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Le Pakistan, don de l’Indus

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Gilbert Etienne

Chapitre II. Le premier round du développement moderne

Texte intégral

1Le bilan de l’ère coloniale donne lieu à des débats sans fin dont les conclusions défient toute simplification ou toute réponse monolithique. D’énormes différences apparaissent entre les systèmes britannique, français, néerlandais en Asie et celles-ci s’accroissent et se compliquent encore davantage lorsqu’on porte son regard sur les empires coloniaux d’Afrique, du Royaume Uni, de la France, de la Belgique, du Portugal. Qui plus est, si nous nous limitons à l’Empire des Indes, le régime colonial, avec ses ombres et ses côtés positifs, a varié dans le temps et dans l’espace malgré la tendance toujours plus forte vers l’uniformisation.

2A cet égard, on ne saurait trouver contraste plus frappant qu’entre la partie orientale du Bengale, le futur Pakistan oriental puis le Bangladesh en 1971, et le bassin de l’Indus, particulièrement le Panjab. Au début du xviie siècle, Sir Thomas Roe, envoyé d’Elizabeth Ire à la cour des Moghols remarquait : « le Bengale nourrit l’Inde ». C’était à l’époque une des provinces les plus riches de l’Empire : une agriculture assurant de gros surplus, une industrie active, un commerce dynamique à l’intérieur de l’Empire et d’énormes exportations. En 1947, le Bengale, surtout la partie orientale, représentait une des plus pesantes concentrations de pauvreté en Inde, face à la province du Panjab devenu le plus beau fleuron de l’Empire.

  • 1 Cf. G. Etienne, Bangladesh Development in Perspective, New Delhi, MacMillan, 1979.
  • 2 Cf. P. Bairoch, « Commerce international et genèse de la révolution industrielle », Annales, n° 2, (...)
  • 3 Dans le Bengale occidental l’industrie se développe grâce aux usines de jute et d’autres biens de c (...)

3Sans reprendre en détail les causes de ces contrastes1, rappelons tout d’abord la phase de véritable pillage du Bengale par la Compagnie des Indes et par ses employés à titre privé dans les dernières décennies du xviiie siècle. Le pays subit une véritable ponction de ses richesses, en espèces (or et argent) et en nature qui, si elle n’a pas provoqué le « décollage » du Royaume Uni, contrairement aux idées reçues2, a gravement appauvrie et perturbée l’économie du Bengale. Par la suite, après la période d’abus de tout genre, le développement s’est révélé très insuffisant par rapport à la croissance de la population. Ce déséquilibre est devenu particulièrement aigu dans l’est de la province3 dont l’agriculture est restée somnolente – sauf l’expansion du jute – marquée par la faiblesse des voies de communication, la rareté des travaux hydrauliques, une administration très insuffisante, le manque quasi-complet d’industries. En 1918, le Report on the Bengal District Administration 1913-1914 parle de la négligence avec laquelle a été traitée cette province dans le passé, plaintes qui se répètent dans le rapport de 1944/45, à la veille de l’indépendance. Comble d’infortune, le Bengale, notamment la partie orientale, est une des régions du monde où les calamités naturelles, inondations des fleuves et typhons, sont les plus dévastatrices et, de surcroît, dans un territoire déjà très lourdement peuplé en 1947.

4Pour coiffer le tout, les élites musulmanes du Bengale étaient extrêmement faibles en nombre, qu’il s’agisse des professions libérales, des techniciens, des administrateurs. En 1947, sur les 82 membres de l’ICS dont hérite le Pakistan, seuls deux étaient originaires du Pakistan oriental.

Le Panjab, fleuron de l’empire des Indes

5L’annexion du Panjab survient en 1849, presque un siècle après celle du Bengale, à une époque où la Compagnie des Indes est largement sortie des premières phases d’improvisations et d’abus. De plus, le Panjab suscite une grande attention de la part du gouvernement : le territoire est presque à la frontière de l’Empire et l’on connaît le souci constant des Britanniques au xixe siècle devant l’avance des Russes en Asie centrale. Secondement, la conquête du Panjab n’avait pas été une promenade militaire. L’armée de Ranjit Singh, formée par des officiers français et par d’autres Européens issus des armées de Napoléon, avait été battue au prix de lourdes pertes. Il s’agissait donc de prévenir tout risque de turbulences en plaçant aux commandes de la province des hommes de grand calibre.

