Le Pakistan, don de l’Indus
|Chapitre V. Planification et développement économique
Texte intégral
1En 1947, quelles sont les idées dominantes en matière de développement chez les dirigeants du Pakistan ? Quelle va être par la suite l’évolution de l’économie ?
Le point de départ
2Plusieurs différences apparaissent entre le Parti du Congrès indien et la Ligue musulmane. Déjà en 1938 le premier constitue le National Planning Committee où s’esquissent les lignes de la planification qui prendra corps après l’indépendance. Chez les futurs dirigeants pakistanais, toutes les énergies, tous les efforts sont tendus vers la création d’une nation séparée de l’Inde, ce qui laisse peu de place à la réflexion sur l’avenir économique d’un pays encore fort mal défini.
3Autre différence : au sein du Congrès, Jawaharlal Nehru joue un rôle dominant et se prononce pour une économie mixte. Nombre d’Indiens sont influencés par la Fabian Society de Londres. Ils se montrent réticents à l’égard des options néo-libérales ou capitalistes associées, à tort ou à raison, à l’impérialisme. Tout en marquant sa ferme opposition au système politique des Soviétiques, Nehru est impressionné par leurs plans quinquennaux.
- 1 Malgré l’influence très forte de Nehru, le Congrès constitue, hier comme aujourd’hui, un large rass (...)
4De leur côté, le Quaid-i-Azam, les marchands de Bombay qui vont émigrer à Karachi, les autres classes aisées urbaines ne sont guère attirées par les idéologies socialistes ou socialisantes. Quant aux grands propriétaires du nord de l’Inde qui soutiennent la Ligue musulmane et aux notables du Panjab qui s’y rallieront sur le tard (après 1944), ils sont évidemment peu enclins à des réformes agraires, contrairement à l’aile gauche du Congrès indien1.
5Dernier point : le développement rural. Grâce au Mahatma Gandhi et à ses campagnes de masses, les futures élites dirigeantes indiennes, d’origine en général urbaine comme leurs opposants autour de Mohammed Ali Jinnah, sont en quelque sorte « ruralisées », découvrant la dure réalité de la société villageoise, la poussière ou la boue, les carences économiques et sociales qui affectent les campagnes. Cette sorte d’apprentissage explique, en partie, le rôle important qui, dès le 1er plan indien 1951-56, est accordé au monde rural.
- 2 Parti composé de grands propriétaires fonciers musulmans, sikhs et hindous, auprès desquels les rev (...)
6Du côté de la Ligue musulmane, ces préoccupations ne jouent qu’un rôle mineur, et c’est seulement dans les dernières années précédant 1947 que les militants de la Ligue s’adressent directement aux masses rurales musulmanes pour les gagner à leur cause, notamment au Panjab. Par ce biais la Ligue réussira à battre le puissant Unionist Party du Panjab aux élections de 19452.
7Si les futurs Pakistanais montrent peu d’attrait pour les diverses formes de socialisme, cela ne veut pas dire qu’ils négligent le rôle de l’Etat dans l’économie. Ils vont hériter d’un système qui avait donné une large place à l’administration à l’ère précoloniale, en particulier sous les Grands Moghols, puis sous les Britanniques, notamment au cours de la guerre mondiale de 1939 à 45 qui avait vu se multiplier les interventions de l’Etat dans la vie économique.
Les grandes étapes de la planification
8Favorisé par le partage du point de vue agricole, le Pakistan est très désavantagé en matière d’industries. La mise en place du nouvel Etat, puis l’instabilité politique à partir de 1951, retardent l’élaboration du premier plan quinquennal à l’année 1955. Et encore, ce volumineux document restera-t-il plus ou moins lettre morte.
9Entre temps, le gouvernement prend néanmoins des mesures judicieuses pour favoriser l’essor de l’industrie privée qui fait son apparition, principalement à Karachi. Quant à l’agriculture, elle reste semi-stagnante, comme déjà depuis une bonne dizaine d’années. Le proverbial grenier du Panjab est en train de se vider, au point qu’en 1953 un député à l’Assemblée de Lahore déclare que ses compatriotes sont contraints à manger de l’herbe ! Très basses en 1947, les importations de blé du Pakistan occidental passent le cap du million de t en 1953/54.
