son temps : il est un des chantres et des promoteurs de la modernisation.

93Par là, il vit un autre équilibre encore, entre la marque de notre histoire, de ses spécificités – et sa continuation. « Un vieux pays, un pays neuf », si l’on cessait d’être l’un, on perdrait sa personnalité, si l’on ne savait pas être l’autre, on perdrait sa place dans le monde – comment concilier les deux impératifs. Ici encore, de Gaulle traduit un équilibre dont le maintien dépend de l’histoire future comme un legs à accomplir.

94Enfin, il est une question que de Gaulle se pose parfois lui-même, que le monde se pose sans doute, à notre propos, et qu’un Français ne saurait se dispenser de vivre ardemment. De Gaulle et son passage aux affaires sont-ils un des derniers feux que jette le soleil français avant de se coucher – ou la preuve de la pérennité d’une France très grande ? Deux citations formulent sans doute la question : « Pendant la guerre, aux jours de la plus sombre épreuve, je me suis quelquefois laissé aller à penser : peut-être ma mission consiste-t-elle à rester dans notre histoire comme l’ultime élan vers les sommets ? Peut-être aurais-je écrit les dernières pages du livre de notre grandeur ? »18 (conférence du 12 novembre 1953). Mais aussitôt il ajoute : « Peut-être le chemin que je montre à la Nation est-il celui d’un avenir où l’Etat sera juste et fort, où l’homme sera libéré, où la France sera la France, c’est-à-dire grande et éternelle ? »19. Vingt-six ans plus tard, quand il paraît pour la dernière fois à la télévision, à la veille du référendum de 1969, qu’il sait déjà probablement perdu, il déclare : « Puisque tout recommence toujours, ce que j’ai fait sera tôt ou tard une source d’ardeurs nouvelles après que j’aurai disparu. » Et d’évoquer « l’armée de ceux qui me soutiennent et qui de toute façon détiennent l’avenir de la patrie ».

95Nous avons bien là le tour essentiel de sa pensée : l’histoire est toujours à recommencer, et il n’est victoire si grande qui dispense les hommes de l’effort… les vicissitudes et les épreuves sont hélas ! inséparables de l’histoire. Mais la volonté de surmonter défis et revers fait partie de l’histoire et peut en changer le cours.

96Et, par là même, ce qui vient d’être accompli ne vaut pas seulement pour ce qui a été fait, résolu, obtenu, acquis, mais encore reste comme un exemple pour ceux qui viendront – quand nous ne serons plus là. L’homme d’Etat, l’homme d’action, enrichit son pays non seulement par ce qu’il a fait pour lui – ce qu’il a accompli dans l’histoire, mais encore par les exemples qu’il laisse à ceux qui, longtemps après lui, continueront une histoire jamais terminée.

97Le destin de la France est l’affaire des Français, de ceux qui sont là, comme de ceux qui viendront longtemps après nous. L’histoire de l’humanité dépend des hommes : ce n’est peut-être pas le moins important des aspects de l’humanisme de Charles de Gaulle – entre la méditation de l’histoire et la foi en l’homme.