6Nous ignorons dans quelle mesure il s’est agi d’une politique délibérée, de bons choix dûs partiellement au hasard, de l’esprit de corps qui s’est manifesté progressivement. Seul fait clair, dans la galerie des serviteurs de l’Empire, ceux du Panjab alignent nombre de personnalités exceptionnelles, les pionniers et les premiers bâtisseurs : Henry et John Lawrence, John Nicholson, Robert Montgomery, Alfred Lyall… Même si la phase purement créatrice baisse en intensité au xxe siècle, la lignée reste de haut niveau avec des hommes comme Sir Malcolm Darling ou Sir Penderel Moon. A mesure que l’ICS s’ouvre aux Indiens, plusieurs hommes de grand talent montent en ligne : des Hindous comme B.K. Nehru, des Musulmans comme Agha Abdul Hamid.

  • 4 G.R. Elsmie, Thirty-Five Years in the Punjab, Lahore, 1975, p. 168.

7Les cadres à la tête des districts (deputy-commissioner) utilisent d’autant mieux leurs compétences que les unités administratives sont relativement petites. Au Bengale, par contre, la population d’un district varie entre 1,5 et 2 millions d’habitants, sinon davantage, écrit C.E. Bernard à G.R. Elsmie en 1872, de sorte que « personne ne sait quoi que ce soit et que le magistrat en charge n’a pas les affaires vraiment en mains »4.

  • 5 Rapport de 1849/50 cité par A.A. Michel, The Indus Rivers, p. 65, New Haven, 1967.
  • 6 Michel, op. cit., p. 66.

8Les raisons qui poussent les Britanniques à créer le fantastique réseau de canaux du Panjab relèvent de diverses préoccupations. Le gouvernement colonial voit un intérêt évident à améliorer l’agriculture, source de revenus additionnels. Mais plusieurs administrateurs et ingénieurs sont animés aussi par des motifs plus élevés. « Presque toutes les dynasties qui ont régné sur le pays des cinq rivières se sont occupées de promouvoir l’irrigation »5. Il appartient donc aux Britanniques de reprendre le flambeau en profitant des progrès des techniques modernes. Il apparaît non moins important de développer la province, d’en faire un grenier à blé afin d’éviter les famines. Enfin, une autre raison décisive intervient pour le démarrage des premiers travaux : utiliser les soldats sikhs démobilisés après l’annexion de crainte que, livrés à l’inaction, ceux-ci créent des troubles d’une manière ou d’une autre6.

9Comme nous l’avons vu plus haut, les larges possibilités inexploitées de développement n’avaient pas échappé aux Britanniques déjà avant la conquête, mais le succès éclatant de l’entreprise exigeait plus qu’un milieu physique très favorable et de brillants administrateurs. Encore fallait-il disposer de paysans prêts à jouer le jeu et c’est là où le Panjab détenait un troisième atout décisif.

10Hier comme aujourd’hui, le monde paysan, y compris à l’intérieur d’un seul pays, n’est pas homogène. Les différences de traditions, d’habitudes, de comportement se traduisent par des techniques plus ou moins intensives, un esprit d’entreprise plus ou moins aigu. De tout temps, par exemple, les voyageurs étrangers ont été frappés par le labeur des paysans chinois, le soin qu’ils donnent à la terre.

  • 7 Cf. C.A. Bayly, op. cit., p. 101.

11Dans le monde indien, les différences entre communautés particulières, castes et autres groupes sociaux sont très nettes. Certaines castes sont agricoles par tradition, ont l’agriculture dans le sang, d’autres montrent une inclination plus faible pour les travaux des champs. Déjà au xixe siècle, les Britanniques remarquaient par exemple les qualités de la caste des Kurmis dans le bassin moyen du Gange7.

12Dans cette perspective, le Panjab est favorisé par son milieu, aussi bien physique qu’humain, son paysannat et sa population urbaine, peu importe la religion, Islam, Hindouisme ou Sikhisme.

  • 8 Sir M. Darling, The Punjab Peasant, Londres, 1947, p. 35.

13Sir Malcolm Darling ne tarit pas d’éloges sur la principale caste d’agriculteurs, les Jats, qu’ils soient hindous, musulmans ou sikhs. « Les Jats ont une ténacité de caractère et une habileté dans l’agriculture qui font d’eux les meilleurs cultivateurs de l’Inde ». Même si ce jugement est peut-être un peu forcé quand on songe à d’autres grandes castes agricoles, il ne fait aucun doute que les Jats sont bel et bien des paysans tout à fait remarquables et, comme le précise le grand administrateur britannique : « la femme jat, faite de la même fibre, est un trésor économique tant elle participe au train de campagne, s’occupe du bétail, aide à la récolte »8.