10L’arrivée au pouvoir du général Ayub Khan (octobre 1958) se traduit par une politique de développement beaucoup plus systématique et cohérente grâce à la stabilité du nouveau régime. L’entrée en scène de plusieurs hauts fonctionnaires et jeunes économistes facilite la création de la Commission du Plan qui succède au faible Bureau de planification établi après l’indépendance. A partir de 1954 déjà, le Pakistan bénéficie de conseillers étrangers recrutés par la Graduate School of Public Administration de Harvard. Le Harvard group (qui ne comporte pas seulement des Américains) joue un rôle en vue dans ces travaux grâce à des experts de haut niveau.
- 3 Report of the Food and Agricultural Commission, p. 150-51.
11Alors que l’industrie et les travaux d’infrastructure se poursuivent en s’amplifiant, l’agriculture vient à l’ordre du jour. Dans son rapport publié en 1959, la Food and Agriculture Commission critique la négligence dont a souffert ce secteur vital de l’économie de la part des élites dirigeantes : « Le paysan a été considéré comme un illettré sans importance. Sur le plan politique, les classes supérieures et plus bruyantes des villes ont attiré en priorité l’attention des politiciens ». En même temps, les problèmes de salinité, dont nous reparlerons, sont en train d’apparaître dans toute leur gravité3.
12Le pragmatisme des Pakistanais bénéficie d’une aide extérieure, financière et technique qui augmente. Dans le cadre du 2e plan quinquennal 1960-65, l’économie progresse d’une manière soutenue.
13Les conditions dans lesquelles se déroule le démarrage industriel à partir des années 1950 et au delà sont dignes d’intérêt dans la mesure où elles démolissent les thèses plus ou moins dérivées de Max Weber sur l’esprit d’entreprise, apanage des sociétés occidentales, tout en montrant la complexité de l’évolution d’une société. Les bâtisseurs de l’industrie moderne appartiennent pour la plupart à de très petites communautés ou castes marchandes musulmanes venues de Bombay et du Gujrat : Memon, Bohra, Khoja, auxquels s’ajoutent les Panjabis originaires de la petite ville de Chiniot. C’est dans leur sein que se recrutent les « vingt-deux familles » qui jouent les premiers rôles dans l’industrie, la banque, le grand commerce.
14En dépit des critiques souvent légitimes dont cette nouvelle classe fera l’objet à la fin du régime du président Ayub, force est de reconnaître le rôle capital qu’elle a joué dans les premières phases de l’industrialisation.
15Malgré les pesanteurs bureaucratiques, des efforts louables et dans l’ensemble réussis sont entrepris par l’Etat pour favoriser l’industrie privée, tout en créant ou lançant aussi des entreprises publiques. Fait capital, l’agriculture connaît une très nette reprise, principalement grâce aux progrès de l’irrigation.
16Le troisième plan 1965-70 poursuit les options prises en 1960. A l’époque, apparaît la révolution verte dont nous reparlerons. La production de céréales, de coton, de canne à sucre continue à s’élever au point que, pour quelques années, le Pakistan se passera d’importations de blé. Les performances du secteur industriel seront moins satisfaisantes, car l’ensemble de la planification est victime des perturbations suscitées par la guerre de 1965 entre l’Inde et le Pakistan, la hausse du budget militaire, l’instabilité politique qui va finalement provoquer la chute du président Ayub Khan en 1969.
17Le Pakistan connaît alors une crise profonde. La stratégie qui tendait à privilégier la croissance au détriment des investissements sociaux (éducation, santé) et d’une répartition plus équitable du revenu national est mise en question. Ces soucis ne sont pas dénués de tout fondement. Il est vrai que le big business était très concentré, que les syndicats étaient très tenus en bride, que beaucoup de petits paysans vivaient dans l’étroite dépendance de grands féodaux ou de gentlemen farmers. Mais comme devait le démontrer le régime Bhutto, les discours enflammés sur le socialisme et les mesures de type populiste n’améliorent pas forcément le sort des pauvres.
18Les vagues de nationalisations se succèdent : en 1972 le ciment, les industries chimiques, l’automobile, les assurances-vie, les exportations de coton brut et de riz, les fabriques de matières grasses. En 1974, c’est le tour des banques (sauf celles appartenant à des étrangers), des compagnies maritimes… en 1976 des minoteries, des rizeries, des usines d’égrenage du coton.
19Comme on pouvait s’y attendre, l’Etat n’est pas en mesure d’assurer la gestion et l’expansion de toutes ces entreprises qui s’ajoutent au secteur public existant. La production en souffre, les pertes montent. Pour coiffer le tout, l’aciérie en construction à Karachi, avec la collaboration des Soviétiques, draine une masse énorme de capitaux, qui auraient pu être investis dans des projets de meilleur rapport.
20Le secteur privé conserve néanmoins une place non négligeable, en particulier avec la très grosse branche du textile. Seulement, les industriels se montrent peu enclins à investir dans de nouvelles usines ou à assurer le remplacement des équipements car ils craignent d’être un jour nationalisés.
21En revanche, les petites industries connaissent une progression assez nette.
22Sur le plan agricole, le ciel se montre hostile. A diverses reprises les conditions météorologiques liées à des faiblesses de planification affectent les récoltes de grain et de coton. Après la sécession du Bangladesh, le Pakistan écoule sur le marché mondial l’excédent de riz envoyé jusqu’alors dans sa partie orientale, mais les importations de blé reprennent.
23La hausse de l’inflation et la conjoncture internationale (baisse des cours du coton, premier choc pétrolier en 1973) portent des coups supplémentaires à l’économie. Quant aux améliorations des salaires ouvriers, elles sont rattrappées par la montée des prix. Les petits paysans finalement ne s’en tirent pas beaucoup mieux qu’avant car la réforme agraire introduite par le Premier Ministre Bhutto ne donne que de faibles résultats.
24Pour terminer, la corruption se porte aussi bien sous les couleurs capitalistes que socialistes.
- 4 Les débats sur la croissance et le développement qui, à la même époque, fleurissent dans de nombreu (...)
- 5 Il s’agit de hauts fonctionnaires portant peu de sympathie à leur ex-premier ministre.
- 6 A.H. Syed, Pakistan, Islam, Politics and National Solidarity, p. 129 (New York, 1982).
25Faut-il condamner totalement l’expérience Bhutto ? Au bout du compte le pragmatisme d’Ayub s’était révélé plus positif que les nouveaux courants populistes4. Un lourd secteur public peu productif ne renforce ni la croissance ni la justice sociale. Des Pakistanais avisés5 font néanmoins remarquer que les discours prodigués avec un art consommé par le Premier Ministre, dans les campagnes et dans les quartiers populaires urbains, ont laissé des traces. Aujourd’hui, les pauvres réalisent qu’ils ont pour le moins des droits. Dans le Sind, des métayers ont osé contester leurs maîtres. Dans les usines, les ouvriers essayent de mieux se défendre. En 1978, un de mes amis, haut fonctionnaire des chemins de fer, me disait comment une délégation de cheminots était venue dans son bureau pour émettre des plaintes, au reste légitimes, sur leurs conditions de travail. « Avant Bhutto, ajoutait mon interlocuteur, une scène pareille était inconcevable ». Allant dans le même sens, Anwar Hussain Syed écrit : « Même si les réformes de Bhutto n’ont pas amélioré de manière significative le sort du paysan ou de l’ouvrier moyen, elles lui ont donné un sens nouveau de sa dignité et de son efficacité politique »6.