  • 9 Darling, op. cit., p. 36.

14Les Jats savent se faire à toutes sortes de métiers. Ils vont dans l’armée, émigrent, au point que, vers 1920-1930 on en trouve en Chine, dans des scieries du Canada, des fabriques de conserves de fruits en Californie9.

  • 10 Darling, op. cit., pp. 32-36. Le tabou qui interdit de toucher la charrue est en voie de disparitio (...)

15Autre grande caste agricole : celle des Araïns, exclusivement musulmane. A l’origine maraîchers-jardiniers, ce sont aussi des agriculteurs, imbattables au travail et seuls paysans à rivaliser avec les Jats, malgré leur statut social inférieur. Quant aux Rajputs (hindous ou musulmans), ils occupent un rang supérieur aux Jats mais n’ont pas leur vocation agricole. Même s’ils ont peu de terre, ils ne touchent pas la charrue de leurs mains. Le bétail est moins bien soigné que celui des Jats, les terres sont moins bien entretenues10.

16Ainsi les paysans profiteront-ils avec vigueur des progrès de l’irrigation dans les zones déjà cultivées, puis ils vont émigrer des districts de l’est du Panjab dans les « canal colonies », les régions abandonnées jusqu’alors, que mettent en valeur les nouveaux canaux. Les Sikhs seront particulièrement nombreux parmi les pionniers qui s’installent dans le Panjab central.

  • 11 The Punjab Land Alienation Act (1900) empêche les castes non agricoles d’acquérir des terres. Cf. M (...)

17A côté des petits et moyens paysans, les grands propriétaires, ici aussi peu importe leur religion, sont loin d’être tous des féodaux. Bien qu’ils puissent être moins entre prenants que les paysans moyens, on compte parmi eux de véritables gentlemen-farmers, gérant leurs domaines avec soin. La politique agraire des Britanniques au Panjab facilite cette tendance en prévenant l’émergence de grands propriétaires absentéistes, alors qu’au contraire ceux-ci sont nombreux dans d’autres provinces, Bengale, Bihar, Sind notamment11.

  • 12 Todar Mal, célèbre ministre d’Akbar, était un Khatri.
  • 13 Dans les années 1980, les esprits caustiques parlaient en Inde de la « mafia » du Government Colleg (...)

18La population urbaine fait preuve d’une vitalité non moins remarquable. Chez les Hindous et les Sikhs figurent les Khatris, très influents dans l’administration et le commerce, dont nous avons vu l’importance bien avant l’ère coloniale12. « Même si un Khatri met des cendres sur sa tête, il en tirera profit » dit un proverbe panjabi que nous rappelle Sir Malcolm Darling (p. 177). D’autres castes, exclusivement marchandes, hindoues ou musulmanes, sont fort actives. L’éducation se développe, surtout dans les villes : écoles primaires et secondaires. L’université de Lahore, une des meilleures du sous-continent, forme les nouvelles élites : futurs administrateurs, avocats, médecins, professeurs, dont beaucoup exerceront de hautes fonctions après l’indépendance, repliés en Inde ou restés au Pakistan13.

  • 14 Cf. in M.N. Srinivas, op. cit., le chapitre de S. Saberwal “Status and Entrepreneurship: the Ramgar (...)

19On ne saurait enfin oublier les castes d’artisans musulmans, hindous, sikhs. Des hommes industrieux (forgerons, menuisiers, maçons) qui sauront moderniser leur artisanat et se lancer dans la petite industrie, liée ou non à l’agriculture. En 1872, Lord Baden-Powell met en relief la floraison de petites innovations techniques dans les villages et les villes tandis que les ingénieurs britanniques, qui construisent les chemins de fer, se félicitent des qualités de la main-d’œuvre locale. Plus tard, nous trouverons des artisans panjabis ouvrant des voies ferroviaires, en Assam et en Afrique orientale. D’autres artisans vont s’établir dans diverses régions de l’Inde, émigrent en Asie et aux Etats-Unis14.

20Si les Ramgarhias occupent une place en vue chez les Sikhs, les artisans hindous et musulmans ne restent pas à la traîne. Les Jats et les Ramgarhias ne sont pas les seuls à émigrer à l’intérieur de l’Inde ou à l’étranger, beaucoup d’autres Panjabis font de même et envoient une partie de leurs économies à leurs familles restées sur place. Quant à l’armée, elle représente une grosse source de richesse. Le Panjab devient une véritable pépinière de soldats, des Jats, et aussi beaucoup d’autres appartenant à différentes castes, sikhs, hindoues et musulmanes. Les bataillons du Punjab Regiment et du Sikh Regiment participent avec éclat aux deux guerres mondiales et à bien d’autres campagnes militaires. Sous quelque angle que nous l’observions, à la campagne ou à la ville, autour de la mosquée, du temple hindou ou du gurdwara (temple sikh), la société du Panjab, qui s’était déjà illustrée dans l’histoire, éclate littéralement de vitalité au moment où les Britanniques créent, avec sa participation, le cadre qui lui permettra de donner sa pleine mesure.

21Ces atouts – une bonne administration, un milieu physique et humain favorable, un point de départ économique relativement élevé – vont jouer le rôle décisif dans ce premier round du développement moderne. Malgré les changements qui surviendront avec l’indépendance et le partage de la province en 1947, ces forces profondes de l’histoire continueront à marquer de leur poids la vie socio-politique et économique, exerçant des effets, d’ailleurs parfois contradictoires et délicats sur le processus de création du nouvel Etat.

Les réalisations

  • 15 Op. cit., p. 50-51.

22Comme le souligne Aloys A. Michel15 les Britanniques originaires d’un pays pluvieux à souhait n’étaient pas prédisposés à jouer les champions de l’irrigation dans le désert. Des ingénieurs furent envoyés en France, en Italie, en Afrique du nord, étudier les systèmes d’irrigation. Néanmoins, la création de canaux d’irrigation et non plus d’inondation représentait une entreprise pour laquelle les précédents n’étaient pas abondants.

23La première phase des travaux (1851-1900) porte sur la réfection et l’amélioration de canaux anciens, ainsi que sur la création de canaux dans des régions s’appuyant jusqu’alors sur les puits, donc sur les régions déjà plus ou moins cultivées de l’est de la province, notamment entre la Ravi, le Beas et la Satlej.

  • 16 Darling, op. cit., p. 112.
  • 17 P. Tandon, Punjab Century 1857-1947, p. 157, Londres, 1961.

24Dans une seconde phase (1900-1930) les Britanniques se montrent plus audacieux. « Vers 1890, le voyageur, dans la région centrale, aurait traversé sur 250 km un des pays les plus laids de la terre. Ici et là un rare puits, avec un peu de blé, sinon du sable et des buissons sans fin avec quelques signes de vie : la tente d’un nomade ou les traces à demi-effacées d’un chameau ou d’un chien »16. En 1900, la région de Sargodha, qui allait connaître un brillant essor, ne comprend que des broussailles, des terrains vagues et quelques bergers, écrit Prakash Tandon en évoquant les souvenirs de sa famille17. Dès les années 1880, de nouveaux canaux permettent le lancement des « canal colonies » où commencent à s’établir des paysans originaires de l’est du Panjab dont de nombreux Sikhs.

25Vers le tournant du siècle, d’énormes travaux sont envisagés afin de détourner une partie des eaux excédentaires des rivières de l’ouest (Jhelam et Chenab) vers l’est et le sud-est. C’est ainsi qu’un nouveau et formidable réseau (The Triple Canal Project), réalisé entre 1905 et 1915, permet la colonisation de nouvelles terres. Il sera suivi (1926-33) par le Satlej Canal dans l’est et le sud-est.

26Tous ces canaux ne dépendent pas seulement des hautes eaux ou des crues comme les anciens canaux d’inondation. Ils s’incorporent à des travaux de dérivation (head-works) construits pour détourner une partie de l’eau dans le canal principal. Les digues de dérivation qui barrent la rivière (barrage en anglais) se perfectionnent avec le temps grâce à des vannes métalliques qui règlent le débit du fleuve dans le canal. Si à cette époque il est exclu, car trop coûteux, de construire des réservoirs ou lacs artificiels retenus par un barrage (en anglais dam), les systèmes développés par les Britanniques constituent déjà un remarquable progrès.

  • 18 Du nom de deux grands administrateurs britanniques. La première a été rebaptisée Faisalabad, la sec (...)
  • 19 A ne pas confondre avec les nouvelles semences beaucoup plus performantes de la révolution verte.