L’état de l’économie, les points forts, les faiblesses
26La stratégie du développement qui s’esquisse lors du Ve plan 1978-83 représente une phase de consolidation destinée à corriger les défauts évoqués ci-dessus et à améliorer le choix des priorités. Ces tâches assurent le départ d’un nouveau plan, le vième, sensiblement plus important et couvrant la période 1983-88.
27Un long chemin a été parcouru depuis 1947. La base de l’économie s’est élargie. L’agriculture, que nous reprendrons en détail, est en pleine voie de modernisation grâce à de nombreuses innovations techniques. Le Pakistan est à peu près libéré des importations de blé et il est devenu un important exportateur de riz. Il dispose de stocks de grain qui lui permettent d’affronter sans péril une mauvaise année.
28L’industrialisation, partie de presque zéro en 1947, est aujourd’hui d’une taille respectable. Les textiles de coton ont connu un gros essor comme les industries alimentaires. Ciment, engrais chimiques, produits pharmaceutiques sont en pleine expansion.
29L’industrie des machines commence à se faire remarquer : usines d’assemblage avec production progressive indigène de camions, automobiles, tracteurs, scooters. Les fabriques de machines-outils sont apparues, comme d’autres industries plus légères : bicyclettes, machines à coudre, appareillages électriques, petite mécanique.
- 7 Durant le 5e plan 1978-83, elle absorbe 17,3 milliards de roupies (au lieu des 11 milliards prévus) (...)
30L’aciérie de Karachi, dont la construction commence en 1970, est enfin entrée en fonction (capacité un million de t) et même si l’on peut continuer à s’interroger sur sa justification économique, elle existe7 ! En 1987, elle tourne à 77 % de sa capacité contre 25 % en 1983.
31Transports et communications ont crû dans des proportions sensibles, de même que la production d’électricité.
32Le Pakistan n’a pas encore atteint le degré d’autonomie industrielle de l’Inde ou de la Chine, mais il est sorti de sa phase initiale basée presque exclusivement sur l’industrie légère.

véhicules en circulation en 1985 :
405 000 voitures et jeeps
58 500 autobus
69 000 camions 790 000 motos et scooters
en 1950 environ 25 000 véhicules en tout.
Source : Economic Survey 1985/86 et 1986/87.
Les relations économiques extérieures
33Malgré de nombreux efforts, le Pakistan n’arrive pas à équilibrer son commerce extérieur. Les importations s’accroissent plus que les exportations. A prix constants, le déficit passe de 135 millions de dollars en 1949/50 à un milliard en 1985, tendance à vrai dire commune à de nombreux autres pays asiatiques, si on laisse de côté les nouveaux pays industriels d’Extrême Orient. Depuis lors, les exportations repiquent du vif.
- 8 Il s’agit des rentrées totales. Les 80 % viennent du Moyen Orient.
34Les deux chocs pétroliers (1973 et 1979) expliquent une partie de l’accroissement du déficit, car le Pakistan est très mal doté en pétrole. Si le pays a souffert de cette évolution, il y a aussi gagné grâce à l’argent gagné par ses ressortissants au Moyen Orient. Les rentrées de devises passent de 213 millions de dollars en 1974/75 au sommet de 2,9 milliards en 1982/83 pour se situer à 2,5 milliards de moyenne pour 1984/85 et 1985/86 ; 2,28 milliards en 1986/87, 2,07 milliards en 1987/888.
35Qu’en est-il de la composition du commerce extérieur ? Au cours de ces dernières années, les biens d’équipement représentent environ le tiers des importations, les biens de consommation un sixième, les matières premières les deux cinquièmes.
- 9 Il s’agit d’une très bonne année pour le coton, en 1984/85 : 13 milliards seulement.