27L’irrigation et la création de villages stimulent l’agriculture, en particulier le blé, le coton et dans une moindre mesure la canne à sucre. L’élevage occupe une place en vue. La construction de 5 000 km de routes et de 8 000 km de chemins de fer s’accompagne de l’essor des villes qui s’entourent de belles ceintures maraîchères. Les anciennes cités de Lahore, Amritsar, Multan, Ludhiana grandissent et la première renoue avec son passé moghol. Aux anciens palais, jardins et mosquées s’ajoutent de somptueux quartiers résidentiels entourés de parcs incomparables. Dans les terres conquises sur le désert s’élèvent les nouvelles villes : Lyallpur, Montgomery18. Le commerce, les banques, les petites et moyennes industries tissent un réseau compact lié à l’essor de l’agriculture. Le moderne et le semi-moderne s’entremêlent. Les équipements en bois des roues persanes et en pierre des petits moulins pour transformer la canne en sucre brut (gur) sont remplacés par des équipements en métal fabriqués par les artisans locaux. La roue à couperet en fer pour hacher le fourrage fait son apparition (chaff cutter). La recherche agronomique progresse avec des semences améliorées de blé19 et de nouvelles variétés de coton.

28Les chiffres suivants résument cette phase de développement :

Population

1849

1881

1941

(millions)

15

17,3

30

29Le premier et le troisième chiffre sont des estimations, le deuxième correspond au recensement de 1881. Celui de 1941 donne 28,4 millions pour la province du Panjab, non compris les petits Etats princiers.

Répartition de la population en 1941 (millions)

Musulmans

16

Hindous

9,9

Sikhs

4,1

30Ces derniers représentent autour de 20 % de la population dans les canal colonies et dans l’est ; ils sont beaucoup moins nombreux dans les autres régions.

31L’accroissement de la population est spectaculaire dans les canal colonies ; le district de Lyallpur passe de 60 300 habitants en 1891 à 2,15 millions en 1951, celui de Montgomery de 416 700 à 1,8 million. L’accroissement est sensiblement plus modéré dans les districts de peuplement ancien comme Multan ou Sialkot.

  • 20 Il est difficile d’obtenir des chiffres très précis. Cf. A.A. Michel, op. cit., pp. 81, 91, Cambrid (...)

32L’économie dépasse largement la croissance de la population : la surface totale irriguée par les canaux monte de 900 000 ha en 1887 (après la première tranche de travaux) à 1,8 million d’ha autour de 1900 et 5,2 millions d’ha en 194520.

33Le Panjab devient le principal grenier à blé de l’Empire et un important producteur de coton.

34Fait non moins révélateur, malgré le doublement de la population en 90 ans, la conquête de nouvelles terres et la bonification des champs déjà cultivés prévient les trop lourdes densités rurales et, a fortiori, le gonflement du nombre des paysans sans terre comme on les observe dans d’autres provinces. En 1931, le district de Lyallpur est à 142 habitants au km2, Multan à 78, Sialkot à 240. De son côté, le district de Bénarès cote à 200 déjà vers 1870, celui de Muzaffarpur (nord Bihar) à 270. Au Bengale des chiffres de cet ordre apparaissent bien avant la fin du xixe siècle.

35Le fait que nombre de paysans disposent d’au moins quelques ha de terre irriguée, et souvent 10 à 20 ha, garantit des conditions de vie relativement élevées. Sir Malcolm Darling souligne l’avance des canal colonies par rapport à d’autres districts. Caractéristiques sont les écarts de salaires à l’intérieur du Panjab et hors de celui-ci :

Salaire quotidien en annas (1/16 de la roupie)

1912

1927

Canal colonies

7,0

12,0

Panjab central

6,3

12,0

Sud-Est Panjab

3,8

6,5

Ouest Uttar Pradesh

2,7

5,0

Est Uttar Pradesh

1,6

2,7

Cité par N. Bhattacharya, “Agricultural Labour in Punjab”, p. 142 in K.N. Raj et al. (ed. by) Essays on the Commercialization of Indian Agriculture, Delhi, 1985.

  • 21 Cf. G. Blyn, Agricultural Trends in India 1891-1947..., pp. 102, 112, 114, Philadelphie, 1966. Le d (...)