36Dans les exportations, la part des matières premières et des produits semi-manufactures baisse progressivement, tandis que celle de produits manufacturés est en hausse. Elle atteint les 50 % ou plus des exportations totales depuis une dizaine d’années. Les principaux postes sont le coton brut et les filés et les tissus de coton (30 milliards de roupies en 1986/87 sur 63 milliards d’exportations totales)9, le riz (5,5 milliards en 1985/86 contre 3,4 en 1984/85) puis le cuir, les tapis, les articles de sport…
- 10 Les Japonais ont par exemple presque éliminé les Etats-Unis sur le marché automobile du Pakistan.
37Les principaux partenaires du Pakistan sont les Etats-Unis (10-12 % des importations et des exportations), l’Europe occidentale (25 % des importations, 30 % des exportations) les pays du Golfe et l’Arabie Saoudite (20 % des exportations et des importations). Tard venu sur le marché pakistanais, le Japon dépasse aujourd’hui les Etats-Unis et devient le premier fournisseur du Pakistan (15,1 milliards de roupies d’importations en 1986/87) ainsi que le premier acheteur des exportations pakistanaises10.
38Dès la fin des années 1950, le Pakistan bénéficie d’importants apports extérieurs qui, après une éclipse relative, se sont accrus au cours des années 1980. Ils assurent 25 % des investissements du Ve plan.
39La dette extérieure atteint 11,7 milliards de dollars au 31 décembre 1986. Les principaux bailleurs de fonds sont les Etats-Unis : 2,7 milliards, la Banque mondiale et l’IDA : 1,8 milliards, le Japon : 990 millions, la République fédérale d’Allemagne : 737 millions, les pays de l’OPEP du Moyen Orient : 1,12 milliards, l’URSS : 344 millions.
40Le total de l’aide annuelle versée se situe entre 1,1 milliards de dollars en 1982/83 et 1,4 milliards en 1985/86, non compris l’aide aux réfugiés afghans qui tourne autour de 155 millions par an. Quant au service de la dette (capital et intérêt), il atteint 670 millions de dollars en 1985/86, ce qui correspond à 23 % des exportations (debt service ratio), pourcentage qui monte à 30 % l’année suivante. Précisons en outre que le gros de la dette bénéficie de conditions de faveur (soft loans) de l’IDA et des Etats concernés.
Les enjeux du vie plan 1983-88
41Le Pakistan n’échappe pas aux courants pragmatiques qui soufflent, avec des variantes locales, sur presque tous les pays d’Asie. Le dogmatisme, les idéologies sont en recul en Chine, en Inde, au Bangladesh. L’Asie du sud-est, la Corée du sud, Taïwan, plus que jamais ne montrent guère d’enthousiasme pour la rhétorique populiste. Efficacité, libéralisation plus ou moins poussée de l’économie sont à l’ordre du jour.
- 11 The Sixth Five Year Plan, p. 9.
42Cet esprit transparaît dans le VIe plan qui vise à combiner une croissance économique rapide « sans laquelle on ne peut redistribuer que la pauvreté »11 et un plus grand souci pour les pauvres. Il s’agit de favoriser la production agricole dans son ensemble et les petits paysans en particulier. De même dans l’industrie : les grandes sociétés comme les petits entrepreneurs méritent d’être soutenus.
43Les secteurs sociaux (éducation, santé) dont nous avons vu la fragilité (chapitre iii) font l’objet de plus gros investissements.
- 12 W.P. Falcon, Agricultural Policy in Pakistan, Islamabad, Ford Foundation, 1976.
44Les écarts entre villes et campagnes ont été négligés. Les élites dirigeantes se trouvent très loin des villages, situation qui s’est reflétée pendant longtemps dans les plans. W.P. Falcon, qui participa au Harvard group et qui connaît très bien le Pakistan soulignait en 1976 la fragilité des analyses du Ministère de l’Agriculture et « le manque choquant » d’économistes agricoles12.
45Cette sorte d’“urban bias” commence à reculer, au niveau de la recherche comme à celui de la planification, grâce entre autres, au Ministre du Plan, Mahabub ul Haq. Le développement rural, la construction de routes, l’électrification des villages, l’amélioration des services agricoles et du crédit rural bénéficient d’une attention croissante.