36Tous ces signes de dynamisme ne doivent pas masquer les ombres du tableau. En matière de canaux, les constructions ne sont pas allées sans déboires. Fait plus grave, comme les canaux ne sont pas cimentés, beaucoup d’eau s’infiltre dans le sol et provoque ce mal insidieux qu’est la salinité sur laquelle nous reviendrons. La vigoureuse poussée de l’agriculture tend à se tasser avant la guerre de 1939-45. Même si le ralentissement est moins net que dans beaucoup d’autres provinces, à partir de 1921 la production céréalière par habitant recule21 et les rendements à l’ha tendent à plafonner. En revanche, le coton poursuit son avance, compensant en partie la trop faible croissance du blé.

  • 22 Op. cit., p. 51.

37Des phénomènes sociaux négatifs se greffent sur le développement général, tels que l’endettement rural, la hausse des dépenses de mariage, le poids excessif des land-lords. Sir Malcolm Darling a beau admirer les paysans du Panjab, il n’oublie pas leurs défauts : querelles et violence, litiges fonciers. « L’infanticide des petites filles persiste », surtout chez les Jats et les Rajputs, car le mariage d’une fille coûte cher, à moins de commettre une mésalliance22.

38Compte tenu de l’accélération de l’accroissement démographique depuis 1921 (comme d’ailleurs dans la plupart des autres provinces) le Panjab risquait de perdre son opulence, à moins d’un nouveau round, d’une nouvelle avance du progrès technique. Question qu’il est plus facile de soulever après coup, lorsqu’elle deviendra évidente dans les années immédiatement postérieures à l’indépendance !

Le Sind – une autre destinée

39Les contrastes et les différences, voire les rivalités, qui opposent aujourd’hui le Sind et le Panjab, nous amènent au cœur d’un ensemble de données où s’enchevêtrent l’histoire, les hommes, colonisateurs et colonisés, ainsi que le milieu géographique.

40Tout d’abord, le Sind ne devient une province qu’à la suite de l’India’s Act de 1935. Jusqu’alors il fait partie de la Présidence de Bombay, dont la capitale est très éloignée du bas Indus. Sans être totalement négligée, la région intéresse moins les Britanniques. De surcroît elle est singulièrement moins attirante que le Panjab. Le climat est extrêmement dur et le développement de la région avant l’annexion était resté modeste par rapport au Panjab des Moghols et de Ranjit Singh.

41Le milieu paysan ne témoigne pas du même tonus que celui des Jats, Araïns et autres agriculteurs. Une très vaste partie des terres appartient à de grands féodaux peu enclins à faire rendre leurs domaines cultivés par des métayers (Haris) selon de dures conditions. Enfin les principaux travaux d’irrigation ne surviennent qu’après 1930.

42Quant au tissu urbain, il est beaucoup moins dense qu’au Panjab, au début de la colonisation comme à la fin de celle-ci, ce qui sous-entend une activité commerciale moins intense. Il n’y a guère que le port de Karachi qui prend de l’importance, et encore la ville ne dépasse guère les 400 000 habitants en 1939.

  • 23 Environ la moitié au kharif (avril-octobre) et l’autre au rabi (novembre-fin mars).

43Malgré ces handicaps, la province sort de sa semi-somnolence avec le formidable projet d’irrigation dépendant de la digue de dérivation sur l’Indus à Sakkar, terminée en 1932. D’un coup les Britanniques créaient un ensemble qui devait assurer l’irrigation de 2 millions d’ha23, le plus grand réseau d’un seul tenant dans le monde. Le spectacle est impressionnant : les 1 500 mètres de la digue de dérivation avec ses élégantes arches en pierre qui abritent de lourdes vannes en acier, les deux digues le long des berges en amont, les deux canaux principaux qui partent de chaque côté de l’Indus. Le plus long canal principal mesure 360 km. L’ensemble des canaux totalise 10,800 km auxquels s’ajoutent 76,500 km de petits canaux d’accès aux champs (water courses).

44Peu à peu les deux rives de l’Indus qui dépendaient jusqu’alors de canaux d’inondation sont assurées d’une irrigation régulière.

45Les progrès découlant de Sakkar sont certes appréciables mais le milieu humain réagit avec beaucoup moins de vigueur qu’au Panjab. De plus, la bonification des terres survient au moment de la grande crise de 1929 qui freine l’essor des exportations de coton.

46Des facteurs physiques jouent aussi un rôle. Le Sind se révèle encore plus vulnérable à la salinité que le Panjab ; de plus, il souffre, dans ses parties basses, d’infiltrations d’eau de mer.

47Qu’en est-il de l’administration ? Celle-ci n’est certes pas inactive avant la construction de Sakkar : routes et chemins de fer se développent. L’ordre public s’améliore. Au xixe siècle, nous rencontrons de grands noms : Sir Bartle Frere, l’étonnant entraîneur d’hommes John Jacob (artilleur, cavalier, ingénieur puis administrateur civil !) qui donne son nom à Jacobabad où il est enterré.

48Dans les années 1930, des Indiens qui devaient par la suite faire une brillante carrière en Inde, A.D. Gorwala, M.G. Patel, servent dans le Sind. Néanmoins, force est de reconnaître que le niveau de l’encadrement administratif n’atteint pas celui du Panjab, une tâche qui, en outre, n’est pas facilitée par les grands propriétaires.

49Pour terminer, le projet de Sakkar sème des germes de discorde (à côté d’autres plus strictement politiques) entre le Sind et le Panjab. En effet, il n’est pas facile d’assurer la répartition équitable des eaux entre les deux provinces. Dès l’ouverture du chantier en 1923, les premiers tiraillements apparaissent. Le Panjab qui envisage de nouveaux travaux craint de devoir y renoncer pour laisser au Sind sa part. Dans le second, au moment où s’ouvrent les nouveaux canaux, des plaintes s’élèvent devant l’insuffisance de l’eau, surtout dans la période ultra-sèche et hyper-torride d’avril à juin. L’irrigation par canaux débute plus tôt que celle par inondation, ce qui assure de meilleures récoltes de riz et de coton. De même, en cas de baisse du fleuve à la suite de la fin prématurée de la mousson, les cultures risquent de manquer d’eau.

50On imagine, dans ces conditions, comment s’enchevêtrent les calculs des ingénieurs, les imprévus provoqués par les caprices de la nature, les besoins des paysans, les pressions des notables et autres politiciens, le souci des hauts fonctionnaires, britanniques ou non, d’obtenir le maximum pour leur province.

L’arc montagneux

51Du Baluchistan à la frontière du nord-ouest, les préoccupations d’ordre politique et militaire ont toujours occupé la toute première place chez les dirigeants britanniques. Il s’agissait de contenir la turbulence des Baluchs et des Pathanes dans des proportions tolérables et d’assurer la protection de l’Empire face aux menées réelles ou imaginaires des Russes.

52Au Baluchistan, la voie ferrée du Bolan relie l’Indus à Quetta d’où part cet étrange chemin de fer qui, aujourd’hui comme à l’époque coloniale, assure un train par semaine jusqu’à Zahidan, en Iran ! Si l’on ajoute quelques routes et pistes, ainsi que la création de Quetta, on a fait à peu près le tour des activités liées au développement dans cette région dont d’énormes tranches restent en marge de l’Empire.

53Dans le pays pathane, au nord-ouest, il faut distinguer les tribal areas le long de la frontière afghane qui jouissent d’une très large autonomie et se trouvaient, à l’époque britannique, à peine effleurées par les courants de modernisation et les settled districts soumis à l’administration régulière, qui s’étoffe avec la création de la North West Frontier Province en 1901. La plaine de Peshawar tombe dans cette catégorie. En 1890 est ouvert un ensemble de canaux qui partent principalement de la rivière du Swat, affluent de la Caboul qui, elle-même, rejoint l’Indus à Attock. Environ 500 000 ha sont irrigués, portant du blé et de la canne à sucre, alimentant les vergers de pêchers et d’abricotiers.

54Ce développement explique l’inquiétude des autorités de Peshawar au moment où (1935) prend corps le projet de Thaï au Panjab, entre l’Indus et le Jhelam. Elles craignent qu’on leur enlève de l’eau, question qui rebondira dans les années 1980 avec les discussions sur le projet de barrage à Kalabagh sur l’Indus.

***

55Si le Pakistan est le don de l’Indus depuis des temps immémoriaux, l’ensemble du bassin a connu, sous les Britanniques, une première phase d’innovations techniques qui ont considérablement accru les capacités d’irrigation. La population a eu beau doubler en un siècle au Panjab, son niveau de vie a connu une amélioration sensible. Or, comme nous allons le voir, l’accélération de la pression démographique après l’indépendance va poser de nouvelles exigences technico-économiques.

  • 24 Cf. G. Etienne, Développement rural en Asie, Paris, 1982.
  • 25 Constatation élémentaire longtemps rejetée par ceux qui rendront plus tard la révolution verte resp (...)