46Non moins significatifs sont les efforts entrepris pour alléger le système bureaucratique, atténuer, voire éliminer au moins une partie des contrôles et règlements qui freinent l’initiative privée et ouvrent un beau champ d’action à la corruption. Dans tous ces domaines les préoccupations des Pakistanais rejoignent celles des autres Asiatiques.
47Ces orientations vont dans une direction favorable au développement du pays, y compris pour les classes pauvres de la société, mais la partie n’est qu’à ses débuts et de sérieux obstacles subsistent.
48L’esprit des réformes, la libéralisation de l’économie, la plus grande ouverture sur l’étranger ne plaisent pas à tout le monde : fonctionnaires en quête de bakshish, industriels encaissant de gros bénéfices sur un marché trop protégé, politiciens amateurs de pêche en eau trouble… Le risque de s’arrêter à mi-chemin, de ne pas aller assez loin dans les réformes est très réel à voir la lenteur des changements, malgré d’heureuses initiatives.
49L’assistance étrangère tend plutôt à se contracter ou se durcir (conditions plus sévères de crédit) que le contraire. Pour les trois premières années du plan, crédits et dons extérieurs atteignent 22 % des montants du plan contre les 25 % prévus. Les rentrées de devises du Moyen Orient baissent, mais de manière modérée pour l’instant. Les exportations ont beau marquer des points, l’avance doit se renforcer, la dépendance du coton, des textiles de coton et du riz est trop forte. D’autres produits sont trop chers ou d’une qualité peu satisfaisante, sinon tous les deux.
50Plus inquiétant est le financement interne du plan. Le gouvernement espérait couvrir 36 % des investissements grâce à ses surplus budgétaires et à l’auto-financement des entreprises publiques. Les premiers sont devenus un déficit, tandis que le second n’a fourni en trois ans que 8,6 milliards de roupies contre 30 milliards prévus pour les cinq ans. Le gouvernement est donc contraint de s’appuyer toujours plus sur des emprunts intérieurs, ce qui le met en posture délicate. Ainsi, des projets tombent ou restent en panne parce que la part de financement local fait défaut, même si un crédit étranger est disponible pour les frais en devises.
- 13 Rares sont les pays riches ou pauvres du monde où la part des dépenses militaires est si élevée. Le (...)
51Ces tensions sont provoquées par la hausse des dépenses courantes, la forte poussée des dépenses militaires qui déjà en 1983 représentent 35 % de toutes les dépenses du gouvernement central13, la hausse des dépenses administratives pour la sécurité intérieure, le poids des subventions à l’agriculture, celui des pertes des entreprises publiques, le service de la dette intérieure.
- 14 The Economist, 17.1.1987.
52Du côté des recettes, la situation n’est pas satisfaisante non plus. Le système fiscal, les impôts indirects, les différentes taxes se révèlent inadéquats. Comme l’observait un industriel : « En Inde le gouvernement est riche et les gens sont pauvres. Ici les gens sont riches et le gouvernement est pauvre »14.
53Cette situation va finir par devenir intolérable. Une National Tax Commission a été instituée, mais il reste à voir ce que donneront dans la pratique les réformes envisagées.
Quelques problèmes majeurs
54L’économie progresse dans l’ensemble à une cadence honorable : 6 à 7 % par an depuis l’arrivée au pouvoir du général Zia ul Haq. L’inflation demeure relativement modérée avec un taux d’environ 6 % par an.
55Néanmoins, aux soucis d’ordre financier évoqués ci-dessus s’ajoutent d’autres problèmes délicats. Comme tant de pays en développement, le Pakistan tend à privilégier les investissements dans les nouveaux projets, et à négliger les dépenses courantes d’entretien et de fonctionnement, le remplacement des équipements anciens, les dépenses de réfection et d’amélioration. On investit par exemple dans de nouveaux canaux d’irrigation, au lieu d’améliorer le réseau existant. On construit de nouvelles centrales électriques, au lieu de mieux faire fonctionner celles qui existent déjà… En d’autres termes, des fonds considérables sont immobilisés dans des ouvrages qui rapporteront à long terme, alors que des dépenses plus faibles stimuleraient à bref délai la production.