56Un autre trait saillant, dans le cas du Panjab, est ce que nous avons appelé ailleurs le processus global de développement24 où plusieurs rouages de la vie socio-économique se mettent en mouvement et s’entraînent mutuellement : la percée de l’irrigation, du blé et du coton, l’avance du bétail, des cultures maraîchères, les progrès des routes et voies ferrées, du secteur urbain, du commerce, de l’industrie, voire de l’artisanat amélioré. En conséquence, les plus pauvres du Panjab, les paysans sans terre, sont moins pauvres que ceux des provinces elles-mêmes plus pauvres25.

57Face au Panjab et au Sind, malgré le développement plus lent et plus tardif de ce dernier, les deux autres provinces sont beaucoup moins affectées par les aspects positifs du système colonial, à l’exception de la plaine de Peshawar. Sans être nouvelles, les disparités régionales de revenu ont dû s’accentuer sous les Britanniques.

58Il est non moins révélateur, avant d’aborder la scène politique du nouvel Etat, de constater que les rivalités inter-provinciales d’aujourd’hui s’incrustent dans le passé. Elles mettent en jeu une gamme complexe de données relevant de la géographie, de l’histoire, de la nature humaine. Tamisées par la domination étrangère, ces sources de conflit vont rebondir en se compliquant d’autres facteurs comme l’afflux des réfugiés en provenance de l’Inde et le départ des Hindous et des Sikhs.

Notes

1 Cf. G. Etienne, Bangladesh Development in Perspective, New Delhi, MacMillan, 1979.

2 Cf. P. Bairoch, « Commerce international et genèse de la révolution industrielle », Annales, n° 2, 1973.

3 Dans le Bengale occidental l’industrie se développe grâce aux usines de jute et d’autres biens de consommation à Calcutta et dans d’autres villes.

4 G.R. Elsmie, Thirty-Five Years in the Punjab, Lahore, 1975, p. 168.

5 Rapport de 1849/50 cité par A.A. Michel, The Indus Rivers, p. 65, New Haven, 1967.

6 Michel, op. cit., p. 66.

7 Cf. C.A. Bayly, op. cit., p. 101.

8 Sir M. Darling, The Punjab Peasant, Londres, 1947, p. 35.

9 Darling, op. cit., p. 36.

10 Darling, op. cit., pp. 32-36. Le tabou qui interdit de toucher la charrue est en voie de disparition aujourd’hui chez certaines hautes castes en Inde. Il se maintient dans d’autres.

11 The Punjab Land Alienation Act (1900) empêche les castes non agricoles d’acquérir des terres. Cf. M.N. Srinivas et al. (ed. by) Dimensions of Social Change in India, p. 162, Bombay, 1978.

12 Todar Mal, célèbre ministre d’Akbar, était un Khatri.

13 Dans les années 1980, les esprits caustiques parlaient en Inde de la « mafia » du Government College de Lahore, hauts fonctionnaires indiens et pakistanais qui, après s’être côtoyés sur les bancs de l’université peu avant 1947, se retrouvaient face à face dans les difficiles négociations entre les deux pays.

14 Cf. in M.N. Srinivas, op. cit., le chapitre de S. Saberwal “Status and Entrepreneurship: the Ramgarhia Case”, pp. 155-167.

15 Op. cit., p. 50-51.

16 Darling, op. cit., p. 112.

17 P. Tandon, Punjab Century 1857-1947, p. 157, Londres, 1961.

18 Du nom de deux grands administrateurs britanniques. La première a été rebaptisée Faisalabad, la seconde Sahiwal après l’indépendance.

19 A ne pas confondre avec les nouvelles semences beaucoup plus performantes de la révolution verte.

20 Il est difficile d’obtenir des chiffres très précis. Cf. A.A. Michel, op. cit., pp. 81, 91, Cambridge Economic History of India, volII, p. 677. P. Gourou, L’Asie, Paris, 1970, p. 467. Darling, op. cit., p. 114.

21 Cf. G. Blyn, Agricultural Trends in India 1891-1947..., pp. 102, 112, 114, Philadelphie, 1966. Le déclin de la croissance céréalière par tête commence au Bengale et au Bihar vers 1900, vers 1915 à Madras et Bombay.

22 Op. cit., p. 51.

23 Environ la moitié au kharif (avril-octobre) et l’autre au rabi (novembre-fin mars).

24 Cf. G. Etienne, Développement rural en Asie, Paris, 1982.

25 Constatation élémentaire longtemps rejetée par ceux qui rendront plus tard la révolution verte responsable de l’aggravation de la pauvreté !

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