56L’industrie textile aurait besoin d’un gros renouvellement de ses équipements pour devenir plus compétitive, alors qu’aujourd’hui se creuse l’écart entre capacité installée et production.
57Les transports routiers ont connu un essor indéniable, néanmoins, de trop nombreux villages restent desservis par de mauvaises pistes ce qui compromet leur développement.
58Comme la Chine et l’Inde, le Pakistan souffre du manque d’électricité. Beaucoup d’usines tournent en dessous de leur capacité, tandis que l’électrification des campagnes, dont nous verrons le rôle capital, est freinée. Malgré la hausse des investissements dans ce secteur, il faut craindre que la pénurie d’électricité ne disparaisse pas avant plusieurs années.
59Autre question délicate : le VIe plan cherche à encourager le secteur privé, poursuivant sur la lancée du Ve plan qui a dénationalisé certaines branches de l’industrie et du commerce, entre autres les rizeries, minoteries, usines d’égrenage du coton. Au niveau des investissements totaux, la part du secteur privé devrait passer de 29,3 à 43,9 %. Dans le secteur industriel, la reconversion est encore plus forte : de 23,9 à 85,2 %.
- 15 Le taux brut d’investissement du Pakistan se situe autour de 16 % du PNB depuis une dizaine d’année (...)
60Légitime dans son principe, cette réorientation de l’économie se heurte aux réticences des industriels à investir autant qu’il le faudrait15, et surtout à pousser leur auto-financement, ou alors ils investiront dans la construction et dans d’autres secteurs qui rapportent beaucoup et vite. Ces hésitations ou ces calculs à court terme sont liés à la situation politique. Le président Zia a certes éliminé les appréhensions des industriels en matière de nationalisations, mais les récentes violences à Karachi, dans le Sind et ailleurs, la crainte d’une éventuelle victoire de Benazir Bhutto aux prochaines élections, la dissolution de l’Assemblée nationale le 29 mai 1988 contribuent à entretenir un climat d’incertitude.
61Les « vingt-deux familles » ont perdu une partie de leur poids, sous le coup des nationalisations des années 1970 et d’une concurrence accrue. En effet, d’autres entrepreneurs montent en ligne, élargissant le tissu social du monde industriel. Au Panjab, dans la NWFP de nouvelles grosses fortunes apparaissent. Des industries sont créées dans l’intérieur du Sind. Or les nouveaux venus ont toutes les raisons de partager les soucis des anciens !
62Ces préoccupations d’ordre politique n’affectent guère, en revanche, le secteur des petites entreprises, mal mesurables en termes de production, mais d’une importance croissante, les ateliers de réparation (véhicules, pompes et moteurs pour l’irrigation), la construction. Ces entreprises fleurissent, et dans les grandes villes et dans les bourgs ruraux.
- 16 N’oublions pas non plus le rôle malsain de l’argent noir, souvent lié à la drogue.
63Même si l’économie poursuit son expansion, certains objectifs du VIe plan paraissent compromis ou pourraient exiger plus de temps que prévu. Aux difficultés financières d’ordre interne16 s’ajoute la productivité insuffisante de plusieurs industries. Quant à l’accélération des exportations entre 1986 et 1988, elle est certes encourageante mais il importe qu’elle se poursuive. De leur côté les progrès de l’éducation, de la santé, de la prévention des naissances, ont peine à tenir l’horaire prévu.
64Qu’en est-il du monde rural et de l’agriculture ? A première vue cette dernière joue un rôle plus limité que dans d’autres pays asiatiques. Les estimations fort approximatives sur le PNB indiquent que la part de l’industrie et des mines s’approche de celle de l’agriculture. Quant aux services, ils la dépassent largement.
65Ces indications ne signifient pas que le Pakistan a terminé la transition entre une économie traditionnelle et moderne, car le secteur rural va continuer à jouer un rôle de premier plan. C’est lui qui devrait contribuer à écarter les dangers de chômage accru et faire reculer le sous-emploi. De plus, si le développement rural est bien conduit, il pourrait ralentir l’exode vers les grandes villes, ce qui représente des avantages économiques et politiques évidents. Karachi a beau n’être pas Bombay ou Calcutta en termes de bidonvilles, les conditions sociales y ont pris une tournure alarmante.
66Pour toutes ces raisons, il est temps d’aborder le monde rural où vivent encore dans les 70 % des Pakistanais.
Notes
1 Malgré l’influence très forte de Nehru, le Congrès constitue, hier comme aujourd’hui, un large rassemblement de tendances allant de la gauche à la droite, avec de nombreuses positions intermédiaires.
2 Parti composé de grands propriétaires fonciers musulmans, sikhs et hindous, auprès desquels les revendications de la Ligue en faveur du Pakistan, n’avaient guère trouvé d’écho. Voir à ce sujet Ayesha Jayal : Jinnah, The Sole Spokesman, The Muslim League and the Demand for Pakistan, p. 84 et suivantes, Cambridge, 1985.
3 Report of the Food and Agricultural Commission, p. 150-51.
4 Les débats sur la croissance et le développement qui, à la même époque, fleurissent dans de nombreux autres pays du tiers monde ne sont pas sans influence sur l’évolution du Pakistan. Nous y reviendrons à la fin de ce livre.
5 Il s’agit de hauts fonctionnaires portant peu de sympathie à leur ex-premier ministre.
6 A.H. Syed, Pakistan, Islam, Politics and National Solidarity, p. 129 (New York, 1982).
7 Durant le 5e plan 1978-83, elle absorbe 17,3 milliards de roupies (au lieu des 11 milliards prévus) sur les 25,6 milliards d’investissements dans le secteur public. Fer et charbon sont importés faute de ressources minérales en suffisance au Pakistan.
8 Il s’agit des rentrées totales. Les 80 % viennent du Moyen Orient.
9 Il s’agit d’une très bonne année pour le coton, en 1984/85 : 13 milliards seulement.
10 Les Japonais ont par exemple presque éliminé les Etats-Unis sur le marché automobile du Pakistan.
11 The Sixth Five Year Plan, p. 9.
12 W.P. Falcon, Agricultural Policy in Pakistan, Islamabad, Ford Foundation, 1976.
13 Rares sont les pays riches ou pauvres du monde où la part des dépenses militaires est si élevée. Les dépenses militaires continuent à monter : 23 milliards de roupies en 1982/83, 39 milliards en 1986/87.
14 The Economist, 17.1.1987.
15 Le taux brut d’investissement du Pakistan se situe autour de 16 % du PNB depuis une dizaine d’années, face à l’objectif du VIe plan de 19,4 %. Dans plusieurs autres pays d’Asie, il dépasse 20 %.
16 N’oublions pas non plus le rôle malsain de l’argent noir, souvent lié à la drogue.
Table des illustrations
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Légende | Production agricole (millions de tonnes) |
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Légende | Production industrielle |
URL | http://books.openedition.org/iheid/docannexe/image/1917/img-2.jpg |
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URL | http://books.openedition.org/iheid/docannexe/image/1917/img-3.jpg |
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Légende | véhicules en circulation en 1985 :405 000 voitures et jeeps58 500 autobus69 000 camions 790 000 motos et scootersen 1950 environ 25 000 véhicules en tout.Source : Economic Survey 1985/86 et 1986/87. |
URL | http://books.openedition.org/iheid/docannexe/image/1917/img-5.jpg |
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Légende | En 1987/88 : hausse des exportations d’environ 20 % |
URL | http://books.openedition.org/iheid/docannexe/image/1917/img-6.jpg |
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URL | http://books.openedition.org/iheid/docannexe/image/1917/img-7.jpg |
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© Graduate Institute Publications, 1989